Le Paysage et les Paysagistes en France depuis le XVIIIe siècle - Joseph Vernet

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LE PAYSAGE


ET


LES PAYSAGISTES EN FRANCE DEPUIS LE XVIIIe SIECLE.




I.
JOSEPH VERNET.




S’il est un fait qui ressorte clairement de la situation actuelle de la peinture en France, c’est l’importance inaccoutumée de notre école de paysage et l’uniformité de ses tendances. Les peintres d’histoire marchent de plus en plus isolés les uns des autres : les paysagistes, au contraire, paraissent suivre la même voie et s’avancer de concert vers le même but. Quelques-uns, il est vrai, demeurent en dehors du mouvement ou n’y participent qu’avec réserve, il en est même qui s’attachent encore à la poursuite de l’idéal académique et retranchent obstinément de la nature tout ce qui n’est pas du domaine de la ligne et du style sévère ; mais le nombre de ces dissidens s’amoindrit chaque jour, et l’immense majorité des paysagistes contemporains n’a plus pour système que l’imitation absolue de la réalité. La reproduction textuelle des effets matériels, telle est l’unique fin qu’ils se proposent ; l’étude du littéral, le culte de la beauté positive, voilà leur poétique et leur foi. De pareilles doctrines sont nouvelles dans notre école. Comment en expliquer la subite influence ? Quelle en est au fond la valeur ? Sur quels précédens historiques s’appuient les peintres qu’elles inspirent ? Il y a là une question grave pour l’art contemporain, et c’est en interrogeant le passé qu’on peut arriver, nous le croyons, à se rendre compte de l’action que le réalisme est appelé à exercer sur les progrès comme sur les écarts de la peinture française.

Si, en démentant par une contradiction formelle le génie et la tradition de l’art français, les paysagistes le dépouillaient de son caractère essentiellement spiritualiste pour substituer à cette « profonde délectation de l’esprit » dont parle Poussin une impression de surface, une sensation bornée et fugitive, si leurs efforts ne devaient aboutir qu’à ce résultat négatif, il faudrait dès à présent ne voir dans le succès qu’ils obtiennent qu’un signe de la décadence du goût. Il est plus juste, tout en signalant l’insuffisance et - à quelques égards - le danger des principes modernes, de ne pas contester les perfectionnemens apportés de nos jours à certaines parties de l’exécution. La vérité des tons, la science de l’harmonie, l’intelligence de l’effet, — qualités fort rares autrefois dans les tableaux de l’école française, — sont devenues maintenant si familières -à tous les paysagistes, que les plus obscurs d’entre eux savent peindre correctement un morceau d’après nature et orthographier pour ainsi dire sans hésitation les mots usuels de l’idiome pittoresque. De là cette multitude croissante d’études de paysage qui figurent aux expositions annuelles ; de là aussi un revirement complet de l’opinion sur les conditions de l’art lui-même. Le public, n’ayant plus sous les yeux des œuvres de haute portée, s’est aisément contenté d’œuvres agréables, et, les éloges des demi-connaisseurs aidant, il en est venu vite à s’accommoder d’un régime qui ne nécessitait de sa part ni une application fort grande, ni des connaissances très étendues. Tout le monde est apte à juger du degré d’exactitude qu’offre la représentation d’une chaumière ou celle de la lisière d’un bois : les modèles choisis par nos paysagistes fournissaient à chaque spectateur un terme de comparaison facile, et, comme les portraits étaient fidèles, on sut gré aux peintres de cette ressemblance naïve. Un peu plus tard, des scènes d’un genre moins familier, des vues de pays inconnus, furent appréciées comme elles méritaient de l’être, parce que les ouvrages précédens nous avaient habitués progressivement à discerner la vérité. Jusque-là, tout allait au mieux ; mais, à force d’applaudir aux talens réalistes qui venaient de se révéler, à force d’entendre crier au progrès autour de soi, — et quelquefois par des voix un peu intéressées, — on a pris cette exactitude de procès-verbal pour le dernier mot de l’art, et l’on a fini par oublier deux points essentiels : le mérite relatif des paysagistes antérieurs à notre époque et l’infériorité au point de vue esthétique du paysage en général. D’une part, on a sacrifié à l’engouement pour les productions contemporaines le respect et l’étude des productions de l’ancienne école ; de l’autre, on a fait d’œuvres qui, malgré leur incontestable valeur, ne sont au fond que des œuvres secondaires, le titre de gloire principal de la peinture française au XIXe siècle.

Il y a d’ailleurs une exagération véritable à donner aux progrès récemment accomplis le caractère d’une révolution inopinée. Si l’on recherche dans l’histoire du paysage en France les lois qui l’avaient régi jusqu’ici, on verra que cette révolution était dès long-temps préparée. Le réalisme, nous l’avons dit, est une doctrine nouvelle dans notre école, en ce sens qu’elle ne s’y était jamais produite ni d’une manière si générale, ni sous des formes si absolues ; pourtant, en y regardant de près, on pourrait lui reconnaître pour origine la réforme opérée par Joseph Vernet au XVIIIe siècle et rattacher la manière des paysagistes du XIXe au système qu’inaugurait, il y a cent ans, cet éminent artiste système d’imitation plutôt que d’interprétation de la nature, et sous l’empire duquel les figures n’eurent plus qu’un sens accessoire, une intention subordonnée à l’intention générale de la scène. Jusqu’à l’époque où parut Joseph Vernet, la méthode contraire avait été suivie. On s’était habitué à considérer l’art du paysage comme un moyen de mettre en relief les actions des hommes, et les sites choisis ou imaginés par les peintres ne servaient d’abord que de prétexte et d’encadrement à des faits historiques, à des sujets tirés de la Bible ou de l’antiquité profane. Poussin, Guaspre Dughet, Francisque Millet et le plus souvent Claude Lorrain lui-même ne comprenaient pas autrement les conditions du genre ; ils le traitaient, à l’exemple des maîtres italiens, dans un style conforme au caractère des héros qu’ils voulaient représenter et cherchaient ainsi à donner au moindre de leurs tableaux la portée et l’ampleur d’une majestueuse épopée. Pendant tout le XVIIIe siècle, l’art du paysage fut envisagé en France à ce seul point de vue. Quelques paysagistes étrangers, comme Fouquières et Van der Meulen, avaient, il est vrai, essayé de faire prédominer un élément nouveau et de substituer dans notre école le goût de l’exactitude matérielle au culte de l’idéal ; mais leurs exemples étaient demeurés sans imitateurs, et le style français n’avait été nullement influencé par cette importation accidentelle de la manière flamande. C’est donc à une autre cause qu’il convient d’attribuer la réaction contre les doctrines académiques qui se révèle dans les œuvres produites vers la fin du règne de Louis XIV et qui devait bientôt avoir pour résultat une transformation complète du paysage en France.

On ne connaît plus guère aujourd’hui parmi les peintres de cette époque que ceux dont le pinceau a décoré les murs des églises ou des palais : ils sont loin cependant de résumer à eux seuls l’école contemporaine. En dehors des peintres d’allégories et d’apothéoses, en dehors des peintres de portraits, si remarquables d’ailleurs malgré le faste de leur manière, quelques artistes, procédant d’influences et d’écoles provinciales, entrevoyaient déjà une sorte d’idéal familier et s’attachaient à le revêtir de formes attrayantes ; mais des innovations de cette espèce eussent été mal venues à la cour, où l’imitation italienne faisait loi, où les artistes français surnommés à tour de rôle « les Romains » avaient seuls le privilège du succès et en quelque façon droit de cité. Aussi les peintres de genre ou, comme on disait dédaigneusement, de bambochades continuaient-ils à vivre et à travailler loin de Paris. Ce ne fut qu’à la fin du règne de Louis XIV et pendant les premières années de la régence qu’ils se hasardèrent à importer dans la capitale un art plus humble, mais beaucoup plus indépendant, et le public, fatigué de ce qu’on appelait alors « le grand style, » accueillit avec faveur d’abord, bientôt avec transport, des œuvres qui le délassaient du spectacle monotone qu’on lui avait imposé pendant un demi-siècle. La peinture de paysage se ressentit forcément d’un mouvement d’idées si général : à l’exemple des peintres de genre, les paysagistes s’affranchirent du joug académique, mais pour retomber, par un autre excès, dans l’esprit de système, et ils ne réussirent ainsi à changer que les formes de la convention. On vit encore les hommes et leurs actions figurer en première ligne dans leurs tableaux, mais des actions fort peu héroïques, des personnages de fantaisie comme la nature qui les entourait. Phocion fait place à Mezzetin, Orphée à Scaramouche ; l’admiration qu’avait inspirée jadis le Débarquement de Cléopâtre se reporte sur l’Embarquement pour l’île de Cythère, et les séductions d’une muse fardée triomphent des graces sévères de la muse de Poussin et de Claude Lorrain.

Watteau est, sans contredit, le plus remarquable de ces peintres voués au culte de l’art sensuel et de la fantaisie galante qui apparurent au commencement du XVIIIe siècle. À ne le prendre ici que comme paysagiste, on peut dire de lui à peu près ce que Voltaire disait du poète Chaulieu et lui assigner la première place parmi les talens négligés. Ses tableaux, où ne circule plus le souffle du dieu, trahissent du moins l’influence de la fée, et le charme vague dont ils sont empreints plaît à l’imagination sans élever le cœur ni satisfaire pleinement l’esprit ; ils semblent être l’expression du caprice plutôt que le fruit de la méditation, et le laisser-aller de l’improvisation s’y découvre à première vue ; pourtant il est facile d’y démêler les traces d’un sentiment délicat, artiste même dans ses écarts, et une élégance de style sans laquelle cette affectation deviendrait insoutenable. Watteau, dit-on, passa une partie de sa vie dans les coulisses de la comédie italienne et dans l’intimité des actrices à la mode : à en juger par les types qu’il a choisis pour la plupart de ses compositions, rien de moins invraisemblable ; mais n’est-il pas permis de croire qu’il a puisé aussi ses inspirations ailleurs et vécu par momens dans une atmosphère plus pure ? Ses œuvres décèlent, à travers le factice qui en est la marque, un amour véritable des beautés naturelles. Le paysage n’y est pas toujours un fond sacrifié au relief et à l’éclat des figures. Il a quelquefois une sérénité ou une mélancolie dont le peintre n’aurait pu traduire ainsi l’impression s’il ne l’avait ressentie sur place, à ses heures de recueillement et de solitude, loin de Colombine et du théâtre. Souvent la vivacité étourdie des groupes qui s’ébattent au premier plan du tableau et la poésie calme des ombrages que l’on entrevoit au second forment entre elles une opposition étrange, et l’on a peine à dégager des contradictions qui les voilent l’intention secrète et le vrai caractère du génie de Watteau. Sans doute, si cet artiste charmant avait rencontré une époque et un milieu plus favorables à la rêverie, il aurait su donner aux formes de sa pensée l’unité et l’élévation qui leur manquent ; l’instinct qui le poussait à la recherche d’une certaine grace immatérielle se serait révélé dans des créations d’un autre ordre et participant davantage du sens mystérieux de la nature. Dépaysé comme il l’était au sein d’une école méthodique et raisonneuse malgré ses entraînemens et ses témérités de style, fils d’un siècle où l’on estimait surtout le positif, il a dû demeurer un fantaisiste inachevé, ne se comprenant qu’à demi lui-même et ne se développant qu’à demi.

Watteau et ses imitateurs subirent à leur tour le sort des peintres qu’ils avaient détrônés. Après la mort du jeune maître, le goût du paysage de fantaisie se maintint quelque temps en France, la mode fut encore aux effets d’opéra, à toutes les fantasmagories du pinceau ; mais, dès que Joseph Vernet eut essayé de combattre cette manie, il obtint un éclatant succès et ne rencontra pas plus d’obstacles dans l’opinion publique que dans le talent de ses rivaux. Il arrivait du reste à un moment propice et sur un terrain bien préparé. Contemporain des philosophes et des poètes qui venaient de se mettre à l’œuvre et de se constituer un peu bruyamment les vengeurs de la nature, il semblait faire cause commune avec eux et contribuer à sa manière au triomphe de leurs doctrines en retraçant des scènes dont la nature seule faisait les frais. Ce n’était pas qu’il la traduisît toujours en interprète scrupuleusement fidèle, mais il ne la déguisait pas du moins sous des mensonges systématiques. Ses exemples eurent en ce sens une influence heureuse sur la marche de la peinture française. Notre école de paysage cessa de puiser aux sources artificielles : elle se retrempa dans l’étude du vrai, et, sauf quelques écarts passagers, elle a suivi depuis lors cette voie de simplicité et de naturel qui l’a conduite de progrès en progrès là où nous la voyons parvenue aujourd’hui.

L’histoire de l’art du paysage en France peut donc se diviser en trois périodes distinctes. La première a pour point de départ les œuvres épiques de Poussin et de Claude Lorrain, pour terme les compositions pédantesquement fastueuses des paysagistes disciples de Lebrun. Watteau et son école représentent la seconde époque, celle du paysage enjolivé par le caprice. La troisième commence à Joseph Vernet, qui entreprit de réagir à la fois contre les formes surannées du style académique et les licences de la fantaisie. Les peintres qui viennent après lui et leurs successeurs semblent craindre, tout en poursuivant cette révolution, d’en exagérer l’esprit : ils n’acceptent qu’une partie de ses conséquences et se prennent par momens à y mêler quelque ressouvenir des doctrines anciennes ; mais ces hésitations ne se résolvent jamais en négation formelle du principe réaliste, et la méthode tempérée des Valenciennes et des Michallon est le lien qui rattache encore la manière descriptive de Vernet à la manière purement imitative des paysagistes actuels. Il n’est pas inutile, on le voit, de suivre, dans les phases successives de notre école moderne, le développement tantôt lent, tantôt rapide du système qui triomphe si ouvertement aujourd’hui. Une série d’études sur les hommes qui en préparèrent le succès peut offrir quelque chose de plus qu’un simple intérêt de curiosité, et il ne sera pas sans à-propos de montrer dans Joseph Vernet le véritable réformateur du paysage en France, dans les peintres qui lui ont succédé les continuateurs de cette réforme.


I

On a vu qu’à l’époque de la régence et pendant les premières années du règne de Louis XV, la peinture de paysage n’était plus pratiquée dans notre école qu’en vertu de règles arbitraires, et par les moyens les plus contraires aux sérieuses conditions de l’art. Les peintres en renom, préconisant à peu près exclusivement l’avantage des procédés expéditifs, n’étaient certes pas d’humeur à enseigner l’amour naïf de la vérité et le respect des beautés naturelles. C’était le temps où l’un d’entre eux défendait à ses élèves d’étudier la nature « de peur de se fausser le goût, » où un autre, qui devait passer pour scrupuleux, autorisait cette étude une fois par semaine. On devine aisément ce que devenait l’ingénuité d’un jeune artiste soumis à un pareil régime. Joseph Vernet, né en 1714, n’aurait trouvé à Paris d’autres leçons que celles des continuateurs dégénérés de Watteau : il fut donc bien inspiré en se gardant d’y venir et en demeurant jusqu’à l’âge de la virilité à Avignon, sa ville natale. Peut-être cette inspiration ne lui était-elle pas tout-à-fait personnelle, et lui avait-elle été suggérée par son père, Antoine Vernet, peintre de fleurs et d’architecture, dont la manière ne se ressentait que fort peu des systèmes en vogue. À peine se rappelle-t-on aujourd’hui l’existence de cet artiste recommandable, véritable chef d’une famille d’où on l’a en quelque sorte exclu par une injuste comparaison. Inférieur à son fils et à ses descendans, il a été pour ce seul motif classé de droit parmi les artistes infimes, et l’on a fait tourner au préjudice de son propre mérite l’éclatante célébrité attachée depuis lui à son nom.

Sous la direction de ce sage maître, Joseph Vernet fit en quelques années des progrès assez importans pour attirer l’attention de ses concitoyens ; sa réputation s’étendit même au-delà des murs d’Avignon, et plusieurs villes du midi, où quelques-uns de ses paysages avaient été envoyés, lui offrirent à l’envi des encouragemens de toute sorte et une honorable hospitalité. « Ses talens, a dit un écrivain mieux placé qu’aucun autre pour connaître les particularités de la vie de Vernet[1], ses talens étaient connus et estimés dans sa province avant l’âge où chez d’autres on commence à en prévoir ; » mais le jeune artiste avait hâte de se produire sur un plus vaste théâtre, et, dédaignant ces triomphes faciles, il résolut d’aller chercher en Italie des excitations plus puissantes et des succès moins limités. Ajoutons qu’une petite aventure, assez semblable à celle qui devait quelques années plus tard blesser si vivement la susceptibilité de Rousseau, ne fut pas sans influence sur cette détermination. Vernet avait entrepris une peinture de décoration dans une maison appartenant à un haut personnage de la ville, et, selon la coutume du temps, il devait être nourri par celui-ci jusqu’à l’entier accomplissement de sa tâche. Il travaillait depuis quelques heures sans que rien parût annoncer encore qu’on songeât à exécuter la seconde clause du marché. Impatienté de ce retard, il en demande la cause un laquais lui répond qu’il a ordre de ne le servir que lorsque son maître aura quitté la table. Vernet ne dit mot ; mais il efface sans ébauche, rentre chez lui, et, pour se venger de cette humiliation ou éviter d’en subir de nouvelles, il jure de ne pas rester davantage à Avignon ; le lendemain, il était parti.

Il ne faisait d’ailleurs, en s’éloignant momentanément de son pays, que se conformer à un usage universel, à une loi encore plus impérative alors que de nos jours. Tout homme qui à cette époque aspirait au titre de peintre devait, sous peine de voir son talent perpétuellement mis en question, consacrer quelques années à un voyage en Italie ou plutôt à un séjour à Rome, — le reste, Florence, Naples et Venise, comptant généralement pour assez peu. À quelque genre qu’on se destinât, et les premières études achevées, on se mettait en route pour aller prendre une sorte de brevet qu’on revenait ensuite exploiter ; aussi la plupart de ces artistes stagiaires semblaient-ils croire que les progrès de leur talent étaient beaucoup moins intéressés que leur fortune à l’accomplissement de ce pèlerinage. Une fois à Rome, ils n’avaient garde d’y consulter la nature, les exemples de l’antiquité et les travaux des maîtres de la renaissance ; mais ils étudiaient soigneusement les œuvres les plus folles de la décadence, et s’empressaient d’y faire trésor de toutes les exagérations de style, devenues à leurs yeux des moyens assurés de succès. Les pensionnaires de l’académie de France, envoyés par le roi pour se former le goût, choisissaient leurs modèles parmi les productions du Bernin et de son école ; les statues du pont Saint-Ange, — c’est tout dire, — étaient copiées par les sculpteurs de préférence aux morceaux de la statuaire antique ; les architectes mesuraient les monumens construits par Borromini, l’inventeur des balustres sens dessus dessous, des frontons brisés en direction inverse, et de tant d’autres extravagances accueillies comme d’heureuses innovations. Quant aux jeunes peintres, ils ne paraissaient pas se soucier davantage des anciens chefs-d’œuvre qui les entouraient ni des principes qui avaient inspiré les maîtres : en revanche, ils se préoccupaient fort du « style touffu » de Solimeni, du « flamboyant » de leur compatriote Coypel, déjà même du « fouillis » de Boucher, et ils cherchaient à s’assimiler de leur mieux ces qualités inconnues aux peintres antérieurs. Pouvait-il en être autrement sous un chef tel que François de Troy ? L’autorité d’un directeur de l’académie avait alors une tout autre étendue que de notre temps, et ne s’exerçait pas seulement sur les pensionnaires envoyés par le roi. Tous les jeunes peintres venus à Rome, soit aux frais de l’état, soit à leurs propres frais, étaient considérés comme des élèves auxquels le directeur devait des enseignemens ; eux de leur côté lui soumettaient incessamment leurs travaux, parce que tout dépendait de son assentiment. Instigateur officiel des progrès de l’art, il était en outre le dispensateur des encouragemens et des graces. Un rapport favorable adressé par lui en France valait infailliblement à un artiste étranger à l’académie une demi-pension ou quelque commande : on n’avait garde par conséquent de discuter les avis du maître ou de se priver du secours de son crédit. François de Troy n’était pas homme à marchander son intervention dans tout ce qui concernait les arts ; seulement il la faisait tourner au profit de sa renommée et de son importance personnelle, et les tapisseries exécutées à Paris d’après ses compositions sur l’Histoire d’Esther avaient été signalées par lui-même comme le modèle le plus propre à perfectionner le talent des élèves. Ces tapisseries, que l’on voit encore aujourd’hui à la villa Médicis, décoraient les salons de l’académie, établie à cette époque dans un palais du Corso ; quiconque maniait un crayon ou une brosse copiait respectueusement ces prodiges du mauvais goût, et sacrifiait sans scrupule à cette étrange étude celle des chefs-d’œuvre du Vatican. Peut-être, à son arrivée à Rome, Joseph Vernet se fût-il, lui aussi, pris d’admiration pour l’art corrupteur qui était de mode, si une circonstance particulière ne l’eût aguerri d’abord contre les dangers de l’exemple et isolé de la contagion.

Vernet, en partant d’Avignon, n’emportait avec lui qu’une modique somme, qu’il lui aurait fallu dépenser tout entière dans un voyage par terre, et, pour se ménager quelques ressources pendant les premiers temps de son séjour à Rome, il avait décidé de s’y rendre par la voie la moins coûteuse. Un petit bâtiment allait faire voile de Marseille pour Civita-Vecchia ; Vernet y prend passage, sans se douter de l’influence qu’allait avoir sur l’avenir de son talent cette mesure de simple économie, et le voilà pour la première fois en mer, rêvant aux merveilles qui l’attendent à Rome, et impatient surtout d’arriver. Cependant la grandeur et la nouveauté du spectacle ne tardent pas à mêler une émotion singulière à son désir de toucher le port. Chemin faisant, il s’essaie à reproduire les scènes majestueuses qui se déroulent sous ses yeux ; retenu quelques jours par le calme et les vents contraires, il profite de ce retard pour dessiner à loisir les vaisseaux, la mer, les côtes de la Méditerranée ; une tempête survient ensuite qui achève d’enthousiasmer le jeune peintre et détermine sa vocation. Bref, en débarquant à Civita-Vecchia, Vernet ne songeait plus seulement à développer son talent de paysagiste, il s’était promis d’y joindre un talent nouveau, en devenant peintre de marine.

Peu d’artistes l’avaient précédé dans la carrière où il se proposait d’entrer. Les seuls qui l’eussent parcourue avec éclat appartenaient à l’école hollandaise, car on ne saurait ranger Claude Lorrain parmi les peintres de marine, malgré le rôle que joue la mer dans la plupart de ses tableaux ; les modèles du genre ne pouvaient par conséquent être d’aucun secours à Vernet, et c’était uniquement à la nature qu’il lui fallait demander des leçons. Il apprit cependant qu’un peintre établi à Rome, Bernardino Fergioni, faisait tant bien que mal profession de l’art spécial auquel lui-même voulait se livrer ; il crut devoir se mettre en apprentissage dans l’atelier de cet artiste, fort peu célèbre de son vivant, parfaitement obscur aujourd’hui, et qu’il étonna au plus haut point lorsqu’il vint solliciter comme une faveur des conseils que le pauvre homme n’avait jamais vu rechercher. Un pareil maître dut à peine contribuer aux progrès de son élève. Il est au moins probable que le souvenir de ce que Vernet avait vu durant sa traversée eut une part principale au développement de ses dispositions naturelles, et que Fergioni n’exerça qu’une influence bien secondaire sur ce talent original, comparativement exempt de manière, et procédant, surtout à cette époque, du sentiment.

Tout en poursuivant avec ardeur ses nouvelles études ; Vernet n’avait pas renoncé à la peinture de paysage. Il y revenait souvent, et employait les heures qu’il ne passait pas auprès de Fergioni à peindre dans la campagne ou dans les faubourgs de la ville. Un tel genre de vie avait le double avantage de le maintenir en familiarité continuelle avec la nature et en défiance de l’art menteur que l’on pratiquait autour de lui ; mais, s’il était favorable aux progrès de l’artiste, cet isolement devenait un obstacle à sa réputation et à sa fortune. Les ressources que Vernet avait apportées d’Avignon commençaient à s’épuiser sans qu’il vît jour à s’en créer de nouvelles, ses nombreux petits tableaux de marine et ses vues, si recherchées depuis, attendant encore des acheteurs. Encouragé d’abord par la facilité avec laquelle il avait obtenu en France ses premiers succès, il était arrivé à Rome sans lettres de recommandation et sans protections d’aucune sorte il comptait que son talent lui suffirait pour se faire remarquer. Vernet n’avait pas tardé à s’apercevoir de sa méprise en voyant ses jeunes confrères puissamment secondés par des personnages auprès desquels il n’avait nul accès, et dont la faveur était cependant une condition nécessaire de réussite. Comment surmonter ces difficultés sans nombre ? comment, par exemple, se produire dans le monde sous les pauvres habits qu’il portait ? Et, d’un autre côté, quel moyen de les remplacer ? Déjà à un état de gêne avait succédé la misère, et plus d’un effort pour en sortir était demeuré infructueux. Quelque autre eût désespéré de vaincre son mauvais sort et y eût peut-être succombé sans combattre davantage ; mais Vernet n’était rien moins qu’un Malfilâtre ou un Chatterton : il était au contraire de cette race d’artistes industrieuse et forte à laquelle appartenait Callot, et qui sait en tout temps opposer aux coups de l’adversité la bonne humeur qui la déconcerte et l’adresse qui la maîtrise. Il se consulta donc et s’avisa d’un expédient. Un de ses tableaux sous le bras, il se rend chez un tailleur qui comptait parmi ses pratiques les hommes les plus riches et les plus élégans de la ville, choisit quelque étoffe à la mode, et se fait prendre mesure d’un habit, le tout sans rien rabattre du prix qu’on lui demande, et avec une insouciance de grand seigneur que n’aurait pu faire pressentir son équipage plus que modeste. Fort surpris de ce contraste et un peu inquiet de la solvabilité de l’acheteur, le tailleur demande où il doit faire porter, au jour convenu, l’ouvrage qui lui est commandé. Vernet répond qu’il viendra lui-même le reprendre, ainsi que ce petit tableau, ajoute-t-il incidemment, qu’on lui a dit être de la main d’un peintre habile, mais dont il ne saurait, quant à lui, apprécier le mérite, vu son incompétence absolue en matière de peinture ; il voulait cependant avoir là-dessus l’avis des connaisseurs, et, comme il supposait qu’il s’en trouverait quelqu’un au nombre des gens appelés chaque jour dans la boutique du tailleur, il avait compté sur les bons offices de celui-ci pour le tirer d’incertitude. Ce que Vernet avait prévu arriva : on vit et on admira le tableau, on voulut l’acheter, et le marchand, croyant avoir affaire à une dupe sur l’ignorance de laquelle il spéculerait aisément, proposa au peintre, quand il revint, d’acquérir cette petite toile pour son propre compte, à bas prix, cela va sans dire. Vernet, continuant son rôle, fit d’abord mine de refuser. Il amena le tailleur à lui offrir, en échange du tableau, l’habit déjà fait, et de plus une culotte et une veste ; après quoi il lui avoua sa ruse, et le détermina sans peine à lui acheter d’autres tableaux, signés cette fois de son nom. Ces tableaux furent presque aussitôt revendus avec bénéfice, et augmentèrent de valeur en raison de la réputation croissante du peintre. Celui, entre autres, qui n’avait procuré à Vernet que le moyen de se vêtir convenablement, et qui avait passé des mains du tailleur dans celles de M. de Jullienne, fut payé quelques années plus tard mille écus à la vente de cet amateur célèbre.

Après s’être assuré ainsi un débouché pour ses ouvrages et un commencement de relations avec quelques hommes influens, Vernet avança vite dans la voie du succès. Son talent venait de lui ouvrir les portes des palais où l’on avait coutume d’accueillir les artistes de mérite ; son caractère aimable, sa verve de causeur et son inaltérable enjouement le firent bientôt rechercher dans le monde où l’on se piquait surtout d’élégance et d’esprit. Le jeune peintre, naguère obscur et le protégé d’un tailleur, marchait déjà l’égal des peintres en renom, et si quelques amis obstinés de l’emphase qualifiaient de sécheresse la simplicité de ce nouveau style, ils lui pardonnaient presque ce prétendu défaut en considération de son allure facile et dégagée. D’ailleurs, cette simplicité n’était encore que relative. Tout en donnant à ses tableaux l’empreinte d’un sentiment beaucoup moins factice qu’il ne semblait convenir à l’époque, Vernet ne faisait pas du naturel absolu la marque de sa manière. Quelque recherche des effets violens, quelque affectation d’énergie se glissaient sous cette apparence de naïveté et témoignaient d’une certaine soumission involontaire aux principes exagérés de l’école. On est autorisé à dire que les ouvrages de Joseph Vernet datant de cette période, et en général ceux qu’il exécuta pendant son séjour en Italie, ne montrent pas son talent dans sa vraie et pleine originalité. Fort supérieurs sans doute aux paysages des artistes contemporains, ils sont inférieurs aux tableaux qu’il peignit plus tard, lorsqu’il fut de retour en France ; En un mot, la première phase de ce remarquable talent laisse seulement pressentir et deviner les qualités ouvertement personnelles qui caractériseront la seconde.

L’empire exercé sur Joseph Vernet par les exemples de ses confrères et par le faux goût qui régnait alors n’eut cependant qu’une part médiocre aux imperfections des œuvres de sa jeunesse. Qu’il ait recherché plus ou moins long-temps les conseils de son compatriote Adrien Manglard, peintre de marine qui l’avait précédé à Rome, c’est là un fait de peu d’importance. Puisque les œuvres de l’élève sont si fort au-dessus des œuvres du maître[2], il n’y a pas lieu d’attribuer à ces conseils une influence considérable ; mais il est d’autres tableaux de Vernet qui trahissent une influence plus nuisible et beaucoup moins douteuse, où l’imitation n’est plus secrète, où elle se montre, au contraire, à découvert et avec toute la résolution du parti pris : ces tableaux, les moins beaux assurément qu’ait laissés Vernet, sont ceux qu’il peignit dans la manière de Salvator Rosa.

La réputation de cet artiste trop célèbre, qui doit à l’excentricité de sa vie au moins autant qu’à son talent la place qu’il occupe parmi les peintres illustres, avait conservé, en dépit des vicissitudes de l’école italienne, le même éclat qu’au siècle précédent. Tandis qu’on marchandait la gloire à la mémoire des véritables maîtres, une gloire, sans mesure restait attachée aux œuvres de ce faux génie, et près de cent ans s’étaient écoulés sans qu’elles eussent rien perdu de leur prestige. Vernet, qu’un éloignement instinctif et des études indépendantes avaient préservé jusque-là de beaucoup d’erreurs où étaient tombés les paysagistes de son temps, ne sut pas interroger avec la même défiance les exemples de Salvator Rosa. Séduit sans doute par sa propre imagination, il vit dans cette manière bizarre et ampoulée l’expression d’un sentiment profond ; il crut y reconnaître l’autorité d’un modèle à suivre, et dès-lors il affubla son style clair, aisé, naturel, d’ornemens brillantés et d’une opulence d’emprunt. Les compositions de Vernet où l’imitation de Salvator Rosa est sensible sont, entre autres, Agar dans le désert, le Site des Alpes, la Solitude dans les montagnes, qui toutes trois ont été gravées. À défaut des tableaux, les estampes suffiront pour permettre à chacun d’apprécier les vices de la méthode adoptée par le peintre ; et, pour peu que l’on rapproche de ces compositions désordonnées quelques-unes de celles qui les ont précédées ou suivies, les défauts volontaires de Vernet ressortiront nettement de la comparaison. Ainsi l’ensemble de son œuvre a un caractère de simplicité élégante et de sérénité ; le goût de la modération, une sorte de vivacité contenue, quelque chose d’adouci et de ménagé, telles sont, à ce qu’il semble, les marques distinctives de ce talent ; on les retrouve même dans la représentation des scènes terribles de la nature, et il n’est pas jusqu’aux Tempêtes de Vernet qui ne révèlent les dispositions et les habitudes de son esprit moins puissant qu’ingénieux. Si, au contraire, on s’arrête à considérer les paysages où l’imitateur de Salvator Rosa a voulu se démentir lui-même et faire montre de force avant tout, qu’y découvre-t-on ? Rien de plus qu’une audace systématique et de vaines exagérations. La recherche de la grandeur n’y aboutit qu’à l’étrangeté, en donnant aux masses et aux détails un aspect prétentieux et difforme. Ce ne sont que roches aux contours excessifs, terrains agités comme des vagues, arbres noueux et rabougris : il semble que Vernet ait eu, à cette époque de sa vie, l’horreur de la végétation saine et en général de tout ce qui exprime dans la nature un développement régulier. Les figures mêmes, qu’il indiqua ailleurs avec tant de sincérité et d’esprit, ont ici une tournure exceptionnelle, une laideur tourmentée que ne saurait motiver suffisamment le caractère des lieux où elles se trouvent ; parce que tel pêcheur placé au premier plan jette sa ligne dans des eaux impétueuses, s’ensuit-il qu’il doive prendre cette pose farouche et revêtir l’apparence d’un bandit ?

En sacrifiant ainsi son propre sentiment à la volonté de copier un modèle, Joseph Vernet avait retardé quelque peu les progrès de son talent, mais sa renommée ne s’en était que plus rapidement accrue. Les Italiens, ordinairement si lents à rendre justice au mérite des artistes étrangers, et qui, à cette époque, hésitaient encore à pardonner au grand Poussin son origine française, ne firent point difficulté d’applaudir aux productions de son compatriote. L’admiration fut d’autant plus grande que l’orgueil national s’y trouva jusqu’à un certain point intéressé ; on vit, dans ces paysages inspirés par les exemples d’un Italien, un hommage rendu à l’excellence de l’école, et le succès qui accueillit les tableaux de Vernet confirma et rajeunit la gloire de Salvator Rosa. L’avenir du nouveau maître fut dès-lors assuré. En Italie, lorsque la réputation est une fois acquise à un nom, il n’y a plus à craindre ni retours prochains d’opinion, ni reviremens de faveur. Quoi qu’il survienne, l’homme qui le porte demeure invariablement illustre jusqu’à sa mort, et, quitte à rétracter alors un enthousiasme de convention, on accepte provisoirement, comme étant de droit un chef-d’œuvre, tout ouvrage signé de ce nom privilégié. Les choses se sont passées ainsi de tout temps à Venise comme à Rome, à Naples comme à Florence, fort contrairement à ce qui a lieu en France, où les gloires les mieux établies semblent toujours sujettes à révision, où la prétendue indépendance de la critique n’est souvent qu’un déguisement de l’ingratitude. Par excès de reconnaissance envers un noble passé, les contemporains de Titien égalaient aux œuvres de son génie les ébauches informes qui en trahissaient l’épuisement ; de nos jours encore, tandis qu’on insultait ici la vieillesse du peintre de la Bataille d’Aboukir, n’a-t-on pas vu le Florentin Benvenuti, le Romain Pinelli, Sabatelli, et plusieurs autres que recommandait seulement l’éclat de leurs débuts, inspirer jusqu’à la fin une admiration obstinée, et vivre également honorés tout en se montrant inférieurs à eux-mêmes ? Vernet, qui ne modifia plus tard sa manière que pour l’améliorer, dut, à plus forte raison, rester en possession de la faveur publique. Après l’avoir conquise par l’imitation du style de Salvator Rosa, il put, sans préjudice pour ses succès, revenir au style qui lui était propre. Les Vues de Naples, la Rentrée des pêcheurs, le Calme et plusieurs autres sujets du même genre, que la gravure a popularisés, signalent ce retour du peintre vers un art moins superbe, mais au fond beaucoup plus significatif. Ici, plus d’ostentation de poésie, plus de grandeur outrée, plus d’étalage d’incorrection sous prétexte de fougue : la poésie ressort de la vérité de l’aspect. Une harmonie que n’altère jamais aucune des parties de l’ensemble, un coloris précis jusque dans sa faiblesse, une exécution un peu vide dans les premiers plans, mais partout ailleurs discrètement facile, — voilà ce qui distingue ces agréables œuvres. Elles manquent sans doute de cette gravité imposante, de cette profondeur de sentiment qui caractérise les œuvres des grands maîtres ; toutefois elles annoncent déjà et elles expliquent celles que Vernet exécuta en France dans la plénitude de son talent, et suffiraient à elles seules pour lui mériter une des premières places parmi les maîtres de second ordre.

Au temps où Joseph Vernet se trouvait à Rome, un pareil jugement eût paru une offense à sa gloire : on croyait n’être que juste envers l’habile artiste en le proclamant un homme de génie, et si en effet on le compare aux paysagistes ses contemporains, nul doute qu’il n’ait sur eux une immense supériorité ; mais, vers le milieu du XVIIIe siècle, on ne se bornait pas à mesurer le talent de Vernet à la faiblesse des productions de l’époque. Il n’était point dans le passé de peintre si illustre qu’on n’osât lui opposer ce rival ; le nom du nouveau maître fut égalé aux noms les plus respectés de l’école, et, tandis qu’on ne donnait à Nicolas Poussin que la qualification un peu dédaigneuse de « monsieur Niccolò[3], » on ne se faisait pas scrupule d’accorder au Vernet les honneurs de la naturalisation italienne. Dans les salons comme dans les ateliers, on le traitait en homme du premier rang ; son opinion faisait autorité dans tout ce qui de près ou de loin se rattachait aux arts, depuis les embellissemens des palais jusqu’à l’ordonnance des fêtes publiques, jusqu’à la composition des feux d’artifice. Les admirateurs de la girandola qu’on tire chaque année au château Saint-Ange ignorent peut-être que l’éclat incomparable de ce spectacle est dû en grande partie à l’imagination de Vernet. C’est lui qui s’avisa de doubler le volume de cette gerbe de feu et d’ajouter à la girandole primitive un nombre de fusées devenu aujourd’hui traditionnel. En outre, comme il manquait, suivant son expression, « une basse » à ce concert de détonations, il voulut que le canon en fît l’office : les décharges de l’artillerie devinrent l’accompagnement nécessaire de tout feu d’artifice en Italie, et le succès de ces innovations s’étant répandu dans toute l’Europe, il s’ensuivit dans l’art de la pyrotechnie une révolution dont l’honneur appartient à Vernet, et qu’il est juste de lui restituer, si mince ou si secondaire qu’il soit.

Retenu à Rome par les travaux qui lui étaient confiés, par ses liaisons avec des personnages de tous les rangs, par les témoignages de considération que lui attiraient chaque jour ses talens et son brillant esprit, Joseph Vernet prolongeait d’année en année le séjour qu’il s’était proposé d’y faire. Son mariage avec Mlle Parker, fille d’un officier de la marine du pape, venait de resserrer encore les liens qui l’attachaient à sa patrie d’adoption, où il menait la vie laborieuse d’un artiste et le train d’un homme à la mode. Par un privilège devenu ensuite héréditaire dans sa famille, il pouvait se recueillir au milieu de la foule de visiteurs qui remplissait son atelier, et, tout en se mêlant à la conversation générale, exécuter en quelques heures tel morceau de peinture qu’un autre n’eût réussi à produire que dans la solitude et en plusieurs jours de travail assidu. Un de ses principes était « qu’un ciel commencé après le repas du matin devait être terminé avant l’heure du dîner, » et il est certain que ses ciels les plus compliqués de détails ont été peints dans ce court espace de temps. Si la tradition ne suffisait pas pour autoriser cette certitude, une étude attentive des tableaux de Vernet ne laisserait aucun doute sur sa manière rapide de procéder. La fraîcheur d’exécution, la limpidité d’effet que conservent encore les toiles qu’il a signées sont dues évidemment à l’absence de retouches et à la sûreté d’un pinceau qui agissait, comme disent les Italiens, alla prima. Il y a loin d’une pareille méthode à celle qu’ont adoptée de nos jours certains paysagistes. Le racloir joue dans leurs travaux un rôle presque aussi nécessaire que celui de la brosse, et la hardiesse de l’effet ou la finesse du coloris y résulte moins de combinaisons volontaires que de l’agrégation inattendue des couleurs qu’ont mises à découvert les parties enlevées. Certes, en peinture comme en poésie, « le temps ne fait rien à l’affaire, » et, quels qu’aient été d’ailleurs les moyens employés, la qualité, de l’œuvre est le seul point qu’il importe d’examiner. On ne saurait donc attribuer à la manière de procéder de Vernet une valeur exagérée et en faire pour lui un titre fort sérieux de gloire. Il convient de n’y voir rien de plus qu’une preuve de son extrême facilité et un témoignage assez curieux de la souplesse de sa mémoire. Ainsi, il lui est arrivé rarement de peindre d’après nature les études qu’il voulait convertir en tableaux il se contentait de les dessiner ; puis, au moyen de signes dont il avait la clé, d’une succession de notes chromatiques pour ainsi dire, il inscrivait sur le papier l’espèce et les modifications consécutives des tons qu’il se proposait de reporter sur la toile.

Quelquefois, il est vrai, il se laissait aller à l’abus d’une facilité si rare, et quelquefois aussi il en a précisé le degré avec une complaisance un peu puérile : plusieurs petits tableaux portent écrits à côté de son nom ces mots « en une journée. » Il est permis de supposer qu’en avertissant ainsi le spectateur, Vernet avait l’intention de le solliciter à l’étonnement au moins autant qu’à l’indulgence. Quoi qu’il en soit, l’exemple fut suivi ; bien plus, on parvint à réduire de beaucoup le temps absolument nécessaire à la solution de ce nouveau problème, et, comme pour accuser la lenteur d’exécution de Vernet, Fragonard écrivit fièrement, au dos de certaines petites toiles disséminées aujourd’hui dans les cabinets des curieux, qu’il les avait peintes « en deux heures. » - Heureux hommes pour qui l’art n’avait que des joies, qui ne connaissaient ni les rudes efforts, ni le doute, cette maladie des artistes de notre temps ! Cette même Italie où ils puisaient des inspirations en se jouant devait n’exciter dans l’ame d’un de leurs plus nobles successeurs qu’une admiration amère et irritante : là où Vernet et Fragonard avaient improvisé leurs œuvres, Léopold Robert allait péniblement élaborer les siennes. Le travail, comme toute chose, était pour eux une source de plaisir, et la renommée une bonne fortune dont ils profitaient de grand cœur ; lui au contraire ne trouva dans le travail qu’un aliment aux douleurs de sa pensée, dans sa gloire présente qu’un motif pour s’effrayer de l’avenir. Les destinées si opposées de ces artistes célèbres s’expliquent-elles seulement par la diversité de leurs inclinations personnelles, et ne pourrait-on y reconnaître des influences plus générales, les traits caractéristiques des deux époques de l’art moderne : l’une à la physionomie dégagée, libre de souci et comme sûre de plaire, l’autre à l’apparence contrainte et laissant entrevoir sous un extérieur de retenue un fonds d’inquiétude et de scepticisme douloureux ? Au XVIIIe siècle, l’art était surtout un moyen d’amuser et d’éblouir ; au XIXe, on en a fait une forme des tourmens de l’intelligence, et, au lieu de s’épanouir dans son atmosphère naturelle, le talent des hommes même le plus fortement organisés n’a plus eu, comme les plantes de serre-chaude, qu’un développement forcé et une efflorescence maladive.

La vie entière de Vernet respire au contraire cette santé de l’esprit que laissent pressentir ses tableaux. Tout y est en proportion et en harmonie, les facultés comme les désirs, l’effort comme l’ambition. Lorsqu’en dehors de ses succès d’artiste Vernet recherchait les succès d’un homme du monde, il songeait sans doute moins à étendre sa domination qu’à satisfaire ses goûts. Qu’il se proposât de réussir par l’habileté de son pinceau ou par l’agrément de sa parole, il ne faisait qu’user, dans une mesure exacte, des dons qu’il avait reçus de la nature, et l’on peut dire de lui, en général, qu’il attacha au plaisir de se contenter plus de prix encore qu’à la gloire.

La réputation de Joseph Vernet comme paysagiste et comme peintre de marine avait depuis long-temps déjà pénétré en France, et l’on s’était plus d’une fois efforcé d’attirer à Paris celui que l’Italie réclamait comme un de ses maîtres ; mais il avait jusque-là répondu par des refus aux propositions qui lui étaient faites ; l’expression formelle de la volonté du roi put seule le déterminer à quitter Rome. M. de Marigny lui écrivit, au nom de Louis XV, pour le charger de peindre les vues des principaux ports du royaume, et, comme on avait prévu le cas de résistance, la lettre contenait, à la suite de beaucoup d’éloges, un petit avertissement relatif à l’intervention de l’ambassadeur et aux mesures qui pourraient s’ensuivre. C’était se souvenir un peu trop de l’impuissance des efforts tentés au siècle précédent pour enlever définitivement Poussin à l’Italie : en revanche, c’était se souvenir trop peu des exemples légués par Louis XIII et de la courtoisie de M. Desnoyers[4]. L’invitation de M. de Marigny était un ordre auquel il fallait bien obéir, et obéir sur-le-champ ; Vernet partit donc, et, laissant sa femme faire la route par terre, il s’embarqua sur une felouque qui devait le transporter de Livourne à Marseille. Ce fut pendant cette traversée qu’au plus fort d’une violente tempête il se fit attacher à un mât afin de mieux étudier la scène qu’il avait sous les yeux. Ce fait bien connu, et dont le pinceau d’un des descendans de Vernet a depuis long-temps popularisé le souvenir, clôt avec honneur la première partie d’une carrière déjà si pleine, et l’on aime à retrouver Joseph Vernet, dans toute la maturité de l’âge et du talent, plus enthousiaste encore de la nature, plus épris de son art que lorsque, vingt-deux ans auparavant, il admirait aux mêmes lieux le même spectacle, et y puisait ses premières inspirations.


II

À l’époque où Joseph Vernet arriva à Paris, l’école française comptait quelques artistes d’un mérite notoire et un grand nombre d’autres sur les ouvrages desquels l’attention commençait à se fixer. On était en 1752, c’est-à-dire au moment de la plus grande réputation de Carle et de Michel Vanloo, de Natoire, de Pierre, l’auteur des peintures de la chapelle de la Vierge à Saint-Roch, et de plusieurs peintres d’histoire d’abord beaucoup trop estimés, un peu trop dédaignés aujourd’hui. Nicolas Lancret, le plus habile des continuateurs de Watteau, et l’excellent peintre d’animaux et de nature morte François Desportes, venaient de mourir ; mais Chardin se montrait digne de les remplacer à lui seul, en traitant avec une habileté égale les deux genres que chacun d’eux n’avait fait que traiter isolément. Les portraits de Latour et de Lépicié, les tableaux de chasse peints par Oudry, les fleurs de Bachelier annonçaient des talens complètement formés, ou autorisaient l’espérance de talens nouveaux. Enfin on opposait déjà aux toiles lascives de Boucher les tableaux d’un jeune homme qui essayait d’introduire dans la peinture les conditions d’intérêt du roman, et Greuze, suivant l’expression de Diderot, « s’avisait le premier de donner des mœurs à l’art » qu’avaient dégradé l’abus de l’agrément et la recherche d’une grace lubrique. Seuls, les peintres de paysage demeuraient étrangers aux progrès de l’école. Ceux qui se distinguèrent à la fin du règne de Louis XV ne portaient encore que des noms ignorés : l’un d’entre eux, qui devait quelques années plus tard acquérir une réputation presque égale à celle de Vernet, Hubert Robert, sortait à peine de l’adolescence, et le futur peintre de ruines n’avait encore d’autre ambition que celle de devenir l’élève du peintre de marine ; Loutherbourg n’avait que douze ans, et Lantara n’en avait que sept. Vernet ne pouvait donc trouver de rivaux que parmi les peintres d’histoire, de scènes familières ou de portrait ; à vrai dire, il n’existait alors en France d’autre paysagiste que lui, et c’était uniquement de ses exemples qu’allait dépendre l’avenir d’un genre actuellement délaissé ou avili.

Il semble qu’afin de détrôner plus sûrement le faux goût qui régnait dans la peinture de paysage, Joseph Vernet ait voulu commencer cette réforme générale par la réforme de sa propre manière. Le moment était solennel dans la vie du peintre : il sollicitait l’honneur d’entrer à l’académie de peinture, et le tableau qu’il allait lui offrir comme morceau de réception devait être à la fois un spécimen de sa propre habileté et le programme de l’art nouveau qu’il importait en France. On sait la marche qu’il fallait suivre pour arriver à obtenir le titre d’académicien et quelles prérogatives étaient attachées à ce titre. L’académie de peinture et de sculpture avait été créée par Louis XIV pour accoutumer le public à ne point confondre l’ouvrier avec l’artiste. Depuis lors, elle n’avait cessé de personnifier aux yeux de tout le monde l’art contemporain ; le nombre de ses membres étant illimité, il ne se rencontrait pas un homme de quelque mérite qui n’y fût un jour ou l’autre admis, et qui n’obtînt de la sorte le droit réservé aux seuls académiciens d’exposer ses ouvrages aux salons et de travailler pour le roi. Vernet lui-même, malgré la position exceptionnelle que sa célébrité semblait lui avoir déjà faite, n’aurait pu entreprendre les tableaux commandés par Louis XV sans avoir préalablement conquis une place au sein clé cette compagnie privilégiée. Quiconque aspirait à en faire partie donnait la mesure de sa capacité dans un morceau dit morceau d’agrément, puis l’auteur une fois agréé était tenu de produire dans le délai de trois ans un second ouvrage pour sa réception définitive. Cependant les agréés négligeaient quelquefois de se conformera cette loi, et alors ils ne pouvaient prendre rang parmi les académiciens. Quelquefois aussi des artistes d’une habileté reconnue étaient reçus d’emblée ; c’est ce qui eut lieu pour Vernet : on le dispensa de la première épreuve, et il lui suffit, pour être élu membre de l’académie, de présenter un seul tableau. Celui qu’il fit à cette occasion, et que possède aujourd’hui le musée du Louvre, témoigne de ses efforts pour achever de débarrasser son style de tout ornement fastueux ; mais il témoigne aussi d’une autre sorte d’affectation, l’affectation de la simplicité. En choisissant pour sujet de son morceau de réception la Vue d’un port de mer par un soleil couchant, Vernet, qui jusque-là n’avait guère envoyé à Paris que des Naufrages et des Tempêtes, prétendait montrer son talent sous une face nouvelle et indiquer en même temps à ceux qui seraient tentés de l’y suivre une voie rigoureusement tracée et aplanie ; or il l’avait rendue aride à force de retranchemens, et il ne réussit encore à y entraîner personne. La Vue d’un port de mer n’obtint et ne devait obtenir en effet qu’un succès médiocre. On s’attendait à tout autre chose de la part d’un homme auquel on attribuait surtout des qualités de verve et d’imagination, et, le premier moment de surprise passé, on n’hésita plus à accuser de froideur et d’impuissance ce talent naguère si vanté et si universellement applaudi. Peu s’en fallut que le titre dont l’artiste venait d’être revêtu ne parût lui assigner un rang trop élevé dans’ l’opinion publique et que l’on ne jugeât Vernet indigne de figurer à côté de Lajoue, de Lebel, de Lenfant et autres académiciens de pareille force. Lui cependant ne se laissa pas décourager un moment par cet échec inattendu. En s’avouant à lui-même qu’il avait dépassé le but, il se dit qu’il n’avait pas fait fausse route ; il sentit que ce que l’on prenait pour une preuve de décadence de son talent n’était que le signe de sa transformation, une promesse encore imparfaite de ses progrès, et, redoublant de zèle et de juste confiance en lui-même, il entreprit et mena à fin en moins de dix années l’immense travail pour l’exécution duquel le roi l’avait appelé en France.

Les quinze tableaux dont se compose la suite des Ports du royaume montrent dans son vrai jour la seconde manière de Vernet. Ici la simplicité du style ne dégénère plus en sécheresse, la recherche de la vérité n’aboutit plus à la négation du sentiment, et la facilité spirituelle, les commentaires ingénieux, le goût particulier du traducteur, n’ôtent rien à la fidélité de la traduction. Il n’est personne qui n’ait eu souvent sous les yeux ces toiles célèbres ou les estampes qui les reproduisent ; on est tellement habitué à voir les unes ou les autres, que l’on se donne rarement la peine de les examiner, et nous oublions d’y apprécier les difficultés que l’artiste a eu à vaincre, parce que le résultat de la lutte nous est trop familier. Il semble qu’il n’eût pas été possible de s’y prendre autrement. Ne s’agissait-il pas, en somme, de peindre des portraits ressemblans, et, les modèles une fois donnés, qu’avait à faire l’imagination dans un travail de cette espèce ? Cependant que l’on rapproche des Ports non-seulement les vues de même genre exécutées depuis, mais encore la plupart des tableaux de marine que les peintres de notre école moderne ont pu composer à leur gré, et l’on saura de reste à quoi s’en tenir sur le mérite, fort indépendant de la ressemblance, qui distingue ces prétendus portraits. Le caractère même des sites que Vernet avait à représenter lui interdisait l’emploi des effets violens et de tout moyen pittoresque qui n’impliquerait pas une idée de sécurité et d’abri ; il fallait nécessairement que les eaux fussent calmes, les navires immobiles ; on ne pouvait, en un mot, dissimuler la monotonie du fond qu’en variant infiniment les détails et en excitant un intérêt de curiosité à défaut d’intérêt dramatique : c’est à quoi Vernet a merveilleusement réussi. Que de fois, au contraire, ses successeurs n’ont trouvé que des redites ou des intentions vulgaires, lorsqu’ils ont eu à traiter des sujets exempts de pareilles entraves ! Libres d’imaginer l’ensemble d’une scène maritime, ils n’ont bien souvent consulté que leur palette, et, suppléant à l’inspiration par la science de la couleur, ils se sont contentés de dégrader habilement des tons là où il importait surtout d’émouvoir. En peignant un tableau de marine, on ne cherche plus guère aujourd’hui qu’à mettre en pratique des recettes dont tout le monde pourtant a le secret ; et lorsque, pour la centième fois, on a placé au second plan une barque montée par des pêcheurs, au premier un amas de poissons en guise de repoussoir, il semble qu’on ait atteint le but et que la poésie du genre ne puisse dépasser ces limites. Certes, il y a loin de cette sobriété excessive dans la composition à l’abondance des ressources que Vernet a su se ménager pour satisfaire en même temps aux strictes obligations de sa tâche et aux conditions d’une œuvre d’art. L’exactitude avec laquelle chacun de ces tableaux reproduit la configuration particulière des lieux, la forme des constructions et jusqu’au nombre des fenêtres qui y sont pratiquées, ne mériterait sans doute que des éloges fort mesurés, si cette exactitude n’était plus intelligente encore que minutieuse. Les moindres détails de la réalité sont sentis et scrupuleusement rendus ; mais ils n’usurpent jamais une importance principale, et les lignes ou l’effet les plus propres à leur laisser ce rôle secondaire sont choisis de manière à ne pas permettre à l’esprit du spectateur de rêver quelque modification heureuse au parti adopté par le peintre. Déplacez par exemple la lumière dans la Vue du port de La Rochelle : les maisons du second plan, dont une ombre reflétée voile à demi l’insignifiance architecturale, se montreront d’abord, et l’ensemble du tableau perdra à ce changement toute unité pittoresque. Abaissez la ligne d’horizon dans la Vue de la rade d’Antibes, ou relevez-la un peu dans la Vue de la rade de Toulon : les remparts et les murs de jardin qui se dessinent sur les devins de l’une s’exhausseront outre mesure, la mer qui sert de fond à l’autre ne sera plus dans un juste rapport avec le développement des plans intermédiaires.

On ne saurait donc contester la sagacité dont Vernet a fait preuve dans le choix du point de vue le plus favorable à l’aspect de chacun de ses tableaux et l’habileté sans ostentation qu’il a mise à revêtir de formes différentes des données à peu près identiques. La fécondité de son esprit est-elle plus contestable que la sûreté de son goût ? Les nombreux épisodes imaginés par le peintre pour animer la scène ne laissent aucun doute à cet égard. Ces petites figures pleines de vérité et de mouvement, ces détails de la vie commerçante si finement exprimés rompent ou enrichissent les lignes générales avec autant de naturel que d’à-propos. Tout ce spectacle de l’activité humaine amuse la pensée et l’intéresse sans la maîtriser. On éprouve devant les toiles de la suite des Ports quelque chose d’analogue à ce plaisir désoeuvré que l’on prend parfois à regarder de sa fenêtre les gens affairés qui passent dans la rue. C’est assez dire que Vernet caresse seulement la surface de notre intelligence ; mais ici que pouvait-il de plus ? En variant à l’infini la tournure, le geste, l’intention des personnages placés sous nos yeux, n’a-t-il pas rempli les seules conditions qui lui fussent imposées, et ne devait-il pas donner aux groupes qui animent ses tableaux une apparence beaucoup plus conforme à la réalité qu’aux abstractions de l’idéal ? Pourtant, quelque diversifiées que soient cette apparence et les occupations auxquelles se livrent ces mille personnages, ils semblent au fond se relier entre eux par un sentiment commun, celui d’une satisfaction parfaite. Tout a un air de fête aux lieux où ils se trouvent ce ne sont que repas joyeux, parties de pêche, danses et divertissemens ; on dirait qu’on n’a d’autre soin dans les ports du royaume que de se tenir en belle humeur, et le travail même y affecte les dehors de l’aisance et du contentement. La misère à plus forte raison n’a garde de venir étaler ses haillons au milieu de gens si bien vêtus, ou, si quelque mendiant se glisse dans la foule, c’est qu’il s’agissait, comme dans la Vue du port de Marseille, de nous montrer un être exceptionnel, un mendiant centenaire, dont Vernet n’a pas manqué d’inscrire le nom au bas de la toile, sans doute pour la double rareté du fait. Si le peintre lui-même se met en scène au moment où il dessine une de ces vues qu’il devra peindre, il a pour habit de travail un habit richement galonné ; sa femme, debout à ses côtés, semble faire au spectateur les honneurs de ces rivages comme d’un salon où règneraient les mœurs de la meilleure compagnie. Peut-être ce vernis d’élégance répandu sur toutes les classes d’une population est-il un peu trop brillant, peut-être eût-il mieux valu, dans l’intérêt de la vérité, en tempérer l’éclat par quelque mélange ; mais il y a si peu d’affectation dans le goût de Vernet pour toutes les formes de luxe, la recherche de l’esprit paraît être chez lui si naturelle, qu’on en vient presque à oublier que cette recherche est un défaut, ou plutôt on ne peut s’empêcher de le lui pardonner, parce qu’il ne peut s’empêcher de l’avoir.

Un défaut plus évident et moins digne d’indulgence, — car il n’est pas un des caractères nécessaires du talent de Vernet, — c’est la froideur de coloris qui donne à certains morceaux, et surtout aux ciels, un aspect désagréable, sinon absolument faux. Le ciel de la Rade d’Antibes, entre autres, est dans toute la région bleue d’une crudité qui choque l’œil et le distrait du sujet principal ; les nuages éclairés par le soleil couchant ont une teinte jaune-roux où l’on ne peut voir qu’une contrefaçon, de cette lueur dorée qui se répand à la fin du jour. Dans la Vue du port de Marseille, la mer a l’apparence d’un corps opaque, tant le ton local manque de transparence et de légèreté ; enfin, à l’exception du Port de la Rochelle et de la Rade de Toulon, où chaque objet est délicatement colorié, les tableaux de la suite des Ports ont tous quelque chose de ce ton, tantôt lourd, tantôt inconsistant, qui dépare si souvent les couvres de l’école française, et que rappellerait, en l’exagérant, le ton des papiers peints. Vernet n’a jamais eu, il est vrai, la prétention de se montrer coloriste ; mais il lui est arrivé maintes fois de suppléer par l’harmonie aux richesses qui manquaient à sa palette. Pourquoi l’accord qu’il a su établir entre toutes les parties de ses petits tableaux ne se retrouve-t-il pas dans les diverses parties de son travail le plus important ? Peut-être à cause de cette importance même. Dépaysé sur ces grandes toiles, le pinceau de Vernet aura consacré à en peindre isolément chaque fragment le temps qui lui suffisait d’ordinaire pour couvrir une toile de dimension restreinte, et les soins successifs d’une exécution ainsi morcelée ne lui auront pas permis de donner à l’ensemble l’unité d’effet dont il avait ailleurs le secret et l’habitude. On sait quelles modifications les proportions d’une œuvre peuvent apporter aux formes du talent, et combien il est rare, même sous le rapport de la couleur, qu’un mérite équivalent distingue les sujets développés ou réduits par la même main. Tel artiste de nos jours, auquel des tableaux hauts de quelques pouces ont valu une réputation de coloriste, ne trouve plus pour peindre un tableau de quelques pieds que des teintes délayées, louches ou inharmonieuses. Dans son Ponte Rotto, dans le Fort Saint-Ange, dans une foule d’autres petites vues prises en Italie, Vernet avait tiré l’effet d’une gamme fort simple, mais exactement déduite ; il essaya, pour l’exécution de ses vastes travaux, de forcer les tons qui la composaient, et il ne parvint ainsi qu’à en fausser les rapports ; de là cette discordance qui éclate dans quelques parties, de là leur aspect criard, imperfections que rachètent assurément d’éminentes qualités, mais qui n’en excluent pas moins les Ports de Joseph Vernet de la classe des œuvres parfaites.

Lorsque ces tableaux furent exposés à Paris pour la première fois, personne ne crut devoir apporter des restrictions semblables à l’admiration qu’ils inspiraient. On les proclama unanimement des chefs-d’œuvre, et Vernet occupa, à partir de ce moment, la première place parmi les peintres français contemporains. Le roi lui-même, que la peinture touchait ordinairement fort peu, voulut témoigner à l’artiste combien il était satisfait du résultat de ses travaux, et, renouvelant pour lui une faveur que Louis XIII avait moins justement accordée à Fouquières, il lui fit offrir des lettres de noblesse ; mais les choses avaient bien marché depuis le XVIIe siècle, et ce même baron de Fouquières, qui, cent ans plus tôt, se pavanait dans sa gloire d’anobli et ne travaillait plus que l’épée au côté, aurait peut-être fait sous le règne de Louis XV étalage de philosophie. Vernet, à qui sa réputation, sa verve étincelante et l’élégance de ses mœurs donnaient accès dans tous les salons à la mode, n’avait pas tardé à entrer en commerce familier avec les encyclopédistes. Il était, comme aurait dit Saint-Simon, fort du monde de Mme Geoffrin et l’un des convives les plus assidus à ces dîners du lundi où l’esprit philosophique encore discipliné, mais de plus en plus ardent, animait la conversation et la faisait tourner quelquefois, malgré les gronderies de la maîtresse de la maison, en discussions assez peu favorables au respect des inégalités sociales. Les écrivains et les peintres commençaient à ne plus mesurer la distance qui les séparait des grands seigneurs, ou plutôt cette distance même devenait ouvertement avantageuse à l’aristocratie du talent, et le temps était proche où Casanova allait répondre au prince de Kaunitz, qui s’étonnait qu’un ambassadeur du nom de Rubens se fût amusé à peindre : « Votre excellence se trompe ; Rubens était un peintre qui s’amusait à être ambassadeur. » Vernet à son tour eût pu, sans danger pour son indépendance, s’amuser à être gentilhomme et accepter des chaînes que Voltaire lui-même avait fort légèrement portées ; mais il ne prétendait répondre que de lui, et, dans sa crainte excessive de provoquer la vanité de ses descendans, il répondit avec plus de malice que de convenance à M. de Marigny, interprète des intentions du roi : « Mon fils et ceux qui après lui hériteront de mon nom auront dans ce monde bien assez d’occasions de se montrer des sots ; je ne veux pas de mon chef leur en fournir une de plus. » On sait si l’événement donna raison aux scrupules de Joseph Vernet, et comment l’honneur de son nom est soutenu depuis près d’un siècle. Un titre n’eût rien ajouté sans doute à l’éclat dont il devait briller, mais il ne l’eût pas amoindri, et si le chef de cette famille illustre crut, en refusant, accomplir un acte de prudence, le roi accomplissait avant tout un acte de justice en s’exposant à ce refus.

Les craintes de Joseph Vernet auraient été beaucoup mieux fondées, s’il avait pu pressentir le tort que feraient à sa gloire certaines œuvres attribuées aujourd’hui au peintre des Ports de France, et qui sont de la main de son frère Ignace. La similitude des initiales placées au bas des tableaux des deux frères, et qui indiquent les prénoms de chacun d’eux, a souvent induit en erreur les admirateurs de Joseph, ou bien l’inégalité de la dernière manière de celui-ci a paru une énigme dont l’existence, maintenant oubliée, d’Ignace Vernet peut seule donner le mot. Ce second fils d’Antoine passa, comme son père, la plus grande partie de sa vie à Avignon. Peintre tout au plus médiocre, il eut de son vivant une certaine réputation qui ne s’étendit pas, il est vrai, au-delà de sa ville natale, et que d’ailleurs lui valurent moins ses talens d’artiste que les saillies de son esprit, son goût très vif pour les succès de tout genre, et des dons d’espèces fort différentes qu’il avait reçus de la nature. Lui était-il interdit de gagner les suffrages par la facilité de son crayon ou la gaieté de ses propos, il se contentait de succès beaucoup plus modestes et ne dédaignait pas de les devoir même aux témoignages de son agilité. Quelles que fussent les circonstances, il fallait toujours que sa bonne humeur y trouvât son compte, et qu’il ménageât une surprise aux gens dont il était entouré. Un jour vint, cependant où la surprise dut être toute pour lui. Il se rendait d’Avignon à Paris, et, fatigué de sa réclusion de quelques jours dans une voiture publique, il avait résolu de faire à pied le reste du voyage. L’isolement auquel il s’était condamné commençait à lui peser un peu lorsqu’il aperçoit au loin un homme marchant dans la même direction que lui. Ignace Vernet l’a bientôt rejoint ; faute d’un compagnon de son choix, il s’arrange de celui que le hasard lui donne, et les voilà tous deux en conversation familière. Un large fossé bordait la route qu’ils suivaient ; Vernet ne résiste pas à la tentation : il franchit lestement le, fossé, puis d’un autre bond il se retrouve auprès de cet homme dont la tournure était épaisse, et qu’il avait prétendu au moins étonner ; mais celui-ci, sans mot dire, sans s’émouvoir le moins du monde, fait, le même double saut et poursuit son chemin. Piqué au jeu, Vernet recommence ; l’autre repart à son tour. Ainsi engagée en vertu d’une convention tacite, la lutte durait depuis quelques instans, lorsque, pour y mettre fin par un signe non équivoque de supériorité, l’inconnu ajouta inopinément à l’exercice déjà reproduit le surcroît de je ne sais quelle culbute qui laissa Vernet confondu. Il fallut pour le coup rendre les armes et renoncer à la prétention de vaincre ce rival, qui n’était autre qu’un bateleur attiré à Paris par la foire Saint-Laurent. — La vie d’Ignace Vernet est riche en aventures de cette sorte : au point de vue de l’art elle n’offre nul intérêt, et la méprise autorisée en apparence par la signature de ce frère de Joseph est le seul titre qui puisse recommander à l’attention les faibles tableaux qu’il a laissés.

Le titre de conseiller de l’académie, celui de peintre du roi, un logement au Louvre, telles furent les récompenses accordées à Joseph Vernet, lorsqu’il eut complété la série des Ports du royaume. Les vingt-sept années qui s’écoulèrent à partir de ce moment jusqu’à celui de sa mort n’amenèrent pour lui qu’une suite de triomphes, et deux cents tableaux environ qu’il exécuta pendant cette période ne purent, fatiguer l’admiration des contemporains. La diversité des sujets représentés obligeait sans cesse les panégyristes à varier l’expression de leur enthousiasme, mais le diapason demeurait le même pour tous et donnait aux éloges un ton qui ne semble pas aujourd’hui sans exagération et sans fracas. Diderot surtout, dont les jugemens avaient alors force de loi, bien qu’il les rendît souvent avec plus de passion que de justice et plus d’esprit que de mesure, Diderot déclarait, sans restrictions d’aucune sorte, que Vernet était un « homme excellent dans toutes les parties de son art. » Bien plus : il se taisait, contre sa coutume, sur le caractère et la vie privée de l’artiste ; et, de la part d’un écrivain qui ne se faisait pas scrupule de mêler à ses appréciations critiques des détails biographiques au moins inattendus, une telle réserve était sans doute le signe d’une haute déférence.

Vernet, que Diderot surnomme tour à tour « le grand magicien, le Lucrèce de la peinture, le prédicateur de la nature et l’apôtre de l’art, » avait-il peint dans quelque paysage un ciel d’un effet simple et calme « Allez à la campagne, s’écriait emphatiquement l’auteur des Salons, tournez vos regards vers la voûte des cieux, observez bien les phénomènes de l’instant, et vous jugerez qu’on a coupé un morceau de la grande toile lumineuse que le soleil éclaire pour le transporter sur le chevalet de l’artiste ; ou fermez -votre main et faites-en un tube qui ne vous laisse apercevoir qu’un espace limité de la grande toile, et vous jurerez que c’est un tableau de Vernet qu’on a pris sur son chevalet pour le transporter dans le ciel. » Voilà certes un langage qui dénoterait une bien puérile ingénuité, si l’on n’y reconnaissait plutôt l’illusion volontaire et les entraînemens du parti pris. En exagérant le caractère réaliste des œuvres de Vernet, Diderot substituait ses propres doctrines aux instincts beaucoup moins absolus de celui-ci, et il prenait occasion de chaque tableau pour le transformer en commentaire de l’Encyclopédie. S’agit-il, par exemple, de louer l’énergie avec laquelle le peintre a rendu des scènes de désolation ou les bouleversemens de la nature, il le compare au Jupiter de Lucien, « qui, las d’entendre les cris lamentables des humains, se lève de table et dit : De la grêle en Thrace, la peste en Asie ; ici un volcan, une guerre là ; en cet endroit une disette, » et il termine la comparaison par cette pointe philosophique : « Jupiter appelle cela gouverner le monde, et il a tort ; Vernet appelle cela faire des tableaux, et il a raison. » Vernet avait raison sans doute, mais il n’était pas homme à se méprendre comme son ardent admirateur sur la valeur réelle de ses tableaux. S’il savait apprécier aussi bien que personne les qualités qu’il y avait mises, mieux que qui que fût, il savait en voir les défauts, et lui seul peut-être mesurait exactement sa gloire à l’étendue de son mérite. Toute sa vie il résista aux séductions de l’amour-propre, comme il dédaigna les calculs d’une modestie mensongère, et ne rougit jamais d’avouer, selon les cas, son infériorité ou sa supériorité personnelle : bonne foi peu commune chez les hommes de ce siècle, et aussi différente de l’humilité adulatrice de Voltaire que de la superbe arrogance de Rousseau. « On a beau, disait-il un jour, m’étourdir de belles phrases sur mon génie j’entends fort bien au dedans de moi certaine voix qui réplique que ce génie n’est que du talent : tout rare qu’il est, il ne suffit pas pour m’élever au rang des artistes de premier ordre. Je suis inférieur à chacun d’eux dans une partie de l’art, mais j’ai sur la plupart des peintres l’avantage de les concilier à peu près toutes. » Vernet disait vrai : il ne fut en effet ni un grand dessinateur, ni un grand coloriste, ni un imitateur toujours scrupuleux de la nature ; cependant rien ne manque absolument dans ses ouvrages ; tout y est dans de justes rapports, tout s’y trouve, hormis l’accent de la perfection et l’autorité d’un maître. Qu’on examine au musée du Louvre les Quatre Parties du Jour[5], le grand Naufrage et tant d’autres tableaux de paysage ou de marine, que Vernet a peints à partir de l’époque où il fut revenu en France : on y admirera une habileté consommée, une sûreté de goût toujours égale, un sentiment vrai et souvent poétique ; on sentira cependant qu’il y a quelque chose à reprocher à ces irréprochables ouvrages, et que la poésie, la vérité même, n’y sont qu’à l’état d’apparence et de probabilité. Sans doute, la manière de Vernet est expressément nette et claire : point d’hésitation possible sur le sens qu’il a voulu donner aux scènes représentées et à chacun des détails dont elles se composent, mais aussi point de ces impressions qui résultent du spectacle de l’excellent. Personne, nous le croyons, ne partagerait aujourd’hui l’enthousiasme de Diderot, et l’on accueillerait avec plus de sympathie le jugement porté par le peintre lui-même sur son « rare talent » que les louanges ampoulées de l’écrivain qui prônait « son génie. »

En se jugeant ainsi, Joseph Vernet ne faisait au reste que prouver une fois de plus son équité et sa clairvoyance habituelles. Jamais l’esprit de parti ou une indulgence intéressée ne l’aveuglèrent sur l’art contemporain ; jamais non plus il ne méconnut le vrai mérite, sous quelque forme qu’il se manifestât, et il lui est arrivé souvent de le seconder avec plus de zèle que qui que ce fût ou de le discerner le premier. Lui seul, et avant la réforme un peu pédantesquement prêchée par Raphaël Mengs, il avait encouragé à Rome les tentatives de quelques artistes pour remettre en honneur les principes des anciens maîtres. Lorsque Pergolèse eut composé la première stance de son Stabat dans l’atelier et sur le clavecin même du peintre[6], celui-ci, pleurant d’admiration à l’audition de ce chef-d’œuvre, s’écria : « C’est la voix du génie ! » Quelques jours après, il courait de porte en porte convoquer à une réunion chez lui tout ce que la ville comptait de connaisseurs et d’hommes influens : le Stabat entier était exécuté en leur présence, et des applaudissemens unanimes donnaient raison aux transports de Vernet. Revenu en France, il apporta dans toutes les questions agitées autour de lui la même ardeur et la même pénétration d’esprit. Que de fois il étonna les salons où se traitaient les affaires littéraires du moment par la verte franchise de ses critiques ou l’indépendance de ses affections ! Au plus fort du tumulte suscité par l’apparition de Bélisaire, il ne reprochait à la Sorbonne que l’importance qu’elle avait donnée par ses rigueurs à ce livre insipide, et, pour caractériser les aspirations impuissantes de Marmontel, il le comparait sans détours d’expression à un homme dont les sens trahiraient perpétuellement les désirs. Vingt ans plus tard, il était seul à prédire le succès de Paul et Virginie, à s’indigner des suites malencontreuses qu’avait eues la lecture chez M. Necker, et il exigeait de l’auteur qu’il en appelât à la décision de nouveaux juges ; une seconde lecture organisée par ses soins rendait le courage à Bernardin de Saint-Pierre et le vengeait de l’indifférence des érudits. On sait cela ; mais, ce qu’on ignore peut-être, ce qu’en tout cas il est bon de rappeler, c’est que l’homme qui se vouait avec cette activité juvénile à la défense de l’œuvre dédaignée était un vieillard plus que septuagénaire. Le zèle qu’il déploya en cette occasion lui fait-il moins d’honneur que sa perspicacité ? Bien peu auparavant, il avait embrassé avec le même zèle la cause d’un jeune et bien aimable talent contre un injuste arrêt de l’académie de peinture. Mme Vigée-Lebrun s’était vu refuser une place parmi les membres de cette académie, bien que ses gracieux portraits fussent des titres au moins égaux à ceux qu’on avait admis déjà en faveur de plusieurs autres femmes. Vernet, dont les efforts n’avaient pu triompher du mauvais vouloir de ses confrères, s’attache à consoler Mme Lebrun de l’injustice qu’elle a subie, en professant hautement et en tous lieux l’estime que ses œuvres lui inspirent. Lorsque la jeune artiste a acquis, grace à lui, la célébrité à laquelle elle avait droit, il la détermine à se présenter de nouveau, et elle est enfin élue, non sans peine, il est vrai, et en compagnie de la très obscure demoiselle Labille des Vertus, femme Guyard, dont M. Pierre, alors directeur de l’académie, exigea le même jour l’admission comme compensation et en quelque sorte comme correctif.

La maison de Mme Lebrun, devenue bientôt une des maisons les plus brillantes de Paris, fut à peu près pour les artistes de la fin du XVIIIe siècle ce qu’avait été pour les gens de lettres le salon de Mme Du Deffand ou celui de Mme Geoffrin. Tous ceux qui s’y réunissaient, et le nombre en était grand, y apportaient le même goût pour l’analyse, la même ardeur pour tout ce qui avait l’apparence du progrès ; seulement, au lieu de discuter des théories philosophiques, on ne se souciait guère d’y traiter que des questions d’art ou d’archéologie. On discourait sur la convenance qu’il pouvait y avoir à peindre dans un portrait les cheveux du modèle débarrassés de la poudre et rendus à leur couleur naturelle, et l’exemple de Mme Lebrun, qui s’était affranchie quelquefois à cet égard des obligations imposées par la mode, était généralement approuvé comme une heureuse innovation ; — ou bien on essayait de restituer leur véritable caractère aux usages extérieurs de l’antiquité en s’appuyant d’une autorité récente et de l’érudition qu’on avait puisée dans le Voyage du jeune Anacharsis. Les mémoires du temps nous ont conservé les détails de certain souper à la grecque donné par Mme Lebrun dans son hôtel de la rue de Cléry ; on se rappelle les noms des convives : c’étaient Lebrun Pindare qui, une lyre à la main, jouait le rôle d’un rapsode, le marquis de Cubières, le sculpteur Chaudet, Mme Chalgrin, fille de Joseph Vernet, Ginguené et quelques autres, tous costumés en Athéniens, assis sur des chaises drapées à la manière des lits antiques autour d’une table où l’on avait placé des vases remplis d’olives et de raisins de Corinthe, et figurant tant bien que mal des gens accoutumés à cette maigre chère. Tout cela peut paraître assez ridicule aujourd’hui ; mais le fond de ces discussions esthétiques, de ces divertissemens archéologiques d’un goût douteux, était la recherche et l’amour du réel. Ainsi l’influence de Joseph Vernet se faisait là encore indirectement sentir, et l’on généralisait la réforme qu’il avait introduite dans une des branches de l’art. L’influence qu’il exerça personnellement sur les habitués du salon de Mme Lebrun est plus positive encore. Delille, Boufflers, le vicomte de Ségur, Grétry et Sacchini sollicitaient ses avis avec un empressement égal à celui des peintres qui le reconnaissaient pour leur maître. Personne n’était plus écouté que lui lorsqu’il s’agissait de décider du mérite d’un ouvrage ; personne ne jouissait d’un crédit égal à la confiance qu’inspiraient sa longue expérience, son instinct du beau et une fraîcheur de sentiment que n’avait pu altérer la vieillesse.

L’âge cependant commençait à refroidir la verve de Vernet ; cet esprit, naguère si fécond en saillies, n’avait déjà plus qu’un enjouement stérile ; mais il se perpétuait dans un fils qui avait hérité à la fois de sa verve spirituelle et de son talent. Déjà le peintre de marine ne dédaignait pas d’associer sa longue expérience à l’habileté naissante du peintre de batailles ; tous feux avaient entrepris d’exécuter de concert un tableau représentant les Hébreux au passage de la mer Rouge, poursuivis par l’armée de Pharaon. D’autres travaux les ayant distraits, cette entreprise demeura d’abord suspendue ; puis, le talent de l’un déclinant en raison des progrès du talent de l’autre, il n’y eut plus lieu de songer à la reprendre. Joseph Vernet le sentit de lui-même : il ne renonça pas entièrement à la peinture ; mais, renonçant du moins à rivaliser avec son fils Carte, il mit surtout sa gloire dans les succès de celui-ci. Heureux jusqu’à ses derniers momens, il vécut assez pour le voir siéger à ses côtés aux séances de l’académie de peinture, comme Carle Vernet devait à son tour compter son fils Horace parmi ses confrères à l’institut ; il vécut trop peu pour être atteint par l’orage qui allait fondre sur la France, et, lorsqu’il mourut en 1789, il n’avait connu du XVIIIe siècle que les années les plus favorables au développement de ses qualités d’artiste, l’époque qui convenait le mieux aussi à son caractère ennemi de tous les excès. Cette vie, exactement comprise entre les jours de la régence et les jours de la révolution, pouvait-elle commencer et finir plus à point ? Né un peu plus tôt, lorsque régnaient en Italie avec Clément XI, en France avec Louis XIV, une grandeur morose et le goût de l’art fastueux, Joseph Vernet n’aurait été peut-être qu’un peintre dépassé et méconnu ; né plus tard, ne l’aurait-il pas été au moins autant ? Sous Benoît XIV, sous Louis XV et sous Louis XVI, ce talent ne pouvait, au contraire, manquer d’être compris, parce qu’il était l’expression la plus significative des goûts mélangés du moment. Tout se conciliait alors dans l’art comme dans les mœurs : le culte du naturel et l’amour du factice, l’instinct du vrai et l’habitude du scepticisme. Vernet, avec son talent spirituel, son indépendance un peu frondeuse, ses velléités philosophiques, son enthousiasme et sa gaieté, était bien à sa place dans cette société à la fois pacifique et railleuse, sérieuse et frivole, qui faisait des questions les plus graves de la morale humaine un sujet de causerie littéraire, de l’agrément le fond et la fin principale de toutes choses, et qui se passionnait pour les bons contes des artistes et des philosophes au moins autant que pour l’art et la philosophie.

On a dit avec raison que Poussin était « le peintre des hommes sérieux ; » on peut dire de Joseph Vernet qu’il est le peintre des gens d’esprit, mais d’un esprit un peu superficiel. Ses tableaux doivent satisfaire sans doute les intelligences pressées qui veulent comprendre une œuvre d’art au premier coup d’œil, et y lire tout de suite à livre ouvert ; il est moins probable qu’ils contentent les intelligences amies du recueillement et de l’étude, celles qui aiment à voir au-delà du fait, et qui préfèrent les intentions profondes aux intentions facilement exprimées. On reconnaîtrait peut-être dans le talent de l’artiste plus d’adresse que de science, plus de sagacité que d’imagination, plus de magie que de vraie puissance ; mais on lie saurait en tout cas refuser à ce talent l’estime qui lui est due, et contester la légitimité du succès attaché depuis plus d’un siècle aux ouvrages de Vernet. Ce qui les caractérise surtout, ce qui en constitue la supériorité véritable, c’est une juste proportion entre les entraînemens de la verve et la reproduction servile de la réalité. Rarement on y trouve de l’exagération, sauf dans les tableaux faits à l’imitation de Salvator Rosa ; il est plus rare encore d’y voir, comme dans le morceau de réception à l’académie, la correction dégénérer en sécheresse. Il faut le répéter cependant : l’extrême habileté de Vernet dans les deux genres qu’il’ a traités ne suffit pas pour lui marquer une place parmi les grands maîtres des diverses écoles. Envisagé comme peintre de marine, il n’a ni la profondeur de sentiment de Ruysdaël, ni la rigoureuse précision de Van den Velde ; il se rapproche plutôt de Backuysen par la facilité prudente de son style et par des habitudes de retenue qui donnent même aux effets les plus sinistres un aspect ordonné et presque paisible. On ne saurait, du reste, pousser loin la comparaison : Vernet diffère un peu moins de Backuysen que des autres peintres de marine sans pour cela lui ressembler. Il garde au milieu d’eux tous une physionomie particulière, et, si l’on cherche en vain parmi ses devanciers un maître avec lequel il soit en conformité absolue, on trouverait tout aussi difficilement parmi ses successeurs un imitateur à placer à sa suite ou un rival à lui opposer. Il est peu de ceux-ci, depuis Loutherbourg jusqu’aux artistes du XIXe siècle, qui ne lui aient plus ou moins emprunté ; quelques-uns, il est vrai, se sont montrés plus habiles coloristes ; d’autres, au dire des gens experts, n’ont jamais commis, en ce qui concerne la manœuvre, des erreurs où il est tombé quelquefois, et ont su mieux que lui attacher à propos une amarre ou carguer une voile. Aucun ne s’est approprié complètement sa manière, aucun n’a réussi à la faire oublier, et, malgré ses imperfections, malgré certains progrès récemment accomplis dans quelques parties accessoires de l’art, Joseph Vernet demeure encore le premier des peintres de marine de l’école française.

À ne le juger que comme paysagiste, on ne pourrait lui assigner un rang aussi honorable. Il serait assurément fort injuste de mettre les œuvres de ce spirituel talent sur la même ligne que les œuvres sévères de Poussin, de Claude Lorrain et de quelques autres paysagistes de notre ancienne école ; il n’y aurait pas moins d’injustice à nier que Vernet ait été surpassé à plus d’un égard par les paysagistes de l’école actuelle. Ceux-ci toutefois seraient-ils arrivés au plein succès de l’entreprise qu’ils ont poursuivie en commun, s’ils n’avaient eu pour point de départ ses tentatives et ses exemples ? Les tableaux de Vernet, où la recherche du naturel s’unit à des coutumes un peu conventionnelles de la pensée, indiquent la réaction encore tempérée de l’esprit moderne contre les doctrines et les formes du passé ; c’est ce qui rend ces tableaux dignes d’attention et d’étude, et l’auteur doit garder à nos yeux sa double importance de peintre habile et de précurseur du mouvement qui s’opère aujourd’hui. Le rôle de précurseur, en effet, lui appartient beaucoup plutôt que celui d’un initiateur souverain. Vernet n’était pas homme à pousser une révolution dans l’art jusqu’à ses dernières conséquences ; jamais il ne dut rêver, pour le paysage, une transformation radicale, comme la transformation que la peinture d’histoire allait bientôt subir ; il ne fut certes ni un chef aussi impérieux ni un novateur aussi accrédité que David, et cependant lequel de ces deux artistes a eu sur la marche de l’école française l’influence la plus durable ? Un quart de siècle s’est à peine écoulé depuis la mort du peintre des Sabines, et déjà il n’est plus pour nous que le représentant d’un art dont la tradition s’est perdue, un maître comme Lebrun, sans postérité vivante et sans correspondance avec les peintres de notre temps. La voie que le paysagiste ouvrait, il y a cent ans, est au contraire celle que l’on n’a cessé de suivre ; on en a seulement reculé les limites. Les principes qu’il avait importés en France dirigent encore notre école de paysage ; elle ne fait que les appliquer avec une plus stricte exactitude, une logique plus inflexible. Recueillis, non par des élèves de Vernet, — il n’en forma directement aucun, — mais par des artistes que ses ouvrages avaient éclairés à demi, ces principes se maintinrent d’abord à l’état de règle absolue et de progrès définitif ; puis les générations suivantes les développèrent graduellement. L’imitation complète de la réalité devint l’unique but que l’on se proposa d’atteindre, et d’effort en effort les paysagistes français ont réussi, depuis quelques années, à remplacer par un style rigoureusement vrai le style seulement vraisemblable de Joseph Vernet et des premiers continuateurs de sa méthode.


HENRI DELABORDE.

  1. Feu M. Feuillet, bibliothécaire de l’Institut, proche parent de Joseph Vernet et auteur d’une Notice historique sur sa vie et ses travaux publiée au commencement de ce siècle.
  2. Il est facile de s’en assurer en comparant le Naufrage de Manglard que possède le musée du Louvre aux scènes de même nature peintes par Vernet. La manière de Manglard est à la fois exagérée et froide ; son dessin est tantôt aride, tantôt outré, et son coloris a la crudité des tons de la peinture sur porcelaine. À ne consulter que la chronologie, Mauglard est le premier peintre de marine de notre pays ; mais, si l’on tient compte avant tout du mérite, il est complètement éclipsé par Vernet, et celui-ci doit être regardé comme le créateur du genre en France et le véritable chef de l’école.
  3. L’usage de désigner ainsi les peintres français, à quelque époque qu’ils appartiennent, s’est maintenu en. Italie. Aujourd’hui encore les catalogues des tableaux exposés dans les diverses galeries refusent en quelque sorte droit de cité aux ouvres des peintres de notre ancienne école, et ce mot de monsieur y précède les noms de Sébastien Bourdon, de Valentin, etc., aussi bien que les noms des peintres de notre école moderne.
  4. La lettre adressée à Poussin par ce prédécesseur de M. de Marigny se terminait ainsi : « Vous voyez maintenant clair dans les conditions que l’on vous propose et que vous avez désirées… Après cela venez gayement et vous assurez que vous trouverez ici plus de contentement que vous ne vous en pouvez imaginer. »
  5. Ces quatre toiles servaient autrefois de dessus de porte dans un des appartement du château de Choisy ; de là leur forme octogone. Huit autres, que possède également le Musée, avaient été peintes pour M. de Laborde, banquier de la Cour. La collection du Louvre est riche en tableaux de Vernet ; mais ils sont pour la plupart de sa seconde manière. On peut cependant suivre, dans la salle où ils se trouvent, l’histoire tout entière de ce talent : le Ponte Rotto et la Vue du fort Saint-Ange en marquent les premiers progrès ; les Ports, les Clairs de lune, la Pêche, montrent ce talent parvenu, à son apogée ; on le voit à son déclin dans les Voyageurs effrayés par un coup de tonnerre, l’une des dernières œuvres de Vernet.
  6. Joseph Vernet conserva pieusement jusqu’à sa mort le brouillon de cette première stance, dont il s’était saisi au moment même où Pergolèse venait de l’écrire. Cet autographe doublement précieux a malheureusement disparu depuis lors, ainsi que des notes et mémoires laissés par Vernet sur le paysage, sur les artistes et les principaux personnages de son siècle.