Le Paysan et la paysane pervertis/Tome 1/48.me Lettre

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48.me) (Le Même, au Même.

[Voici bién encore un autre peril.]

1751, 23 janvier.


Represente-toi, chèr Père, un Vaiſſeau voguant ſur une mer orageuse ; tantôt fesant route, ét tantôt jeté ſur les côtes opposées à celles où il tend : tel eſt mon cœur depuis quatre-jours, que la petite Cousine eſt-partie. L’occupacion qu’elle me donnait, m’avait, pour-ainſi-dire, fermé les ïeus ſür les attraits de toutes les autres Fammes : les ſiéns n’étaient cependant pas les plus-dangereus… Depuis que le tumulte eſt-ceſſé ; que tous les Étrangers ſont-partis, ét que nous ſommes-tranquils dans notre petit cercle de Famille, nous profitons de quelques beaus inſtans, que la ſaison nous accorde, pour aler nous promener dans l’enclos de la maison-paternelle, m.me Parangon, Tiénnetre, m.r Loiseau, Urſule, Fanchon ét moi. Tiénnette ét Loiseau vont ſeuls ; Urſule cause le plus-ſouvent avec la Nouvelle mariée, ét je ſuis avec m.me Parangon : je l’aide à marcher, ét je crais voir de la ſatiſfaction dans ſes regards. Pour moi, dès qu’elle appuie unpeu ſur mon bras, mon cœur palpite ; je voudrais ſupporter entièrement le poids de ce precieus fardeau,

Notre entretién roûlait hièr ſur Laurette : m.me Parangon me demanda ce que je penſais de cette Jeunefille ? Je crus devoir être circonſpect : — Elle eſt bién, repondis-je. — Bien ! vous êtes-retenu dans vos éloges ! — Mais, oui, elle eft aſſés-bién. — Moi, Monfieur, je dis qu’elle eſt-charmante. — J’en-conviéns. — Je lui trouve un air-de-jeuneſſe ſeduisant. — Il eſt-vrai. — Cette Jeuneperſone merite beaucoup ! — Oui, madame, — Mais beaucoup plûſ-que ne le ſuppose la fraideur de vos reponſes ! — J’y-mets toute la chaleur que je puis, madame. — En-effet, j’en-conviéns ; il eſt-vrai ; oui, madame ; cela eſt très-animé !… J’ai-tort, ét je me-ſuis-trompée. — Supposons, madame, que mes reponſes ayent la fraideur que vous y trouvez ; eſt-ce ma faute à moi ? — C’eſt la miénne, vous alez voir ! — On pourrait plus mal rencontrer ! je connais un Objet qui efface tout ce qui pretend briller à-côté de lui : que pourront les Abſentes ? — Je ne vous entens pas, Edmond. — Je le crais, Madame ; ce queje dis eſt doublement inintelligible pour vous. — Hé ! d’où-viént donc le dire ? — C’eſt, Madame, que Je desirerais que vous m’ordonnaſſiez de le rendre plus-clair-. Dans ce moment ſon piéd a-tourné ; elle a-fait un fauspas ; je lai-retenue en-la ſoulevant dans mes bras : une jouiſſance ne vaut pas ce que j’ai éprouvé ; je ne pouvais me resoudre à la poser à terre. Un regard (j’ai-cru que la Pureté-même l’avait-lancé) un regard noble m’a-imposé ; je l’ai-timidement-priée-de ſ’aſſeoir. Elle l’a-fait, parcequ’elle reſſentait une petite douleur, Je lui ai-laiſſé voir combien je craignais que cela n’eût des ſuites : un aimable ſourire m’a-raſſuré. J’ai-touché ſon piéd ; je l’ai-remué. (Ah ! l’Ami ! de ma vie, je n’ai-rién-éprouvé de pareil : cette Famme eſt tout-charme, tout-feu, toute-âme de la tête aux piéds !) Je n’osais aler trop loin, intimidé par ce regard… quoique j’entrevîſſe dans ſes ïeus un embarras qui n’avait rién de ſevère. Mous avons-repris notre converſation.

— Vous voudriez me faire-entendre (c’et elle qui parle) que Laure ne vous a-plu que mediocrement ? Je vous avais-cru épris ? — Il y-a dans mon cœur, madame, un obſtacleà l’attachement dont vous parlez. — Tant-pis ! je m’intereſſais à Laure… — Vous-vousintereſſeriez auſſi à Celle qui m’occupe tout-entier, madame !… — Je ne ſais pourgquoi (a-t-elle-interrompu fort-vivement), nous avons-repris cette converſation ; elle me fatigue. — Quittons-la, Madame, ét ſouffrez que je vous parle de vous. — De moi ? Hé ! qu’en-dirons-nous ? — Que vous êtes-digne du plus-profond-reſpect comme du plus-tendre-attachement, ét que c’eſt-là ce que vous m’inſpirez. — Je repons à ces ſentimens, par une amitié ſincère ; je la partage entre votre Sœur ét vous, de-manière pourtant que chaqu’un des deux la poſſède toute-entière-. J’ai-osé lui baiser la main. Elle l’a-retirée, en-medisant : — Ces choses-là ne me plaisent que de la part d’Urſule. — Tout n’eſt donc pas égal, ét voici que vous y-mettez de la difference ? — L’égalité n’eſt que dans mon cœur. — Comment le connaîtrai-je, ſi les ſignes ne ſont pas les mêmes ? Vous alez me rendre jalous ! — Vous ſerez donc injuſte ? — Non, madame ; car je devrai toujours craindre qu’on ne m’ait-enlevé un Bien ſi-precieus, dont rién ne m’aſſurera la poſſeſſion. — Perſone ne peut vous l’enlever. — Vous preferez deja ma Sœur ? — Mais, vous devenez exigeant, monſieur ! je veus être libre dans mes dons. — Vous-vous-fâchez de ce que je vous ai-baisé la main. — Mais, Edmond, vos ſentimens me ſurprénnent ? — Ah ! madame ! ils ſont tels que vous devez les inſpirer ; par vos bontés ét par vos attraits. — Je crains, Edmond, que vous n’abusiez de ma bonté… On doit du reſpect à une Famme-mariée ; ét c’eſt y-manquer, que de lui parler de ſes attraits, si elle en-a. — Mes ſentimens ſont-tendres ét réſpectueus ; vos bontés ét vos attraits, je ne ſepare rién : — Demeurons-en-là : ce n’eſt pas un manége de Coquette : prenez les ſentimens qui vous conviénnent, comme je les ai-pris : Edmond, je vous aime, ét vous ſaurez biéntôt dans quelles vues : je me flate de pouvoir faire votre bonheur par des moyéns ſûrs ; mais j’attens, pour vous les decouvrir, que votre âme ſait moins-flotante. Hé ! plût-a-dieu, que je puſſe fixer l’irresolution où je vous vois ! — L’irresolution ! je n’en-ai plus, madame… Mes Sœurs ét Tiénnette ſ’étant-approchées alors, m.me Parangon ſ’eft interrompue pour leur repondre ſur quelque-chose ; enſuite elle ſ’eſt-levée ; elle a-marché en-boitant unpeu. J’étais-preſque-charmé de ce petit accident, ét tu ſens pourquoi ; elle était-obligée de ſ’appuyer ſur mon bras, Nous ſommes-rentrés.

Dans la maison, autre ſcène, chèr Mentor. M.me Parangon ét ma Sœur ſe-ſont-retirées dans leur chambre. Audeſſus eſt un reduit, où je ſavais qu’il ſe-trouve une petite ouverture : je m’y-ſuis-gliſſe le-plus-adraitement poſſible, ét ſans bruit. J’ai-perdu les premiers mots de la converſation ; mais voici comme la belle Dame repondait : — Non, ma Fille : je n’oublierai jamais que je ſuis-mariée ; les écarts de mon Mari n’autoriseraient pas les miéns, je le ſais trop : mais je veus le bonheur de ton Frère, je puis m’en-occcuper, ét c’eſt le ſeul plaisir qui me-ſait-permis… Je ne ſais, mais je me-ſens des inquiétudes… Je voudrais qu’il osât m’aimer : je fuis bién-ſûre de le retenir dañs de juſtes bornes : un amour reglé ne corrompt point les mœurs ; les ſiénnes ſont-pures encore : (oh ! D’Arras, que ce mot-là m’a-fait une douloureuse impreſſion !) S’il m’aimait je le detacherais de Manon, de cette Fille indigne de lui, capable de l’avilir, ét qui a-voulu le tromper : Il ne me ſerait-pas-difficile enſuite, lorſque l’âge l’aurait-meûri, de l’amener au but que je me-propose. Ne pouvant eſperer, n’osant-même nourrir l’eſperance qu’il puiſſe être à moi, c’eſt à ma Sœur que je le deſtine ; je n’ai-jamais-ſongé ſerieusement ni à Laure, ni à la jeune Edmée ; j’aurais-ſeulement-voulu que ces Jeunesperſones l’éloignaſſent d’une Seductrice : ma Sœur n’eſt encore qu’une Enfant ; vous la connaiſſez ; elle a-dix-ans ; ſes traits, en-ſe-developant, deviénnent tous les jours plus-flateurs : Edmond ferait ſon bonheur unjour, ſi j’en-juge par mes ſentimens… Il ſerait mon frère : à ce titre, je pourrais l’aimer d’une manière innocente ; je ne rougirais plus de ſuivre un panchant plein de douceur… Urſule ! ah ſi tu ſavais !…la jalousie eſt un cruel tourment !… Toutal’heure, il m’a-pris la main, il l’a-baisée… il m’a-falu toute ma raison pour la retirer ; il a-falu me-fâcher, pour m’étourdir ſur une ſatiſfaction criminelle… Enſuite, tandis qu’il me parlait, mon imagination, en-depit de moi-même, me peignait le plaisir que j’aurais à le payer de-retour… Mais j’en-dis trop, êt j’oublie que le ſouffle d’un coupable amour peut ternir la pureté de ton âme ! — Je trouvais du plaisir à vous écouter. — J’ai-donc-été trop-loin, mon Amie, — Non ! c’eſt que je vous aime, que j’aime mon Frère, ét que vous l’aimez. — Ce ſentiment eſt une vertu dans ton cœur ; mais dans le mién… — Et dans le vôtre auſſi, — Non, ma Fille ; un pas encore, il deviéndrait un crime. — Vous ne ferez jamais ce pas-là. — Eh ! qui peut en-repondre ! Qui cherche le peril y-perira… Ô ma chère Urſule ! — Vous pleurez ! ah ! laiſſez-moi recueillir ces precieuses larmes !… — Arrachons Edmond à cette paſſion que je redoute ! oui, duſſé-je y-perdre tout mon repos, il le faut abſolument. — Si mon Frère m’aime, il y-renoncera : je vais lui dire que je l’exige de ſon amitié. — Garde-t-en bién, mon Amie ! c’eſt par lamour qu’on detruit l’amour ; les diſcours, les raisonnemens, l’amitié-même ne ſont rién contre cette paſſion. Je ne ſaurais te definir l’état de mon cœur : quand j’ai-vu ton Frère rechercher cette Jeune perſone qui nous a-quittées, j’en-ai-reſſenti de la joie : je me-ſuis-dit, Qu’elle effacerait Manon ; qu’elle n’était pas dangereuse, vile, fourbe comme Manon : Toutal’heure, je l’ai-ſondé, ce faible cœur ; il était fraid pour elle ! que comprendre à-cela ? — C’eſt que vous ſouhaitez qu’il vous aime ſeule. — (M.me P. levant des ïeus au ciel) L’ingenuité viént de le dire… (à ma Sœur). Et c’eſt auſſi tout ce que je crains, mon Enfant !… Sans ton amitié, que je ſerais malheureuse ! — Vous avez mon cœur tout-entier. — Chère Urſule ! — Adorable Famme ! les expreſſions me manquent ; mals ſouffrez que mes careiſſes vous prouvent mes ſentimens-…

Ici la plume me tombe des mains ! Ah-Dieu ! qu’Urſule était-heureuse !… Tiénnette eſt-entrée : la Deeſſe lui a-fait un ſigne, qui les a-reunies toutes trois… Represente-toi ce Grouppe charmant, ét dis-moi ſi ſ’Amour ne l’aurait-pas-preferé à celui des Grâces ?… — Ah ! mes Jeunes-amies, ſ’eft-écriée m.me Parangon, ces plaisirs-là ne laiſſent point de remords ! on ne craint ni l’infidelité, ni l’inconſtance ! ce n’eſt pas la bouche d’un Perfide qui me-dit tant de douceurs ! Filles charmantes, votre cœur eſt auſſi pur que vous êtes belles -!

L’heure de ſe-mettre à-table les a-ſeparées ; Tiénnette a-été aider à ma Mère ét à mes Sœurs. Je ſuis-deſcendu : mais mon émotion était ſi-grande, qu’aulieu d’aler auprès de m.me Parangon, j’ai-fait un tour de jardin. Le ſouper a-été-enjoué ; tu t’imagines que je devais y-contribuer. Les ïeus de tous nos Bonnes-gens étaient-fixés ſur la Belle-dame, ét je jouiſſais pour elle de leur admiration. Mes Frères ſe-diſputent l’honneur de lui rendre quelque ſervice ; mes Sœurs ſont-jalouses. Page:Rétif de la Bretone - Le Paysan et la paysane pervertis, vol. 1, 1784.djvu/252 Cependant comme elles nous ont-touchés ! je dis nous ; car… tu m’entens de-reſte. Adieu, chèr Père ! Ne vois-tu pas que m.me Parangon m’a-preſque-fait-oublier que j’aime Famme ? Dis-lui que je me porte-bién, que je lui écrirai au premier moment pour lui marquer mon retour, ét ſur-tout, que je lui ſuis fidel.