Le Pecorone

La bibliothèque libre.

LE PECORONE.[1]

Pour donner un peu de soulagement et de consolation à ceux qui éprouvent à présent ce que j’ai éprouvé moi-même autrefois, il me prend la charitable envie de commencer ce livre, dans lequel nous nous occuperons d’un jeune homme et d’une jeune fille, qui éprouvèrent un amour très violent l’un pour l’autre ; leur discrétion entretint leur bonheur ; et ils surent si bien porter le joug brûlant de l’amour, qu’ils m’ont donné l’occasion de faire ce livre, après avoir entendu de quelle manière gracieuse ils se confiaient leurs inventions spirituelles et leurs conversations tendres, au moyen desquelles ils mitigeaient les feux dont ils étaient brûlés. Comme je me trouvais à Dovadola, après avoir été foudroyé par la mauvaise fortune (ainsi que vous pourrez l’apprendre en lisant ce livre), je me sentis disposé à inventer et à écrire. Je commençai donc ce livre dans la 1378e année du Christ, le pape Urbain vi étant, par la grâce divine, souverain pontife, et le sérénissime Charles iv régnant par la grâce de Dieu, étant roi de Bohême et empereur et roi des Romains.

Dans une ville de la Romagne, à Forli, il y avait un monastère dans lequel une prieure et plusieurs sœurs vivaient d’une sainte, bonne et parfaite vie. L’une de ces dernières se nommait la sœur Saturnine. Elle était jeune, et de plus, bien née, sage, et belle autant que la nature avait pu la faire telle. Ses manières avaient quelque chose de si honnête, de si angélique, que la prieure et ses compagnes lui portaient une amitié et un respect tout particulier. Enfin, elle avait été si amplement douée de tant d’excellentes qualités, qu’il n’était bruit que de sa sagesse et de sa beauté dans tout le pays. C’est pourquoi un jeune homme de Florence, nommé Auretto, lequel était sage, modeste, bien né et instruit, et qui avait dépensé une partie de son bien en galanterie, devint subitement amoureux de la belle Saturnine, quoiqu’il ne l’eût jamais vue, mais sur le seul bruit de sa renommée. Il prit donc la résolution de se faire frère, d’aller à Forli et de se proposer pour chapelain à la prieure, afin d’avoir plus de facilité pour voir celle qu’il aimait si vivement. En effet, après avoir arrangé ses affaires, il se fit frère, vint à Forli, et là, par son adresse et les soins d’une personne qui s’intéressa à lui, il parvint à être chapelain du monastère. Il sut mettre tant de prudence et de modération dans ses manières, qu’en peu de temps il gagna la confiance et l’amitié de la prieure, de toutes les sœurs et de la sœur Saturnine surtout, à laquelle il voulait plus de bien qu’à lui-même. Or, il arriva que frère Auretto regardant souvent honnêtement la sœur Saturnine, et elle, lui, leurs yeux se rencontrèrent, et qu’amour qui se plaît à s’emparer des personnes gracieuses, les lia si bien l’un à l’autre, qu’en se regardant de loin, ils s’inclinaient pour dissimuler leurs sourires. Amour continua son ouvrage. Bien souvent, ils se serrèrent la main, et bien plus souvent encore, ils se parlèrent et s’écrivirent. Enfin cette passion s’accrut au point, qu’ils convinrent de se rendre tous deux à une certaine heure, au parloir qui était situé dans un lieu très retiré et tout-à-fait solitaire. S’y étant rendus, ils firent la convention d’y revenir chaque jour une fois, pour parler ensemble, et de plus, ils établirent cette règle, que chacun d’eux raconterait une nouvelle chaque jour, pour leur consolation et leur plaisir : ainsi firent-ils.

NOUVELLE.

Cette nouvelle est la deuxième de la deuxième journée : elle est racontée dans le parloir, par frère Auretto à sœur Saturnine, qui vient d’en raconter une elle-même.


Lorsque Saturnine eut terminé sa nouvelle, frère Auretto, commença et parla ainsi : Ma Saturnine, cette nouvelle que tu m’as dite est excellente, et elle m’a fait le plus grand plaisir ; néanmoins je veux t’en conter une qui, je l’espère, te plaira.

Il y avait autrefois, et elles existent encore aujourd’hui à Florence, deux très nobles familles, l’une des Buondelmonte, et l’autre des Acciaioli, dont les maisons étaient situées l’une devant l’autre, dans une rue qui se nomme des Saints Apôtres. Ces deux familles sont bonnes et anciennes. Or, il arriva que, par suite de quelques dissentimens, ces familles devinrent ennemies mortelles l’une de l’autre. Des deux côtés, on ne marcha dans les rues qu’avec des armes ; on s’évitait et l’on était toujours sur ses gardes. Cependant il y avait une dame mariée à un Acciaioli, laquelle était bien la jeune beauté la plus fière qu’il y eût dans Florence. Elle avait nom Nicolossa, et un jeune Buondelmonte en était devenu éperdument amoureux. La dame ne pouvait faire un pas dans sa chambre, que le jeune homme ne l’épiât d’une de ses fenêtres, qui faisaient face à celles de sa voisine. Aussi arriva-t-il plus d’une fois qu’il la vit nue sortant de son lit pendant l’été. Buondelmonte étant plein d’amour pour cette dame, et se trouvant être ennemi juré de son mari, il ne savait que faire. Un jour, cependant, il imagina de se confier à la servante de madame Nicolossa, et ainsi fit-il. Ayant donc aperçu la servante qui allait au marché, il l’appela, la pria de lui rendre un service, et en parlant ainsi, il tira de sa bourse six gros, et dit : « Avec cela, achète ce qui te fera envie. » La servante bien satisfaite prit l’argent et demanda : Que voulez-vous de moi ? — Je te prie de me recommander à madame Nicolossa, de lui dire de ma part que je ne desire d’autre bien au monde qu’elle, et qu’il lui plaise d’avoir pitié de moi. — Comment pourrai-je jamais lui tenir un tel discours ? Vous savez bien que son mari est votre ennemi. — Ne te mets pas en peine de cela, parle-lui seulement, et aie soin de me faire connaître sa réponse. — Cela sera fait.

À quelque temps de là, il se trouva qu’un jour la dame et sa servante étant ensemble à la fenêtre, la servante poussa un grand soupir ; alors la dame dit : Qu’as-tu ? — Madame… je n’ai rien. — Je veux que tu t’expliques, parce qu’on ne soupire pas ainsi sans raison. — Madame… pardonnez-moi… je ne pourrai jamais vous le dire. — Si, tu le diras, autrement tu sauras ce que c’est que ma colère. — Puisque vous voulez absolument que je vous le dise, je vous le dirai. La vérité est que ce Buondelmonte qui loge en face, m’a plusieurs fois priée de vous faire un message de sa part, et que je n’ai jamais osé vous en dire un mot. — Eh bien ! que t’a dit ce maudit homme ? — Il m’a dit de vous dire qu’il n’y avait pas une personne au monde à laquelle il voulût tant de bien qu’à vous ; qu’il n’y a pas de chose qu’il ne fît pour vous, tant l’amour qu’il vous porte est grand, et qu’il attend de votre bon plaisir que vous le preniez pour votre plus fidèle serviteur, parce qu’il n’y a que vous à qui il veuille obéir. — Eh bien ! dit alors la dame, ne manque pas, s’il te parle encore, de lui dire nettement de ne plus venir nous conter de semblables sornettes, d’autant plus que tu sais bien qu’il est ennemi de mon mari.

La servante, sans perdre de temps, sortit de la maison, fit signe à Buondelmonte, et lui dit : — Voici le fait, elle ne veut pas entendre parler de vous ? — Eh ! ne t’étonne pas de tout ceci ; les femmes en agissent toujours ainsi dans le premier moment. Mais fais en sorte, à la première bonne occasion, et quand elle sera bien disposée, de lui redire que je deviens fou d’amour pour elle ; va, va, et je te promets de te faire porter une plus belle robe que celle que tu as. — C’est bon, laissez-moi faire.

L’occasion de faire son message se présenta bientôt. Plusieurs jours après, comme madame Nicolossa devait aller à une fête et que sa servante l’aidait à faire sa toilette, la conversation s’engagea de cette manière entre elles : — Eh bien ! dit la dame, est-ce que ce maudit homme ne t’a plus rien dit ? Aussitôt la servante se mit à pleurer, disant : J’aurais dû mourir le jour et l’heure où je suis venue dans cette maison ! — Et pourquoi ? — Parce que Buondelmonte m’assiège de tous côtés ; que je ne puis aller ni m’arrêter dans aucun lieu, qu’il ne soit à mes trousses, étendant les bras pour m’empêcher de le fuir, et me priant de vous dire qu’il se consume et meurt d’amour pour vous ; qu’il n’a de bonheur que quand il vous entend, vous voit, ou quand il entend parler de vous. Enfin, je n’ai jamais rien vu de si digne de pitié que lui, si bien que je ne saurais vous dire autre chose que de vous supplier, au nom de Dieu, de me débarrasser de ce tourment, ou de me donner la permission de m’en aller, car la vie me pèse, et je me tuerai moi-même pour me tirer d’angoisse. Car il sait si bien me prier, avec tant de gentillesse, que je n’imagine pas qu’on puisse lui dire non, et je voudrais bien qu’il fût possible que vous l’entendissiez une seule fois, afin que vous eussiez l’assurance si je dis vrai ou non. — Ainsi, à t’entendre, reprit la dame, il est fou d’amour pour moi ? — Cent fois plus que je ne puis vous l’exprimer. — Eh bien ! donc, la première fois qu’il t’adressera la parole, dis-lui, de ma part, qu’il m’envoie une robe de ce drap que portait ce matin Fiametta à l’église. — Oui, madame, je lui dirai, et à peine la servante eût-elle vu partir sa maîtresse pour la fête, qu’elle sortit elle-même de la maison, alla droit à Buondelmonte, auquel elle apprit ce que la dame avait dit ; la servante ajouta : Si tu es prudent, tu dois savoir ce que tu as à faire ; Buondelmonte lui répondit : Laisse-moi faire, et que Dieu t’accompagne. Aussitôt il fit lever une pièce du drap demandé pour une robe, et après l’avoir fait décatir, il courut prévenir la servante et lui dit : Porte cela à celle à qui j’appartiens tout entier, et assure-la que le drap, que mon âme et mon corps sont pour toujours à sa disposition. À l’instant même, la servante remplit sa commission auprès de sa maîtresse, et dit : — Madame, Buondelmonte dit que le drap, son âme et son corps sont pour toujours à vos ordres. La dame prit le drap, et après l’avoir bien examiné, va, dit-elle, et apprends à mon cher Buondelmonte que je le remercie bien, qu’il se tienne prêt, afin que sitôt que je le ferai prévenir, il se rende auprès de moi. La commission fut faite, et Buondelmonte répondit qu’il était tout préparé à faire ce qui plairait à la dame. Or, celle-ci, voulant prendre le meilleur biais pour accomplir ses projets, fit semblant d’être malade. Le médecin vint aussitôt. Après quoi la dame assura qu’elle serait placée plus tranquillement dans une chambre au rez-de-chaussée, ce qui fit qu’à l’instant même son mari ordonna de préparer une chambre par bas, dans laquelle on eut soin de mettre tout ce qui pouvait être nécessaire et commode pour la malade. Les choses ainsi préparées, la dame coucha dans sa chambre, assistée par une camériste et sa servante. Le mari, chaque soir, au moment où il rentrait à la maison, demandait : — Et ma femme, comment va-t-elle ? Puis, après être resté quelques moments avec elle, il montait dans sa chambre pour se coucher. De plus, chaque matin et chaque soir, le médecin venait visiter la malade et s’assurait que tous les soins nécessaires lui étaient donnés. Enfin, quand la dame jugea l’occasion favorable, elle envoya dire à Buondelmonte de venir la trouver la nuit suivante sur les trois heures, retard qui paraissait devoir durer mille ans à Buondelmonte. Dès qu’il fut temps, celui-ci, après s’être bien armé, se mit en marche. À peine fut-il arrivé à la porte de la dame, et eut-il frappé doucement, qu’on ouvrit et qu’il entra. Alors la dame le prit par la main, le mena dans la chambre, le fit asseoir à côté d’elle et lui demanda comment il se portait. — Madame, répondit Buondelmonte, je suis toujours bien, quand je sais que vous êtes favorablement disposée pour moi. — Eh bien ! reprit la dame, je suis restée huit jours au lit pour accomplir plus mystérieusement mon projet ; je vous dirai que j’ai fait apprêter un bain avec des herbes odoriférantes où nous allons nous baigner, puis après, nous irons nous mettre au lit. Elle lui fit dépouiller ses vêtemens et le conduisit jusqu’au bain qui était préparé dans une encoignure de la chambre. Un grand drap garnissait l’intérieur de la baignoire autour de laquelle régnait un rideau qui servait à conserver la chaleur de l’eau. Après que Buondelmonte fut entré dans le bain, la dame lui dit : « Maintenant je vais ne déshabiller, et je reviens. » Mais Nicolossa, après avoir rassemblé tous les vêtemens de Buondelmonte jusqu’à ses bottines, et les avoir placés dans une armoire qu’elle ferma à clef, éteignit la lumière, se jeta sur son lit et se mit à crier de toutes ses forces : Au secours ! au secours ! À ce bruit, Buondelmonte se précipite hors de la baignoire, va pour prendre ses habits qu’il ne trouve pas. Dans l’obscurité, se voyant trahi, n’ayant pas l’idée de chercher la porte dont il avait d’ailleurs oublié la situation, demi-mort, il court se replonger dans le bain. Cependant les cris de la dame avaient mis toute la maison en rumeur, et bientôt Acciaioli le mari, accompagné de tous ses valets armés et des autres gens de sa maison, descend en hâte. La chambre de la dame fut remplie d’hommes et de femmes, dont l’agitation était telle que presque tous les habitants de la rue prirent les armes à cause des inimitiés qui divisaient toutes les familles. Or, imaginez maintenant dans quelle situation devait être le cœur de Buondelmonte, lui qui se sentait nu dans la maison de son ennemi, et qui entendait aller venir et parler ses ennemis armés dans la chambre. Il recommanda son âme à Dieu, croisa les bras sur sa poitrine, et attendit la mort. — Qu’as-tu ? demanda le mari à sa femme. — C’est un alourdissement et une faiblesse qui me sont survenus tout-à-coup. Il me semblait qu’on me pressait le cœur. — Eh ! dit le mari, un peu de mauvaise humeur, je croyais te trouver morte, tant tu as fait de bruit dans la maison ; alors les femmes qui étaient autour de la malade, se mirent à lui estropier les bras, les pieds et tout le corps, en la frottant tantôt avec de l’eau de rose et tantôt avec des serviettes chaudes. Déjà tous les hommes s’étaient retirés. Le mari, ayant pensé que ce petit accident s’était présenté déjà plusieurs fois depuis la maladie de sa femme, remonta lui-même à sa chambre, et alla se remettre au lit. Cependant plusieurs servantes étaient restées près de Nicolossa, mais après quelques instants, celle-ci ayant assuré qu’elle se sentait mieux, elle leur donna congé en disant : Je ne veux pas que vous passiez une mauvaise nuit. Une camériste et la servante restèrent seules avec elle, alors elle se leva, fit prendre des draps blancs, ordonna qu’on refit son lit, et quand tout fut à son gré, elle renvoya les deux femmes et ferma la porte de la chambre. Bientôt elle alluma un petit flambeau, et alla vers la baignoire, où elle trouva Buondelmonte à moitié mort ; car elle l’appela et il ne répondit mot. Elle le prit d’abord dans ses bras, puis se mit dans le bain avec lui en l’embrassant : Mon cher Buondelmonte, dit-elle, je suis ta Nicolossa, pourquoi ne me dis-tu rien ? Puis elle le fit sortir du bain, l’entraîna dans son lit, et tout en le réchauffant, elle lui répéta plusieurs fois : Je suis ta chère Nicolossa, celle que tu as désirée si long-temps, maintenant je t’appartiens, je suis à toi, tu peux faire de moi tout ce que tu voudras. Mais pour lui, il était si complètement glacé, qu’il ne pouvait parler. C’est pourquoi la dame prit la résolution d’aller ouvrir l’armoire, d’en tirer les vêtemens et les armes de Buondelmonte qu’il revêtit. En prenant congé de la dame, il lui dit : Arrangez-vous avec Dieu, car vous m’en avez donné une bonne. Cela dit, il retourna à sa maison, où il demeura plus d’un mois à cause de la grande peur qu’il avait eue, ce qui ne tarda pas à faire causer les dames de la ville, sans qu’on sût précisément comment et à qui cet accident était arrivé. Cependant le bruit courait qu’une dame avait fait donner un sien amant dans le panneau, et bientôt la nouvelle s’en répandit dans tout Florence. Buondelmonte, qui l’entendit conter, eut plus d’une fois l’occasion de faire croire que cette aventure lui était tout-à-fait étrangère. Il restait coi, attendant le moment.

Or, il arriva vers ce temps que la paix se rétablit entre les familles ennemies dans Florence, qu’elles s’unirent fraternellement, et en particulier celles des Buondelmonte et des Acciaioli, si bien qu’ils passaient les jours et les nuits à se divertir ensemble. Les choses en étant à ce point, madame Nicolossa appela un jour sa servante et lui dit : Va dire à Buondelmonte que je suis bien étonnée de la conduite qu’il tient, et qu’à présent, où ce serait l’occasion de se voir, je ne conçois pas pourquoi je n’entends pas parler de lui. La servante alla trouver Buondelmonte et lui parla ainsi : Ma maîtresse est bien étonnée qu’au moment où l’on pourrait se rapprocher, tu ne lui fasses rien dire. — Dis à ta maîtresse que je n’ai jamais été sien plus qu’en ce moment, et que si elle veut venir dormir un soir avec moi, je me regarderai comme l’homme le plus grandement favorisé. La servante courut rendre réponse à sa maîtresse qui la renvoya aussitôt vers Buondelmonte pour lui apprendre qu’elle était toute disposée à se rendre à ses désirs, mais qu’il était nécessaire de trouver moyen d’engager son mari à passer la nuit hors de sa maison et qu’alors elle irait trouver Buondelmonte. La servante retourna chez le galant qui fut fort satisfait, et qui renvoya dire à la dame, qu’elle se fiât à lui, et qu’elle ne s’inquiétât de rien.

Aussitôt il s’arrangea de manière à ce qu’Acciaioli fût invité à souper dans un lieu près de Florence, appelé Cameretta ; puis il convint avec celui qui se chargea de donner le souper, qu’il retiendrait son hôte pour la nuit : ce qui fut fait. Le mari étant donc en partie, hors de Florence, vers le soir, sa femme alla chez Buondelmonte, qui la reçut d’une manière fort gracieuse dans une de ses chambres au rez-de-chaussée. Après qu’ils se furent entretenus pendant quelque temps de nouvelles et de choses agréables, Buondelmonte dit à la dame : Allez vous mettre au lit. Elle se déshabilla, et se coucha. Alors Buondelmonte prit toutes ses robes, ouvrit une cassette, les mit dedans, et dit à la belle : Je vais pour un moment là-haut et je reviens à l’instant. — Va et reviens vite, dit la dame. Buondelmonte partit, ferma la porte de la chambre derrière lui, monta à ses appartemens, se déshabilla, se mit au lit auprès de sa femme et laissa Nicolossa toute seule. Comme elle attendait le retour de Buondelmonte, qui cependant ne rentrait pas, la peur commença à s’emparer d’elle, d’autant plus que l’histoire du bain lui revint à l’esprit. — Il n’y a pas de doute, dit-elle à part soi, il veut se venger. Alors elle se leva, chercha ses vêtemens, mais elle fut toute troublée en ne les trouvant plus. Elle retourna bientôt se mettre au lit dans une agitation que tout le monde peut imaginer.

Un peu après la troisième heure, Buondelmonte se lava, sortit de sa chambre, et comme il posait le pied sur le seuil de celle où était Nicolossa, il vit s’avancer Acciaioli, sur son bidet avec un épervier au poing, revenant de la Cameretta. Ils se saluèrent, le mari mit pied à terre, donna la main à Buondelmonte, en lui disant : Il faut que je vous dise que nous avons fort bien passé le temps à la campagne. Chapons, cailles, vins de toutes sortes, je n’ai jamais rien mangé ni bu de meilleur. Mais tout le temps il n’a été question que de vous, et de ce que vous n’avez pas voulu venir vous réjouir avec nous. — Ah ! ah ! répondit Buondelmonte, j’ai passé toute la nuit avec la plus belle femme de Florence… Elle est encore là. De ma vie je n’ai passé une si douce nuit. — Puisqu’il en est ainsi, dit Acciaioli, je veux la voir, et ayant saisi Buondelmonte par le bras, je ne vous quitte pas, dit-il, que vous ne me l’ayez montrée. Je ne demande pas mieux, dit l’autre, mais à condition que vous ne soufflerez mot de tout cela chez moi. Au surplus, si tu veux, je te promets qu’avant demain soir, tu l’auras chez toi, et alors tu pourras la voir tout à ton aise. Soit, soit, dit Acciaioli. En parlant ainsi, ils entrèrent dans la chambre où était couchée Nicolossa. Dès qu’elle entendit la voix de son mari, le cœur lui manqua, et elle se dit en elle-même : J’ai bien ce que je mérite, et elle se regarda comme morte.

Buondelmonte, après avoir allumé un petit flambeau, s’approcha sans façon du lit aussi bien qu’Acciaioli. Buondelmonte eut soin de prendre le bord de la couverture pour couvrir le visage de la belle, afin que son mari ne la reconnût pas, et commençant leur examen par ordre, ils découvrirent d’abord les pieds et les jambes. — As-tu jamais vu, disait Buondelmonte, des jambes plus belles et plus rondes ? On dirait de l’ivoire ! Ils procédèrent ainsi de suite. Quand ils eurent bien examiné le tout, et qu’ils se furent bien assurés avec les mains des beautés qu’ils avaient vues, Buondelmonte éteignit la lumière, et conduisit Acciaioli dehors en lui promettant de nouveau qu’il aurait cette femme à sa disposition avant la nuit ; et tout en marchant, Acciaioli répétait : Je n’ai jamais vu une créature plus belle que celle-là, ni un dessous de jupon plus blanc et plus uni. Comment, et où as-tu trouvé cela ? — Ne te mets pas en peine de cela, répondit Buondelmonte, c’est mon affaire. Cependant ils arrivèrent à la Loge, sur la place du grand Duc. Là ils se mêlèrent aux groupes d’hommes qui parlaient des affaires publiques. Dès que Buondelmonte vit son compagnon bien engagé dans la conversation, il courut chez lui, entra dans la chambre, tira les vêtemens de la dame hors de la cassette, la fit rhabiller, puis fit signe à la servante de venir chercher sa maîtresse pour l’accompagner chez elle. Cela fait, il prit la précaution de la faire sortir par une porte dérobée donnant sur la petite ruelle, afin que la dame eût l’air de revenir de l’église. Ce fut ainsi qu’elle retourna chez elle, ce qui n’était point du tout ce qu’elle avait attendu. Ce fut ainsi que Buondelmonte tira vengeance du tour que lui avait joué Nicolossa.


D.
  1. Le Pecorone (ce qui veut dire la grosse bête) est un recueil de cinquante nouvelles écrites en toscan, par Giovanni Fiorentino. L’introduction ou préface de ce livre, que l’on met en tête de la nouvelle traduite, servira à donner une idée de l’artifice dont l’auteur s’est servi pour encadrer ses compositions ou ses récits.