Le Perce-oreille du Luxembourg/p2/04

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Les Éditions Rieder (p. 130-147).
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IV



Charles fut enterré le lendemain. Si jamais j’eus le vertige sur ma planche à ras du sol, ce fut bien ce jour-là. Je revois une à une les moindres scènes. Elles se juxtaposent pour recomposer un tout qui me remplit de confusion et de remords. Pourtant, il n’y eut pas de ma faute.

J’en reviens au moment de la lettre. Maman accourut à mon cri et me ramassa dans l’escalier. Je ne sais pas au juste ce qui suivit. Un verre qu’on me présenta fila hors de mes mains par terre. Je regardai longtemps les morceaux. Dans la soirée, j’entendis vaguement une discussion entre maman qui trouvait préférable que je n’aille pas « là-bas » et papa qui ripostait :

— S’il ne va pas, il se mettra un tas de choses en tête. Ce sera pire.

Je me trouvais entre eux, je pensais : « Il est mort. Il est mort » sans pouvoir pleurer, aussi absent que si j’eusse été, moi-même, mort. On avait escamoté la lettre. Elle était tout entière dans mes yeux. CHARLES CORBIER… longue et pénible maladie. J’y pensai toute la nuit. Longue et pénible. Pendant ce temps, je rôdais comme un chien. Pas une seule fois, je n’avais été le voir. Aussi pourquoi ne m’avait-on pas écrit ? Jamais je n’avais ressenti aussi fort mon affection pour Charles. Cependant je lui en voulais presque d’être mort sans m’avoir averti. Je ne parvins pas à surmonter cette idée stupide.

À sept heures, je fus debout. Maman me beurra des tartines :

— Je ne mangerai pas, maman. Je pars tout de suite.

— Tu ne partiras pas à jeun. Déjà hier, tu n’as pas mangé.

— Je n’ai pas faim.

— L’enterrement n’a lieu qu’à trois heures.

— Je veux partir, maman.

Quand je m’entêtais, il n’y avait rien à faire. Au moment de partir, maman me glissa sous le bras quelque chose. J’acceptai sans y penser.

Comme toujours, mon tramway venait de partir. Je fis les cent pas en attendant le suivant. Machinalement je développai le paquet de maman. C’était une couronne. Pas très grande, des feuilles en métal, des perles, une inscription : À mon Ami. D’avoir voulu pleurer, de ne l’avoir pas pu, mon chagrin s’était durci. Un autre, semblait-il, s’était installé sous mon crâne. Moi, Marcel, j’étais triste. Celui que j’appellerai l’Autre ne l’était pas et n’acceptait pas que je le fusse.

C’est ainsi que dans le tramway, il se mit à dévisager une dame, son vis-à-vis. Pour moi personnellement, cette dame était quelconque. Elle avait la bouche petite, le nez rouge un peu fort : une fraise au-dessus d’une cerise. À peine l’Autre eût-il formulé cette image, qu’il se mit à chercher ce que cette bouche et ce nez avaient de trop et de trop peu pour ressembler totalement à ces fruits. Par exemple, la bouche eût dû être un tantinet plus ronde, la peau des lèvres, plus brillante. Le nez par contre avait quelque chose de la forme, de la couleur et même des pores d’une fraise. Mais on aurait dû y semer quelques-uns de ces grains qui craquent sous la dent, quand on mâche une fraise. De ces grains, je partis vers ceux à peine plus gros de la figue. La figue me mena en plein dans la Provence et la Provence, à mon état actuel de bourrique.

J’enrageais de me disperser ainsi et malgré moi, il m’en venait un sourire, ce que je jugeai inconvenant, car j’avais jeté le papier de ma couronne, les voyageurs pouvaient voir que je me rendais à un enterrement. Je me grondais : « Pense donc à ton pauvre Charles. Il est mort. Il a voyagé dans ce tramway, peut-être à la place que tu occupes et, devant lui, sa demoiselle Jeanne. Pense… » Oui mais la fraise ! À un moment la dame se moucha. Je faillis pouffer :

— Si elle serre trop, elle écrasera sa fraise.

J’arrivai. Cela n’alla pas mieux. Maman avait raison, j’étais parti trop tôt, je ne pouvais décemment me présenter à dix heures pour un enterrement qui n’aurait lieu qu’à trois. Cinq heures à attendre. Et comment flâner dans ce petit Bagneux, sans passer devant la maison de Charles ? Je remontai une rue, la descendis, la remontai. Impossible de réfléchir à son chagrin quand on erre ainsi. Il me parut qu’un passant se retournait sur moi ; un deuxième me dévisagea. Je me dis, l’Autre me dit : « On voit que tu ne sais où aller en attendant l’enterrement. » Ma couronne aussitôt me parut très lourde. Pourquoi en avais-je jeté le papier ? Dans le tramway, je l’avais tenue sur mes genoux et c’était assez naturel. Maintenant elle pendait au bout de la main, à un doigt. Je m’appliquai à la porter d’une façon moins voyante. D’abord à mon bras ; mais j’avais l’air de porter un panier. Puis devant moi ; mais qu’est-ce que je cachais de mon ventre ? Alors l’envelopper d’un journal ou la cacher dans mon dos ? Mais c’eût été rougir de ma couronne, par conséquent renier Charles. Je me reprochais de l’oublier dans ces stupides occupations. Cependant les gens me regardaient toujours et je n’avais pas gagné une demi-heure.

À la fin, je me décidai à entrer dans un bar. Là, j’attendrais à mon aise, en pensant à Charles, sans avoir à rendre compte à personne de ma couronne. J’eus probablement tort. Sur le comptoir, une bouteille tirait l’œil.

— Un verre de ça.

Je le vidai debout. C’était bon. C’était du Gaillac. Cela pétillait sur la langue. N’ayant pas mangé, le verre me tomba tout cru au fond de l’estomac. J’en demandai un second. Au troisième, la couronne m’embarrassa moins. Puisque j’étais tranquille ici, je n’avais qu’à quitter le comptoir, m’asseoir près d’une table et, ma couronne, l’accrocher crânement derrière moi à ma chaise.

En sortant, je pensais si peu à ma couronne, que je dus revenir sur mes pas. Le patron sourit :

— Ah ! vous l’avez oubliée.

— Ma foi oui !

Et je souris aussi. Cette espèce de complicité me dégoûta. D’ailleurs, je n’y pensai pas longtemps. Je savais lourdement que Charles était mort et que… Mais des idées plus légères me venaient : des idées de Gaillac. Midi approchait. Après tout, j’avais tort de traîner dans les rues. J’étais un ami de Charles, un intime. Sa maman serait heureuse de me voir avant les autres. Je la consolerais, je lui dirais… Et puis, et puis, je n’aurais plus à porter ma couronne. Je me mis à marcher vite. Je dépassai avec mépris quelques jeunes gens qui portaient aussi un paquet et étaient ces joueurs de foot-ball qui gâtaient les dimanches de Charles. J’aperçus le coin de sa rue. Je pensai aux deux cerisiers. Et alors tout à coup, oh !… Certes quand il y a un enterrement, il y a des tentures. Je le savais, mais je ne m’y attendais pas. On avait dressé la chapelle à l’extérieur, sans doute parce que, dans la maison, les pièces étaient trop petites. Tout en haut, un grand C, émouvant comme si on l’avait dessiné exprès pour lui. Sur un montant, la lettre. Je la lus comme si je ne la connaissais pas : CHARLES CORBIER… longue et pénible maladie… trois heures précises… Une épingle fixait le tout. Mon cœur se serra. J’entrai. D’une main, je tenais ma couronne, de l’autre mon chapeau. C’était la première fois que je me découvrais pour Charles. Je n’aurais pas osé le tutoyer. Je restai un instant stupide. Il était là ! Il était là, mort, seul, presque à l’abandon. Quel silence dans ce noir ! J’avais été ignoble de me laisser distraire tantôt. Boire du Gaillac, tandis que lui… Mais ce n’était pas de ma faute. Il me pardonnait, n’est-ce pas ? Au fond, j’avais de la peine, une grande peine, Charles, grande, grande… J’enrageais de ne pas trouver mieux. J’étais ému ; j’aurais voulu que mon émotion sortît autrement.

Pendant ce temps, l’Autre en moi donnait ses petits coups d’œil : ces candélabres, ce grand crucifix, un chat imprévu qui bâilla et disparut sous les tentures, la petite table à l’entrée qui ne laissait pas d’être un peu ridicule, parce qu’elle faisait penser à un mendiant qui eût tendu un riche plateau d’argent. Et voilà qu’en regardant mieux, je m’aperçus que la chapelle était loin d’être prête. Les cierges ne brûlaient pas ; le Christ était posé de guingois ; ce que j’avais pris pour le cercueil, était simplement les tréteaux sous le drap, pour tout à l’heure. Une idée dont je rougis, me traversa le cerveau. Quelques jours auparavant, j’avais vu un étalage de quincaillerie et une inscription m’avait donné toutes sortes de réflexions bizarres : Tout n’est pas dehors. Ici non plus. Je sortis d’un air indifférent, comme un curieux qui est entré pour jeter un coup d’œil, en sachant bien qu’il ne verrait rien. Il n’y avait d’ailleurs personne.

Quelques instants après, je me trouvai dans le vestibule. Là vraiment, pendant une seconde, je fus ému. La mère était venue m’ouvrir, toute petite, en deuil, les yeux rouges et si pâle. Pauvre femme ! Elle me prit dans ses bras. Ses larmes mouillèrent mes joues :

— Quel malheur, Marcel… Un homme comme lui… Vous étiez son meilleur ami.

Malgré moi, « un homme comme lui » me fit sourire. « Meilleur ami » me flatta. L’idée me vint bien qu’étant ce meilleur ami, on aurait dû m’avertir. Je la chassai très vite. J’allais me trouver en présence de Charles. Et non ! Comme la mère se détachait de moi pour me mener, quelque chose m’entraîna une main. Ma couronne ! Avec ses fils de fer et ses perles, elle s’était accrochée dans un nœud de crêpe de la robe. En un tel moment, ce fut lugubre. L’Autre en moi eut bien du plaisir. Il nous fallut travailler longtemps : moi à genoux : « Excusez-moi, Madame, Permettez… », elle se laissant faire, inquiète un peu : « Prenez garde… N’arrachez rien. » Il est certain qu’elle-même en oublia de penser à son fils. Pour en finir, je tirai d’une bonne secousse. La couronne vint. Quelques perles restèrent, que personne ne remarquerait sans doute, mais que je vis tout le temps et qui me tracassèrent.

C’est ainsi que je fus introduit près de Charles. La mère avait dit :

— Venez le voir.

Le voir ! Des planches. Elles le cachaient, s’allongeaient jaunes et nues sur deux chaises : Charles là-dedans… un homme comme lui… Ce que je pensai le plus, c’est que je ne pensais rien. Je restais sec : tantôt déjà j’avais tout dit. D’ailleurs, j’avais à écouter le récit de la mère. Elle parlait d’un ton égal, à petites phrases, en reniflant à cause de ses larmes, sans baisser la voix ainsi que je croyais qu’on l’eût fait dans la chambre d’un mort. Elle ne disait pas : « Charles. » D’un coup de menton elle désignait le cercueil « il… lui… » comme si la mort avait effacé déjà son nom de Charles. La maladie l’avait pris tout à coup. Ce n’était pas la tuberculose : cela n’existait pas dans la famille.

— Le matin, il s’était rasé. Tenez, il était là, dans son fauteuil. Il me dit : « Maman, je mangerais volontiers une pêche. » Je la prépare. Il me dit : « L’eau m’en vient à la bouche. » Je la lui donne sur une petite assiette. Je m’aperçois que j’ai oublié la cuiller. Je me tourne. L’assiette tombe. Il était blanc, les yeux ouverts, la tête sur le côté. Il ne s’est pas vu mourir. L’assiette n’était même pas fendue… »

Pauvre maman ! Raconter cela la soulageait. J’écoutais ; je voulais tout savoir. Cependant mon cerveau, ou l’Autre dans mon cerveau, continuait à travailler pour son compte. Quel tohu-bohu ! Jamais, je n’avais si bien regardé la mère. Malgré ses yeux rouges, elle avait quelques traits de son fils. Mais lesquels ? Peut-être la bouche ? Ou les yeux ? La ressemblance apparaissait rapidement comme un reflet et s’effaçait sans que j’eusse pu la fixer. Elle portait déjà sa robe de deuil. Visiblement je l’avais dérangée à la fin de sa toilette. Deux agrafes du col n’étaient pas fixées. L’étoffe montrait une humble doublure grise qui me tirait l’œil. L’Autre ricanait : « Elle est comme la chapelle : prête, pas tout à fait. » Avec cela, son histoire n’en finissait pas. Je m’étonnais qu’au cours de cette longue et pénible maladie, Charles n’eût pas dit un mot pour son meilleur ami. Du moins, elle n’en disait rien. J’étais choqué. J’avais beau me défendre contre certaines idées, mais en l’écoutant je songeais qu’elle avait souvent déjà raconté cette histoire, que peut-être elle l’avait arrangée ; qu’elle la connaissait par cœur, et la récitait comme elle la réciterait encore, si d’autres personnes survenaient. Il y avait aussi mon Gaillac. Il me gênait. Ma couronne hérissait vers la robe ses fils inquiétants comme des ronces. Et puis mon coude, il me fallait le surveiller, parce que deux fois déjà je l’avais surpris qui cherchait un appui à même les planches du cercueil. D’ailleurs ce cercueil, Charles avait beau s’y trouver, ne donnait pas l’impression d’un cercueil. Dans la pièce, les rideaux étaient larges ouverts. Sauf les chaises, on n’avait dérangé aucun meuble : là le buffet, là une bibliothèque, un cendrier. Le cercueil, on eût dit un meuble déposé au hasard, par le livreur, en attendant qu’on lui trouvât une place.

Ces réflexions m’entraînaient loin de Charles et j’en souffrais. J’en étais là, quand des pas sortirent de la cuisine. Un monsieur entra, vieux, les yeux rouges, suçant tsst ! tsst ! avec un bruit ignoble, quelque chose qui le gênait entre les dents. Encore un qui allait m’empêcher de penser à Charles ! Il sortait de table, cela se voyait. Qui était-il ? Charles ne m’avait jamais parlé de cet homme. Alors de quel droit ces yeux rouges ?

— Vous étiez, tsst ! tsst ! son meilleur ami. Ces mots m’arrivèrent dans une bouffée d’haleine qui puait le jambon. Pouah ! Est-ce que je mangeais, moi ? Jamais je n’ai autant détesté un homme.

Après, je lui en voulus moins, parce que, remarquant ma couronne, il la prit, la balança une seconde, la déposa sur un monceau de gerbes que je n’avais pas vues par terre dans un coin. Enfin ! j’étais débarrassé. Avec quelle simplicité ! Mais, presque aussitôt, je m’avisai que seule parmi ces belles fleurs, ma couronne était artificielle et mesquine. Moi le meilleur ami ! Allait-elle me persécuter jusqu’à la fin ? Je la détestai. Je détestai maman qui me l’avait donnée. Les autres aussi, me semblait-il, me méprisaient. Ils ne disaient plus rien.

— Peut-être, fis-je, que je vous dérange.

Et jouant du menton comme la mère :

— Je lui tiendrai compagnie.

— Vous permettez ?

Ils n’attendaient que cela.

Leur départ eut ce résultat que je me trouverais seul avec Charles. Ce bon Charles ! Je contemplai longuement le cercueil. J’en fis le tour. Je posai la main dessus :

— Charles !

Bien qu’il renfermât un mort, son contact n’était pas différent de celui d’un autre meuble. Je fis encore quelque pas. J’arrivai devant une chaise. Après tout, pas dormi, levé tôt, pas mangé, du Gaillac, Charles ne m’en voudrait pas, si j’usais de cette chaise. Voilà ! j’étais venu, je lui tenais compagnie… Quand même, comme compagnon, il ne parlait pas beaucoup. Je me surpris à balancer mon chapeau, tortiller les jambes, m’ennuyer un peu comme le premier jour, dans le bureau de mon Percepteur, quand j’attendais d’être reçu. Je me remis debout.

Sans le cercueil, la pièce eût été comme toujours. Sur le buffet, je reconnus la touchante petite poule en faïence que l’on secouait au-dessus de son assiette, quand on voulait du sel. Charles me l’avait passée bien souvent. Boum ! sur leur terrain, les joueurs de ballon lançaient leurs premiers coups de pied. Boum !… Boum ! Qu’il y eût un mort tout près, qu’est-ce que cela pouvait bien leur faire ? Ils s’amusaient, eux ! Pauvre Charles ! on ne lui gâterait plus ses dimanches. Comment était-il dans sa caisse ? Pas rouge, évidemment. Une seconde, je le vis sourire, découvrant le petit trou noir entre ses dents. Oui, c’est par là qu’il passait son bout de langue. Puis il fut pâle comme s’il regardait passer Mlle  Jeanne. « Jamais ! » Savait-elle ? Sans doute. C’était à peu près l’heure où elle sortait son chien. Même si elle ne savait pas, en voyant la chapelle elle apprendrait. Quel coup pour elle ! Boum ! Oh ! ces joueurs ! Sur une planche, on avait laissé ses livres, des rouleaux de papier, ses plans. « Un homme comme lui ! » Quand avait-il regardé ces objets pour la dernière fois ? « Mes ponts dureront plus que tes squelettes. » Ah ! ses ponts ! D’une chaise à l’autre, le cercueil était jeté comme un des ces ponts ! Un pont et là-dedans, Charles candidat-squelette. Squelette ? Non. Une idée me vint, une image plutôt, certainement proposée par l’Autre. La piste d’un cirque ; deux chaises en bois, carrées, peintes en blanc, avec un filet rouge comme elles sont toutes au cirque ; un clown, la bouche agrandie par du rouge comme une bouche qui pleure ; une pirouette : la nuque sur une chaise, les talons sur l’autre, le corps raidi : « Et voâla ! » Pauvre Charles.

Heureusement un coup de sonnette interrompit ces pensées ridicules. Des gens entrèrent, puis d’autres. Étonnant ce que l’on possède d’oncles, de cousins, de cousines, quand on est mort ! La maman me présentait : « Le meilleur ami de Charles. » Ils s’en f… ! J’attrapais des bouts de phrase : « Un homme comme lui… Pas la tuberculose… une pêche… » C’était naïf et poignant. Mais l’Autre ne me lâchait pas. Il me proposait des paris : « Elle dira ceci… Maintenant cela. » Il gagnait à tout coup. Et de rire pour me faire mal. Des gens arrivaient encore. Ils déposaient leur gerbe ou leur couronne, comme je l’eusse fait moi-même, si j’avais été moins bête. J’admirais leur aisance. Elles étaient toutes plus belles que la mienne. Il n’y en eut qu’une : en zinc. Le don d’une vieille dame. Quand on me présenta, je lui serrai la main avec une chaleur particulière. L’Autre le vit et ricana. À un moment, il y eut un remue-ménage parce qu’un Monsieur entrait et qu’il était M. Schmid. Qui cela M. Schmid ? Bien qu’il ne fût pas en noir, tout le monde voulut savoir comment il allait, M. Schmid. La mère elle-même s’informa de M. Schmid. Et on laissa là le cercueil parce que dans la pièce à côté, on trouverait plus de chaises pour s’asseoir en cercle autour de M. Schmid. L’Autre s’amusait et me forçait de sourire.

C’était la chambre où l’on prenait le café avec Charles. Les tentures d’où il guettait étaient fermées. Je me retirai dans un coin, je voulus penser à lui. Un Monsieur me demanda :

— À quelle heure la cérémounie.

— À trois.

— J’ai cru arriver trop tard pour la cérémounie.

— Ah !

Malgré les rideaux, on entendait toutes sortes de bruits : des voix dans la rue ; les boums des joueurs ; dans la pièce à côté, des chocs comme d’un déménagement que la maman blanche jusqu’aux lèvres eut l’air de pas entendre ; encore des boums ; un long hurlement sauvage parce que le ballon là-bas entrait sans doute au but ; un autre bruit comme certain grincement de roues qui s’arrêtèrent net, parce que elles aussi arrivaient au but.

Tout le monde sortit. Je traînai un peu. Dans la pièce à côté, les deux chaises sans rien occupaient à elles seules toute la place. Je dus courir pour rejoindre le cortège.

Je marchai seul. Maintenant qu’il s’en allait, pourrais-je enfin penser à Charles ? À chaque tour de roue, il parcourait une distance qu’il ne referait jamais plus. 2 R. Quel était le rayon R de la roue ? Nous avait-on assez ennuyé à l’école avec cette formule. Charles s’en tirait bien. « Un homme comme lui ! » À quoi bon ? Des gens regardaient. Les hommes soulevaient leur chapeau ; les femmes se signaient. Parmi elles, ne verrait-on pas Mlle  Jeanne ? Peut-être derrière une de ces fenêtres ? Où était-elle ? Boum ! on entendait moins le foot-ball. Derrière le corbillard le vieux Monsieur au jambon menait le deuil. Avait-il trouvé enfin ce qui le gênait entre ses dents ? Je n’avais pas mangé, moi ! Qui pouvait-il bien être ? Et la pauvre maman ! « On a beau être triste, Madame, il faut bien se garer des flaques d’eau n’est-ce pas ? » Pan ! en plein dans une flaque. Pan ! moi aussi. Tiens, les cloches. Quand on serait à l’église, aurais-je le courage d’entrer ? « Il y a des gens qui restent dehors par attitude. Sont-ils bêtes ! Et moi avec mes pensées, je suis tout aussi bête. »

On arriva. Une petite église de rien, tendue de noir, une table à l’entrée avec des papiers pour que l’on y mît son nom. Quelle prétention ! Pauvre Charles. Je voulus prier. Mais ce prêtre qui chantait faux. Cet enfant de chœur qui m’agaçait à tourner tout le temps la tête. Il avait de la boue sur les godasses ! D’ailleurs prier, moi le sacrilège ! Et puis pourquoi ces « cérémounies » ? Charles n’eût pas aimé cela. Il me semblait que cet enterrement ne se faisait pas pour lui, mais par considération pour un autre, par exemple pour l’important M. Schmid. Qui ça M. Schmid ?

On sortit. Je n’avais pas prié. Encore des coups de chapeaux. Encore des signes de croix. Encore des tours de roues. 2 R, 2 R. « La dernière étape, Charles. Je n’en ai pas l’air. Je pense à toi, tu sais. Mais il y a l’Autre. Celui de mes scrupules d’absolu. Que c’est loin. Voilà le soir qui tombe… Ce que j’ai faim. »

On longea un vieux mur avec des croix qui dépassaient. Il n’était pas laid ce mur. Quel silence tout à coup quand les roues cessèrent de tourner ! Un petit oiseau poussait un petit cri, on eût dit pas plus grand que lui. Quelque chose claqua, puis roula. Je vis le jaune du cercueil, le gris du mur et voilà que l’Autre me planta en plein cerveau une phrase stupide : Les vieux cimetières font les beaux murs. Eh ! non ! je ne voulais pas penser à cette sottise. Je fis un effort. Je suivis le cercueil qu’on portait à bras d’hommes et :

— Les vieux cimetières font les beaux murs.

On le descendit dans la fosse et :

— Les vieux cimetières font les beaux murs.

La mère hurla : « Charles » et :

— Les vieux cimetières…

On l’entraîna, je la suivis, je passai devant elle, je l’embrassai : elle était molle comme son voile, et

— Les vieux cimetières…

Jamais, sans la sortir, je n’ai ressenti tant de peine.