Le Perce-oreille du Luxembourg/p3/08

La bibliothèque libre.
Les Éditions Rieder (p. 246-270).
◄  VII.


VIII



Cette victoire sur Dupéché aurait dû m’avertir. Avez-vous constaté ce qui se passe lorsque vous enfermez un produit à odeur faible, avec un produit à émanation très forte ? Celui-ci imprègne, sature complètement l’autre, dont le parfum originaire tend à disparaître. Entre hommes, c’est à peu près ce phénomène qui se produit. Le fort, le puissant, le costaud, le Dupéché, imprègne, domine le faible. Il peut faire le bien, mais aussi le mal, selon que son esprit est celui d’un sage ou d’un… démon. Contre de telles gens, il n’y a qu’un remède : fuir. Comment le sachant, eus-je la bêtise de me laisser prendre à cette comédie de mariage qui eut pour Jeanne les conséquences terribles que l’on verra ?

La veille, maman m’avait énervé :

— J’espère que bientôt tu feras comme lui.

— Quel souhait ! criai-je. Jamais, je ne ferai rien comme lui.

— Il agit bien.

— Je t’en supplie, maman !

La nuit, il traversa ma chambre, à trois reprises, en multipliant ses clins d’œil et répétant :

— Ne crains rien ! Tu sais bien que je n’existe pas.

Il était alors deux heures. Je le vérifiai sur ma montre en craquant une allumette. Ma mère, encore une fois, prétend que j’eus le cauchemar. Mais au réveil, je retrouvai l’allumette à la place où je l’avais déposée.

Au moment de partir, maman me bourra de recommandations : d’être calme, de ne pas boire, de… Ainsi, une fois déjà, elle m’avait embarrassé avec une couronne. Cela me troubla : je me trompai de métro. Quand j’arrivai au rendez-vous, Jeanne m’attendait depuis une demi-heure. Elle avait une de ces robes comme on en porte, faite d’une pincée de soie qui, sous le vent, ondulait sur son corps comme une eau bleue. La voir me donna froid. Je m’excusai.

— Mais non, je n’ai pas eu froid.

Qu’elle ne se plaignît pas, me peina davantage. Le dîner avait lieu dans un restaurant près du Bois. Nous prîmes un taxi. Pendant le trajet, je conservai dans ma main, la main de Jeanne. De temps en temps, je la pressais. Elle répondait. Cela m’apaisa. La noce était déjà arrivée. Très entouré, sa femme au bras, Dupéché se laissait aduler avec des airs de coq, que son mariage avec une simple Louise justifiait peu. Il avait supprimé sa pochette. Ses chaussures, par exception, ne grinçaient pas. Au doigt il portait un cercle d’or, d’autant plus provocant qu’il avait enlevé ses autres bagues. Il me serra les mains. À son air affectueux, je n’aurais pu me douter du malheur qu’il me préparait, mais on voyait qu’aujourd’hui était le jour de son triomphe. Il exagéra son respect pour s’incliner devant Jeanne. Il me fallut bien le nommer :

— Mon ami Dupéché.

Je devins très rouge. Louise ne s’était pas mise en blanc, en quoi elle montrait une certaine pudeur. Je regardai Jeanne : elle eût été en blanc, elle ! Les deux femmes s’embrassèrent, ce qui m’étonna :

— Tu la connais, Jeanne ?

— Je la vois pour la première fois. Mais puisque c’est la femme de ton ami.

— Oh ! mon ami…

Mon ton dédaigneux la surprit. Je ne lui avais jamais expliqué ce que m’était en réalité cet ami. Je compris mon tort.

Sur une table attendaient, serrés les uns contre les autres une quantité fabuleuse de verres. On y versa du porto. Il y avait bien quarante personnes. Il en venait encore. Dupéché me tira par la manche, et je me trouvai devant une dame, petite, l’air bon, pas très vieille, en faille noire :

— Maman.

Que Dupéché eût une maman me parut si inattendu que je restai un instant sans rien dire. J’eus un élan d’affection vers son fils. Elle semblait très émue. Ses yeux clignotaient pour retenir ses larmes. Elle avait pris la main de sa belle-fille, et la tapotait avec tendresse, comme pour son propre enfant :

— Vous êtes, me dit-elle, le meilleur ami de mon fils.

Une secousse me rejeta en arrière. Qui donc m’avait déjà dit cela ? Une seconde, j’entrevis une autre maman, les yeux clignotants comme celle-ci, en robe de deuil, ma couronne dans son crêpe, et pas loin un cercueil faisant le pont sur deux chaises. Une confusion se fit dans mon esprit : des gens entraient, je n’eusse pas été surpris d’y reconnaître tout à coup l’important M. Schmid ou l’importun M. de la Céremounie. J’avais d’ailleurs, comme alors, offert des fleurs. Des fleurs naturelles, il est vrai. Cela me donna l’idée qu’au lieu du mariage de Dupéché, on aurait pu fêter celui de Charles. De Charles avec sa Jeanne. Quelle joie, puisqu’il eût été vivant. Quelle jalousie puisque j’aimais sa Jeanne ! J’eus mal comme si tout cela se réalisait. Mais non ! il était loin, le pauvre Charles ; sa Jeanne… Je lui serrai les doigts.

— Ma chère Jeanne.

Je frissonnais encore. J’avais bu déjà trois portos.

Bientôt on passa dans la salle voisine où la table était dressée. Sauf les mariés et leurs proches, les autres s’installèrent à leur gré, moi comme de juste près de Jeanne et par malheur en vis-à-vis de Dupéché. Il avait bien fait les choses. Boire, se servir délicatement d’un plat, lire sur le menu quel serait le suivant, chacun pouvait pour son compte se croire un goinfre d’Italien. On ne resta pas longtemps sans parler, bientôt on ne s’entendit plus. Il était difficile de suivre une idée dans ce bruit. Pensant à maman, je voulais boire le moins possible. Machinalement, ma main s’avançait vers mon verre. Jeanne me regardait alors avec une certaine inquiétude. Dupéché regardait aussi et son clin d’œil ordonnait : bois. À peine vidé, on remplissait mon verre. Ou bien un autre à côté se trouvait plein. Entre Jeanne et Dupéché, il y avait là une espèce de lutte. Je ne le compris que plus tard, sans quoi je me serais surveillé davantage.

La tête me tournait un peu. J’avais oublié l’enterrement. Par moment, les convives disparaissaient ; je me trouvais avec Jeanne, aussi seuls que si nous jouions à dînette dans sa chambre. Ou bien, nous occupions la place de Dupéché et de Louise. Cela pourrait arriver un jour. Je l’interrogeais des yeux :

— N’est-ce pas, Jeanne ?

— Oui, oui, répondaient les siens.

Brusquement, je revoyais tout ce monde autour de la table. Je m’imaginais quelque monstre à quarante têtes, bruyant, avide, que les servants ne parvenaient pas à rassasier. J’étais une de ces têtes, je ne retrouvais plus mon corps. Je pensais aussi à quelque mise en scène et que cette fête était préparée contre moi. Je n’aurais su dire pourquoi. Je sentais alors une profonde angoisse. Puis de nouveau, cela changea. Voir le bonheur des autres me rendait heureux. Ce cher Dupéché ! Il trônait avec sa Louise, héros aimé de la fête. Tous ces convives étaient réunis pour lui ; tous ces convives étaient heureux à cause de lui. Qu’il eût écrasé un perce-oreille, qu’il m’eût persécuté de ses clins d’œil, qu’il existât ou non, c’était loin et sombrait dans la joie d’être tous autour de lui… Dupéché, lui ? Eh non ! il était Jacques, mon cher ami Jacques, le bon Jacquot, un honnête homme qui faisait son devoir et donnait son nom à une brave fille.

— N’est-ce pas Jeanne ?

— Oui, oui, disaient les yeux heureux de Jeanne.

Au dessert, on applaudit parce qu’un jeune homme entrait, qui allait jouer du piano. Mais d’abord quelques messieurs se levèrent et placèrent leur petit discours. Un coude sur la table, Dupéché écoutait en roulant et déroulant sa serviette. Quelquefois il passait un doigt sur les paupières : on apercevait alors sa bague. Visiblement, il était ému. Les regards vers son assiette, il avait pris un air modeste. Sa femme par moments louchait un peu. Ou bien elle rougissait et cette rougeur naturelle transparaissait sous son rouge-confusion.

À mon tour, je me levai. Cela me parut drôle de dominer ce monstre dont les quatre-vingts yeux se fixaient sur moi. Tout près, Jeanne renversait la tête, comme si elle me regardait d’en bas évoluer au haut d’une tour. Je pensai à la planche de Pascal. Je me sentis en plein vertige. C’est de ce vertige que je parlai. Je ne me souviens plus de ce que je dis. J’oubliais mes paroles au fur et à mesure, si bien que chaque phrase me semblait la première. Il n’y avait pas de raison pour que je cessasse. Ce fut Jeanne qui m’arrêta. Après les autres discours, Dupéché se levait simplement et choquait les verres. En mon honneur, il les fit tous remplir. Nous bûmes à la même seconde. Le pied de son verre masquait d’un rond le milieu de son visage. Mais les yeux apparaissaient au bord. Je vis nettement l’œil gauche me chercher, tandis que le droit jouait de la paupière à deux reprises. Ce procédé me froissa. Je dus me contraindre ; je lui eusse envoyé mon vin en pleine figure. Jeanne, je crois, devina tout. Quand je me rassis, elle était très pâle.

Après cela, on se leva de table. Je marchais toujours sur la planche de Pascal. Les choses me semblaient troubles et tournoyaient. Évidemment, je n’avais pas tenu compte des avis de maman. Mais trop d’impressions contradictoires m’avaient bousculé. De nouveau, je voulus oublier tout le mal. Ce bon Jacques ! Comme il nous régalait ! Quel bien-être autour de lui ! Et voilà qu’il s’empressait pour qu’on ajoutât à ce bien-être, la joie des liqueurs, du café, de la musique ! J’étais heureux, les autres étaient heureux, il fallait que ceux du dehors fussent aussi heureux. J’organisai des collectes : une collecte pour les serveurs, une collecte pour les pauvres, une collecte pour…

— À vos poches, Messieurs. Allons, donnez davantage.

En passant devant la mère de Jacques, je lui dis :

— Il est charmant votre fils. Et sa femme ! Il a bien choisi.

Grâce au piano, on chanta. Je chantai. Je chantai ma berceuse et comme l’autre soir, j’y mis tout mon cœur : Tiapa fais dodo.

— Mais c’est une chanson russe, s’étonna le pianiste. La musique est de…

Il me dit un nom.

— Oui russe, répondis-je, russe.

Et je sentis une grande joie et en même temps une rage contre ma Reine, la Russe qui avait, pourri mon enfance. On dansa. En réalité je ne sais pas danser. Je ne l’ai jamais appris. Je suis trop timide. J’imitai les pas des autres, en les exagérant, avec l’air de les connaître très bien et de les prendre à la blague. Je dansai avec Jeanne, avec la mère de Jacques, avec sa Louise, avec une jeune fille que je ne connaissais pas. De l’une à l’autre, je sentais la différence. Pour la mère, je dus écarter mes bras très fort. Je serrai Louise plus peut-être qu’il n’eût convenu. Mais l’impression la plus douce me vint de Jeanne, la plus douce mais aussi la plus pénible. Je m’admirais de me tirer si bien d’affaire. Cependant je me voyais et me traitais de pitre. Très excité, je finis par improviser une danse avec des écarts, des balancements comme si je cherchais mon équilibre sur une planche. Je la dansai seul. On faisait le cercle : « Ils ne savent pas ; ils me trouvent amusant : je danse le pas de Pascal. »

— Je ne te connaissais pas sous cet aspect, me dit Jeanne.

Dans l’état où je me trouvais, il m’eût été impossible de distinguer un blâme d’un compliment. Je pensai au soir où, m’agenouillant à ses pieds, j’avais renoncé au sceau. Un horrible besoin me prit d’avilir ce souvenir :

— Oh ! fis-je, et il y en a bien d’autres.

Je regrettai aussitôt cette méchanceté. Malgré cela, j’attirai Jeanne contre moi, grossièrement en lui cherchant les lèvres. Je n’oublierai jamais son regard…

C’est à ce moment que Dupéché intervint. Je raconte les faits tels que je les vis alors, qu’importe si je les vois autrement, à présent. Faire la bête m’avait essoufflé. Je m’étais assis sur une banquette. Croyant honorer les mariés, le pianiste entamait la marche nuptiale de Lohengrin. Dupéché en chevalier du cygne, tout de même non ! J’en oubliai Jeanne. Quand je voulus lui parler, je ne l’aperçus plus. Je regardai autour de moi. On avait fumé beaucoup ; d’autres nuages plus opaques obscurcissaient mon cerveau : j’y voyais mal. De plus, les danseurs au milieu de la salle m’en cachaient, à chaque instant, le fond. Pourtant, je vis. Jeanne se tenait là seule. Dupéché s’avança, s’inclina et, sous prétexte de ce salut, lui glissa quelques mots. Visiblement il parlait de moi, car il me regardait. D’ailleurs les yeux de Jeanne me cherchaient aussi et, dès qu’ils m’eurent trouvé, ne me quittèrent plus. Elle eut un singulier sourire. Sa tête fit signe que non. Tout à l’heure, je l’avais offensée : qu’osait-on lui proposer pour qu’elle répondît non ? Cela me parut louche. J’essayai de me lever pour les rejoindre. Mon corps pesait deux cents kilos et ne se détacha pas de la banquette. Dupéché se pencha de nouveau et parla plus longtemps cette fois, avec insistance comme pour obtenir quelque chose. Son regard ne me lâchait pas. Jeanne regardait aussi. Elle souriait. Sa tête fit signe que oui. Tantôt non, maintenant oui : certainement une conséquence de mon offense. Je fis un nouvel effort pour me lever. Impossible. On eût dit que la volonté de Dupéché me liait à cette maudite banquette. D’ailleurs, les choses en train, autant voir jusqu’à quel point elles iraient. Un groupe de danseurs s’interposa. Quand il se fut éloigné, Louise était arrivée à la rescousse. Elle se pendit au bras de son mari. Ils restèrent sans bouger comme s’ils posaient devant le photographe. Puis tous deux en même temps, interpellèrent Jeanne. Elle rougit.

— Oui… oui… oui… répondit sa tête.

Et leurs six yeux sur moi.

J’eus froid. Pour ma raison, ce qui se passait n’avait guère de sens. Tout au plus, entrevoyait-elle la suite d’une manigance qu’elle avait devinée déjà. Pour mon instinct, tout fut clair : « Ils la circonviennent : ils complotent contre toi. Il faut intervenir à tout prix. »

D’un grand effort, je me dressai, chancelant un peu. Des danseurs se groupèrent, peut-être à dessein de me barrer le passage. Je commençais à haïr ces gens-là. J’eus le temps de récapituler ce que j’avais vu : le regard faux de Dupéché, son air de coq, le non de Jeanne, puis son oui. Un oui à Dupéché ! Je crus que j’allais vomir.

Je me jetai au milieu de la salle en jouant des coudes. J’avais l’impression de lutter contre des vagues. Ce que j’éprouvais est difficile à expliquer. Sans parler du reste, je pensais à ma danse sur la planche de Pascal. Mes sensations en devenaient troubles, irréelles : des sensations de cauchemars. Je voulais avancer : on me rejetait en arrière. Le piano lançait des notes rondes, lourdes : des boulets de plomb. Quelqu’un me frôla : je faillis réagir comme si j’avais reçu un véritable coup de poing. Au milieu de tout cela, le oui de Jeanne prenait une importance sournoise, effrayante. Je n’en comprenais que ceci : qu’il me séparait de mon amie, et je ne savais plus au juste ce qui nous séparait : ce oui, ou ces gens de plus en plus nombreux entre nous.

Je jouai des coudes plus violemment. Je fis un crochet pour éviter la mère de Dupéché que j’appelais maintenant : cette femme. Ce que je ferais, je ne le savais pas. Peut-être sauter sur lui, lui arracher Jeanne, le traiter sous mon talon en simple perce-oreille. Et voilà que je débouchai devant eux plus vite que je ne l’aurais cru. Surpris eux-mêmes, ils forcèrent leur sourire. De la tête, Dupéché me fit signe de venir, mais en même temps il me lança un clin d’œil dont je compris aussitôt le sens : Va-t-en ! Mes idées en furent retournées : « Non, me dis-je, ce n’est pas là ce que tu dois faire, Jeanne s’est avilie. Cela ne vaut pas un scandale. Plante tout là. » Je pensai cela très vite et aussi qu’abandonner Jeanne serait lâche. Une vague de danseurs arriva. Son remous m’entraîna. De loin, puis de plus loin, j’entrevoyais Jeanne.

Maman prétend que rien ne serait arrivé si je n’avais pas bu. Elle n’admet pas l’influence de Dupéché. Elle ne peut donc pas me comprendre. J’avais bu certes, mais parce que, visant son but, Dupéché m’y poussait, et je n’avais pas bu au point de… Je me souviens de tout. En quittant la salle j’eus la présence d’esprit de passer au vestiaire. Parmi ces vêtements sans corps, je reconnus le manteau de Jeanne. Je pressentis sa déception tantôt quand elle ne me trouverait pas. J’en eus mal. Mais quelque chose de plus fort me poussait : partir, m’éloigner de là. Pourtant, je l’aimais — comme jamais je ne l’avais aimée.

J’allai sans but. Une rue, deux rues, trois rues ; dans une rue de la lune je n’eusse pas marché autrement. Des bouts d’idées remuaient dans ma tête. Plus exactement, des visages surgissaient, chacun avec son bout d’idée : le pianiste (comme il avait été bête de jouer Lohengrin) ; Jeanne (et ses yeux sur moi) ; Dupéché (et son clin d’œil) ; Tiapa fais dodo, ma danse, ma réponse stupide. Je m’appuyai contre un mur pour mieux réfléchir, rassembler tout cela. Et brusquement, ce qui était déjà clair pour mon instinct, le fut pour ma raison. Un guet-apens ! Depuis longtemps Dupéché avait combiné son coup. « Moi, à ta place… Chacun son tour… À charge de revanche… » Sa Louise poussée dans mes bras, son désir de voir Jeanne, la comédie de cette noce, son insistance pour qu’elle y vînt, eh oui ! pas à pas, il en était arrivé à ce qu’il voulait : s’isoler avec elle, lui proposer Dieu sait quoi, qu’elle avait refusé d’abord, puis accepté. Et un Dupéché que pouvait-il proposer, sinon une infamie ? Mais moi alors, j’avais été bête ! Je n’aurais pas dû partir. Mon devoir ? Défendre Jeanne… Eh bien non, je n’étais pas un lâche, je retournerais là-bas, je…

Je ne bougeai pas. Deux i sifflaient dans mes oreilles : hiiii… Et puis comment cela se faisait-il ? Tantôt je m’étais appuyé contre un mur, maintenant je sentais dans mon dos un tronc d’arbre. Il y avait des arbres par centaines. Devant moi, derrière moi, à gauche, à droite. Ils semblaient s’être groupés en silence, pendant que je réfléchissais. Quelque chose dans leur attitude me rappelait les danseurs au repos quand le pianiste s’arrêtait. Et plus de maisons, plus de rues, plus de gens : une vraie forêt. « Mon pauvre Marcel, te voilà bien : tu t’es égaré. » Au fond, je me rendais compte. En si peu de temps, je ne pouvais m’être égaré. Mais l’idée m’amusait : presque un jeu. Pendant quelques minutes, je courus d’un arbre à l’autre, avec des soupirs et des plaintes, me donnant la comédie du Monsieur qui s’effare, qui perd la tête, parce qu’il ne sait plus où il est. Cependant, comme les arbres n’en finissaient pas, l’aventure me parut plus sérieuse. Est-ce que je savais, moi, comment je m’étais engagé dans cette forêt ? Des coups de froid m’annonçaient le soir. Certains fourrés étaient bien noirs. Et si j’avais à passer la nuit dans ce froid et ce noir ? Je n’eus plus besoin de me donner la comédie. Je perdis la tête pour de bon ; je me jetai dans un sentier, puis revins sur mes pas, car la forêt m’y paraissait plus dense. Un autre sentier : la forêt y était tout aussi dense. Je finis par tourner sur place ; ne sachant plus. Je m’assis sur une pierre, je me raisonnai :

— Cela ne sert à rien de t’affoler. Tu t’es égaré, c’est entendu. Quand même, tu n’es pas au bout du monde. D’ailleurs, tu le sais, il y a là le toit d’une maison. Les gens te renseigneront. Va.

Rassuré par ce « va », je tournai le dos à la maison… Des arbres, des arbres. Fourvoyé, oui, je l’étais. Cela n’avait aucune importance. Tout allait bien : « Eh ! eh ! tu as un peu bu ; mais tu es fort, Marcel, en pleine sécurité. » Dupéché ? Jeanne ? Ah ! Ah ! Ces gens n’avaient qu’à me laisser tranquille. Elle avait dit non, ensuite oui ? Et après ? Je prenais l’air, moi, les mains en poche, les pans de mon manteau ramenés devant moi. J’avais rudement bien dansé tantôt ! Bien dansé, bien chanté. « Tiapa fais dodo. » Curieux que ce pianiste eût reconnu tout de suite une chanson russe, « Tiapa fais dodo… l’enfant s’endormira tantôt. » Non, ce n’était pas cela. « Tiapa, fais… » Mais pourquoi le sol filait-il si vite sous mes yeux ? Et puis je haletais. Et puis… Quelle était donc cette affaire qu’il me fallait débrouiller ? Une affaire importante. Une affaire de… et pas moyen de me la rappeler. Si seulement ce pianiste consentait à se taire. Et ce monstre à quarante têtes qui hurlait de faim. Et ce bonhomme qui jacassait : « Messieurs, je lève mon verre, Messieurs je lève mon verre, Messieurs je… » Lève ton verre, mon bonhomme et tais-toi. Comment réfléchir dans ce vacarme ?

Et voilà qu’au-dessus de ce bruit une voix s’imposa.

— Traître ! Tu as abandonné Jeanne ! Traître !

Oh ! cette voix ! La noce, ma fuite, Jeanne, je me souvins de tout. Je me jetai à genoux :

— Non, Charles ! Je ne suis pas un traître. Je devais partir, tu le sais bien, je le devais.

— Traître ! traître !

La voix tombait de tous les arbres, la voix montait de la terre, la voix était en moi. Et le pianiste se mit à taper plus fort, le monstre demandait à manger, le Monsieur levait son verre, levait son verre, levait son verre. Je vis Charles tel qu’il était, le visage rouge, la sueur au front, le petit trou entre les dents pour passer un bout de langue. Il ne marchait pas : il flottait dans l’air comme un chat au fil de l’eau. Un instant, il fut à ma droite ; puis il fut à ma gauche, donna contre un arbre, le contourna, s’arrêta accroché. Je me traînai vers lui. Sa main bougeait. Je la saisis. Elle craqua sous mes doigts : une feuille morte.

Alors, je connus la vraie peur. Je me jetai à travers tout, en plein galop. Je ne fuyais pas Charles, je fuyais sa voix, et à quoi bon ? Elle criait en moi. Je trébuchais dans des choses : des trous, des ornières, des ronces. Je ne m’en apercevais qu’après. Malgré ma frayeur ces trous me rappelaient la mère de Charles qui pataugeait derrière un corbillard. J’en riais comme alors.

J’arrivai dans un espace libre. Au milieu, s’arrondissait un étang. Est-ce vers cela que j’avais couru ? Charles se tut. Ou plutôt, je ne me souvins plus de l’avoir entendu. Quel calme ! Les arbres formaient une barrière loin. Je m’avançai jusqu’à l’extrême bord de l’étang. Il semblait profond. L’eau était belle, un peu rose, comme le ciel là-haut car le soleil se couchait. « Louise y a vidé sa boîte de rouge-confusion. » Je souris à cette idée et aussitôt une autre me vint : me jeter là-dedans. Personne au monde ne m’en pourrait empêcher. Je m’amusai à le penser en sachant bien que je n’en ferais rien. Je trempai un doigt dans l’eau. Je l’aurais cru plus froide. On y serait bien. J’avais eu assez d’ennuis. Plus de Dupéché, plus de Charles, plus de Jeanne. Voyez-vous Marcel là-dedans, la tête en bas, comme un de ces chats noyés ? « Je ne te connaissais pas sous cet aspect — Celui-ci, Mademoiselle, le connaissiez-vous ? » Décidément oui, j’avais tout cassé, tout gâché : il ne me restait que l’eau. Les bords descendaient en pente douce. On aurait d’abord de l’eau aux semelles, puis aux pieds, puis aux mollets, puis… Je m’avançai un peu. Je savais que bientôt je m’avancerais davantage, puis me laisserais choir d’un seul coup. De petites bulles nageaient, d’autres montaient : « Voilà, on t’envoie des baisers du fond de l’eau.» Je ne sais pourquoi je pensai à la Louise de l’autre, non à Jeanne. Je me penchai encore. Un long nuage s’effilait bien rose, rouge, rouge confusion. La mousse écrasée m’envoyait d’autres baisers de Louise. « Va Marcel. »

En ce moment, des pas sonnèrent. Avec quelle vitesse, je me rejetai en arrière ! Je voulais bien me noyer, non pas qu’un autre me poussât dans l’eau. Je m’écartai de l’étang à bonne distance. Un petit soldat passa inoffensif, marchant très vite et sifflotant. Je pensai à Dufau : « Si je t’ai fait quelque bien, tu prieras pour Dufau… » J’avais prié pour Dufau…

Ici il y a un trou. Je ne sais ce qui se passa la nuit, ni comment le lendemain je me retrouvai dans les bureaux de mon Percepteur. Je ne me souvenais de rien. J’avais l’impression de reprendre mon travail au point où je l’avais laissé la veille. Je m’étonnais de me sentir la tête si vide. Mon collègue M. Poncin souffrait des dents, du côté droit. Il me considéra avec une insistance qui me surprit. Je suivis son regard. Mes vêtements étaient couverts de boue. Qu’est-ce que cela signifiait ? Il me dit avec sa grosse joue :

— Cela se voit, vous venez de la noce.

Je restai ahuri un instant et brusquement, comme si l’on tirait un rideau, je vis la salle d’hier, les danseurs au milieu, Dupéché avec Jeanne dans le fond, moi nageant parmi ce monde et cloué sur place d’un clin d’œil. Cela me mit hors de moi. J’en voulais aussi à Poncin d’avoir persécuté la Vve Lapierre.

— Vous, dis-je, je vous défends de parler de la noce. Et d’abord savez-vous ce que c’est qu’une noce ?

— Mais, bredouilla-t-il, une noce, c’est… c’est un mariage.

— Imbécile, hurlai-je, une noce c’est…

Je m’arrêtai car je bredouillais autant que lui. Je le regardai en face, je lui lançai le clin d’œil de Dupéché :

— Voilà, dis-je, ce que c’est qu’une noce.

Voyant qu’il ne comprenait pas, d’un coup de pouce, je lui montrai mon clin d’œil. Ma paupière fut meurtrie.

— Ça va ! ça va, fit Poncin.

— Qu’est-ce qui va ? grondai-je.

Frémissant encore, je m’attaquai à mes chiffres. Il y avait, comme toujours, des mille et des cent. Je commençai une addition de haut en bas : 0.95. Ce ne pouvait être cela. Je recommençai : 0.75. J’essayai de haut en bas : 137555,55. Alors si les chiffres s’en mêlaient ! J’entendis la voix de mon Percepteur. J’eus cent mille raisons de détester cet homme. J’allai me camper devant sa table :

— C’est entendu, dis-je, nous marchons la main dans la main. Mais votre Bien, Monsieur, n’est pas le mien. Et vos vilains chiffres…

J’entendis nettement claquer mes dents. Je n’achevai pas. Je me ruai vers la porte, bousculant un Monsieur qui attendait les mains pleines de ce sale argent à chiffres.

Au tournant de la rue, je tombai sur maman.

— Enfin te voilà, petit. Pourquoi n’es-tu pas rentré. Comme te voilà mis ! Et ton œil, il est tout rouge !

— Rouge, maman ? Mais non : j’ai fait ceci. Je lançai un clin d’œil ; je le montrai avec le pouce.

— Ou plutôt, dis-je, ce n’est pas exactement ainsi. Regarde : comme cela.

J’appuyai fortement du pouce, ce qui m’écorcha la paupière. On me dit, de très loin :

— Tu vas te blesser. Rentre avec moi. Tu te reposeras un peu.

Je pris le bras de maman. C’était doux. Je trouvais drôle de suivre une maman « pour se reposer un peu » comme on suit une Nelly. Pourquoi pleurait-elle ? Des idées me traversaient la tête. Elles passaient vite : des flèches dont on ne voit que le vol. J’aurais voulu l’expliquer à maman. Je ne trouvais pas mes mots. Je m’étonnai de m’entendre dire :

— C’est fini, maman. Je suis avec toi. C’est fini…

Ici, les faits s’embrouillent. Je ne sais s’ils se déroulèrent dans l’ordre où je les raconte. On arriva à la maison. Un journal traînait à moitié déplié sur la table. Si vite que maman l’enlevât, j’eus le temps de lire : le Crime de… en dessous un portrait de femme : la victime, une autre femme : la complice, un homme : l’assassin. Je ne reconnus pas les visages. Mais c’était clair. Jeanne !… C’était donc cela la fin du guet-apens ! Je fus à peine surpris. Comme pour la mort de Charles, je ne trouvai pas une larme :

— J’en étais sûr, maman. Ils l’ont attirée. Regarde ce qu’il a fait.

— Qui, mon petit ? Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Lui, maman, là, là, dans ta main. Le crime de

Même si j’avais douté, je vis trop bien son geste pour cacher le journal.

— Que racontes-tu là, petit ?

Et comme si vraiment elle parlait d’autre chose :

— M. Dupéché est venu ce matin. Tu as quitté la noce si brusquement. Il était inquiet. Il reviendra tantôt.

— Tantôt ? Mais regarde donc ! Là la, devant toi.

Je ne l’avais pas vu entrer. Il avait abandonné ses habits de fête. Sa pochette était rouge de sang. Je compris au regard de maman qu’elle ne le voyait pas, qu’elle feignait de ne pas le voir. Il ne la regardait pas non plus. Il traversa la chambre, l’air modeste, comme hier pendant qu’on prononçait son éloge. Arrivé devant moi, il me lança son clin d’œil :

— Ne crains rien, tu sais bien que je n’existe pas.

Je savais déjà ce qui arriverait. La paupière toujours baissée, il la visa du pouce, l’enfonça :

— Fais comme moi.

Il dit ces mots avec une douceur qui m’épouvanta.

— Non, je ne veux pas.

— Si, dit-il avec la même douceur. Fais comme moi.

Il répéta son geste. Je l’imitai de mon mieux.

— Ce n’est pas bien. Tu ne t’es pas fait mal. Recommence.

Je recommençai ; je réussis à me faire mal.

— Recommence encore.

Je recommençai encore. Puis de nouveau. Puis de nouveau. Loin, à peine perceptibles, deux voix chuchotaient :

— Ah ! mon Dieu, oui.

— Ah ! mon Dieu, non.

Tout en m’envoyant le pouce, je m’inquiétais de savoir à qui appartenaient ces voix.

Et voilà ! Je suis ici. Depuis quand ? Jusqu’à quand ? Dupéché vient quand il veut. Il commande, j’obéis. Quand l’œil droit sera crevé, j’entamerai l’œil gauche. En attendant, j’écris ces lignes pour faire plaisir à mon voisin. Il est gentil. Les médecins sont gentils. Les infirmières sont gentilles. Ce sont des femmes. Mais Jeanne ? Jeanne, Jeanne…