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Le Petit Chose/Deuxième partie/4

La bibliothèque libre.
Hetzel (p. 181-192).

IV
la discussion du budget

Ce jour-là plus d’un Parisien a dû dire en rentrant chez lui, le soir, pour se mettre à table : « Quel singulier petit bonhomme j’ai rencontré aujourd’hui ! » Le fait est qu’avec ses cheveux trop longs, son pantalon trop court, ses caoutchoucs, ses bas bleus, son bouquet départemental et cette solennité de démarche particulière à tous les êtres trop petits, le petit Chose devait être tout à fait comique.

C’était justement une journée de la fin de l’hiver, une de ces journées tièdes et lumineuses, qui, à Paris, souvent sont plus le printemps que le printemps lui même. Il y avait beaucoup de monde dehors. Un peu étourdi par le va-et-vient bruyant de la rue, j’allais devant moi, timide, et le long des murs. On me bousculait, je disais « pardon » et je devenais tout rouge. Aussi je me gardais bien de m’arrêter devant les magasins et, pour rien au monde, je n’aurais demandé ma route. Je prenais une rue, puis une autre, toujours tout droit. On me regardait. Cela me gênait beaucoup. Il y avait des gens qui se retournaient sur mes talons et des yeux qui riaient en passant près de moi ; une fois j’entendis une femme dire à une autre : « Regarde donc celui-là. » Cela me fit broncher… Ce qui m’embarrassait beaucoup aussi, c’était l’œil inquisiteur des sergents de ville. À tous les coins de rue, ce diable d’œil silencieux se braquait sur moi curieusement ; et quand j’avais passé, je le sentais encore qui me suivait de loin et me brûlait le dos. Au fond, j’étais un peu inquiet.

Je marchai ainsi près d’une heure, jusqu’à un grand boulevard planté d’arbres grêles. Il y avait là tant de bruit, tant de gens, tant de voitures, que je m’arrêtai presque effrayé.

« Comment me tirer d’ici ? pensai-je en moi-même. Comment rentrer à la maison ? Si je demande le clocher de Saint-Germain-des-Prés, on se moquera de moi. J’aurai l’air d’une cloche égarée qui revient de Rome, le jour de Pâques. »

Alors, pour me donner le temps de prendre un parti, je m’arrêtai devant les affiches de théâtre, de l’air affairé d’un homme qui fait son menu de spectacles pour le soir. Malheureusement les affiches, fort intéressantes d’ailleurs, ne donnaient pas le moindre renseignement sur le clocher de Saint-Germain, et je risquais fort de rester là jusqu’au grand coup de trompette du jugement dernier, quand soudain ma mère Jacques parut à mes côtés. Il était aussi étonné que moi.

— Comment ! c’est toi, Daniel ! Que fais-tu là, bon Dieu ?

Je répondis d’un petit air négligent :

— Tu vois ! je me promène.

Ce bon garçon de Jacques me regardait avec admiration :

— C’est qu’il est déjà Parisien, vraiment !

Au fond, j’étais bien heureux de l’avoir, et je m’accrochai à son bras avec une joie d’enfant, comme à Lyon, quand M. Eyssette père était venu nous chercher sur le bateau.

— Quelle chance que nous nous soyons rencontrés ! me dit Jacques. Mon marquis a une extinction de voix, et comme, heureusement, on ne peut pas dicter par gestes, il m’a donné congé jusqu’à demain… Nous allons en profiter pour faire une grande promenade…

Là-dessus, il m’entraîne ; et nous voilà partis dans Paris, bien serrés l’un contre l’autre et tout fiers de marcher ensemble.

Maintenant que mon frère est près de moi, la rue ne me fait plus peur. Je vais la tête haute, avec un aplomb de trompette aux zouaves, et gare au premier qui rira ! Pourtant une chose m’inquiète, Jacques, chemin faisant, me regarde à plusieurs reprises d’un air piteux. Je n’ose lui demander pourquoi.

— Sais-tu qu’ils sont très gentils tes caoutchoucs ? me dit-il au bout d’un moment.

— N’est-ce pas, Jacques ?

— Oui, ma foi ! très gentils… Puis, en souriant, il ajoute : C’est égal, quand je serai riche, je t’achèterai une paire de bons souliers pour mettre dedans.

Pauvre cher Jacques ! il a dit cela sans malice ; mais il n’en faut pas plus pour me décontenancer. Voilà toutes mes hontes revenues. Sur ce grand boulevard ruisselant de clair soleil, je me sens ridicule avec mes caoutchoucs, et quoi que Jacques puisse me dire d’aimable en faveur de ma chaussure, je veux rentrer sur-le-champ.

Nous rentrons. On s’installe au coin du feu, et le reste de la journée se passe gaiement à bavarder ensemble comme deux moineaux de gouttière… Vers le soir, on frappe à notre porte. C’est un domestique du marquis avec ma malle.

— Très bien ! dit ma mère Jacques. Nous allons inspecter un peu ta garde-robe.

Pécaïre ! ma garde-robe !…

L’inspection commence. Il faut voir notre mine piteusement comique en faisant ce maigre inventaire. Jacques, à genoux devant la malle, tire les objets l’un après l’autre et les annonce à mesure.

— Un dictionnaire… une cravate… un autre dictionnaire… Tiens ! une pipe… tu fumes donc !… Encore une pipe… Bonté divine ! que de pipes ! Si tu avais seulement autant de chaussettes… Et ce gros livre, qu’est-ce que c’est ?… oh ! oh !… Cahier de punitions… Boucoyran, 500 lignes… Soubeyrol, 400 lignes… Boucoyran, 500 lignes… BoucoyranBoucoyran… Sapristi ! tu ne le ménageais pas, le nommé Boucoyran… C’est égal, deux ou trois douzaines de chemises feraient bien mieux notre affaire…

À cet endroit de l’inventaire, ma mère Jacques pousse un cri de surprise…

— Miséricorde ! Daniel !… Qu’est-ce que je vois ? Des vers ! ce sont des vers… Tu en fais donc toujours ?… Cachottier, va ! pourquoi ne m’en as-tu jamais parlé dans tes lettres ? Tu sais bien pourtant que je ne suis pas un profane… J’ai fait des poëmes, moi aussi, dans le temps… Souviens-toi de Religion ! Religion ! Poëme en douze chants ! … Çà, monsieur le lyrique voyons un peu tes poésies !…

— Oh ! non, Jacques, je t’en prie. Cela n’en vaut pas la peine.

— Tous les mêmes, ces poètes, dit Jacques en riant. Allons ! mets-toi là, et lis-moi tes vers ; sinon je vais les lire moi-même, et tu sais comme je lis mal !

Cette menace me décide ; je commence ma lecture.

Ce sont des vers que j’ai faits au collège de Sarlande, sous les châtaigniers de la Prairie, en surveillant les élèves… Bons, ou méchants ? Je ne m’en souviens guère ; mais quelle émotion en les lisant !… Pensez donc ! des poésies qu’on n’a jamais montrées à personne… Et puis l’auteur de Religion ! Religion ! n’est pas un juge ordinaire. S’il allait se moquer de moi ? Pourtant, à mesure que je lis, la musique des rimes me grise et ma voix se raffermit. Assis devant la croisée, Jacques m’écoute, impassible. Derrière lui, dans l’horizon, se couche un gros soleil rouge qui incendie nos vitres. Sur le bord du toit, un chat maigre bâille et s’étire en nous regardant ; il a l’air renfrogné d’un sociétaire de la Comédie-Française écoutant une tragédie… Je vois tout cela du coin de l’œil sans interrompre ma lecture.

Triomphe inespéré ! À peine j’ai fini, Jacques enthousiasmé quitte sa place et me saute au cou :

— Oh ! Daniel ! que c’est beau ! que c’est beau ! Je le regarde avec un peu de défiance.

— Vraiment, Jacques, tu trouves ?…

— Magnifique, mon cher, magnifique !… Pense que tu avais toutes ces richesses dans ta malle et que tu n’en disais rien ! C’est incroyable !…

Et voilà ma mère Jacques qui marche à grands pas dans la chambre, parlant tout seul et gesticulant. Tout à coup, il s’arrête en prenant un air solennel :

— Il n’y a plus à hésiter : Daniel, tu es poète, il faut rester poète et chercher ta vie de ce côté-là.

— Oh ! Jacques, c’est bien difficile… Les débuts surtout. On gagne si peu.

— Bah ! je gagnerai pour deux, n’aie pas peur.

— Et le foyer, Jacques, le foyer que nous voulons reconstruire ?

— Le foyer ! je m’en charge. Je me sens de force à le reconstruire à moi tout seul. Toi, tu l’illustreras, et tu penses comme nos parents seront fiers de s’asseoir à un foyer célèbre !…

J’essaie encore quelques objections ; mais Jacques a réponse à tout. Du reste, il faut le dire, je ne me défends que faiblement. L’enthousiasme fraternel commence à me gagner. La foi poétique me pousse à vue d’œil, et je me sens déjà par tout mon être un prurigo lamartinien… Il y a un point, par exemple, sur lequel Jacques et moi nous ne nous entendons pas du tout. Jacques veut qu’à trente-cinq ans j’entre à l’Académie française. Moi, je m’y refuse énergiquement. Foin de l’Académie ! C’est vieux, démodé, pyramide d’Égypte en diable.

— Raison de plus pour y entrer, me dit Jacques. Tu leur mettras un peu de jeune sang dans les veines, à tous ces vieux Palais-Mazarin… Et puis madame Eyssette sera si heureuse, songe donc !

Que répondre à cela ? Le nom de madame Eyssette est un argument sans réplique. Il faut se résigner à endosser l’habit vert. Va donc pour l’Académie ! Si mes collègues m’ennuient trop, je ferai comme Mérimée, je n’irai jamais aux séances.

Pendant cette discussion, la nuit est venue, les cloches de Saint-Germain carillonnent joyeusement, comme pour célébrer l’entrée de Daniel Eyssette à l’Académie française. — « Allons dîner, » dit ma mère Jacques ; et, tout fier de se montrer avec un académicien, il m’emmène dans une crémerie de la rue Saint-Benoît.

C’est un petit restaurant de pauvres, avec une table d’hôte au fond pour les habitués. Nous mangeons dans la première salle, au milieu de gens très râpés, très affamés, qui raclent leurs assiettes silencieusement. « Ce sont presque tous des hommes de lettres », me dit Jacques à voix basse. Dans moi-même, je ne puis m’empêcher de faire à ce sujet quelques réflexions mélancoliques ; mais je me garde bien de les communiquer à Jacques de peur de refroidir son enthousiasme.

Le dîner est très gai. M. Daniel Eyssette (de l’Académie française) montre beaucoup d’entrain, et encore plus d’appétit. Le repas fini, on se hâte de remonter dans le clocher ; et tandis que M. l’académicien fume sa pipe à califourchon sur la fenêtre, Jacques, assis à sa table, s’absorbe dans un grand travail de chiffres qui paraît l’inquiéter beaucoup. Il se ronge les ongles, s’agite fébrilement sur sa chaise, compte sur ses doigts, puis, tout à coup, se lève avec un cri de triomphe : « Bravo !… j’y suis arrivé. »

— À quoi, Jacques ?

— À établir notre budget, mon cher. Et je te réponds que ce n’était pas une petite affaire. Pense ! soixante francs par mois pour vivre à deux !…

— Comment soixante ?… Je croyais que tu gagnais cent francs chez le marquis.

— Oui ! mais il y a là-dessus quarante francs par mois, à envoyer à madame Eyssette pour la reconstruction du foyer… Restent donc soixante francs. Nous avons quinze francs de chambre ; comme tu vois, ce n’est pas cher ; seulement, il faut que je fasse le lit moi-même.

— Je le ferai aussi, moi, Jacques.

— Non, non. Pour un académicien, ce ne serait pas convenable. Mais revenons au budget… Donc 15 francs de chambre, 5 francs de charbon — seulement 5 francs, parce que je vais le chercher moi-même aux usines tous les mois — restent 40 francs. Pour ta nourriture, mettons 30 francs. Tu dîneras à la crémerie où nous sommes allés ce soir, c’est 15 sous sans le dessert, et tu as vu qu’on n’est pas trop mal. Il te reste 5 sous pour ton déjeuner. Est-ce assez ?

— Je crois bien.

— Nous avons encore 10 francs. Je compte 7 francs de blanchissage… Quel dommage que je n’aie pas le temps ! j’irais moi-même au bateau… Restent 3 francs que j’emploie comme ceci : 30 sous pour mes déjeuners… dame, tu comprends ! moi, je fais tous les jours un bon repas chez mon marquis, et je n’ai pas besoin d’un déjeuner aussi substantiel que le tien. Les derniers trente sous sont les menus frais, tabac, timbres poste et autres dépenses imprévues. Cela nous fait juste nos soixante francs… Hein ! Crois-tu que c’est calculé ?

Et Jacques enthousiasmé se met à gambader dans la chambre ; puis, subitement, il s’arrête et prend un air consterné :

— Allons, bon ! le budget est à refaire… J’ai oublié quelque chose.

— Quoi donc ?

— Et la bougie !… Comment feras-tu, le soir, pour travailler, si tu n’as pas de bougie ? C’est une dépense indispensable, et une dépense d’au moins cinq francs par mois… Où pourrait-on bien les décrocher, ces cinq francs-là ? L’argent du foyer est sacré, et sous aucun prétexte… Eh ! parbleu, j’ai notre affaire. Voici le mois de mars qui vient, et avec lui le printemps, la chaleur, le soleil.

— Eh bien ! Jacques ?

— Eh bien, Daniel, quand il fait chaud, le charbon est inutile : soit 5 francs de charbon, que nous transformons en 5 francs de bougie ; et voilà le problème résolu… Décidément ; je suis né pour être ministre des finances… Qu’en dis-tu ? Cette fois, le budget tient sur ses jambes, et je crois que nous n’avons rien oublié… Il y a bien encore la question des souliers et des vêtements, mais je sais ce que je vais faire… J’ai tous les jours ma soirée libre à partir de huit heures, je chercherai une place de teneur de livres chez quelque petit marchand. Bien sûr que l’ami Pierrotte me trouvera cela facilement.

— Ah ! çà, Jacques, vous êtes donc très liés, toi et l’ami Pierrotte ?… Est-ce que tu y vas souvent ?

— Oui, très souvent. Le soir, on fait de la musique.

— Tiens ! Pierrotte est musicien.

— Non ! pas lui, sa fille.

— Sa fille !… Il a donc une fille ?… Hé ! hé ! Jacques… Est-elle jolie, mademoiselle Pierrotte ?

— Oh ! tu m’en demandes trop pour une fois, mon petit Daniel… Un autre jour, je te répondrai. Maintenant, il est tard ; allons nous coucher.

Et pour cacher l’embarras que lui causent mes questions, Jacques se met à border le lit activement avec un soin de vieille fille.

C’est un lit de fer à une place, en tout pareil à celui dans lequel nous couchions tous les deux, à Lyon, rue Lanterne.

— T’en souviens-tu, Jacques, de notre petit lit de la rue Lanterne ; quand nous lisions des romans en cachette, et que M. Eyssette nous criait du fond de son lit, avec sa plus grosse voix : « Éteignez vite ou je me lève ! »

Jacques se souvient de cela, et aussi de bien d’autres choses… De souvenir en souvenir, minuit sonne à Saint-Germain qu’on ne songe pas encore à dormir.

— Allons !… bonne nuit ! me dit Jacques résolument.

Mais au bout de cinq minutes, je l’entends qui pouffe de rire sous sa couverture

— De quoi ris-tu, Jacques ?…

— Je ris de l’abbé Micou, tu sais, l’abbé Micou de la manécanterie… Te le rappelles-tu ?…

— Parbleu !…

Et nous voilà partis à rire, à rire, à bavarder, à bavarder… Cette fois, c’est moi qui suis raisonnable et qui dis :

— Il faut dormir.

Mais un moment après, je recommence de plus belle :

— Et Rouget, Jacques. Est-ce que tu t’en souviens ?…

Là-dessus, nouveaux éclats de rire et causeries à n’en plus finir…

Soudain un grand coup de poing ébranle la cloison de mon côté, du côté de la ruelle. Consternation générale.

— C’est Coucou-Blanc… me dit Jacques tout bas dans l’oreille.

— Coucou-Blanc !… Qu’est-ce que cela ?

— Chut !… pas si haut… Coucou-Blanc est notre voisine. Elle se plaint sans doute que nous l’empêchons de dormir.

— Dis donc, Jacques ! quel drôle de nom elle a notre voisine !… Coucou-Blanc ! Est-ce qu’elle est jeune ?…

— Tu pourras en juger toi-même, mon cher. Un jour ou l’autre, vous vous rencontrerez dans l’escalier. Mais en attendant, dormons vite… sans quoi Coucou-Blanc pourrait bien se fâcher encore.

Là-dessus, Jacques souffle la bougie, et M. Daniel Eyssette (de l’Académie française) s’endort sur l’épaule de son frère comme quand il avait dix ans.