Le Petit Dragon
sur le théâtre du Vaudeville,
LE BARON.
LE GOUVERNEUR.
ALFRED, son neveu.
ELVINA, fille du baron, vêtue en amazone.
CONSTANCE, sœur d’Alfred.
FRANCK, vieux soldat, père nourricier d’Elvina.
MARCELLIN, jardinier.
ACTE PREMIER.
Scène PREMIÈRE.
Arrosons maintenant. Queu tranquillité ! on voit bien que mamzelle Elvina n’est pas encore descendue au jardin, ou p’t-être ben qu’elle est déjà sortie : car, dès que le jour paraît, brrrrr… ça court sans savoir où ; toujours dans les champs, dans les bois, à la chasse : queu lutin ; je n’ peux pas me persuader qu’ ça soit une femme, et j’ gagerais qu’ son père, monsieur le baron, n’en est pas sûr lui-même ; aussi son mari (si jamais elle en trouve un) n’a qu’à bien se tenir.
Quand un débat s’élèvera
Entre eux, après le mariage,
Notre maîtresse se croira
À la guerre dans son ménage ;
Et comme une femme toujours
À son mari cherche querelle,
Il sera forcé tous les jours
De tirer l’épée avec elle.
Ah, mon dieu ! c’est-y-possible ! queu ravage ! mes pauvres giroflées, mes tulipes ! Tatigoi ! faut qu’elle ait déjà passé par là.
Scène II.
Eh bien ! eh bien ! à qui en as-tu donc, avec tes giroflées, imbécille ? Tu fais plus de bruit qu’une pièce de trente-six.
À qui j’en ai ? Pardi ! à c’ diable à quatre qu’ j’avons ici pour nos péchés, votre aimable Elvina.
Mon élève, corbleu !
Oui, une belle éducation que vous avez faite là.
Certainement ; et lorsque mon colonel fut obligé de partir pour la guerre d’Amérique, dont il croyait revenir au bout d’un an au plus, et qu’il confia sa petite Elvina à ma femme, sa nourrice, il savait bien que j’en ferais un sujet distingué : aussi, depuis la mort de la défunte, elle n’a pas eu d’autre maître que moi.
Il y paraît, et depuis quinze jours que monsieur le baron est revenu, il a dû s’en apercevoir. Pour ce qui est de moi, déjà je ne peux plus y tenir ; c’ que j’ fais d’un côté, elle me l’ défait de l’autre ; all’ prend mon chien pour chasser, et je ne désespérons pas de la voir un jour prendre mon pauvre âne pour l’ dresser aux manœuvres de cavalerie.
De tous côtés chacun s’ récrie
D’ la voir avec un si gentil minois
Parcourir les champs, la prairie.
Et vivre toujours dans les bois.
Oui, ceux qui passant dans not’ village.
Avec raison sont tous surpris
De rencontrer une fille sauvage
Aussi près de Paris.
Paix ! imbécille, paix ! c’ n’est pas à un blanc-bec comme toi à juger une personne comme elle, qui a été éduquée par un brave comme moi.
Morbleu ! c’est la plus belle âme,
Un esprit sensible et bon.
Ça s’ peut bien, mais pour une femme
Ell’ n’en a rien que le nom.
Quand je la vois sous les armes,
Je crois voir un grenadier…
C’ n’est pas avec de tels charmes
Qu’all’ pourra se marier.
Mill’ bormb’ des époux, je gage
Qu’elle n’en manquera pas.
Moi, je crois qu’ dans son ménage,
Ell’ f’rait un joli fracas.
J’ suis certain, ne t’en déplaise,
Qu’on n’ lui résist’ra jamais,
Ell’ est bell’ comm’ une Française,
Et se bat comme un Français.
Et se bat comme un Français.
Oui, morbleu ! elle se ferait hacher pour son père, pour moi, pour vous tous qui la jugez si mal : n’a-t-elle pas encore sauvé, ces jours-ci, un jeune officier que les gardes-chasses du bois voulaient arrêter ? Hein ? quelle intrépidité ! quel sang-froid ! contenir à elle seule trois gardes-chasses ! Je n’aurais pas mieux fait.
Eh bien ! j’ vous conseille d’ vous vanter d’ celle-là ; monsieur le baron a-t-il assez grondé ? s’exposer à faire le coup de fusil avec la maréchaussée ! Enfin c’est un diable incarné, un vrai Lucifer.
Comment tu oses… Attends, maraud, attends.
(Il va pour tiret son sabre.)Ah ! ben, v’là le p’tit dragon par ici ; j’ serons entre deux feux, sauvons-nous. (Il se sauve à gauche, du côté du château.)
Scène III.
et la carnassière sur le dos.)
Bonjour, mon vieux camarade ; tiens, voilà ma chasse.
Diable ! nous n’avons tué qu’un lièvre ? tu t’es négligée aujourd’hui. Mais, dis-moi, tu es sortie de bien bonne heure ce matin ?
Oh ! j’ai fait une promenade charmante.
Oui, les champs, les forêts,
M’offrent seuls des attraits ;
Du bonheur, de la paix,
C’est l’image :
En fuyant le sommeil,
Sur l’horizon vermeil
J’ai guetté le réveil
Du soleil.
L’oiseau dit sa chanson
Et l’écho lui répond ;
Mais voilà que du fond
Du bocage,
Un couple que je vois,
Sans me dire pourquoi
S’enfuit d’un air d’effroi
Devant moi.
Les troupeaux bondissans
S’en retournent aux champs,
Et nos gais paysans
À l’ouvrage ;
Lorsqu’au détour d’un bois.
Un peu tremblans, je crois,
Le fer en main, je vois
Deux grivois.
Arrêtons-nous, dit l’un,
Car j’aperçois quelqu’un ;
Mon aspect importun.
Fait qu’aucun
N’est défunt :
Car d’un avis commun
Pensant qu’ils sont à jeun,
Dans la forme ordinaire
Oui, les champs, les forêts,
M’offrent seuls des attraits ;
Du bonheur, de la paix,
C’est l’image.
Là, je vis sans façon,
Et fuis, avec raison,
Les grands airs et le ton
Du salon.
Mais qu’est-ce que tu regardes donc de ce côté avec tant d’attention ?
Tu ne sais pas ? Une aventure assez singulière, une rencontre…
Une aventure ! conte-moi ça, mon enfant.
Tout à l’heure, en revenant de la chasse, j’ai aperçu de ce château, à travers les barreaux d’une fenêtre, un prisonnier d’une physionomie si douce, si intéressante, que j’en ai été tout émue.
Elle vous a un si bon cœur.
Mais, ce qui va bien t’étonner, c’est que j’ai cru reconnaître le jeune homme que j’avais secouru dans le bois.
Qui ? cet officier poursuivi par des gardes-chasses, et à qui, sans toi, on aurait fait un mauvais parti ?
Lui-même. Il paraissait bien triste, bien malheureux. Ses regards, ses gestes, que je suivais de loin, imploraient ma pitié. Il allait peut-être s’expliquer ; mais il a disparu tout à coup, comme s’il craignait d’être surpris.
Parbleu ! il m’intéresse aussi.
N’est-ce pas ? Je suis sûre que c’est un garçon estimable.
Très estimable. Un jeune homme d’une physionomie douce, qui rosse des gardes-chasses et qui se fait mettre en prison.... Je n’en faisais pas d’autres, moi.
Écoute ; il m’est venu une idée. Si je pouvais le délivrer, le rendre à ses parens, à ses amis.
Il faut le délivrer.
Mais quel moyen ?
Le premier venu, une entrée de vive force, un assaut général à nous deux.
C’est décidé ; d’ailleurs, il s’agit d’une bonne action.
Certainement.
D’un brave militaire que l’on retient injustement.
C’est-à-dire nous ne savons pas au juste ; mais c’est égal, c’est affreux. Allons, en avant, marche.
Scène IV.
Mamselle, mamselle, une lettre pour vous.
Comment une lettre pour moi !
J’ sais bien qu’ vous n’en recevez pas beaucoup par la poste, aussi celle-là n’en vient pas.
Que veux-tu dire ?
Je passais sous le petit donjon, lorsque j’entends st, st ; je lève la tête, et je manque de recevoir ce paquet sur le nez. C’était un beau jeune homme qui l’avait jeté.
Un prisonnier !
Apparemment qu’il vous connaît et moi aussi, car il m’a dit : Imbécille, porte cela à ta jeune maîtresse.
C’éait donc attaché à une pierre ?
Oui ; mais la pierre était une pièce de six francs. J’ai mis la pierre dans ma poche, et je vous apporte la lettre, port payé.
Donne.
Ah ! j’oubliais de vous dire qu’en même temps il me montrait un grand ruban. J’ai présumé que c’était pour avoir votre réponse ; car je ne manque pas d’esprit, afin que vous le sachiez.
C’est bien.
Va-t’en.
Ah, ça, et la réponse ?
Je m’en charge.
Pour la porter ?
Je m’en charge.
Mais tais-toi, je te le conseille,
Sinon je te coupe une oreille.
Je m’ charg’ de l’autr’, par contre-coup.
Ce pèr’ Franck se charge de tout.
Pourtant une pareille affaire,
Dans mon état n’ peut pas déplaire,
Et j’ voudrais qu’ainsi chaqu’ matin…
On j’tât des pierr’ dans mon jardin.
Scène V.
Allons, morbleu ! nous voilà déjà en correspondance réglée.
J’étais sûre de l’avoir reconnu ; c’est bien lui. Mais comment se trouve-t-il en prison si près de nous ? Eh ! qui se serait douté qu’il y eût des prisonniers dans cette partie du château où jusqu’à présent on n’en avait point vu.
Cette lettre nous donne des renseignements. Voyons un peu.
Oui, voyons ; nous sommes bien avancés. Comment deviner ce qu’il veut, ce qu’il écrit ? (Tournant la lettre entre ses mains.) Morbleu ! faut-il que je ne sache pas lire.
Ah, diable ! il faut faire comme au régiment. Le premier camarade…
Et si c’est un secret ?
C’est vrai. Voyons donc si j’pourrai déchiffrer ce chiffon.
Toi, mais tu ne sais pas lire non plus !
Bah ! c’est égal, avec d’ l’intelligence on vient à bout de tout ; et puis j’ai les premiers élémens ; j’ai manqué d’apprendre.
Peu s’en est fallu, je te jure,
Que tu ne lusses couramment :
Je d’vais apprendre la lecture
D’un trompette du régiment.
Mais l’ blanc-bec qui devait m’instruire,
Le jour d’ la première leçon,
S’ laisse enl’ver d’un boulet d’ canon,
Et v’là pourquoi tu n’ sais pas lire.
Mais ; tiens, v’là justement monsieur le baron, on peut s’ confier à lui.
Comment, mon père !
Sois donc tranquille, je ne dirai pas que la lettre est pour toi.
Scène VI.
Bonjour, mon père. (Voyant l’air froid de son père.) Eh bien ! est-ce que tu es encore fâché contre moi ?
Mais, franchement, ELvina, cette scène d’hier au soir.
Que veux-tu ? Je ne puis supporter le prétendu bon ton de toutes vos sociétés. Un monsieur de Forbel, petit fat parfumé, qui me dit, en arrangeant sa cravate devant une glace : Quand mademoiselle sera-t-elle colonel de hussards ? Morbleu ! si je l’étais…
Et tu me demandes encore ce qui cause mon chagrin !
Lorsque jeune, aimable et belle
Ma fille, par sa douceur,
Pouvait faire mon bonheur
Et le fixer auprès d’elle,
Elvina ne songe, hélas !
Qu’à l’exercice, aux combats,
Mais à moi ne songe pas.
Voyant enfin, la paix faite,
Dans mes foyers j’espérais,
Vivre en repos désormais…
Et loin d’avoir ma retraite.
Grâce à toi, dans ma maison,
Je me crois en garnison.
Eh bien, mon père, voilà qui est dit. Pour te plaire, pour toi seul, je me corrigerai, j’étudierai.
Oui, mon colonel ; nous étudierons ; et pour commencer, si vous voulez me lire ceci.
Une lettre !
Oui, c’est une lettre, que l’on m’écrit à moi.
Très volontiers, mon camarade. Eh ! mais il n’y a point d’adresse.
Non, ça m’a été donné de la main à la main.
« En vous voyant, mon cœur se plaît à vous croire aussi bonne que belle. » De qui parle-t-il donc ?
Mon colonel, c’est sans doute une faute d’orthographe.
Continuons. (Il lit.) « J’ai trouvé le moyen de parvenir jusqu’à la petite porte qui donne en face du jardin. »
Celle du parapet, bon !
« Tous les jours, à deux heures, je puis écarter mes surveillans ; il dépend de vous de me rendre au bonheur, et si vous partagez mes sentimens, belle Elvina… »
Aie ! aie !
Comment ! une déclaration. ! (À Elvina.) Écoute, ma fille, c’est à toi que cela s’adresse.
Ah ! je l’ignorais, mon père ; j’ai cru que ce pauvre jeune homme ne parlait d’autre chose que de sa captivité.
Ah ! c’est un jeune homme ?
Eh bien, oui, mon colonel, c’est un jeune homme, c’est un prisonnier. Nous avions déjà résolu de le secourir, et si vous voulez être de la partie ?
Y penses-tu ?
Oh oui, mon père, tu m’aideras à le délivrer, tu auras pitié d’un malheureux jeune homme qui réclame nos secours. Je te réponds qu’il n’est pas coupable ; il ne peut pas l’être avec une figure aussi intéressante.
Le hasard m’offrirait-il enfin l’occasion de lui donner une bonne leçon ! Avant tout, allons prendre quelques informations sur cette aventure.
Eh bien, mon père !
Ma foi, ma chère Elvina, ton élan généreux m’entraîne, m’électrise, et je te promets de rêver aux moyens…
De le délivrer.
C’est ça, délivrons-le, mille bombes ; mon colonel s’ra le général, Elvina l’aide-de-camp, et moi le corps d’armée, et je vais tout disposer…
Nous nous reverrons sur la brèche,
J’espère qu’il y fera chaud.
Méditons sur cette dépêche,
Et tâchons d’empêcher l’assaut.
Comme d’abord, en temps de guerre,
Il faut voir clair à ce qu’on fait,
Je vais mener, avant l’affaire,
Le corps d’armée au cabaret.
Nous nous reverrons sur la brèche, etc.
Nous nous reverrons sur la brèche.
J’espère qu’il y fera chaud ;
Méditons sur cette dépêche,
Et tachons d’empêcher l’assaut.
Scène VII.
Bon, ils s’éloignent ! c’est surtout à ce gouverneur que j’en veux. C’est indigne à lui de retenir Alfred prisonnier, et si je le rencontre jamais….
Scène VIII.
Parbleu ! voilà sa maison. Ce cher baron, il sera ravi de me revoir.
Quel est ce militaire ?
Mon enfant, peut-on parler à monsieur le baron ?
Une visite, et dans ce moment-ci ! (Haut.) Monsieur, il est sorti.
Sorti ! un de ses gens m’a pourtant assuré….
Il est très occupé, et ne reçoit personne.
Lorsqu’il saura que c’est le gouverneur du château voisin….
Le gouverneur du château ! Comment, monsieur, c’est vous ?
Moi-même, ma chère enfant.
Ah ! ah ! je suis enchantée de vous trouver et de vous faire mon compliment.
Que veut dire ?
Cela veut dire que vous vous conduisez horriblement, que vous ne faites que des injustices, des actes de tyrannie, et que tout le monde se plaint de vous.
Tout le monde se plaint….
Oui, monsieur, et moi la première, je vous en avertis.
En vérité, mademoiselle.
Ah ! vous emprisonnez les jeunes gens, les officiers, vous les confinez dans de vieux donjons, vous les faites périr d’ennui !
Oui, ces messieurs, je le conçois,
Malgré mon humeur peu sévère,
S’amusent rarement chez moi ;
Hélas ! je n’y saurais que faire.
Chacun, j’en conviens des premiers,
Comme vous n’a pas en partage
L’art de faire des prisonniers
Qui bénissent leur esclavage.
Monsieur, vos observations me déplaisent.
Ah ! j’y suis. Ce costume, ce ton cavalier ; c’est sans doute le petit dragon dont on m’a tant parlé depuis mon arrivée.
Vous m’insultez, monsieur ; cette épithète…
Eh mais, mademoiselle, il me semble que c’est vous-même, dont les discours offensans…
C’est possible, monsieur ; dans tous les cas je suis prête à vous rendre raison.
Comment, mademoiselle ?
Parlons bas, monsieur, parlons bas, je vous prie.
Mais c’est un diable que cette petite femme-la.
Scène IX.
Mon père ! ah, quel dommage !
Que vois-je ! Forlis, mon cher ami, mon fidèle compagnon d’armes.
Ah, mon dieu ! il le connaît.
Oui, mon cher baron, c’est moi-même, j’ai voulu te surprendre. Embrassons-nous encore.
Mais je suis désolé. Tu étais seul ici ?
Non, non, mademoiselle me faisait les honneurs de chez toi.
C’est ma fille que je te présente. (À Elvina.) Salue donc.
Oh ! nous avons déjà fait connaissance.
Ce bon Forlis. (À Elvina.) Dis donc, Elvina, si nous le mettions dans notre confidence, il peut nous servir ; c’est un brave.
Dispose de moi, parbleu ! je suis à ton service.
Y penses-tu ? c’est le commandant du château voisin.
Le commandant, c’est vrai. (Haut.) J’avais oublié ta nomination, mon ami, et, depuis mon retour, je ne suis pas sorti de chez moi.
Tu sens bien alors qu’il est prudent…
Sans contredit, je me tais.
Je vais retrouver Franck, mon père ; je ne te demande qu’une grâce, c’est de le retenir ici vingt minutes. Adieu, mon père. (Au gouverneur, d’un ton sec.) Adieu, monsieur.
Scène X.
Quoi, mon ami ! c’est la ta fille ? c’est une petite personne charmante.
Tu trouves, mon ami ? Eh bien, j’en suis enchanté.
Je rends justice à son mérite,
Mais d’honneur je ne pensais pas
Que pour te rendre une visite,
Il fallût livrer des combats.
Comment ! ma fille !
Moi qui chéris les périls et la gloire,
Selon mes goûts je viens d’être servi ;
Ah ! quel bonheur, chez toi l’on peut se croire
En pays ennemi !
Eh bien, mon cher Forlis, tu vois la cause de tous mes chagrins.
Oui, je sais bien… On m’a conté que son éducation… Mais, morbleu ! une bonne résolution ! Tu vas me dire que la tendresse, le cœur paternel… bah ! s’il fallait écouter tout ça ! moi, qui te parle, j’ai un neveu que je regarde comme un fils, charmant sujet, qui me fera damner, dont je suis fou.
Tu as un neveu ?
Des talens, de l’esprit, excellent militaire, que je mets aux arrêts tout comme un autre, et dans ce moment même, je le tiens sous clef pour certaine escapade.
Comment ?
Oh ! ce n’est pas un prisonnier d’état, c’est le mien, et c’est en sa faveur que j’ai fait une prison de cette tourelle que tu vois d’ici, et qui communique à mon appartement.
Attends-donc. Est-ce que ton neveu serait M. Alfred ?
Tu le connais ?
Oui, indirectement ; je t’expliquerai cela. Mais tu le crois donc bien en sûreté ?
Je t’ai dit que je le tenais.
Eh bien, tu ne le tiendras pas long-temps ; on a le projet de le faire évader. Ma fille, mes gens, moi-même, toute la maison est dans la conspiration.
Comment diable !
Oui, nous avons besoin d’une leçon. Écoute, tu es gouverneur du château voisin , tu es mon ami, fais moi le plaisir de me mettre en prison.
Très volontiers, enchanté de te posséder. Je te l’ai dit, j’ai justement tout près de mon appartement une prison particulière pour moi et ma famille ; mon neveu ne la quitte presque pas, mais il y a toujours une place pour mes amis.
Bien. Mais ça ne suffit pas ; il me faudrait du bruit, de l’éclat, une arrestation sérieuse.
Diable ! tu en demandes trop ; je ne puis pas. Mes devoirs, et puis songe donc… (Il s’arrête étonné, en regardant du côté du château.) Eh ! mais qu’est-ce que je vois là-bas ? quelqu’un qui se glisse le long du mur.
Dieu me pardonne, c’est ma fille et Franck, le vieil invalide qui l’a élevée.
Mais ils portent une échelle. Comment, morbleu ! mon neveu est de la partie. (Avec colère.) Ah ! ceci passe la plaisanterie. Heureusement pour eux, il n’y a pas de sentinelle de ce côté ; tenons-nous à l’écart, et observons.
Scène XI.
avec une échelle qu’il cache le long de la charmille ;
puis ALFRED et ELVINA.
Je me suis avancé jusqu’ici en tirailleur. Personne ! (Il fait signe à Alfred et à Elvina d’approcher.) St, st, st.
Mon brave camarade… Mademoiselle, comment reconnaître jamais tout ce que vous venez de faire pour moi ?
En vous éloignant sur-le-champ. Passez par ce jardin, qui est celui de mon père.
Vous franchissez la haie, vous vous trouvez sur la grande route, et dans une demi-heure vous êtes à Paris, où vous cherchera qui pourra.
Qui ? moi, vous quitter ainsi ! ne plus vous revoir ! puis-je oublier jamais tant de générosité, tant de courage ! non, belle Elvina, je jure de vous consacrer mon existence.
C’est trop, beaucoup trop pour un simple service. Mais éloignez-vous, je vous en supplie. Tout à l’heure, quand il fallait vous délivrer, rien n’aurait pu m’effrayer, et maintenant je ne sais pourquoi je tremble malgré moi. Partez, rejoignez votre régiment ; vous allez à la guerre, vous allez vous battre, vous êtes bien heureux ! servez bien votre prince, votre patrie, et, au milieu de vos succès, pensez quelquefois à ceux à qui vous les devez, c’est tout ce que je vous demande.
Ah ! je suis trop coupable ; et, puisqu’il faut vous l’avouer, apprenez que mon esclavage était loin d’être rigoureux, et que, si j’ai cherché à exciter votre pitié, c’était moins pour fuir ma prison, que pour me rapprocher de vous.
N’importe, partez. (Roulement de tambour dans le château.) Je vous l’ai dit, vous vous perdez.
Morbleu ! (Elle saute sur son fusil, qu’elle a laissé près de la grille, et menace les soldats.)
Elvina… ma fille, y penses-tu ?
Ciel ! mon père !
Scène XII.
Arrêtez !
(Adolphe et Clara)
Dans ce séjour, quel dessein vous attire !
Redoutez tous un juste châtiment !
Par escalade, s’introduire
Dans le château dont je suis commandant.
Que vois-je ! ô ciel, monsieur le commandant !
Lui qui brava mon transport imprudent.
C’est que mon oncle est notre commandant
Je ne le vis jamais aussi méchant.
Vous, monsieur, d’un oncle sévère
Redoutez surtout la colère.
Fort bien, fort bien, de la colère.
Je vais en écrire à la cour.
Comment, en écrire à la cour !
Ah ! grand Dieu !
Morbleu !
Comment faire ?
Moi, j’espère…
Qu’on les enferme.
Ensemble ?
Non chacun dans une tour.
On connaîtra quel dessein vous attire
Dans le château dont je suis commandant.
Par escalade s’introduire
Dans le château dont il est commandant.
Fort bien, grâce à cette folie,
Elle sera bientôt guérie.
Mais quelle est donc cette folie ?
Ceci passe la raillerie.
Rassure-toi, fille chérie ;
Tu ne partiras pas sans moi.
Comptez sur moi.
Partez sans moi.
Qu’on la sépare à l’instant de son père.
Nous séparer ! non, ne l’espérez pas !
Ah ! malgré moi je ris de sa colère.
Qu’on obéisse, allons, soldats.
Crois-moi, ne lui résiste pas.
Mon père n’est pas mon complice ;
Non c’est une injustice.
Vous voulez me tromper, madame.
Qui ? moi ! je croirais qu’une femme
Ait osé tenter un assaut ?
Non, monsieur, c’est un injustice.
Lui, mon complice !
Qu’on obéisse, allons, soldats.
Crois-moi, ne lui résistons pas.
Fort bien, grâce à cette folie, etc.
ACTE II.
Scène PREMIÈRE.
Comment ! c’est toi, ma chère Constance ? Tu as pu te décider à quitter les plaisirs de Paris pour venir visiter tes amis ?
Non, mon oncle, je vous jure que je ne viens que pour gronder mon frère.
Alfred ?
Je suis outrée contre lui.
Qu’a-t-il donc fait ?
L’autre jour pour un bal divin,
J’étais, déjà toute parée.
Hélas ! je comptais sur sa main ;
J’attendis toute la soirée.
Il me fuit, il me tient rigueur ;
C’est en vain que je le réclame :
Enfin je ne suis que sa sœur,
Et l’on me prendrait pour sa femme.
Aussi je viens le chercher pour le bal de ce soir : car il est capable de m’avoir encore oubliée.
T’oublier ? non ; mais comme ton frère est aux arrêts depuis trois jours, tu peux chercher un autre cavalier.
Vous n’en faites jamais d’autres !… En vérité, mon oncle, cela n’a pas de nom ! me priver de mon frère ! moi qui n’ai que lui pour me conduire dans le monde en l’absence de mon mari !… Certainement je ne m’oppose pas à ce que vous mettiez Alfred aux arrêts : il le mérite, rien que pour son manque de parole de l’autre jour… mais arrangez-vous, au moins, pour que ses jours de prison ne tombent pas sur mes jours de bal. Que voulez-vous que je devienne ce soir ?
Est-ce qu’on ne peut pas te dédommager de ce bal ? Si, par exemple, je t’engageais à passer la soirée avec moi ?
C’est juste. Pourtant, si je t’offrais un rôle dans une petite comédie que nous allons jouer ?
Comment ! mon oncle, ici, la comédie au milieu des guichets, des porte-clefs ? ce sont vos prisonniers qui seront sans doute vos acteurs et vos spectateurs !
Précisément.
C’est délicieux.
Chez moi toujours la foule abonde.
Mais c’est qu’en directeur zélé ;
Afin d’avoir toujours du monde,
Vous tenez le public sous clé.
Chacun, comme à la comédie,
Peut applaudir ou siffler.
Mais par malheur, quand il s’ennuie,
Le public ne peut s’en aller.
Oh ! il se gardera bien de s’ennuyer tant que vous serez en scène.
C’est décidé, je renonce à mon bal ; mais au moins, mon cher oncle, mettez-moi au courant.
De dix-sept ans ?… Ah ! j’y suis… mon frère joue aussi, n’est-ce pas ?
Mais cela se pourrait bien.
Je vous devine ; une petite personne bien langoureuse, bien sentimentale…
Oui, morbleu ! je parlerai au commandant, et malgré vous.
Qu’est-ce que cela, mon oncle ?
C’est la jeune personne langoureuse et sentimentale… qui peut-être rosse le geôlier.
Ah !… mon Dieu !…
Elle me cherche sans doute ; il ne faut pas qu’elle te voie : va m’attendre dans mon cabinet, je t’expliquerai tout.
Tu serviras notre dessein,
Pour que la fête
Soit complète,
Et pour que l’ouvrage aille enfin
Sans accident jusqu’à la fin.
Vous allez gronder, je parie,
Alfred va parler sentiment ;
Moi, parler raison, c’est charmant ;
Nous jouerons tous la comédie.
Tu serviras notre |
dessein, etc. |
Scène II.
On la conduit ici… fort bien.
Je vous dis que je veux être auprès de mon père. Est-ce que vous croyez me faire peur avec vos grosses voix ?
Doucement, mademoiselle, doucement… On n’obtient rien chez moi par la violence.
Ah ! monsieur, c’est vous précisément que je cherchais. Il est affreux qu’on ose me séparer de mon père : je ne le souffrirai pas au moins.
Votre père, mademoiselle ? j’attends à son égard la décision du ministre, et bientôt…
Quoi ! monsieur, sérieusement…
Quoique son ami, je dois en convenir : son délit est inexcusable. Un ancien militaire, un officier supérieur !
Mais, monsieur, quand je vous répète que c’est moi seule, oui, moi seule…
Impossible, il a tout avoué.
Monsieur, c’était à ma prière ;
Son cœur a craint de m’affliger.
C’est un crime, et de votre père
Vous, n’auriez pas dû l’exiger.
Et j’étais bien loin de prévoir
Que s’il dût manquer au devoir,
Ce fût à la voix de sa fille.
En attendant, cependant, je ferai tout pour adoucir son sort et le vôtre. Vous verrez d’abord votre père chez moi ; j’y réunis souvent, dans de petites fêtes, les prisonniers qui sont, par leur conduite, dignes de ces faveurs. Le matin, je vous permettrai de passer quelques heures avec le baron. (Avec intention.)
Vous avez sans doute des talens agréables, vous pourrez calmer l’ennui de sa position, en faisant de la musique, des lectures… ma bibliothèque est très variée ; je possède une harpe, un clavecin.
C’est charmant, monsieur, c’est charmant.
C’est bien heureux.
Ah ! j’oubliais… Vous aurez pour voisine une jeune dame dont les inclinations s’accorderont, je crois, très bien avec les vôtres.
Une femme du grand monde, sans doute ? il ne me manquerait plus que cela.
Elle est d’un esprit agréable,
D’un naturel plus vif que doux.
Monsieur, vous êtes trop aimable.
D’honneur on est trop bien chez vous :
Mais malgré ce que vous en dites,
Seule ici j’aime mieux rester…
Et c’est bien assez des visites
Que l’on ne peut pas éviter.
Elle est charmante !… Mademoiselle, je vous salue.
Oh le vilain homme !
Scène III.
Quelle différence de ce méchant gouverneur à son neveu ! ce bon M. Alfred ! que d’empressement ! avec quelle chaleur il nous a défendus !… J’ai vu le moment où il se mettait en fureur contre son oncle, et battait toute la garnison. Oh ! c’est un bien bon jeune homme, un bien bon cœur !… S’il savait comme on me traite !… (D’un ton plus vif.) Voilà donc notre habitation… c’est superbe en vérité… Voyons un peu ma chambre. (Elle pousse une porte.) Ah ! l’horreur ! des barreaux à ma fenêtre !… Je ne pourrai jamais vivre ici, j’y périrai d’ennui. (Elle regarde la table.) Des livres, du papier ! belle ressource, ma foi !… Encore si j’avais là mon cher Franck, pour me faire ses récits de bataille… Mais non, personne ne s’intéresse à moi… Que veut ce soldat ?
Scène IV.
Que vois-je ?… comment ! c’est toi, mon cher Franck ?
Chut !… chut donc !… Sûrement c’est moi… Mille bombes, est-ce que je pouvais me passer de te voir ?
Quoi ! le commandant t’a permis ?…
Ah ben ! oui, l’commandant, n’m’en parle pas ; il n’sait pas vivre, morbleu ! et j’donnerais ma pipe, pour me battre avec lui.
Pour te servir, mon enfant.
Tu sais que rien ne m’étonne,
Et j’ viens moi-même en personne
D’ parler à ton commandant.
Croirais-tu bien qu’il raisonne ;
Il n’ veut pas qu’on m’emprisonne :
De ces lieux même il ordonne
Que l’on me fasse sortir.
D’y rester je suis bien l’ maître.
On n’ peut pas m’empêcher d’être
Prisonnier pour mon plaisir.
Prisonnier, toi !
Quand j’ai vu ça, j’ai pris l’uniforme…
Quoi ! Franck ?
Je me suis enrôlé dans la garnison.
Comment, mon pauvre ami…
Tu sens bien qu’ils ont tous été enchantés de m’avoir… j’en ai frotté plus d’un dans cette garnison… aussi j’ puis compter sur eux… et puisque te v’là aux arrêts, il vaut encore mieux qu’ ce soit moi qui te garde qu’un autre.
Lui, il est tranquille, morbleu ! comme la veille d’une bataille ! il écrit, il dessine, il n’a pas plus l’air de songer qu’il est en prison…
Il dessine ! il est bien heureux ! moi, je ne sais que faire… cet appartement est si petit…
Ah ! il est sûr qu’il serait difficile de chasser ici ou de monter à cheval… mais on peut encore y manier un fusil, et je te promets de te donner deux leçons d’exercice par jour au lieu d’une… parce que, vois-tu, quoiqu’on soit en prison, i’ ne faut pas négliger son éducation, et puis tout ça aura une fin, que diable !…
Une fin ! Dieu sait laquelle.
Sois donc tranquille… j’ vais courir m’informer… tâcher de voir M. Alfred… à présent qu’ je suis en pied… (Il écoute.) Attends donc, je m’oublie avec toi… c’est la garde montante… j’y cours, morbleu !… il serait joli pour la première fois d’ me faire mettre à la chambre de discipline.
Il n’ faut pas que l’ chagrin t’ gagne ;
Si le sort a trompé nos vœux.
À notre second’ campagne,
Crois-moi, nous serons plus heureux.
Song’ donc que dès la première,
On n’ peut pas tout avoir, morbleu !
C’ n’est qu’à la sixième affaire
Que j’eus mon premier coup d’ feu.
ENSEMBLE. | ELVINA.
Que la prudence accompagne FRANCK.
Il n’faut pas que l’ chagrin t’ gagne, etc. |
Scène V.
Il ne reviendra qu’à trois heures… que faire d’ici là.
Hélas ! quand on est en prison,
Quelle triste et froide existence !
Four s’amuser, comment fait-on
Hélas ! quand on est en prison ?
Tra, la, la, la, etc.
Qu’est-ce que j’entends ?… une harpe ; serait-ce cette femme dont le gouverneur m’a parlé ?
Elle est comme nous en prison,
Et pourtant quelle différence !
Elle chante !… comment peut-on
Oublier qu’on est en prison ?
Tra, la, la, la, etc.
Scène VI.
C’est vous, mademoiselle ; on me permet de vous voir un instant, et je m’empresse d’en profiter. Une autre trouverait peut-être ma démarche extraordinaire ; mais je sais que vous ne tenez pas aux formes de la politesse… c’est comme moi.
Comment !
Oui, l’on m’a parlé de vous, de votre caractère… On dit qu’il est inflexible, impétueux… Je sais que vous êtes au-dessus des faiblesses de notre sexe, c’est très bien, c’est ce qu’il me faut, c’est comme moi.
Mais, madame…
Je suis prisonnière comme vous et votre voisine.
Serait-ce vous que je viens d’entendre ?
Oui, j’ai cultivé jadis les arts, la musique, la danse… mais ne croyez pas que je mette la moindre importance… Je pense comme vous… À quoi cela mène-t-il ? à plaire… Vous n’y tenez pas, ni moi non plus. (D’un ton marqué.) Nous sommes opprimées… le malheur doit nous unir… Il faut sortir d’ici… Nous ne le pouvons que par un coup d’éclat.
Un coup d’éclat !
Chut ! si l’on nous entendait, ce serait fait de nous.
C’est donc bien-terrible ?
Écoutez, notre salut est dans nos mains : j’ai gagné un porte-clef, qui m’a fourni une lanterne sourde et des armes. Cette nuit, trouvez-vous à deux heures dans cette salle… j’aurai soin que votre porte soit ouverte… Nous suivrons le corridor qui termine le grand escalier.. Un des concierges veille de ce côté… nous le forçons, le pistolet sur la gorge, de nous livrer ses clefs.
C’est fort bien… mais s’il résiste ?
Je lui brûle la cervelle !
Ah ! vous lui brûlez la cervelle !
Je sais que ça ne vous étonne pas.
Moi, madame !
Oui, oui, l’on m’a raconte votre aventure des gardes-chasses. Combien étaient-ils ? deux, trois, quatre ! c’est très bien, c’est comme moi.
Comment ! on vous a raconté…
Allons, point de modestie. Continuons ; nous ouvrons la petite grille qui donne sur la cour… là nous trouvons un souterrain qui nous conduit près du rempart… nous le suivons doucement et nous arrivons à la poterne qui n’est gardée que par deux sentinelles.
Deux sentinelles !…
Oh ! pour ceux-là, ils ne se rendront pas… ce sont de vieux soldats… mais nous avons deux pistolets… Vous m’entendez, et nous sommes sauvées.
Oh ! quelle femme !
Mais qui vient nous interrompre ? silence ! ma chère amie.
Scène VII.
Mademoiselle, c’est de la part de monsieur le gouverneur, une guitare et de la musique pour vous distraire.
Une guitare !
De la musique ! de la musique à nous ! (À Elvina.) Renvoyez tout cela, renvoyez tout cela.
Oh ! certainement, je vais…
Mademoiselle, on vous prie de faire attention aux romances ; elles sont très nouvelles. (Bas.) C’est de la part de M. Alfred.
Alfred !
Qu’est-ce que c’est ?
Alors, pour ne pas désobliger… le commandant… laissez cela… je verrai.
Comment ! vous daignez… (Au valet d’un ton brusque.} Eh bien ! m’entendez-vous… laissez-nous. (Le valet sort.)
Scène VIII.
Reprenons notre plan.
Eh bien ! ces romances… quel rapport !… Est-ce que ces misères-là doivent nous occuper ?
C’est que je soupçonne qu’elles renferment quelques nouvelles, quelque avis.
Ah ! voyons, voyons… que ne disiez-vous… ça peut servir à notre plan… c’est peut-être une conspiration en musique. (Elle regarde la musique et fredonne.) Hum… Hum… Lorsque dans une tour obscure, le prisonnier… Ça ne peut pas être cela.
Mais, peut-être, madame, le prisonnier…
Ah, mon dieu ! que c’est vieux… cela a cent ans… Ah ! voilà de la prose !… J’aperçois quelques lignes au crayon.
Lisez donc, je vous prie.
« J’ai mille choses à vous dire, que je ne puis confier qu’à vous seule ; et je ne sais comment vous voir. Il y a ce soir réunion chez le gouverneur ; on y dansera : je ne doute pas que vous n’y soyez invitée. Acceptez : j’y serai. »
C’est lui.
Effectivement, ça a bien l’air d’une conspiration. (l’observant.) La personne qui vous écrit s’intéresse vivement à vous, à ce qu’il paraît ?
Mais… je le crois…
Il faut suivre son conseil ; il faut aller au bal ?
Oui, mais au bal nous serons surveillées… comment nous parler sans danger ?
En dansant, il n’y a rien au monde de si commode.
Mais il faut savoir danser, et j’avoue…
Bon pour une simple contre-danse ! qu’est-ce qui ne sait pas figurer dans une contre-danse ?
Moi, je vous jure…
Qu’est-ce que ça fait ? je serai aussi à ce bal, moi, je puis danser… avec la personne et en causant avec elle…
Non, non vraiment… je n’y consentirai pas… vous détestez la danse. (À part.) Ah, mon dieu ! que cette femme me déplaît !
Comment faire pourtant ?
Autrefois, dans mon enfance…
Ne pourriez — vous m’indiquer seulement… c’est pour faciliter notre évasion, ce que j’en fais.
Cela va sans dire. Mais il n’y a rien au monde de si facile. (Elle fait un pas avec nonchalance.)
Oh ! c’est charmant. (Elle se place près, d’elle et l’imite gauchement.) Ce n’est pas cela. (à part.) Oh ! puisque Alfred aime la danse, il faut que je l’apprenne bien vite, je souffrirais trop de le voir danser avec les autres.
Donnez-moi votre main.
Scène IX.
(Jean de Paris).
Comme cela,
D’abord chacun se place ;
De ce bras-là
Montrez toute la grâce.
Comment ! voilà
Ce qu’on nomme la danse ?
Ah ! quand j’y pense,
Depuis seize ans,
J’ai, je le sens,
Perdu mon temps.
CONSTANCE.
|
LE BARON,
LE GOUVERNEUR, à part.
Déjà que d’élégance ! Dois-je en croire en ce moment mes yeux ?
Tout succède à nos vœux ; |
Tout succède à mes vœux,
Fort bien, de mieux en mieux,
De mieux en mieux.
Ainsi soudain,
Le cavalier repasse ;
Puis votre main
À la sienne s’enlace.
Ah ! quand j’y pense.
Depuis seize ans.
J’ai, je le sens,
Perdu mon temps.
|
fille danse ; |
Scène X.
Ainsi, madame, Alfred sera à côté de moi, comme vous étiez tout à l’heure ? nous nous donnerons la main ?
Alfred, dites-vous ?
Ah, mon dieu ! je ne voulais pas le nommer.
Alfred !
Madame le connaît ?
Certainement, un jeune officier.
Oui, madame.
Ce cher Alfred ! cette femme-là a un bien mauvais ton !
Il sera donc au bal du gouverneur ?
Mais… je présume…
Oh ! cela me décide : je ne voulais pas y paraître… mais j’irai, certainement j’irai.
Là, j’en étais sûre.
Je cours à ma toilette ; ma bonne amie… Alfred est un garçon rempli de goût, d’élégance…
Elle va se faire superbe à présent.
Nous nous reverrons au bal, ma chère ; nous reparlerons de notre projet ; nous pourrons mettre Alfred dans notre confidence… dans tous les cas, je compte sur votre discrétion… (Avec intention.) Sans adieu, ma toute belle… j’ai une robe délicieuse, une garniture divine… certainement je fais bien peu de cas de toutes ces bagatelles, mais en prison il faut bien s’amuser à quelque chose. (À part en sortant.) La pauvre petite, comme elle me déteste.
Scène XI.
Et moi… moi, qui n’ai jamais songé à ma parure ! qui n’ai rien que cet habillement si modeste !… (Avec un soupir.) Elle va s’habiller maintenant… faire une toilette pour séduire Alfred… ho, ho ! non, elle ne réussira pas.
Ce ton hardi ne peut que lui déplaire…
Eh ! mais pourtant je suis ainsi !
Surtout quel mauvais caractère…
Cependant c’est le mien aussi.
Quand mes yeux se fixaient sur elle,
J’éprouvais là des sentimens nouveaux :
Il me semblait qu’une glace fidèle
Me retraçait tous mes défauts.
Scène XII.
Bonne nouvelle, mon enfant, bonne nouvelle ?… Monsieur Alfred est eu liberté.., et puis il y a un ordre du ministre… non, c’est une lettre… il t’expliquera cela lui-même.
Et qui donc ?
Tu lui as parlé ?
Et de toi, morbleu ! je ne l’ai vu que deux minutes ; mais je lui en ai dit sur ton éducation, ton courage, tes talens… Ah ! j’étais en train !
Comment il aurait… c’est insupportable ! peut-on faire une pareille gaucherie ?
Comment une gaucherie !
Non, mon ami, mais tu as eu tort.
Tort ! quand je fais ton éloge ! après toutes les peines que je me suis données pour ton éducation.
Tu as fait pour le mieux, certainement ; mais, vois-tu, je crois que tu t’es trompé… je veux dire que nous nous sommes trompés.
Je m’suis trompé ! moi ! par exemple, je n’me serais pas attendu…
Ce n’est pas ta faute… mais enfin tu m’as toujours dit que j’étais parfaite, et moi je t’ai cru sur parole.
Oui, morbleu, tu es parfaite, si quelqu’un osait me dire le contraire !..
Eh bien ! oui, mon ami ; mais, vois-tu, toute parfaite que je suis, je sens que je ne sais rien du tout, pas même lire.
Comment !… et toi aussi !
Non, non, console-toi. (L’embrassant.) J’aimerais mieux ne savoir lire de ma vie que de te causer un moment de chagrin… Allons, tu oublies tout, n’est-ce pas ?
Est-ce que j’puis te garder rancune ?… Mais c’est égal, va, tu as beau dire, ce jeune homme t’adorera, t’épousera, et… je m’en vais monter ma faction.
Comment ! tu es déjà de garde ?
Pour toute la nuit… Mais je n’serai pas loin de toi, et ça me console… J’suis d’garde à la poterne.
À la poterne !… toi !
Eh bien ! qu’est-ce que t’as donc ?
Et cette méchante femme !… Si elle exécutait son projet !
Ah ! mon dieu, elle va… mais, ventrebleu ! est-ce que le chagrin t’a tourné la tête ?
Tu n’iras pas, Franck, je ne veux pas que tu y ailles…
Scène XIII.
Monsieur Alfred… monsieur Alfred… venez vite, empêchez que Franck ne soit de garde à la poterne… sa vie est menacée.
Moi !
Allons, du courage, je l’ai promis. (Haut.) Ne craignez rien, belle Elvina, je réponds de lui. Je viens ici m’acquitter d’une autre mission plus importante pour vous.
Pour moi… monsieur. Alfred ?
Vous êtes libre… mais votre père…
Oserait-on le retenir ?
En renvoyant le courrier que mon oncle avait expédié, on lui a délivré deux ordres : l’un vous accorde votre grâce, l’autre prescrit au gouverneur de considérer le baron comme son prisonnier, pour avoir manqué aux lois militaires.
Ciel !
Monsieur Alfred, Je ministre ne sait pas la vérité… Je vous demande une grâce, une seule grâce…
Ordonnez.
C’est de lui écrire en mon nom, tout de suite.
Oui, ventrebleu ! nous allons lui écrire.
Vous voulez que ce soit moi ?
Je vois votre étonnement… Mais j’en conviens maintenant sans rougir… vous m’avez crue digne de vous, par mon éducation, mon caractère, lorsque vous m’avez témoigné un intérêt si vif… mais il est bon que vous sachiez, monsieur Alfred, que je ne sais rien, rien absolument, que j’ai une mauvaise tête qui a fait le malheur de mon excellent père…
Mon capitaine, ne croyez pas au moins…
Non, sans doute. (À part.) D’honneur, elle m’enchante… Je suis presque fâché qu’on veuille la corriger.
Écrivez, je vous prie… il n’y a pas un moment à perdre.
M’y voici.
Scène XIV.
« Monsieur…
« Monsieur…
« Je ne puis être libre, si mon père ne l’est pas. C’est moi seule qui suis coupable… »
Et moi donc !
Non, Franck, c’est mon étourderie qui l’a compromis, exposé… (À Alfred.) Oui, monsieur Alfred, mettez… « seule coupable. » (Elle dicte.) « Et puisque je ne puis prendre sa place, ordonnez au moins que je partage sa prison. »
Chut ! mon ami.
Quoi ! belle Elvina !
Ah ! ne me plaignez pas : je suis indigne de paraître dans le monde… Cette captivité sera un bonheur pour moi… j’en profiterai pour corriger mon caractère, pour former mon esprit… Oui, oui, je ne m’abuse plus ; je me connais maintenant : j’ai dû faire le malheur de mon père, et je veux, à force de tendresse, de soumission, effacer les chagrins que je lui ai causés.
Elvina, ma chère fille…
Mon père, c’est toi !
ENSEMBLE. | LE GOUVERNEUR, CONSTANCE, ALFRED.
Qu’ici la gaîté brille ; LE BARON, à Elvina.
Oui, de notre famille FRANCK.
Oui, de votre famille |
Quoi ! mon père, tu n’es pas en prison ?
Eh ! non, morbleu ! il n’y a jamais été, ni vous non plus, ma belle enfant.
Ma nièce.
Une femme terrible, qui n’est pas si méchante pourtant qu’elle en a l’air, et qui brûle de vous appeler sa sœur, (Elle l’embrasse.)
Ah ! madame…
Comment ! mill’ s’ yeux ? nous aurions été dupes…
D’un stratagème, dont je m’applaudirai toute ma vie, puisqu’il t’a fait prendre une résolution si courageuse.
Je J’exécuterai… oui, mon père, je te le promets.
Ma chère Elvina, je sais bien qu’une leçon de deux heures n’a pu te corriger entièrement. Tu retrouveras encore quelquefois ton ancien caractère ; mais tu en as vu les dangers, tu as rougi de ton ignorance, je suis sûr à présent de ta conversion ; et bientôt, tes grâces, tes talens…
Des grâces, des talens !… Ah ! ventrebleu ! on va me la gâter !
Ici ton amitié fidèle
Répond du parti que tu prends,
Mais de ta conduite nouvelle
Je connais de meilleurs garans ;
Peut-être, en vain, malgré mon zèle,
À ton bonheur j’aurais songé ;
Mais sitôt que l’amour s’en mêle,
On est bien vite corrigé.
J’aimai, je défendis les belles.
Et si je fis dans mon printemps
Le serment de vivre pour elles,
Je le répète à cinquante ans.
En vain la sagesse en murmure,
Sous leurs lois prompt à me ranger,
Si c’est un défaut, moi, je jure
De ne jamais m’en corriger.
Cœur superbe, de votre audace
Un doux regard devint l’écueil ;
Fier courtisan, une disgrâce
Saura corriger votre orgueil.
Dans les nœuds d’une amour trop vive,
Redoutez-vous d’être engagé…
Rassurez-vous, l’hymen arrive :
On est bien vite corrigé.
À chaque instant changeant d’idole,
Le Français, dans son libre essor.
Se corrige d’un goût frivole,
Par un goût plus frivole encor ;
Mais aux combats que Mars prélude,
En tout temps il vole au danger :
Car la gloire est une habitude
Dont il ne peut se corriger.
L’ vin est mon meilleur camarade,
Et pourtant que d’ tours il m’a faits :
Il m’a fait manquer la parade,
Que d’ fois il m’ fit mettre aux arrêts !
De ces malic’s, à ce qu’il m’semble,
L’eau seule pourrait me venger,
Et pourtant toujours ma main tremble
Dès que je veux le corriger.
Quand sur mes défauts un bon père
A fermé les yeux aujourd’hui,
Messieurs, pourriez-vous au parterre
Être plus sévères que lui ?
Vous êtes notre premier maître,
Songez-y bien à votre tour,
Ce serait trop, s’il fallait être
Deux fois corrigée en un jour.