Le Petit Lord/11

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Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 85-92).


XI


Il était déjà tard dans l’après-midi, le lendemain, quand le coupé contenant le petit lord et M. Havisam enfila la longue avenue qui conduisait au château. Le comte avait donné l’ordre que son petit-fils arrivât pour dîner avec lui, et, pour quelque raison qu’il ne jugea pas à propos de communiquer à personne, il voulait que l’enfant fût introduit seul dans la chambre où il avait l’intention de le recevoir. Comme la voiture montait l’avenue, lord Fautleroy, appuyé mollement sur les coussins, suivait avec le plus grand intérêt la perspective qui se déroulait à ses regards. Par le fait, rien ne le laissait indifférent : ni le confortable coupé avec les deux superbes chevaux qui y étaient attelés, ni leurs harnais magnifiques, ni le cocher et le valet de pied avec leurs livrées resplendissantes, ni même la couronne peinte sur les panneaux, et il se promettait de se faire expliquer ce qu’elle signifiait.

Quand la voiture atteignit la grande grille du parc, il se pencha à la portière pour mieux voir les deux lions de pierre qui décoraient l’entrée. La grille fut ouverte par une jeune femme fraîche, de bonne mine, qui sortit d’une jolie maisonnette couverte de lierre, située près de l’entrée. Deux enfants l’accompagnaient. La bouche ouverte et les yeux arrondis par la curiosité, ils se mirent à regarder le petit garçon qui était dans la voiture et qui, lui aussi, les regardait. La femme fit une révérence en souriant au petit lord, et sur un signe d’elle les deux enfants l’imitèrent.

« Est-ce qu’elle me connaît ? demanda Cédric. Elle croit me connaître, bien sûr. »

Et retirant son bonnet de velours noir, il la salua à son tour d’un air de joyeuse humeur.

« Comment allez-vous ? lui dit-il. Bonne après-midi ! »

La femme eut l’air charmé. Le sourire s’élargit encore sur sa bonne figure, tandis que ses yeux bleus brillaient de contentement.

« Que Dieu bénisse Votre Seigneurie, dit-elle, que Dieu bénisse votre aimable visage ! Bonne chance et bonheur à vous ! Soyez le bienvenu ! »

Lord Fautleroy agita encore une fois son bonnet en lui faisant un nouveau signe de tête amical.

« Cette femme me plaît, dit-il à M. Havisam, quand il l’eut perdue de vue. Elle a l’air d’aimer les enfants. Je serais bien aise de venir jouer de temps en temps avec les siens ; j’ai peur qu’ils n’aient pas beaucoup de camarades. »

M. Havisam ne jugea pas à propos de lui dire que probablement il ne lui serait pas permis d’aller jouer avec les enfants des gardes du parc. Il pensa qu’il serait temps plus tard de lui donner cette information.


« Que Dieu bénisse Votre Seigneurie ! » dit-elle.
« Que Dieu bénisse Votre Seigneurie ! » dit-elle.



La voiture roulait entre les grands et beaux ormes croissant de chaque côté de l’avenue, et étendant leurs énormes branches qui se recourbaient en arche au-dessus de la tête de Cédric. L’enfant n’avait jamais vu de si gros arbres. Il ne savait pas que le domaine de Dorincourt était un des plus vieux de toute l’Angleterre, que son parc était un des mieux plantés, et que ses avenues étaient presque sans égales ; néanmoins, il voyait bien que tout cela était magnifique. Il prenait plaisir à regarder le soleil couchant envoyer ses flèches d’or entre les branches touffues ; il jouissait de la parfaite tranquillité qui semblait régner sous ces superbes ombrages ; il admirait la manière dont ils étaient disposés, tantôt pressés les uns contre les autres, et laissant à peine le regard glisser entre leurs épais fourrés, tantôt isolés ou groupés sur de vastes pelouses.

De temps en temps la voiture atteignait des espaces couverts de fougères ; dans d’autres, le terrain était tapissé de fleurs sauvages. Plusieurs fois Cédric poussa une exclamation de joie en voyant un lapin sauter du taillis sur la route, puis y rentrer bien vite, son petit bout de queue blanche se dressant derrière lui ; ou bien c’était une compagnie de perdrix qui s’envolait avec un bruissement d’ailes, ce qui faisait battre des mains au petit lord.

« C’est un très bel endroit, dit-il à M. Havisam, je n’en ai jamais vu de si beau. C’est plus beau encore que le Parc Central. (Le Parc Central est un des jardins publics de New-York.)

« Et puis, comme c’est grand ! ajouta-t-il. Combien y a-t-il de la grille d’entrée au château ?

— Environ trois ou quatre milles, répondit l’homme de loi. (Un mille vaut un peu plus d’un kilomètre.)

— Comme c’est grand ! » répéta Cédric.

À chaque instant, l’enfant apercevait de nouveaux sujets d’étonnement et d’admiration. Ce qui l’enchanta le plus, ce fut la vue d’un troupeau de daims, couchés sur le gazon, qui tournèrent vers lui leurs jolies têtes, garnies de bois élégants, quand le coupé passa près d’eux. L’enfant n’avait jamais vu de ces animaux que dans les ménageries.

« Est-ce qu’ils demeurent toujours ici ? demanda-t-il ravi.

— Sans doute, dit M. Havisam ; ils appartiennent à votre grand-père. »

Quelques instants après, on aperçut le château. Il s’élevait vaste et imposant, avec ses murailles grises et ses nombreuses fenêtres que les derniers rayons de soleil faisaient flamboyer. Il était hérissé de tours, de créneaux, de tourelles. Les murs en plusieurs places étaient couverts de lierre. Devant s’élevait un large espace ouvert, disposé en terrasses plantées de fleurs.

« C’est le plus bel endroit que j’aie jamais vu, dit encore Cédric, la figure brillante de joie. Il ressemble à un palais comme ceux qu’il y a dans mon livre de contes de fées. »

Il vit la grande porte d’entrée ouverte et les domestiques rangés sur deux lignes qui le regardaient. Il admira beaucoup leur livrée, en se demandant ce qu’ils faisaient là. Il ne se doutait pas qu’ils honoraient ainsi le petit garçon à qui toutes ces splendeurs devaient appartenir un jour : le beau château qui ressemblait à un palais de contes de fées, le parc magnifique, les grands vieux arbres, les clairières pleines de fougères et de fleurs sauvages, où jouaient les lièvres et les lapins, et les daims aux grands yeux languissants, couchés dans l’épais gazon. Il y avait à peine deux semaines, il était encore à côté de M. Hobbes, grimpé sur un baril de cassonade ou sur une caisse de savon, avec ses jambes dansant le long de ce perchoir, ne se doutant guère des grandeurs qui l’attendaient, et maintenant il marchait entre deux rangées de serviteurs qui le considéraient comme leur maître et leur seigneur futur, et se tenaient tout prêts à exécuter ses moindres volontés.

À leur tête était une vieille dame, en simple robe de soie noire.

« Voici lord Fautleroy, madame Millon, lui dit M. Havisam, qui tenait le petit lord par la main. Lord Fautleroy, voici Mme Millon, la femme de charge du château. »

Cédric lui tendit la main.

« C’est vous, m’a-t-on dit, qui avez envoyé le beau chat à maman pour moi ; je vous remercie beaucoup.

— J’aurais reconnu Sa Seigneurie partout où je l’aurais vue, dit la femme de charge, pendant qu’un sourire de contentement se répandait sur sa figure ; c’est le capitaine trait pour trait. Voici un grand jour, mylord, » ajouta-t-elle.

Cédric se demanda pourquoi c’était un grand jour. Il lui sembla voir briller une larme dans les yeux de la vieille dame ; évidemment, pourtant, elle n’éprouvait pas de chagrin, car elle lui sourit de nouveau :

« La chatte que j’ai envoyée à la Loge a deux beaux petits chatons, dit-elle encore ; on les portera dans l’appartement de Sa Seigneurie. »