Le Petit Lord/16

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Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 131-144).


XVI


Si, une semaine auparavant, quelqu’un avait dit au comte de Dorincourt qu’un certain matin qui n’était pas éloigné, il oublierait sa goutte et sa mauvaise humeur en jouant avec un petit bonhomme de huit ans, ce quelqu’un-là eût été très mal reçu. Cependant il était occupé de cette manière quand la porte s’ouvrit et que Thomas annonça un visiteur.

Ce visiteur était un grave personnage, habillé de noir, et qui n’était rien moins que le recteur de la paroisse. Il fut frappé d’une telle surprise à la vue du spectacle qu’il avait sous les yeux, qu’il manqua de faire un faux pas et faillit se heurter avec Thomas.

Parmi tous les devoirs qui incombaient au révérend M. Mordaunt, il n’y en avait pas qui lui semblât plus déplaisant que la nécessité où il était de se rendre chez le comte pour lui présenter quelque requête ou pour solliciter sa charité au nom de ceux de ses paroissiens qui se trouvaient dans le besoin. Le noble lord s’efforçait de lui rendre ces visites aussi désagréables que possible. Il n’avait pas le moindre penchant à la générosité, et entrait en fureur quand un de ses tenanciers tombait malade et avait besoin d’assistance. Si son accès de goutte était violent, il ne se gênait pas pour dire qu’il avait assez de ses maux sans avoir encore à subir le récit de leurs ennuyeuses et misérables infortunes. Quand il souffrait moins ou qu’il était dans une moins mauvaise disposition d’esprit, il lui arrivait bien parfois, souvent même, de donner un peu d’argent au recteur ; mais ce n’était qu’après l’avoir injurié, après avoir traité ceux qui avaient recours à lui de paresseux, de mendiants, et après avoir déblatéré contre la mollesse et l’imbécillité de la paroisse, qui ne savait pas administrer ses affaires. Il entremêlait ses discours de sarcasmes et de réflexions blessantes à l’adresse de M. Mordaunt, si bien qu’il rendait très difficile au pauvre révérend la tâche de faire des vœux chrétiens en sa faveur. Depuis nombre d’années que le recteur gouvernait la paroisse de Dorincourt, il ne se rappelait pas avoir vu le comte, de sa propre volonté, faire aucun acte de bonté, ni dans aucune circonstance montré qu’il pensât à un autre qu’à lui-même.

Ce jour-là, il se rendait près de Sa Seigneurie pour lui parler d’un cas pressant, et deux raisons lui faisaient redouter encore plus que de coutume son entrevue avec le comte. D’abord il savait que, depuis plusieurs jours, les accès de goutte de Sa Seigneurie avaient redoublé, et le bruit de sa méchante humeur était venu jusqu’au village, apporté par une des servantes, dont la sœur, miss Diblet, tenait une petite boutique de mercerie et en même temps de commérages. Ce que miss Diblet ne savait pas sur le château et sur son propriétaire, sur les fermiers du voisinage et sur leurs femmes, sur le village et sur ses habitants, ne valait pas la peine d’être dit. Les confidences de Jane à sa sœur passaient de la boutique de mercerie dans les maisons de ses pratiques : car, quoiqu’on détestât le vieux lord, ses faits et gestes n’en étaient pas moins le sujet de toutes les conversations.

La seconde raison pour laquelle le recteur appréhendait plus encore que de coutume de s’adresser au comte n’avait pas moins d’importance. Il se rappelait la fureur du vieux seigneur quand il avait appris que son fils le capitaine avait épousé une Américaine ; comment il avait traité ce fils, qu’il préférait pourtant intérieurement aux autres, et comment le charmant jeune homme, le seul de cette grande et puissante famille que chacun aimât, était mort sur une terre étrangère, pauvre et abandonné. Il savait, de même que tout le monde, combien le comte haïssait la pauvre jeune veuve qui avait été la femme de son fils, et comment, jusqu’à ce que ses deux aînés mourussent, il avait repoussé la pensée de reconnaître l’enfant de cette étrangère. Il savait enfin avec quelle répugnance il avait fait venir cet enfant, que d’avance il avait déclaré un petit Américain vulgaire, grossier, et plus capable de faire honte à son nom que de lui faire honneur.

Le vieux et orgueilleux seigneur pensait avoir gardé toutes ces pensées en lui-même. Il ne se doutait guère que personne eût osé les deviner, et encore moins en parler ; mais ses domestiques l’observaient et lisaient sur sa figure tout ce qui se passait dans son esprit ; ils le commentaient entre eux. Et pendant qu’il se vantait intérieurement de n’avoir rien de commun avec le vil troupeau qui l’entourait, Thomas, parlant à Jane la chambrière, au sommelier, au cuisinier et aux autres servantes et domestiques, s’exprimait ainsi :

« Le vieux, là-haut, rumine sur le fils du capitaine, et a grand’peur que ce garçon amené d’Amérique ne soit qu’un pauvre représentant de sa noble famille ; aussi nous n’avons qu’à marcher droit et à ne pas nous faire prendre en faute, car il est pour l’instant d’une humeur de dogue. »

Aussi, tout en montant l’avenue de grands arbres qui conduisait au château, M. Mordaunt se rappelait que le petit garçon en question était précisément arrivé au château la veille, qu’il y avait neuf chances sur dix pour que les appréhensions du comte fussent justifiées, et par conséquent vingt chances pour une, s’il en était ainsi, pour que, le comte étant fort mal disposé, sa colère tombât sur le premier qui se présenterait. Il y avait toutes chances en outre pour que cette première personne fût le révérend lui-même.

On juge donc de son étonnement lorsque, Thomas ayant ouvert la porte de la bibliothèque, un éclat de rire argentin, poussé par un enfant, arriva jusqu’à lui.

« Cela vous en fait deux de pris ! disait une petite voix claire et gaie ; voyez, cela vous en fait deux de pris ! »

Le comte était assis dans son fauteuil, à sa place ordinaire, son pied malade posé sur son tabouret ; à côté de lui se penchait sur son bras un petit garçon, à la figure animée, aux yeux brillants. « Cela vous en fait deux de pris ! répétait-il ; vous n’avez pas eu de bonheur, cette fois ; vous serez plus heureux une autre. »

Le comte leva les yeux en entendant ouvrir la porte ; il fronça les sourcils selon son habitude ; mais M. Mordaunt, à son grand étonnement, reconnut qu’il avait l’air moins bourru que de coutume. Par le fait, il semblait avoir oublié pour l’instant combien il savait être déplaisant et désagréable quand il le voulait.

« Ah ! c’est vous, dit-il, toujours de son ton rude, mais en tendant la main au recteur presque gracieusement. Bonjour, Mordaunt ; vous le voyez, j’ai trouvé un emploi. »

Il posa son autre main sur l’épaule de Cédric, et il eut une étincelle de plaisir dans ses yeux, causé sans doute par la satisfaction de pouvoir présenter un tel héritier, tandis qu’il continuait :

« Voici le nouveau lord Fautleroy. Fautleroy, voici M. Mordaunt, le recteur de la paroisse. »

Le petit lord leva les yeux sur celui qu’on lui présentait, jeta un regard sur ses vêtements ecclésiastiques, et lui tendant la main :

« Je suis très heureux de faire votre connaissance, Monsieur, » dit-il, se rappelant la phrase dont il avait entendu M. Hobbes user dans certaines occasions solennelles, quand, par exemple, il avait à saluer une nouvelle pratique d’importance : car Cédric se disait qu’il devait être tout particulièrement poli avec un ministre.

M. Mordaunt tint la petite main dans la sienne pendant quelques instants, tandis qu’il regardait l’aimable petite figure de l’enfant. Dès ce moment il se sentit attiré vers lui, et par le fait il en était ainsi de tous ceux qui l’approchaient. Ce n’était pourtant ni sa beauté ni sa grâce qui séduisait le recteur ; c’était la simple et naturelle amabilité du petit garçon ; cette amabilité qui faisait que, quelles que fussent les paroles qu’il prononçait, on sentait qu’elles étaient dictées par un sentiment affectueux et sincère.

« Je suis heureux, moi aussi, de vous connaître, lord Fautleroy, dit le recteur. Vous avez fait un bien long et bien pénible voyage pour venir à nous. J’aime à penser qu’il s’est bien accompli.

— C’était un long voyage, en effet, dit le petit lord ; mais il n’a pas été pénible, je n’étais pas seul ; Chérie était avec moi. Naturellement on n’est pas malheureux quand on a sa mère avec soi. Et puis le vaisseau était très beau.

— Prenez un siège, monsieur Mordaunt, » dit le comte.

Le recteur s’assit, et promenant ses yeux de l’enfant à son grand-père :

« Je félicite Votre Seigneurie, » dit-il au vieux lord.

Mais le comte ne se souciait pas de dévoiler ses sentiments sur ce sujet.

« Il ressemble à son père, dit-il d’un ton bourru. Espérons qu’il se conduira mieux. » Puis il ajouta :

« Qu’est-ce qui vous amène ce matin, Mordaunt ? Qu’y a-t-il encore ? »

L’accueil n’était pas aussi mauvais que le recteur s’y était attendu ; néanmoins, il hésita une seconde avant de répondre.

« C’est au sujet de Hugues, dit-il, de Hugues, de la ferme des Haies. Il a été malade l’automne dernier ; ses enfants viennent d’avoir la fièvre scarlatine, et sa femme, qui a été prise à son tour, est encore au lit. Je ne peux pas dire que ce soit un fermier très entendu ; mais il a eu du malheur, de sorte qu’il n’est pas en état d’acquitter son terme de loyer, et Newick, votre homme d’affaires, lui a signifié que s’il ne payait pas il devait quitter la place. Ce serait une terrible affaire pour lui. Il est venu chez moi, hier, me prier de vous voir et de vous demander du temps. Il pense que si vous vouliez lui accorder quelques mois, il pourrait se libérer.

— Ils disent tous la même chose, » grommela le comte.

Cédric fit un pas en avant. Il s’était tenu jusque-là entre son grand-père et le visiteur, écoutant de toutes ses oreilles, se sentant déjà vivement intéressé au sort de Hugues. Il se demandait combien d’enfants il avait et, si la fièvre scarlatine faisait beaucoup souffrir. Ses yeux restèrent fixés sur le recteur tout le temps qu’il parla.

« Hugues est un homme de bonne volonté, dit M. Mordaunt en tâchant de renforcer son plaidoyer.

— C’est un assez mauvais fermier. Il est toujours en retard, à ce que me dit Newick.

— Il est dans un grand embarras pour l’instant ; il aime beaucoup sa femme et ses enfants et, si la ferme lui est enlevée, ils seront tous réduits à mourir de faim. Ses enfants ont besoin de soins et de ménagements : deux d’entre eux ont été laissés très bas après leur maladie, et le docteur a ordonné pour eux du vin et des réconfortants. »

Lord Fautleroy fit un nouveau pas en avant.

« C’est comme pour Michel, » dit-il.

Le comte tressaillit légèrement.

« J’oubliais que vous étiez là, dit-il. J’oubliais que nous avions ici un philanthrope. Qui est ce Michel ? Un de vos amis sans doute ? »

Et l’espèce de sourire qu’à plusieurs reprises nous avons déjà vu dans les yeux du comte, s’y montra de nouveau.

« C’était le mari de Brigitte, dit Cédric. Il avait aussi la fièvre, et il ne pouvait payer ni son loyer, ni le vin, ni les autres choses qu’il lui fallait, et vous m’avez donné de quoi l’aider. »

Le comte grimaça d’un sourire.

« Je ne sais pas quelle sorte de propriétaire il fera plus tard, dit-il, en s’adressant au recteur, mais pour l’instant… J’avais recommandé à Havisam de lui donner tout ce dont il avait envie ou besoin, et tout ce dont il a eu envie, c’était d’argent, pour donner à des mendiants.

— Oh ! mais ce n’étaient pas des mendiants, dit le petit lord avec vivacité. Michel est un excellent maçon ; tous étaient de bons ouvriers.

— Eh bien ! fit le comte, mettons que ce n’étaient pas des mendiants, mais d’excellents maçons, ou de remarquables décrotteurs, ou de respectables marchandes de pommes. N’est-ce pas cela ? »

Il regarda l’enfant quelques instants en silence. Le fait est qu’une nouvelle pensée venait de surgir dans son esprit, et, quoiqu’elle ne lui eût peut-être pas été inspirée par le sentiment le plus noble, ce n’était pas une mauvaise pensée.

« Venez ici, Fautleroy, » dit-il.

L’enfant obéit et se plaça devant son grand-père, en ayant soin de ne pas heurter son pied malade.

« Que feriez-vous dans le cas dont vient de parler M. Mordaunt, si vous étiez à ma place ? »

Il faut convenir que le révérend éprouva en ce moment une curieuse sensation. Il y avait longtemps qu’il était recteur de la paroisse : il connaissait tous ceux qui l’habitaient, riches et pauvres, probes et malhonnêtes, fainéants et industrieux, et il réfléchissait au pouvoir que le petit garçon qui se tenait tranquille devant le comte aurait un jour pour le bien et pour le mal de tout ce monde. Le caprice d’un lord orgueilleux et fantasque pouvait lui accorder ce pouvoir dès à présent, et le ministre se disait que, si la nature de l’enfant n’était pas droite et généreuse, ce caprice pouvait avoir les conséquences les plus fâcheuses, aussi bien pour le futur maître du domaine que pour les tenanciers.

« Que feriez-vous à ma place ? » répéta le comte.

Le petit lord fit un nouveau pas en avant, et, posant une main sur le genou de son grand-père avec la confiance d’un enfant aimé :

« Si, au lieu d’être un petit garçon, j’étais à votre place, je voudrais qu’on laissât Hugues tranquille, qu’on lui accordât du temps pour payer. Je lui donnerais de plus ce dont il a besoin pour ses enfants. Seulement… seulement je ne suis qu’un petit garçon, et alors… » — Puis, après une pause pendant laquelle une légère rougeur monta à son visage : « Mais vous, dit-il, vous êtes riche ; vous pouvez lui accorder ce qu’il demande.

— Hum ! comme vous y allez ! fit le comte, d’un ton qui prouvait qu’il n’était pas mécontent.

— Ne le pouvez-vous pas ? répéta Cédric. Qui est Newick ? ajouta-t-il.

— C’est mon homme d’affaires. Il est chargé de toucher les loyers des fermages, et plusieurs de mes fermiers ne l’aiment pas.

— Si vous vouliez lui écrire, insista le petit lord ; je vous apporterais une plume et de l’encre et j’ôterais le jeu de cette table. »

Il ne lui était pas venu un instant à la pensée que son grand-père pût permettre à Newick d’agir à sa guise en cette circonstance et de traiter durement de pauvres gens.

Le comte demeura sans répondre.

« Savez-vous écrire ? dit-il enfin.

— Oui, mais pas très bien, répliqua Cédric.

— Retirez les objets de cette table, reprit le comte ; apportez la plume et l’encre et prenez une feuille de papier dans mon pupitre. »

L’intérêt de M. Mordaunt augmentait. Il suivit des yeux l’enfant, tandis qu’il obéissait vivement à l’ordre de son grand-père. En un instant la feuille de papier, la plume et le lourd encrier furent prêts.

« Là ! dit l’enfant gaiement, maintenant vous pouvez écrire.

— C’est vous qui allez le faire, dit le comte.

— Moi ! s’écria Cédric, tandis qu’une rougeur soudaine montait à son front. M. Newick ne voudra pas faire ce que je lui écrirai. Et puis, et puis… je ne mets pas bien l’orthographe ; je fais beaucoup de fautes quand personne ne me dicte les lettres qu’il faut mettre.


L’enfant s’installa devant la table.
L’enfant s’installa devant la table.



— N’importe, répliqua le comte. D’ailleurs, Hugues ne se plaindra pas de la manière dont la missive sera tournée. Asseyez-vous et trempez votre plume dans l’encrier.

— Qu’est-ce qu’il faut que je dise ?

— Vous pouvez dire : « Hugues ne doit pas être poursuivi pour l’instant, » et vous signerez : « Fautleroy. »

L’enfant s’installa devant la table et commença à écrire. C’était une grosse affaire pour lui ; il allait lentement, mais il y mettait toute son âme. Au bout de quelques instants, il tendit le papier à son grand-père, avec un sourire où se mêlait un peu d’anxiété.

Le comte lut, et les coins de sa bouche se détendirent légèrement.

« Hugues trouvera ces lignes tout à fait satisfaisantes, dit-il en tendant à son tour la feuille à M. Mordaunt. Celui-ci y lut :


« Chère M. Newick ne poursuivez pas M. Hugues s’il vous plêt vous oblijerez

« Votre ressepecthueux
« Fautleroy. »


— Est-ce bien la manière d’écrire « obligerez » et « respectueux » ? dit l’enfant.

— Ce n’est pas tout à fait celle du dictionnaire, répliqua le comte.

— C’est justement ce que je craignais ! J’aurais dû vous le demander. Y a-t-il encore d’autres fautes ?

— Quelques-unes, » dit le vieux lord. — Et, prenant un crayon, il corrigea le billet : « Maintenant recopiez cela, » dit-il.

L’enfant se mit de nouveau à l’ouvrage, et quelques instants après, la lettre, très correcte, tant d’écriture que d’orthographe cette fois, était remise à M. Mordaunt.

En la recevant des mains de l’enfant et en quittant le château, le recteur emporta encore autre chose que cette feuille de papier ; il emporta un affectueux sentiment pour l’enfant dont l’arrivée avait été marquée par un acte de charité, et l’espoir que de meilleurs jours allaient luire pour les tenanciers du comte.