Le Petit Lord/26

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Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 219-224).


XXVI


Les hôtes de lord Dorincourt n’eurent pas plus tôt quitté le salon que M. Havisam, abandonnant sa place près du feu, s’approcha du sofa. Il regarda quelques instants l’enfant qui y était étendu dans une pose pleine de grâce et de laisser-aller. Une de ses jambes pendait sur le bord, et sa tête reposait sur son bras replié. Les couleurs de la santé, de la quiétude heureuse, brillaient sur le visage du petit garçon, tandis que les ondes brillantes et soyeuses de ses cheveux blonds se répandaient sur les coussins de satin du sofa. Un plus charmant modèle eût été difficilement imaginé par un peintre.

Tout en le considérant, M. Havisam frottait son menton ; l’expression de son visage dénotait l’abattement.

« Eh bien ! Havisam, dit la rude voix du comte derrière lui, qu’y a-t-il ? car il est évident qu’il y a quelque chose. Que se passe-t-il d’extraordinaire, si je peux le savoir ? »

Le vieil homme de loi se retourna, toujours frottant son menton : ce qui était pour lui le signe d’une grande perplexité.

« De mauvaises nouvelles, répliqua-t-il ; de très mauvaises nouvelles, mylord ; des nouvelles tout à fait fâcheuses ! Je regrette bien d’en être le porteur. »

Le comte avait commencé à se sentir fort mal disposé. Il était toujours fort irritable.

« Qu’avez-vous à regarder ce garçon ? dit-il avec colère. Vous l’avez regardé de même toute la soirée… Pourquoi le regardez-vous ainsi ? Vous avez l’air d’un oiseau de mauvais augure ! Qu’ont vos mauvaises nouvelles à faire avec lord Fautleroy ?

— Mylord, dit M. Havisam, je ne perdrai pas de temps en paroles. Mes nouvelles concernent précisément lord Fautleroy, et même, si nous devons y ajouter foi, ce ne serait pas lord Fautleroy qui reposerait sur ce sofa, mais seulement le fils du capitaine Errol. Le véritable lord Fautleroy serait le fils de votre second fils Bévis, le frère aîné du capitaine, et se trouverait pour l’instant, avec sa mère, dans un hôtel à Londres. »

Le comte saisit les deux bras de son fauteuil avec tant de force que les veines de ses mains en saillirent, pendant que celles de son front se gonflaient et qu’une pâleur livide se répandait sur son visage.

« Que voulez-vous dire ? s’écria-t-il. Vous êtes fou ! Qu’est-ce que c’est que ce conte-là ?

— Ce n’est pas un conte, répondit M. Havisam ; c’est, par malheur, la vérité. Une femme est venue à mon cabinet ce matin ; elle m’a dit que votre fils Bévis l’avait épousée, il y a six ans, à Londres, et m’a montré son certificat de mariage. Ils se querellèrent, paraît-il, après une année d’union et se séparèrent. Son fils a sept ans. C’est une Américaine aussi, mais une Américaine appartenant à la dernière classe de la société. Il n’y a que peu de temps, m’a-t-elle dit, qu’elle sait que votre fils aîné est mort, et que, par conséquent, son fils est l’héritier du titre de lord Fautleroy et du domaine de Dorincourt. Elle est allée consulter un homme d’affaires, et elle est disposée à revendiquer les droits de son enfant. »

Il y eut un mouvement sur les coussins où reposait la tête bouclée de Cédric. Un soupir, long et profond, mais qui n’avait rien de pénible, glissa entre ses lèvres entr’ouvertes. Ce n’était pas, semblait-il, celui qui se serait échappé de la poitrine d’un imposteur. Le visage calme, rosé et souriant de l’enfant se retourna légèrement vers le comte, comme pour qu’il pût mieux voir ses traits et l’expression de candeur et de droiture qui les animait comme toujours.

Un sourire amer se répandit sur les lèvres du comte pendant qu’il tenait ses yeux fixés sur son petit-fils.

« Je pourrais me refuser à ajouter foi à ce que vous me rapportez, dit-il, si cette misérable affaire n’était liée au nom de mon fils Bévis. Il a toujours été une honte pour moi ! Cette femme est une personne vulgaire, mal élevée, ignorante, dites-vous ?

— Je suis obligé de convenir que c’est à peine si elle sait signer son nom. Elle est absolument sans éducation et fait tout à fait de cela une affaire d’argent. Elle est assez belle, si l’on veut, mais… »

L’homme de loi s’interrompit avec une sorte de tressaillement.

Les veines du front du comte, gonflées de plus en plus, ressemblaient à des cordes rouges ; on aurait dit qu’elles allaient se briser. Des gouttes de sueur perlaient au-dessous de ses sourcils ; il les essuya avec son mouchoir. L’expression d’amertume peinte sur ses traits avait encore augmenté et était devenue poignante.

« Et j’ai refusé de reconnaître l’autre, la mère de cet enfant ! s’écria-t-il, désignant du geste le petit garçon endormi ; j’ai refusé de la reconnaître pour ma belle-fille ! J’ai refusé de la voir ! Elle sait signer son nom, elle !… C’est mon châtiment ! »

Il se leva de son fauteuil et se mit à marcher de long en large dans la chambre. Des paroles de colère s’échappaient de ses lèvres. Il semblait secoué par ses sentiments intérieurs comme un vieil arbre par la tempête ; il était terrible à voir ; néanmoins M. Havisam remarqua que, quoique la rage semblât chez lui portée à son comble, il contenait les éclats de sa voix de manière à ne pas troubler le sommeil de l’enfant, qui continuait à reposer paisiblement sur le sofa.

Il fit questions sur questions à M. Havisam, au sujet de la femme et des preuves qu’elle pouvait fournir de son mariage avec son fils Bévis, arpentant toujours la chambre et passant tour à tour du blanc au rouge et du rouge au blanc.

Il s’avança lentement vers le sofa, s’arrêta, et regardant de nouveau Cédric :

« Si quelqu’un m’avait dit que je m’attacherais jamais à un enfant, murmura-t-il d’une voix basse et indistincte, je ne l’aurais jamais cru. Je n’ai jamais aimé les enfants, pas plus les miens que ceux des autres ! J’aime celui-là, et il m’aime ! Je ne lui ai jamais fait éprouver de crainte ; il avait confiance en moi ! J’ai toujours été détesté de mes vassaux ; lui avait trouvé le secret de se les attacher ! Il aurait rempli ma place mieux que je ne l’ai remplie moi-même. Il eût été l’honneur du nom !

Il se pencha sur le sofa et resta ainsi une minute ou deux à contempler le doux et gracieux visage de l’enfant endormi. Ses gros sourcils gris étaient rapprochés, mais ses traits avaient perdu leur dureté habituelle. Il écarta doucement les cheveux du front de Cédric comme pour mieux le voir, puis se leva et tira le cordon de la sonnette.

Un laquais parut.

« Prenez lord Fautleroy, dit-il avec une légère altération dans la voix, et portez-le dans sa chambre. »