Le Petit Lord/32

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Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 265-271).


XXXII


Le lendemain, une des pratiques de Dick eut lieu d’être surprise.

C’était un jeune avocat qui commençait seulement sa carrière. Il possédait une grande énergie de caractère, un grand désir de parvenir, une grande aptitude au travail ; mais pour l’instant il était fort pauvre et avait peu de clients. Son cabinet d’affaires était situé dans le voisinage de l’établissement de Dick, et chaque matin le petit décrotteur faisait la toilette de ses bottes, qui n’étaient pas toujours imperméables, mais qui gardaient bonne apparence, grâce aux coups de brosse savants et répétés de notre jeune ami.

M. Harrisson avait toujours une bonne parole et une plaisanterie à l’adresse de Dick.

Le matin de ce jour, lorsqu’il s’assit sur le fauteuil surmonté d’un parasol et qu’il posa le pied sur l’appui destiné à cet usage, il tenait à la main un journal illustré. Il en avait achevé la lecture ; et quand Dick eut terminé sa besogne, l’avocat lui tendit la feuille en lui disant :

« Tenez, Dick, prenez ce journal ; vous vous amuserez à le lire en déjeunant. Vous y verrez un dessin représentant un des plus beaux châteaux d’Angleterre et le portrait de la belle-fille du comte auquel appartient le susdit château : une superbe femme, quoiqu’elle manque un peu de distinction. Elle a des cheveux magnifiques. Cela vous mettra au courant des choses de la noblesse, ami Dick, à commencer par Sa Grâce le très honorable comte de Dorincourt, et par lady Fautleroy… Eh bien ! qu’est-ce qui vous prend ? »

Les dessins dont M. Harrisson parlait occupaient la première page du journal, et, les yeux de Dick y étant tombés, le jeune garçon avait poussé une exclamation qui venait de provoquer la remarque de son client.

« Qu’est-ce qui vous prend ? » répéta celui-ci, voyant Dick devenir tout pâle, tandis que, la bouche ouverte et les yeux écarquillés, il continuait à regarder les dessins.

Il montra du doigt le portrait qui illustrait la première page du journal. Au bas était écrit :

« Lady Fautleroy, la mère du prétendant. »

C’était celui d’une assez belle femme, encore jeune, avec de grands yeux noirs et d’épaisses nattes de cheveux, noirs aussi, enroulées autour de sa tête.

« Elle ! s’écria enfin Dick, qui commençait à reprendre son sang-froid. Elle ! mais je la connais mieux encore que je ne vous connais vous-même ! »

Le jeune avocat se mit à rire.

« Où l’avez-vous rencontrée, ami Dick ? À Londres, pendant la « saison » ? ou bien à votre dernier voyage à Paris ? »

Dick ne releva pas la plaisanterie ; mais il commença à réunir ses brosses et ses pots de cirage et à les enfermer dans le coffre où il les rangeait quand il avait fini son ouvrage habituel. Sans doute une affaire plus importante mettait fin, pour l’instant, à sa besogne de tous les jours.

« Si je la connais ! Oh ! oui, je la connais, répétait-il. Nous allons voir ce que M. Hobbes va dire de cela ! »

En moins de cinq minutes tout était en place, et il se dirigeait à toutes jambes vers la boutique de l’épicier, laissant son client, qui n’avait pas pu obtenir la moindre explication, tout ébahi de ce départ précipité. Quelques instants après il atteignit la demeure de son ami. Celui-ci put à peine en croire ses yeux en le voyant se précipiter dans son magasin : Dick n’avait pas coutume de quitter ses affaires à cette heure matinale ; c’était celle au contraire où il était le plus occupé. L’épicier attendit que son jeune ami lui expliquât le motif de sa visite ; mais Dick avait couru avec une telle vitesse qu’il en avait perdu la respiration, si bien que tout ce qu’il put faire, ce fut de jeter le journal sur le comptoir en faisant signe à M. Hobbes de le regarder.

« Qu’est-ce ? demanda l’épicier. — Ah ! s’écria-t-il après y avoir jeté les yeux : lady Fautleroy, la mère du prétendant ! La mère de l’autre, car ce n’est pas celle de Cédric pour sûr. Mme Errol ne ressemblait pas du tout à cette femme-là, qui est une belle femme, c’est possible, mais qui a l’air d’une virago.

— Bien sûr que ce n’est pas la mère de Cédric, dit alors Dick, qui commençait à recouvrer la voix et parlait par mots entrecoupés, bien sûr que ce n’est pas elle ! Regardez-la bien, monsieur Hobbes. Elle une lady ! Ah bien ! oui ! Elle la femme d’un lord !… Un drôle de lord ! C’est Ben alors qui est ce lord : car il ne fait pas jour en plein midi si ce portrait n’est pas celui de Minna : de Minna, la femme de Ben, et par conséquent ma belle-sœur ! »

M. Hobbes se laissa tomber sur son siège.

« Pas possible ! » fit-il.

Il tira son mouchoir à carreaux de sa poche, et, selon son habitude quand il était fortement ému, il commença à le passer et repasser avec énergie sur son crâne.

Cette friction parut lui rendre son sang-froid.

« Quand je vous disais que c’était un complot tramé contre lui, s’écria-t-il. Quand je vous disais !… Et c’est parce qu’il est Américain !

— Oh ! mais nous verrons ! s’écria Dick. Cela ne se passera pas ainsi ! Oh non ! Je connais ses tours ! Elle voudrait bien se donner pour une lady ! Une jolie lady ! Elle porter une couronne ! Ça lui irait comme des plumes de paon à une truie ! Je me rappelle que, dans un des journaux où il était question de la prétendue lady Fautleroy et de son fils, on disait que celui-ci avait une cicatrice au menton. Je sais bien d’où elle vient, cette cicatrice ! Vous rappelez-vous que je vous ai raconté qu’un jour Minna, en colère, m’avait lancé un plat à la tête ; que ce plat avait atteint son garçon au menton, et qu’il en était résulté une blessure dont, au dire du médecin, il devait garder la trace toute sa vie ? Lui, un lord ! je t’en souhaite ! un lord comme moi ! C’est le fils de Minna et de Ben, tout simplement, c’est-à-dire mon neveu, et je n’en suis pas plus fier pour ça ! »

Dick Tipton avait toujours été un garçon fort avisé, et la nécessité où il s’était vu, dès ses premières années, de se tirer d’affaire tout seul l’avait rendu plus avisé encore. Il avait appris à observer et à mettre à profit ses observations. Si le petit lord avait pu jeter un regard dans la boutique de l’épicier ce matin-là, il aurait certainement éprouvé un vif intérêt, même quand il ne se serait pas agi de choses le concernant, en voyant avec quelle animation on discutait les plans qui se présentaient à l’esprit de Dick et de son compagnon.

Après avoir mis en avant une foule de projets, avoir ressassé de nouveau tous les faits concernant leur jeune ami ; après avoir répété à satiété les réflexions que ces étranges événements leur inspiraient, ils se décidèrent à agir. Dick commença par écrire à Ben ; puis, après avoir découpé le portrait de la prétendue lady Fautleroy, il le glissa dans sa lettre. Pendant ce temps, M. Hobbes écrivait au comte et à Cédric. Ils n’avaient pas encore terminé l’un et l’autre cette intéressante opération quand une nouvelle idée surgit dans le cerveau de Dick.

« Le jeune homme qui m’a donné ce journal, dit-il, est un avocat. Il s’appelle Harrisson et il a son cabinet tout près de ma boutique. Si nous le chargions de débrouiller tout cela ? Les avocats connaissent les lois ; il nous dira comment nous y prendre pour empêcher que Cédric soit dépouillé. »

M. Hobbes trouva que la proposition de Dick était un trait de lumière, et déclara que le jeune garçon avait les plus grandes dispositions pour les affaires.

« Vous avez raison, dit-il ; il faut en parler à un avocat. »

Alors, laissant sa boutique aux soins d’un voisin, l’épicier se hâta d’endosser son pardessus et de se diriger vers le cabinet de M. Harrisson, toujours accompagné de Dick.

Si l’avocat n’avait pas été si nouveau dans la carrière, s’il n’avait pas eu beaucoup de temps de disponible et s’il n’eût pas été doué d’un esprit aussi entreprenant, peut-être la romanesque et étrange histoire qu’on lui racontait eût-elle rencontré des oreilles moins complaisantes : car on conviendra qu’elle pouvait passer pour invraisemblable et pour être née dans l’imagination de ceux qui la débitaient ; mais il se trouvait par bonheur que les clients de M. Harrisson étaient rares pour l’instant, ce qui lui laissait beaucoup de loisirs ; ensuite il connaissait Dick ; enfin il arriva que celui-ci lui présenta les faits avec tant d’animation, qu’en dépit de leur couleur fantastique, il trouva moyen d’intéresser et même de convaincre son auditeur.

« Et, ajouta M. Hobbes quand le jeune garçon eut fini, vous me direz ce que votre temps vaut l’heure et combien vous en aurez passé pour éclaircir ce grabuge. C’est moi qui vous payerai : — Silas Hobbes, denrées coloniales, épiceries de premier choix, au coin de Blank street.

— Bon ! répliqua l’avocat. Ce ne sera pas une chose de mince importance pour moi si je débrouille cette affaire ; mon avenir peut en dépendre, aussi bien que celui du véritable lord Fautleroy. Dans tous les cas, il ne peut résulter aucun mal d’essayer de tirer les choses au clair. Je vois qu’on a des doutes au sujet de l’enfant que sa mère présente comme l’héritier du titre. Elle s’est contredite à plusieurs reprises, quant à son âge, ce qui a éveillé les soupçons. Les premières personnes qu’il faut avertir, comme vous l’aviez bien compris du reste, sont le frère de Dick et le comte, ou plutôt son homme d’affaires. »

Donc, avant que le soleil descendît sur l’horizon, deux lettres partaient dans deux directions tout à fait différentes. L’une était emportée par le premier steamer en destination d’Europe, et était adressée à M. Havisam ; l’autre, par un train se dirigeant vers la Californie, portait comme suscription le nom de Benjamin Tipton.

Quoique les événements qui se rapportaient à leur jeune ami, avec tous les incidents qui pouvaient s’y rattacher, eussent fait le sujet de leurs discours pendant toute la journée, l’épicier et son compagnon trouvèrent encore moyen de prolonger la conversation sur le même thème jusqu’à minuit.