Aller au contenu

Le Petit Lord/36

La bibliothèque libre.
Traduction par Eudoxie Dupuis.
Ch. Delagrave (p. 291-299).


XXXVI


Quel beau jour que celui de l’anniversaire de naissance du petit lord, et combien Sa petite Seigneurie parut en jouir ! Le parc était rempli de gens portant leurs habits de fête, dont les couleurs gaies et voyantes brillaient entre les arbres des bosquets, pendant que les drapeaux, les bannières et les banderoles flottaient au-dessus des tours du château et des tentes préparées pour les danses et les rafraîchissements. Parmi les gens valides, personne, hommes, femmes ou enfants, n’avait voulu garder la maison ce jour-là ; chacun était heureux de voir le petit lord Fautleroy, qu’on avait failli perdre, être encore le petit lord Fautleroy, l’héritier du comte et un jour le maître du domaine. Chacun voulait avoir un regard de lui et aussi de son aimable mère, qui avait su se faire tant d’amis parmi les pauvres gens. Le comte bénéficiait des sentiments qu’inspiraient son petit-fils et sa belle-fille. On peut même dire que ses vassaux commençaient à se sentir bien disposés pour lui. Par le fait, on ne demandait pas mieux que de l’aimer, à cause du petit garçon qui l’aimait et qui avait confiance en lui, et de la douce et gracieuse créature qu’il avait si longtemps haïe, et que maintenant il traitait avec le respect qu’il devait à la mère de son héritier. Quelques-uns prétendaient même que le comte ne tarderait pas à aimer sa belle-fille, et on se disait qu’entre le petit lord et sa mère, le vieux seigneur au cœur sec et dur arriverait peut-être, avec le temps, à devenir un seigneur humain et bienveillant ; qu’il changerait alors de conduite envers ses tenanciers et qu’il s’occuperait de faire le bonheur de ceux qui étaient dans sa dépendance, ce dont, jusque-là, il n’avait pas paru se soucier. Cette pensée rendait tout le monde joyeux.

Quelle foule dans les bosquets, sous les grands arbres et sur le gazon !

Tous les voisins du comte s’étaient rendus au château pour assister à la fête, pour adresser au vieux lord leurs félicitations et pour faire connaissance avec Mme Errol. Lady Lorridale avec son mari, ainsi que miss Viviane Herbert, se trouvaient parmi eux.

Quand Cédric avait aperçu miss Viviane, il était accouru vers elle ; la jeune dame l’avait pris dans ses bras et l’avait embrassé comme s’il eût été pour elle un petit frère tendrement préféré.

« Cher petit Fautleroy, disait-elle, cher petit ami ! quand je pense que nous avons été sur le point… ! Que je suis heureuse qu’il n’en ait rien été ! »

Elle parcourut le parc avec lui, car Cédric voulait lui montrer tout ce qui avait été préparé ; puis elle se laissa conduire par lui auprès de M. Hobbes et de Dick.

« Miss Viviane, voici mon vieil ami M. Hobbes, dit l’enfant en lui présentant l’épicier, et mon autre ami Dick. Je leur ai dit combien vous étiez belle, et je leur ai promis qu’ils vous verraient si vous veniez pour mon jour de naissance. »

Miss Viviane donna une poignée de main à M. Hobbes et une autre à Dick, leur parla de leur voyage, de l’Amérique, de ce qu’ils avaient fait ou vu depuis qu’ils étaient en Angleterre. Cédric l’écoutait avec ravissement, heureux de penser que ses deux amis allaient avoir, comme lui, la belle miss en admiration et en adoration.

« C’est bien la plus jolie dame que j’aie jamais vue, déclara Dick à M. Hobbes, quand miss Viviane les eut quittés, en les saluant d’un sourire ; oui, la plus jolie et la plus aimable. » Et il la suivait des yeux tandis que, toujours accompagnée de Cédric, elle parcourait les groupes des paysans, les regardant danser, disant un mot gracieux à l’un et à l’autre.

La gaieté continuait à régner dans le parc ; les jeux attiraient tous les amateurs ; les orchestres étaient toujours entourés de danseurs et de danseuses, et les tables, les buffets garnis de victuailles de toutes sortes, n’étaient pas non plus désertés. Tout le monde semblait parfaitement heureux, à commencer par le petit héros de la fête.

Un autre homme aussi était heureux ; c’était un vieillard qui, quoiqu’il eût toujours été riche et haut placé, n’avait jamais connu le bonheur véritable. Peut-être se sentait-il plus heureux qu’il ne l’avait jamais été, parce qu’il se sentait meilleur. Il n’était pas, en réalité, devenu aussi bon que Cédric s’était toujours imaginé qu’il l’était ; mais du moins il commençait à aimer quelqu’un, et, à plusieurs reprises, il lui était arrivé de trouver une sorte de plaisir à faire les choses bonnes et utiles, qu’un chaud et tendre petit cœur d’enfant lui avait suggérées. C’était un commencement. Chaque jour aussi, depuis celui où Mme Errol était venue s’établir au château, il se plaisait davantage avec sa belle-fille. À son grand étonnement, il sentait même naître en lui une sorte d’attachement pour elle. Il aimait à entendre sa douce voix et à regarder son doux visage. Quand il était enfoncé dans son grand fauteuil, au coin de la fenêtre de la bibliothèque, il aimait à la suivre des yeux et à l’écouter parler à son fils. Il entendait alors des expressions de douceur et de tendresse qui étaient toutes nouvelles pour lui, et il commençait à s’expliquer comment l’enfant qui avait vécu à New-York et s’était lié d’amitié avec un épicier et un petit décrotteur, avait néanmoins d’assez bonnes manières pour n’être pas déplacé dans l’un des plus beaux châteaux et parmi la société la plus aristocratique d’Angleterre, et comment il se faisait qu’il s’était trouvé tout de suite à la hauteur de sa situation, quand le sort en avait fait l’héritier d’un comte.

C’était facile à comprendre en effet : il avait suffi que l’enfant vécût auprès d’un cœur aimant et dévoué, qui lui avait inspiré des pensées d’amour et de dévouement et qui lui avait appris à s’oublier pour les autres, pour qu’il devînt ce qu’il était. Il avait su attirer l’affection, parce qu’il était affectueux lui-même, et les grandeurs ne l’avaient ni gâté ni ébloui, parce qu’il était simple de cœur et qu’il ne voyait dans la puissance et la richesse que le moyen d’être utile à autrui.

Tandis que le comte de Dorincourt le suivait des yeux, ce
Cédric fit alors un pas en avant.
Cédric fit alors un pas en avant.
même jour, allant de l’un à l’autre, envoyant çà et là un petit

signe de tête à ceux qui le saluaient, parlant à ceux qu’il connaissait, montrant à ses deux amis, M. Hobbes et Dick, les choses les plus intéressantes de la fête, ou bien encore se tenant près de sa mère ou des autres dames, les écoutant causer ou causant avec elles, le noble lord se répétait qu’il ne pouvait trouver pour petit-fils un enfant qui satisfît mieux son orgueil et qui représentât plus dignement sa race.

Les plus importants parmi les tenanciers s’étaient réunis près d’une grande tente où devait être servie une grande collation, et ils s’y préparaient en portant des santés, selon la mode anglaise. Ils avaient bu à celle du comte avec plus d’enthousiasme qu’ils ne l’avaient jamais fait jusque-là. On proposa ensuite celle de lord Fautleroy.

Si quelqu’un avait eu des doutes sur la question de savoir si Cédric était aimé ou non de ses futurs vassaux, il aurait été complètement rassuré par la clameur, accompagnée d’applaudissements, qui s’éleva à cette proposition. Même la présence des dames du château, qui assistaient à la fête, n’eut pas le pouvoir de contenir les éclats de joie de tous ces braves gens, et de les empêcher de pousser les hourras les plus énergiques, pendant qu’ils contemplaient, entre le comte et sa mère, le petit lord, dont le contentement se lisait sur la figure radieuse, en se voyant l’objet d’une pareille ovation.

« Que Dieu, le bénisse, le pauvre cher petit ! disaient les bonnes femmes, tandis que Cédric saluait à droite et à gauche ; que Dieu le bénisse !

— C’est parce qu’ils m’aiment, n’est-ce pas, Chérie ? disait le petit lord à sa mère ; c’est parce qu’ils m’aiment qu’ils m’acclament ainsi ? Oh ! que je suis heureux ! »

Le comte posa la main sur l’épaule de l’enfant.

« Fautleroy, dit-il, parlez-leur et dites-leur ce que vous pensez de l’accueil qu’ils vous font.

— Faut-il vraiment que je parle ! » dit Cédric en levant les yeux sur son grand-père et en les reportant sur sa mère, puis sur miss Herbert, comme pour demander un peu d’aide.

Mme Errol sourit, ainsi que miss Viviane, avec un signe de tête encourageant.

Cédric fit alors un pas en avant.

« Je vous suis très obligé, dit-il, pour votre politesse ; et… et… j’espère que vous vous amusez pour mon jour de naissance : car moi je m’amuse beaucoup. Je suis très content de voir que vous m’aimez ; moi aussi je vous aime tous et je désire que tous vous soyez heureux ; mon grand-père le désire comme moi, car il vous aime beaucoup aussi. Il est si bon ! Quand je serai grand et que je serai devenu comte, j’essayerai d’être aussi bon que lui, et de faire votre bonheur à tous comme il a toujours essayé de le faire. »

Et au milieu des hourras et des applaudissements, Cédric reprit en souriant sa place à côté de son grand-père, et mit sa main dans celle du comte en se penchant affectueusement contre lui.

. . . . . . . . . . . . . . .

Et c’est la fin de mon histoire. Je n’ai plus que quelques mots à ajouter, touchant M. Hobbes. Le vieil épicier fut tellement fasciné par tout ce qu’il avait vu au château de Dorincourt et il éprouvait tant de répugnance à quitter son jeune ami, qu’il ne put se décider à retourner en Amérique. Il vendit sa boutique d’épicerie de New-York et en ouvrit une autre dans le village de Dorincourt. Son commerce, patronné par le château, réussit parfaitement. Quoique le comte et M. Hobbes, comme on peut le croire, ne vécussent pas sur le pied d’une grande intimité, M. Hobbes ne tarda pas à devenir plus aristocrate que le vieux lord lui-même. Il lisait tous les matins la Gazette de la cour et suivait avec le plus vif intérêt tout ce qui se passait à la Chambre des lords. Quelques années après, quand Dick, qui, par les soins du comte, avait terminé son éducation, lui proposa de retourner en Amérique, où lui-même allait rejoindre son frère :

« Merci, lui dit-il ; je ne veux pas aller vivre là-bas ; j’ai besoin de rester à côté de lui. Certainement l’Amérique est un bon pays, pour quelqu’un qui a sa fortune à faire ; mais il y manque quelque chose : il n’y a ni noblesse, ni lords, ni comtes ! »



fin





société anonyme d’imprimerie de villefranche-de-rouergue
Jules Bardoux, Directeur