Le Petit Pierre/11

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Calmann-Lévy (p. 87-95).


XI

LA CHARPIE


Je n’avais pas encore accompli mes quatre ans : un matin, ma mère me souleva de mon lit, et mon cher papa, qui avait revêtu son uniforme de garde national, m’embrassa tendrement. Il avait un coq d’or et un pompon rouge à son shako. On battait le rappel sur le quai ; le galop des chevaux retentissait sur le pavé ; par moments passaient des chants et des clameurs farouches et l’on entendait au loin le crépitement de la fusillade. Mon père sortit. Ma mère s’approcha de la fenêtre, souleva le rideau de mousseline et sanglota. C’était la révolution.

Les journées de Février m’ont laissé peu de souvenirs. On ne m’a pas fait sortir une seule fois pendant le combat des rues. Nos fenêtres donnaient sur la cour, et les événements qui s’accomplissaient au dehors étaient pour moi infiniment mystérieux. Tous les locataires de la maison fraternisaient. Madame Caumont, la femme du libraire-éditeur, mademoiselle Mathilde, la fille déjà vieille de madame Laroque, mademoiselle Cécile, la couturière, la très élégante madame Petitpas, la belle madame Moser, qu’on ne fréquentait pas en temps ordinaire, se réunissaient l’après-midi chez ma mère, où elles faisaient de la charpie pour les blessés dont le nombre augmentait de minute en minute. L’usage alors suivi dans tous les hôpitaux était d’appliquer sur les plaies des filaments de toile, et personne ne doutait de l’excellence de ce procédé avant la révolution médicale qui a proscrit les pansements humides. Ces dames apportaient chacune son paquet de linge ; elles s’asseyaient dans la salle à manger autour de la table ronde et, là, déchiraient la toile par bandes étroites, puis l’effilaient. On admire, quand on y songe, que ces ménagères eussent tant de vieux linge. Madame Petitpas lut sur un morceau de drap de lit qu’elle avait apporté le chiffre de son aïeule maternelle et la date de 1745. Maman travaillait avec ses invitées. Nous participions, le jeune Octave Caumont et moi, à cette œuvre charitable, sous la surveillance de la vieille Mélanie, qui, de ses doigts rudes, effilait le chiffon à quelque distance de la table, par déférence. Pour ma part, je m’acquittais de ma tâche avec zèle et mon orgueil grandissait à chaque fil que je tirais. Mais, quand je vis que le tas d’Octave Caumont était plus gros que le mien, j’en souffris dans mon amour-propre et ma satisfaction de préparer le soulagement des blessés en fut beaucoup diminuée.

De temps en temps des personnes de notre intimité, M. Debas, surnommé Simon de Nantua, et M. Caumont, l’éditeur, venaient nous apporter des nouvelles.

M. Caumont était habillé en garde national ; mais il s’en fallait qu’il portât l’uniforme avec autant d’élégance que mon cher papa. Mon papa avait le teint pâle et la taille fine. M. Caumont, le visage bourgeonné, étalait trois mentons sur le devant de sa tunique qui, ne pouvant pas se boutonner, s’ouvrait inglorieusement sur le ventre.

— La situation est terrible, nous dit-il, Paris en feu, ses rues hérissées de sept cents barricades, le peuple assiège le château que le maréchal Bugeaud défend avec quatre mille hommes et six pièces de canon.

Ces nouvelles furent accueillies par de grands mouvements de terreur et de pitié. La vieille Mélanie, à l’écart, faisait des signes de croix et remuait les lèvres en silence.

Ma mère fit servir du vin de Madère et des gâteaux secs. (En ce temps-là, on ne buvait guère de thé et les dames craignaient moins le vin qu’à présent.) Un doigt de vin de Madère anima les regards, fit sourire les lèvres. Ce n’étaient plus les mêmes visages ; ce n’étaient plus les mêmes âmes.

Pendant le goûter, M. Clérot, l’encadreur du quai Malaquais, se présenta devant nous. C’était un très gros homme, bien plus gros que M. Caumont, et que sa blouse blanche faisait paraître encore plus rond. Il salua la compagnie et demanda le secours du docteur Nozière pour les blessés du Palais-Royal, qui manquaient de tout. Ma mère lui répondit que le docteur Nozière était à l’hôpital de la Charité. M. Clérot nous fit un tableau horrible de ce qu’il avait vu aux abords des Tuileries. Çà et là des morts, des blessés, des chevaux qui se soulevaient, une jambe brisée, le ventre ouvert, et retombaient, et cependant les curieux emplissant les cafés et une troupe de gamins s’amusant d’un chien qui hurlait près d’un cadavre. Il conta que, assiégé par une profonde colonne d’insurgés avec armes et munitions, le poste du Château-d’Eau, sur la place du Palais-Royal, était enveloppé de flammes quand ses défenseurs mirent bas les armes.

M. Clérot poursuivit à peu près en ces termes :

— Après la reddition du poste, des hommes de bonne volonté furent requis pour éteindre l’incendie ; je me trouvai du nombre ; on se procura des seaux et nous fîmes la chaîne. J’étais placé à cinquante pas environ du brasier, entre un respectable citoyen d’un certain âge, et un gamin qui portait en sautoir la giberne d’un soldat. Les seaux faisaient la navette. Et je disais ; « Attention, citoyens ! attention ! » Je ne me sentais pas bien ; le vent rabattait sur nous la flamme et la fumée ; j’avais les pieds gelés, et par moments il me coulait le long de la jambe un froid mortel, dont je cherchais la cause, que je ne pouvais trouver, et j’allais jusqu’à me demander si je n’avais pas reçu sans m’en apercevoir une blessure dans le combat et si je ne perdais pas tout mon sang. Et en faisant la chaîne, je me disais : « Ce que j’éprouve n’est pas naturel » ; et je tournais l’œil devant, derrière, à droite et à gauche pour me rendre compte de ce qui m’arrivait. Mais voilà-t-il pas que tout à coup je vois mon voisin de gauche, le gamin, occupé à vider dans la poche de ma blouse le seau que je venais de lui passer… Mesdames, le polisson reçut sur la joue une giroflée à cinq feuilles qu’il pourra montrer à son amoureuse.

» C’est pourquoi, conclut M Clérot, si c’était un effet de votre bonté, madame Nozière, je me chaufferais bien volontiers un moment à votre poêle. Ce morveux m’a glacé jusqu’aux os. Une jeunesse pareille, qui a perdu à ce point le respect, cela fait frémir ! »

Et le gros homme, ayant tiré de sa poche un mètre, un diamant à tailler le verre et un journal réduit en pâte, la retourna dégouttante. Il souleva sa blouse et bientôt ses vêtements commencèrent à fumer à la chaleur du poêle.

Ma mère lui versa un verre d’eau-de-vie, qu’il but à la santé de la compagnie, car il avait de l’usage.

J’étais ravi de ce que j’entendais, et je vis fort bien madame Caumont cacher un fou rire.

À ce moment M. Debas, surnommé Simon de Nantua, parut avec une buffleterie sur sa redingote et un fusil à la main. Il empruntait aux événements une énorme importance et c’est d’un accent solennel, qu’il annonça à madame Nozière que le docteur, retenu à l’hôpital, ne reviendrait pas dîner. Il nous rapporta ce qu’il avait vu ou connu et s’étendit de préférence sur les faits auxquels il avait participé : Six gardes municipaux poursuivis par les insurgés et qu’il avait cachés dans une cave de la rue de Beaune ; un piqueur du Roi, que son habit rouge désignait aux fureurs du peuple et qu’il avait revêtu d’un bourgeron emprunté au marchand de vin du coin de la rue de Verneuil. Il nous apprit que Firmin, le valet de chambre de M. Bellaguet, venait d’être tué sur le quai d’une balle perdue. Et, comme nous sommes particulièrement touchés de ce qui se passe près de nous, la nouvelle de cette mort fut reçue avec un profond émoi.

Je me rappelle aussi que, quelques instants plus tard, à nuit close, étant avec ma chère maman chez madame Caumont, je vis par la fenêtre de l’entresol, qui donnait sur le quai, une voiture très haute et largement évasée sortir tout en feu du guichet du Louvre. Une troupe d’hommes la traîna sur le pont des Saints-Pères entre les deux statues assises, et, avant d’avoir atteint le milieu du pont, la fit basculer. Elle rebondit deux fois sur ses ressorts, puis, emportant la balustrade de fonte, tomba dans la Seine. Et ce spectacle, auquel succédèrent soudain les ténèbres profondes, me parut splendide et mystérieux.

Voilà mes souvenirs du 24 février 1848, tels qu’ils se sont imprimés dans mes faibles esprits, et tels que ma mère me les a maintes fois rafraîchis ; les voilà dans leur candide indigence. J’ai pris grand soin de ne les point orner, de ne les point enrichir.

La manière dont j’appris alors les événements contemporains exerça une influence durable sur mon intelligence de la vie publique et contribua grandement à former ma philosophie de l’histoire. Dans ma première enfance, les Français avaient un sentiment du ridicule qu’ils ont perdu depuis, sous l’empire de causes que je ne saurais démêler. Le pamphlet, la gravure et la chanson exprimaient leur esprit moqueur. Je naquis à l’âge d’or de la caricature et c’est par les lithographies du Charivari et par les moqueries de mon parrain M. Pierre Danquin, bourgeois de Paris, que je me fis une idée de la vie nationale ; elle me parut comique en dépit des émeutes et des révolutions, parmi lesquelles je fus nourri. Mon parrain appelait Louis-Napoléon Bonaparte le perroquet mélancolique. Je me plaisais à imaginer cet oiseau combattant le spectre rouge, représenté comme un épouvantail à moineaux, promené sur un manche à balai. Et autour d’eux, je voyais s’agiter les orléanistes ayant pour tête une poire, M. Thiers en nain, Girardin en paillasse, et le Président Dupin avec une face de passoire et des souliers grands comme des bateaux. Mais je m’intéressais surtout à Victor Considérant que je savais habiter près de nous, sur le quai Voltaire, et qui m’était figuré se suspendant aux arbres par une longue queue que terminait un gros œil.