Le Petit Pierre/13

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Calmann-Lévy (p. 102-107).


XIII

CATHERINE ET MARIANNE


La mer, quand je la vis pour la première fois, ne me parut vaste que par la tristesse immense que je sentis à la regarder et à la respirer. C’était la mer sauvage. Nous étions allés passer un mois d’été dans un petit village breton. Un aspect de la côte s’est gravé à l’eau-forte dans ma mémoire, l’aspect d’une rangée d’arbres flagellés par le vent du large et tendant, sous le ciel bas, vers la terre plate et nue, leur tronc courbé et leurs maigres rameaux. Ce spectacle me mordit au cœur ; il reste en moi comme le symbole d’une incomparable infortune.

Les rumeurs et les odeurs marines me troublaient. Chaque jour, à toute heure, la mer m’apparaissait transformée, tantôt lisse et bleue, tantôt couverte de petites lames tranquilles azurées d’un côté, argentées de l’autre, tantôt comme cachée sous une toile cirée verte, tantôt lourde et sombre et portant sur ses crêtes agitées les moutons farouches de Nérée ; hier fuyant en souriant, aujourd’hui s’avançant en tumulte. Tout enfant que j’étais et parce que j’étais un pauvre enfant, cette perfide instabilité diminua beaucoup la confiance et l’amitié que m’inspirait la nature. La faune marine, les poissons, les coquillages, les crustacés surtout, ces animaux plus effrayants que les monstres des Tentations de Saint-Antoine, que, sur mon quai Malaquais, j’examinais si curieusement à l’étalage de madame Letord, ces langoustes, ces poulpes, ces étoiles de mer, ces crabes, me révélaient des formes de la vie trop étonnantes et des animaux moins fraternels vraiment que mon petit chien Caire, que le poney de madame Caumont, que les ânes de Robinson, que les moineaux de Paris, et moins amis même que le lion de ma Bible en estampes et les couples de mon arche de Noé. Les monstres marins me poursuivaient dans mon sommeil et m’apparaissaient, la nuit, immenses en leurs carapaces d’un bleu noir, épineuses et chevelues, tout armés de pinces, de dards, de scies, et sans visage et plus effrayants de n’avoir pas de visage que de tout le reste.

Dès le lendemain de mon arrivée, je fus enrôlé par un grand garçon dans une troupe d’enfants qui, munis de pelles et de pioches, construisaient sur la plage une forteresse de sable, y plantaient le drapeau français et la défendaient contre la mer montante. Nous fûmes vaincus avec gloire. Je sortis un des derniers du fort démantelé, ayant fait mon devoir, mais acceptant la défaite avec une facilité qui n’annonçait point un grand homme de guerre.

Un jour, j’allai en barque pêcher des coquillages avec Jean Élô qui avait des yeux d’un bleu pâle dans un visage tanné et boucané. Ses mains étaient si rudes qu’elles me râpaient la peau quand elles tenaient les miennes, en signe d’affection. Il pêchait au large, raccommodait ses filets, calfatait sa barque et, à ses heures de loisir, construisait dans une carafe une goélette parfaitement gréée. Bien qu’il se servît peu de la parole, il me conta son histoire qui se composait uniquement de la mort de ses proches, qui avaient péri en mer. Trois de ses frères et son père s’étaient noyés ensemble, le précédent hiver, à une encablure du port. En quoi il ne voyait que du bien comme en tout événement. Ce que j’avais de religion me fit découvrir en Jean Élô une sagesse céleste. Un dimanche soir, nous le trouvâmes étendu ivre-mort en travers du chemin et nous dûmes l’enjamber. Il n’en resta pas moins pour moi un être parfait. Sentiment empreint, il se peut, de quiétisme. À d’autres d’en juger : je n’étais guère théologien alors, et je le suis bien moins encore aujourd’hui.

Mes plaisirs les plus chers étaient de pêcher la crevette en compagnie de deux fillettes qui m’inspiraient une amitié émerveillée et fugitive. L’une, Marianne Le Guerrec, était fille d’une dame de Quimper avec qui ma mère avait fait connaissance sur cette plage ; l’autre, Catherine O’Brien, était Irlandaise. Toutes deux blondes et les yeux bleus. Elles se ressemblaient, ce qui n’était pas pour surprendre ;


Car les vierges d’Erin et les vierges d’Armor
Sont des fruits détachés du même rameau d’or

Averties par un secret instinct de leur grâce à entrelier leurs mouvements, elles se montraient constamment enlacées. Agitant de concert leurs minces jambes nues, brûlées du soleil et de l’eau de mer, elles couraient sur le sable avec des ondulations et des sinuosités comme pour former des figures de danse. Catherine O’Brien était la plus jolie, mais elle parlait mal le français, ce dont s’offusquait mon ignorance. Je cherchais, pour les leur offrir, de beaux coquillages qu’elles dédaignaient. Je m’ingéniais à leur rendre des soins dont elles feignaient ou de ne pas s’apercevoir ou d’être obsédées. Quand je les regardais, elles détournaient la tête ; mais si, à mon tour, je faisais semblant de ne pas les voir, elles attiraient mon attention par quelques agaceries. Elles m’intimidaient ; à leur approche, je ne trouvais plus les mots que j’avais préparés pour elles. Si je leur parlais quelquefois avec rudesse, c’était par peur, par dépit ou par une perversité inexplicable. Marianne et Catherine s’entendaient pour se moquer et rire des petites baigneuses de leur âge. Sur tout autre sujet, elles se querellaient plus souvent qu’elles ne s’accordaient. Elles se faisaient un grief mutuel de n’être pas nées dans le même pays. Marianne reprochait vivement à Catherine d’être Anglaise. Catherine, ennemie de l’Angleterre, bondissait sous l’insulte, frappait du pied, grinçait des dents et criait qu’elle était Irlandaise. Mais Marianne n’y voyait pas de différence. Un jour, dans le chalet de madame O’Brien, leur dispute pour la patrie finit par des coups. Marianne nous rejoignit sur la plage, les joues égratignées. Sa mère, en la voyant, s’écria :

— Miséricorde ! que t’est-il arrivé ?

Marianne répondit très simplement :

— Catherine m’a griffée parce que je suis Française. Alors je l’ai appelée vilaine Anglaise, et je lui ai donné un coup de poing sur le nez qui l’a fait saigner. Madame O’Brien nous a envoyées nous laver dans la chambre de Catherine. Et nous nous sommes réconciliées, parce qu’il n’y avait qu’une cuvette pour nous deux.