Le Petit Pierre/2

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Calmann-Lévy (p. 13-19).


II

LES TEMPS PRIMITIFS


Mon plus ancien souvenir me représente un chapeau haut de forme, à longs poils, à larges bords, doublé de soie verte, dont la coiffe de cuir fauve se découpait, à sa partie supérieure, en languettes recourbées comme les fleurons d’une couronne fermée, à cela près qu’elles ne se rejoignaient pas tout à fait et laissaient apercevoir par une ouverture circulaire un foulard rouge introduit entre la coiffe et le fond armorié du chapeau. Un vieux monsieur tout blanc entrait dans le salon, tenant à la main ce chapeau dont il tirait devant moi le foulard de soie, moucheté de tabac à priser, qui, déployé, laissait voir Napoléon en redingote grise sur la colonne Vendôme. Puis le vieux monsieur faisait sortir du fond du chapeau un petit gâteau sec qu’il élevait lentement au-dessus de sa tête, un petit gâteau rond et plat, luisant et strié sur une de ses faces. Je levais les bras pour le saisir ; mais le vieux monsieur ne me l’abandonnait qu’après avoir joui à loisir de mes inutiles efforts et du gémissement de mes désirs frustrés. Enfin, il se divertissait de moi comme d’un petit chien. Et je crois que, sitôt que je m’en aperçus, je m’en fâchai, me sentant de cette race audacieuse qui domine tous les animaux.

Ces gâteaux, quand on y mordait, mettaient comme du sable dans la bouche ; mais ce sable se réduisait bientôt en une pâte sucrée d’un goût assez agréable, malgré l’âcreté du tabac qui s’y faisait fortuitement sentir. Je les aimai ou crus les aimer jusqu’à ce que je découvrisse qu’ils venaient d’une vieille boulangerie de la rue de Seine où ils étaient conservés tristement dans un bocal verdâtre. Le dégoût m’en prit alors ; et je ne le cachai pas assez au vieux monsieur qui en fut contristé.

J’ai su depuis que le vieux monsieur s’appelait Morisson, et avait été médecin-major dans l’armée anglaise en 1815.

Après la bataille de Waterloo, dînant à la table des officiers, comme on déplorait des pertes illustres, M. Morisson dit :

— Messieurs, vous oubliez un mort, le plus regrettable de tous et celui que nous devons pleurer le plus amèrement.

Et chacun de s’enquérir quel était ce mort.

— L’Avancement, messieurs. Notre victoire, en terminant la carrière de Bonaparte, met fin aux guerres où nous gagnions rapidement nos grades. L’Avancement a été tué à Waterloo. Pleurons-le, messieurs.

M. Morisson donna sa démission et vint habiter Paris, où il se maria et exerça la médecine. Il y mourut du choléra, avec sa femme, en 1848.

Il me souvient aussi que, vers ce temps-là, cheminant accroché au tablier de madame Mathias, je vis un jour dans le salon un homme brun, à gros favoris (c’était M. Debas, surnommé Simon de Nantua), raccommodant, avec un pinceau trempé de colle, le papier vert à ramages qui, fendu et soulevé sur une longueur de deux doigts environ, laissait voir un canevas de toile grossière tout crevé, et, derrière le canevas, de sombres profondeurs. Ces choses m’apparurent avec une extrême netteté, et elles demeurent encore étrangement distinctes dans ma mémoire après l’entière disparition de tant d’autres spectacles offerts à mes yeux en ces temps primitifs. Sans doute n’y fis-je pas réflexion sur le moment, n’étant point en âge de penser. Mais quelque temps après, sur mes quatre ans, quand j’eus acquis une force d’esprit suffisante pour me tromper et l’éducation qu’il faut pour interpréter faussement les phénomènes, je conçus l’idée que, derrière ce canevas grossier, recouvert de papier à ramages, des êtres inconnus flottaient dans l’ombre, différents des hommes, des oiseaux, des poissons et des insectes, indistincts, subtils, animés de pensées malveillantes. Et je ne m’approchais point sans curiosité ni terreur de l’endroit du salon où M. Debas avait bouché la fente, qui néanmoins restait visible : les bords du papier vert ne s’étaient pas si bien rejoints que l’on n’aperçût, dans l’intervalle, une partie du morceau de journal dont on les avait doublés, objet déplaisant à voir, mais précieux, puisqu’il fermait l’accès de la chambre aux esprits des ténèbres, créatures à deux dimensions, obscures et pernicieuses.

Un jour d’entre les jours (ainsi que disent les conteurs orientaux, incertains comme moi de la chronologie), un jour d’entre les jours de ma quatrième année, j’observai que, près du piano, le papier vert à ramages, crevé en étoile, laissait paraître quelques fils de serpillière, croisés sur un trou noir plus effrayant encore que la fente bouchée autrefois par M. Debas. Avec une impiété digne de la race audacieuse de Iapet, j’approchai l’œil de cette ouverture et vis des ténèbres vivantes qui me firent dresser les cheveux sur la tête ; j’y appliquai ensuite l’oreille et entendis une sinistre rumeur, tandis qu’un souffle glacial passait sur ma joue ; ce qui me confirma dans la croyance qu’il y avait derrière la tenture un autre monde.

Mon existence, à cette époque, était double. Naturelle et banale, parfois fastidieuse durant le jour, elle devenait surnaturelle et terrible, la nuit. Autour de mon petit lit, que de ses belles mains bordait sur moi ma mère, passaient d’une allure grotesque et farouche, mais non sans rythme ni mesure, de petits personnages difformes, bossus, tortus, vêtus à une mode très ancienne, et tels enfin que je les ai retrouvés depuis dans les gravures de Callot. Certes, je ne les avais point réinventés. Le voisinage de madame Letord, marchande d’estampes, qui étalait ses gravures sur le terrain vague où s’élève aujourd’hui l’école des Beaux-Arts, explique cette rencontre. Cependant, mon imagination y mettait du sien ; elle armait mes persécuteurs nocturnes de broches, de seringues, de petits balais et de divers autres ustensiles domestiques. Ils n’en défilaient pas avec moins de gravité, le nez fleuri de verrues et chaussé de lunettes rondes, au reste, très pressés et n’ayant pas l’air de me voir.

Un soir, quand la lampe brûlait encore, mon père s’approcha de mon petit lit et me regarda avec le sourire exquis des hommes tristes qui sourient rarement. Je sommeillais déjà, il me chatouilla le creux de la main et me fit une petite amusette où je n’entendis rien sinon ces mots : « Je te vends une vache. » Et, ne voyant pas de vache, je demandai raisonnablement :

— Papa, où est donc la vache que tu m’as vendue ?

Je m’endormis et revis mon père dans mon sommeil. Cette fois, il tenait dans le creux de sa main une petite vache rousse et blanche, animée et vivante, et si vivante que je sentais la chaleur de son souffle et une odeur d’étable. Durant bien des nuits, j’ai revu la petite vache rousse et blanche.