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Le Peuple belge - Sa physionomie morale et pittoresque

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Le Peuple belge - Sa physionomie morale et pittoresque
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 661-679).
LE PEUPLE BELGE
SA PHYSIONOMIE MORALE ET PITTORESQUE

Ce n’est pas depuis très longtemps qu’on se préoccupe de reconnaître dans la Belgique d’aujourd’hui une originalité particulière, distincte de celle des autres peuples. Les établissemens industriels et commerciaux, les institutions politiques et sociales de ce pays excitent cependant l’attention de l’homme d’affaires, de l’économiste, du sociologue ; ils ont fait l’objet d’études approfondies. Mais on a pris une si grande habitude de les séparer, de les distinguer, de les évoquer hors de leur cadre national qu’ils ont fini par constituer des élémens d’intérêt purement technique. L’activité du peuple, dont ils ne sont que l’occasion et quelquefois la conséquence, demeure ignorée et, pourtant, elle a une physionomie tout à fait personnelle. Il parait dérisoire de vouloir comprendre ou commenter les formes où elle se déploie sans l’étudier en elle-même, sans remonter aux sources de son originalité persistante.

Quelques écrivains de France et d’ailleurs ont montré dernièrement l’importance de l’analyse du milieu dans la description de l’outillage économique et politique de la Belgique. M. Henri Charriant et M. Dumont-Wilden entre autres ont écrit chacun un ouvrage plein de conscience à cet égard. Je n’ai pas l’intention de les suivre dans leur documentation considérable. Bien au contraire, c’est la physionomie pittoresque seulement du peuple belge que je voudrais évoquer ici en tâchant, à l’aide de ma propre observation et, si on me le permet, de ma sensibilité nationale, de faire revivre mon pays tel qu’il existe en tant que personnalité ethnique, géographique, morale. Cela ne peut se faire que par un développement dont on voudra bien accepter l’arbitraire, s’il mêle à la fois les enseignemens de l’histoire et la simple investigation personnelle, l’argument de principe et celui d’impression, l’exemple collectif et le témoignage de détail.

Car un peuple divers, mélangé, sédentaire, comme le peuple belge, ne s’exprime point tout uniment dans un caractère national, reconnaissable à première vue et fidèle à une tradition de même source et de tendance identique. Ni son histoire, ni sa configuration géographique, ni sa composition ethnique, ni même son activité intellectuelle et commerciale ne lui assurent une unité morale apparente. Elle existe, néanmoins, et j’espère le montrer, mais elle est favorisée plus que contredite, par des influences ataviques dont il faut rechercher les fondemens, l’évolution et la persévérance à travers les manifestations de sa vie locale et régionale.

Ce n’est point, en effet, en traversant de part en part le territoire compris entre nos frontières politiques et administratives, ce n’est pas davantage en séjournant dans nos grandes villes, dans nos centres industriels et commerciaux, ce n’est pas non plus en étudiant notre organisation économique et sociale du point de vue technique, ce n’est pas, enfin, en visitant les beautés naturelles de nos régions, qu’on apprend à nous connaître. C’est en vivant avec nous d’une vie familiale plus qu’individuelle, en partageant nos réjouissances, nos luttes politiques et linguistiques, nos manifestations religieuses et civiles, en travaillant avec nous, non point comme un rouage de notre vaste machinerie moderne, mais comme un élément ethnique de notre force productive. Car, dans le secret alambic où s’amalgament les apports multiples de notre psychologie collective, une combustion se fait qui sépare, sans les annihiler, les fermens d’une originalité purement ethnique et qui retient, pour en former la substance indissoluble de notre activité nationale, les élémens communs de nos qualités productrices.

Si l’on connaît, au dehors, la Belgique moderne comme une nation bien outillée et sachant faire rendre par son outillage à son sol, à sa main-d’œuvre, à sa force expansive un fructueux intérêt, on ne connaît point le Belge, on ne le distingue point du Français, de l’Anglais, de l’Allemand, moins encore du Hollandais.

D’ailleurs, le Belge se connaît-il lui-même, ou consent-il à s’avouer son originalité comme un élément dont il puisse tirer de la satisfaction ? Pas toujours. C’est un peu sa faute si le Français l’identifie avec un parler hybride et conventionnel dont on ne voit que l’incorrection évidente, mais dont on ne saisit guère la savoureuse conformité avec un tempérament particulier ; si l’Allemand la confond avec un génie commercial dont Anvers offre l’épanouissement, non sans rendre des points à l’hinterland germanique ; si l’Anglais touriste la restreint au cadre médiéval de Bruges et si, pour les autres, elle est à peine une expression géographique.

Le Belge n’aime pas à parler de lui. Il est indifférent à sa psychologie. Il encourage médiocrement ceux qui cherchent à dégager sa physionomie morale et pittoresque. Pour un peu, il les traiterait de gêneurs et d’outrecuidans.


I

Les paysages de la Belgique sont d’une extrême diversité, si l’on considère l’exiguïté du territoire qui les rassemble. Ils sont l’évolution progressive d’une nature très différente à son départ et à son aboutissement. De multiples raisons commandent de ne point séparer ces paysages des gens qui les habitent, car le Belge apparaît marqué par le climat et la nature du sol où il vit. Évidemment, dans les agglomérations industrielles et commerciales, ces caractères arrivent à se fondre, à se perdre. Cependant, l’homme des villes revient-il aux champs, leur contact lui restitue une conformité atavique avec la terre et le ciel dont il est le produit. Les déformations que lui inflige la vie moderne ne se manifestent pas de la même façon, selon qu’il vient de telle ou telle région. Le mineur du Hainaut, si essentiellement wallon d’aspect, d’esprit, de mœurs, lorsqu’il voit grossir ses rangs d’un apport de garçons des Flandres, leur demeure différent et distant, quelle que soit la durée de la vie de travail commune. Ceux-ci pourront, après dix, vingt, trente ans, regagner leurs plaines basses, il suffira de quelques mois pour que, même physiquement, ils reprennent l’aspect que leur avait donné, avant leur départ, la mère-Flandre.

C’est que les régions de la Belgique ont un caractère extrêmement marqué et c’est que le peuple a, avec elles, des analogies, résultant d’une longue cohabitation ancestrale. Quelque active et tumultueuse qu’ait été leur histoire, nos provinces ont gardé une population sédentaire. Les monumens de nos villes, s’ils attestent une tradition d’indépendance et de ferveur, disent surtout l’habitude qu’ont eue les habitans de borner l’horizon aux limites de leur ombre.

Le milieu physique a donc, dans la physionomie du Belge, une importance considérable et il convient que nous en dégagions quelques exemples.

On peut, à première vue, distinguer en Belgique un double aspect naturel. Si l’on traverse, ne fût-ce qu’en chemin de fer, le pays d’Ostende à Arlon, ce qui est le plus long trajet ferré, on suit la transformation de la terre et du paysage depuis la mer jusqu’aux hauts plateaux ardennais, et l’on peut se dire qu’à chaque différence du sol, correspond une différence des gens.

Les ethnographes, qui sont des savans, déclarent abusif de diviser le peuple belge en deux races distinctes d’origine, et ils ramènent la distinction entre Flamands et Wallons à une question de conquête romaine. Mais celle-ci est dominée, précisément, par la nature de la terre conquise et convoitée et ainsi, au plus lointain du passé, ce qui devait devenir la Belgique a subi la loi de son sol.

En effet, après la conquête de la Gaule par César qui les avait d’ailleurs imparfaitement romanisées, toutes nos provinces résistèrent différemment aux invasions germaniques. Les districts du Nord, ceux que séparait des autres l’immense forêt charbonnière qui coupait tout le pays de l’Est à l’Ouest, furent facilement atteints et pénétrés, tandis que ceux du Sud gardèrent l’empreinte latine. Et les premiers, incultes, à peine défrichés de-ci, de-là, par des établissemens militaires, furent abandonnés facilement aux envahisseurs par la puissance romaine, tandis que les seconds, où de véritables colonies, ces villas gallo-romaines, savamment organisées et administrées, avaient été établies, demeurèrent en relations avec la civilisation du Sud.

Ainsi, lorsque tout le pays fut devenu terre franque, le Nord subit l’impression du vainqueur barbare, tandis que le Sud lui imposa la sienne. Le sang germanique prédomina dans le tempérament des populations rivées à un sol ingrat, bas et soumis aux vents maritimes, il ne fit qu’influencer le tempérament des populations groupées dans les vallées fertiles, protégées par les renflemens d’un sol dur et pierreux. Il n’y aurait donc point, entre le Flamand et le Wallon, une vraie différence de race, car ils sont de la même famille celtique, mais, dès leurs origines, au IIIe siècle, ils ont été diversement impressionnés par l’afflux germanique qui se heurte et se mêle en Belgique avec l’afflux latin. Et, déjà, ce mélange ou ce heurt subissait la complicité mystérieuse et implacable d’un sol qui, lentement, allait pétrir les membres et déterminer la sensibilité de ses habitans à travers les siècles.

Le fond commun, ce fond celtique des Occidentaux, fait de ténacité et d’énergie, de persévérance et de particularisme, le voici allié, d’une part, au farouche tempérament des barbares que le christianisme n’arrivera jamais à adoucir complètement, de l’autre, influencé par la civilisation romaine déjà anémiée par la décadence, mais encore pénétrée de discipline, d’idéalisme et de vertu civique, merveilleusement appropriée par le christianisme. Le sol, les alimens qu’on lui fera produire, vont modeler deux types physiques différens, et la langue traduira, conformément au vœu composite de la race modifiée, mélangée, une sensibilité presque contradictoire.

Nous n’avons pas à suivre ici, au gré des événemens historiques, l’évolution du mélange ethnique. Nous y reviendrons un instant tout à l’heure, quand nous dégagerons les fondemens d’une conscience nationale moderne. Mais l’importance des origines ne nous échappera pas, car c’est vers elles que se reporte aujourd’hui le Belge soucieux de son originalité. Le passé n’est digne d’influencer le présent que s’il offre une explication plausible des qualités foncières d’un peuple.

Or, avant même de toucher le sol de la Belgique, si l’on arrive par la mer, on découvre la raison du grand silence laborieux dans lequel vivent les populations de la Flandre basse. Ce territoire sablonneux, envahi, puis abandonné par la mer, sous lequel on trouve la tourbe des anciens marais, ne nourrit une population extrêmement prolifique qu’au prix d’une lutte incessante contre vents et marées. La vaste plaine, qu’elle soit, — comme aux environs d’Ostende, de Nieuport, de Dixmude, — presque illimitée et à peine sillonnée par la courbe des peupliers au long d’un canal, qu’elle soit, — comme autour de Gand, de Termonde, de Saint-Nicolas, — fractionnée par les multiples fossés plantés d’arbustes, limite la vie du rural, le rend inattentif à l’imprévu du lendemain, résigné à la monotonie de l’existence, le courbe sans rémission sous le fouet des intempéries, l’identifie lui-même au sol mou, humide et gris, producteur de végétaux et de céréales plus que de bétail. Gras, musclé, paisible et fort, le Flamand regarde devant lui, vers le sol. Il semble redouter de faire entendre au dehors l’éclat d’une voix malhabile aux nuances. Il vénère les forces de la nature dont il cherche lui-même à s’approprier la rudesse et la fécondité. Il associe à ses croyances religieuses cette vénération obscure qui le courbe sous la puissance divine, seule maîtresse des élémens. Il profite, copieusement, de ce que produit la terre, car il le sent obtenu par un labeur énorme. Quand il mange, c’est largement, enfournant à grande lampée l’aliment gras qui lui fait une chair saine et rose insensible au froid comme à la chaleur. Il ne quitte point volontiers la terre et ne le fait que par nécessité, car la terre est limitée et fractionnée. Il demeure aussi longtemps qu’il peut dans son village, car la ville continue à lui inspirer une répulsion invincible, et le paysan, sain, vertueux et probe, redoute, à l’égal d’une violation de la terre, la cheminée d’usine dont les émanations corrompent l’air, l’agglomération ouvrière dont les vices émasculent la race.

À mesure que l’on descend vers Bruxelles, la terre se fait plus riche, mais aussi plus ondulée ; la culture est moins morcelée, des bois étendus surgissent entre les champs, et une dépression rapide conduit vers de secrètes rivières. La séparation entre gens des villes et gens de la campagne est moins rigoureuse ; à mesure surtout qu’on s’oriente vers le Sud, la courbe du paysage s’accorde avec une sociabilité naturelle des gens, et, comme le langage et l’aspect des habitans diffèrent, on s’aperçoit qu’on est en Wallonie en même temps qu’on s’aperçoit qu’on abandonne les plaines rigoureuses. Des rochers apparaissent, le schiste s’effeuille au flanc des coteaux. Il n’est presque plus de bourgs sans usine et, au cœur des plus riantes vallées, apparaît l’outrage multiplié des hauts fourneaux, des terrils charbonniers, des cheminées fumeuses. Après Namur, au delà de Jemelle, voici cependant le domaine des forêts et des hauts plateaux déserts. On croirait trouver ici une population arriérée et primitive. C’est tout le contraire.

Le Luxembourg offre la moindre proportion d’illettrés et c’est ici que se recrutent le plus de professeurs et de fonctionnaires. Ainsi on saisit d’emblée la caractéristique du Wallon et ce qui le différencie le plus du Flamand ; le souci du perfectionnement individuel, de la culture désintéressée s’allie à la variété du sol, à son aspect pittoresque et au goût de mouvement qu’on y puise. Car l’horizon change en Wallonie à chaque modulation du terrain. Le rural, pour passer d’un champ à un autre, change aussi d’horizon, de lumière, de sensibilité. Il en éprouve un besoin irrésistible de révéler ce qu’il sent et il parle beaucoup. Le travail ne va pas chez lui sans rires, sans chanson. Il s’accommode du voisinage de l’industrie comme d’un compagnonnage plus facile et plus nouveau ; il mange un peu à toute heure du jour, pour faire diversion ; il est sec, nerveux et petit, volontiers frondeur ; raisonneur, il discute même avec Dieu, et versatile, il le demeure jusque dans ses amours.


II

Le paysage belge évolue, sans doute, par une gradation lente et presque insensible. Si de la Barrière de Champion, par exemple (qui est, entre Marche et Bastogne, Saint-Hubert et Laroche, un point caractéristique des Ardennes), on se sent à mille lieues de Aeltert (qui est un village entre Bruges et Gand), le chemin pour aller d’un endroit à l’autre ménage les transitions. Il n’en est pas de même pour la sensibilité des habitans. Le Wallon diffère du Flamand dès qu’on a franchi la frontière mystérieuse ; certaines localités sont coupées en deux de telle sorte qu’elles ont comme deux visages. Parmi la foule, même en fermant les yeux, rien qu’à écouter un rire, un chant, une conversation, on peut reconnaître les deux accens, les deux terroirs. Aussi, la parenté entre le sol et l’homme, bien qu’évidente, n’explique point, à elle seule, la permanence du double atavisme. La vie régionale, l’éducation entretiennent, à leur tour, cette double originalité. Une grande ville comme Bruxelles, capitale et centre cosmopolite, a pu perdre, et pour son plus grand profit, le caractère flamand que d’aucuns auraient voulu lui conserver, en acquérir un autre, au moins parmi ses petits bourgeois et le peuple de ses vieux quartiers, un autre hétérogène et complexe qui fait la joie des vaudevillistes, et des faiseurs de « revues ; » partout ailleurs, les centres urbains et ruraux sont des lieux d’activité ou flamande ou wallonne, en ce sens que le travail, le commerce, l’existence familiale et civique, les manifestations administratives et religieuses s’expriment à travers les formes d’une sensibilité particulière.

La langue y est pour beaucoup, bien que le français soit toujours la langue dominante. Cette universalité de l’emploi du français là même où l’on tend à remettre en honneur l’emploi du flamand, permet plus que tout de se rendre compte de la double expression nationale.

Je ne sais pas s’il est très vrai de dire que l’homme pense dans sa langue maternelle. Et il me semble abusif de donner ainsi une étiquette linguistique à une opération qui se meut dans le domaine de l’absolu. Mais on ne peut nier que l’homme sente en conformité avec la première expression verbale qu’on lui a donnée de la vie. Or cette première expression, qui lui vient de ses parens, de son milieu familial, est différente selon que nous sommes d’un côté ou de l’autre de la frontière linguistique. Cela est si constant que, dans les familles flamandes où la langue française est exclusivement en usage (et elles sont fort nombreuses), la sensibilité est dominée par une conception particulière de la vie et s’exprime en français d’une façon caractéristique. Ce que les puristes, les grammairiens, les hommes de thèse considèrent comme un défaut d’attention, d’instruction, ou de méthode, est, en réalité, la plupart du temps, la prédominance du vœu de la race. Je sais des gens extrêmement cultivés, ne connaissant du flamand que le grossier patois du bas peuple ou ne le connaissant même pas, et qui, invinciblement, laissent passer dans leur langage telle expression traduite littéralement du flamand, emploient un vocabulaire dont demeurent exclus cent termes en usage courant en France et où l’on en retrouve cent autres rares en France, d’un usage courant ici.

Moins cultivées, les classes moyennes, même celles où se recrutent les professions libérales, et surtout celles dont s’alimentent le petit commerce et les administrations, ont une façon de s’exprimer bipartite. Une phrase, commencée dans un français impeccable ou approximatif, s’achèvera en flamand pur ou populaire ; ou vice versa. Et, loin de s’en gausser ou de s’en indigner, il faut y voir une représentation naturelle, normale de la sensibilité des gens de Flandre.

La région wallonne, d’ailleurs, connaît des manifestations analogues. Mais ici le français est la langue maternelle, celle en laquelle l’âme de la race survit. Cependant, on y retrouve des expressions tirées directement du patois wallon, qui n’a point, lui, la prétention d’être une langue. Chose plus singulière, on y retrouve aussi des tournures flamandes. Or, beaucoup de Wallons n’ont jamais su parler le dialecte populaire et très peu savent le flamand. Il y a ici une transmission mystérieuse, explicable par un contact permanent à travers les siècles.

Si de la langue elle-même nous passons à l’accent, la prédominance de la double origine est plus visible encore. Y a-t-il une prononciation française impeccable ? Sans doute, et on en a dégagé la phonétique. Mais rares sont en France ceux qui en sont les servans tout à fait dociles. Le régionalisme érige même en gloire la fidélité aux accens provinciaux. En Belgique, le double accent est plus qu’un simple certificat d’origine toulousaine, marseillaise, savoyarde ou normande. Il traduit le tempérament de deux races : car il va de pair avec le langage et les mœurs.

Plus ménager de ses paroles, l’homme de Flandre tient à les proférer violemment, il les frappe à coups de gosier, il les broie avec ses lèvres, avec ses dents ; qu’elles doivent exprimer la joie ou la colère, il les claironne. Aussi les discussions ne se prolongent-elles guère, sinon en dispute. Chacun demeure sur son avis, ou passe aux voies de fait. Malhabile aux conversations galantes, l’amour s’exprime mieux ici par du silence.

Le Wallon, au contraire, voudrait multiplier les mots, leur durée, la gradation des nuances de la voix, « Causer » pour lui est une grande occupation ; il raffole des débats contradictoires, et un homme « qui jase » est vraiment un homme. Au cabaret, dans les trains, sur le pas des portes, c’est un grand concours de paroles. Quand la divergence des idées et des sentimens a été poussée à l’extrême, les gens se retrouvent cordiaux et sourians. Une querelle est à demi vidée qui a connu de longues explications. L’amour ne commence à exister qu’après mille galanteries, et malheur à lui s’il attache une valeur précoce aux tendres vocables !

Et l’art, si intimement lié à l’expression des choses et des gens, suit une orientation analogue. La Wallonie n’a guère de peintres ni de statuaires, car elle se plaît trop aux détails et ne prend pas le temps de sentir ni de voir fortement. Ses émotions profondes sont une synthèse de mille émotions légères, superficielles, mais sincères. Des poètes les rendent parce que la musique des mots, parallèle à la musique des sons, rejoint l’harmonie supérieure de l’âme dont elle s’évertue à noter les nuances infinies. Des romanciers, des conteurs se multiplient qui racontent, comme une affaire énorme, un drame de famille, une histoire de village, une aventure de cœur. Et tout le monde est musicien et tout le monde joue d’un instrument et chante. Je connais de simples ouvriers wallons qui vibrent comme des lyres en faisant leur partie de ténor ou de baryton dans un chœur de Grétry ou de Radoux. Et ces chorales ont des noms magnifiques. Celle de mon village s’intitule » les Emules d’Orphée ! »

Le village flamand a sa fanfare, mais les instrumens à vent n’ont qu’un répertoire limité de marches et de pas redoublés, de mazurkas et de scottichs. C’est du bruit cadencé et violent. La poésie n’est pas liée à la langue usuelle. Elle a, avec sa prosodie, un vocabulaire lyrique distinct dont se rapproche la langue oratoire. Parler pour le public n’est pas un phénomène ordinaire. L’orateur surgit tout à coup du sein d’un mouvement nombreux qui le porte et le soutient comme un trépied. Qu’il enflamme, apaise ou édifie, il semble rendre des oracles. On l’écoute avec la passion de lui obéir ou de lui résister, mais sans aucun souci de lui répondre. Poètes et orateurs flamands exercent un sacerdoce, un signe sacré les a marqués. Ils prolongent la tradition des anciens aèdes.

Et les peintres flamands sont des visionnaires. Entre la lumière, les choses et eux, c’est une sorte de corps à corps. Ils pétrissent le soleil, comme le sculpteur la glaise. Peu leur importe l’intérêt du paysage, le sujet de la scène, la qualité des gens. Un tournant de rivière entre les berges, une meule de foin au soleil, une paysanne allaitant son enfant, un combat de coqs au cabaret, voilà plus qu’il n’en faut. Car il ne s’agit point de dessiner une courbe, de camper des gens, d’incarner un symbole. Cela, c’est le prétexte, l’occasion, l’exécution peut-être d’une commande. L’essentiel, c’est de recréer de la vie animale, de rendre tangibles des formes, d’éblouir encore avec de la couleur comme la lumière éblouit les champs et l’eau de Flandre. De Rubens à Émile Claus, il y a une parenté de joie et d’émerveillement, une communauté d’ivresse païenne que la foi religieuse associe étrangement à la louange de Dieu par les belles formes et les couleurs éclatantes.

À l’issue des longs pèlerinages, après les processions touchantes de Furnes, de Bruges, de Courtrai, éclate ainsi la joie des kermesses, couvée pendant de longs jours dans le désir silencieux et le travail âpre. Elle est brutale, cette joie, mais elle n’est pas mauvaise. Même débridée, même obscène, elle n’est pas libertine, ni vicieuse. Elle atteindra son paroxysme dans la rixe sanglante et la culbute frénétique derrière la haie. Mais la colère assouvie, l’instinct apaisé, l’honnêteté du peuple reprend ses droits. Il n’est pas d’inimitiés prolongées, ni de filles abandonnées. L’ordre et la discipline morale s’accommodent de ces violences, comme la religion et comme l’autorité civile. Malgré la fréquence des condamnations pour coups et blessures, la grande criminalité est rare en Flandre, et les familles y sont très nombreuses.

En Wallonie, la kermesse s’appelle la Ducasse et son caractère joyeux est moins simpliste. On y retrouve, sans doute aussi, cette association de la fête religieuse avec la fête civique et géorgique, mais mélangée de rappels légendaires et anecdotiques. La vie du Christ, les miracles obtenus par l’intercession des saints, voilà ce qui régit les éphémérides flamandes et ce qui explique l’émotion strictement religieuse de la fête du matin, la violence purement animale des débordemens du soir. Une gaieté plus complexe se répand, en Wallonie, sur les fiesses locales. Si chaque ville, bourg, quartier, village, hameau a la sienne, quelques endroits en ont plusieurs. Il suffit d’un prétexte pour en ajouter, et la tradition de leur célébration s’enrichit constamment d’un détail nouveau. D’ailleurs, la politique s’en mêle. Chaque parti prétend ajouter au rite joyeux ; les rivalités de famille, l’émulation de la richesse contribuent à l’importance d’un plaisir périodique qui tend à devenir continuel. Les cortèges légendaires de Mons, de Nivelles, de Binche s’agrémentent de facéties où l’initiative privée fronde délibérément la tradition antérieure et c’est une sorte de carnaval à visage découvert où l’esprit s’agite autant que le corps.

La ripaille wallonne se dégage du repas plantureux et lourd chargé de viandes et de vins ; voici les sucreries, les gâteaux, les tartes aux noms croquans comme de la pâte chaude. Et l’alcool remplace la bière et supplante souvent le vin, le vin de Bourgogne cher aux caves notariales. Les plaisanteries qu’il suggère font lever des idées dangereuses.


III

Quelles que soient les diversités résultant du sol, de la race et des mœurs, une activité matérielle et intelligente ne cesse pas de sourdre sous les aspects régionaux de la vie commune. Un peuple n’a pas été impunément associé, depuis des siècles, à un travail continu. On dit que la vie est facile en Belgique, que nos provinces, malgré leurs vicissitudes politiques, ont un passé heureux et que c’est une grande erreur de parler, à notre propos, de dominations étrangères. J’en suis convaincu. Mais je crois aussi que le grand stimulant à notre vitalité, il faut le voir dans notre désir de vivre et par conséquent de travailler. Un principe foncier a été déposé par la Providence au cœur de nos deux races ; secondé par le climat, par la terre, par l’histoire du monde, il a produit les fruits heureux de notre prospérité matérielle et morale ; il s’épanouit, entouré de ces fruits, dans notre jeune conscience nationale.

Si nous caractérisons maintenant cette activité commune, si nous la confrontons avec l’histoire de notre pays, nous connaitrons les bases de notre association nationale. Celle-ci est bien antérieure à notre indépendance politique. Le royaume de Belgique est, sans doute, une création des puissances qui l’ont voulu neutre et qui ont déterminé, non sans arbitraire, la fiction de ses frontières. Mais la véritable raison de notre autonomie, la raison foncière, la raison imprescriptible désormais réside dans la valeur séculaire d’un effort commun ; ainsi que l’atteste notre devise, l’union fait sa force.

Il faut remonter bien plus haut que la conférence de Londres, à l’origine de l’histoire moderne, au démembrement de l’empire de Charlemagne, au IXe siècle, pour trouver les sources de notre raison d’être. En effet, quand, comme l’écrit notre grand historien national M. Henri Pirenne, à qui j’emprunte cette interprétation historique de nos origines, « quand, las de se combattre, les fils de l’Empereur se partagèrent en 843, à Verdun, l’héritage de leur père, Charles le Chauve reçut les régions qui devaient plus tard former la France, Louis le Germanique celles qui portèrent dans la suite le nom d’Allemagne. Quant à Lothaire, il obtint, entre les deux royaumes compacts assignés à ses frères, une immense bande de territoire, sans unité de race ni unité géographique, et qui s’étendait, coupant à rebours les chaînes de montagnes et les lignes de faite des bassins fluviaux, englobant des hommes de toute langue et de toute origine, de la mer du Nord au centre de l’Italie. C’est cet empire disparate, que représentent encore aujourd’hui sur la carte, fragmens d’un tout en partie disparu, les petits Etats mitoyens parmi lesquels figure la Belgique. »

L’origine lotharingienne de nos provinces a eu pour elles des conséquences politiques où il serait excessif de trouver les prémisses de leur situation internationale actuelle ; elle a eu pour elles, en outre, des conséquences économiques et commerciales, dont il faut relever, dès ce moment, la signification, car leur commune activité en est sortie. « Le partage de Verdun, » poursuit M. Pirenne, « en nous plaçant aux frontières des deux grands peuples qui ont le plus contribué à faire la civilisation moderne, nous a, il est vrai, destinés à leur servir de tampon, à recevoir leurs coups pendant la guerre, à devenir leur champ de bataille, mais, en même temps, il nous a donné pour tâche d’être leur intermédiaire et, pour ainsi dire, leur trait d’union dans les œuvres de la paix. »

L’activité des Flamands et des Wallons eut donc, dès ce moment, un mobile, un terrain, identiques. Son caractère commercial et, si l’on veut déjà, industriel, créait chez eux un sens commun utilitaire et pratique.

D’autre part, la nécessité pour exercer cette activité d’une tranquillité et d’une indépendance relative a pu fortifier en eux ce sentiment de la liberté collective et de l’autonomie locale qui traverse toutes les luttes des communes flamandes et wallonnes contre les empiétemens d’un pouvoir central étranger. Car l’œuvre de Verdun, si elle a continué à travers toute l’histoire à marquer la mission européenne de nos provinces, n’a pas survécu longtemps comme régime politique. Elle se désagrégea. Cette désagrégation eut une conséquence curieuse et bizarre, et dont on fait bien de se souvenir aujourd’hui, au plus fort des revendications linguistiques. Les terres de la rive gauche de l’Escaut, terres flamandes, se virent rattachées politiquement à la France, tandis que celles de la rive droite finirent par être incorporées à l’Allemagne. Sous cette appropriation singulière, le vœu des provinces belges continua de tendre également vers une expression d’autonomie conforme à leur rôle d’intermédiaire. Quand alors, favorisés par les circonstances internationales, l’affaiblissement de la France par la guerre de Cent ans et l’impuissance de l’Allemagne sous la maison de Luxembourg, les ducs de Bourgogne parvinrent à réunir sous leur sceptre les provinces féodales de la rive droite et de la rive gauche de l’Escaut, ce ne fut pas seulement une œuvre de hasard ni de conquête. L’édifice des Pays-Bas bourguignons eut pour ciment, avec une civilisation commune bien que double d’afflux, la solidarité économique.

Or celle-ci, que nous savons déjà par destination utilitaire, friande de paix et d’indépendance relative, aurait pu être contrecarrée par les divergences d’idiomes. Il n’en fut rien par la juxtaposition constante des populations flamandes et wallonnes confondues sous les mêmes autorités féodales, sous les mêmes directions religieuses. Diocèses et comtés groupèrent des gens s’exprimant différemment ; le droit, la coutume s’unifièrent pour les deux langues sans difficultés. Déjà toute l’énergie revendicatrice du peuple se cristallisait en des luttes sociales strictement économiques.

Car les Pays-Bas, baignés par la mer, arrosés par trois fleuves profonds, devaient retirer du réveil commercial et industriel de l’Europe au XIe siècle une prospérité inouïe et dès lors subir la rançon des convoitises populaires et du capitalisme international.

Dans les villes, la bourgeoisie, par sa richesse et par son ambition, devient très tôt une puissance politique ; elle joint dès lors au sens utilitaire et indépendant un esprit particulariste à outrance. Nos communes, gouvernées par ce patriciat orgueilleux, s’enrichirent de monumens magnifiques, mais l’âpreté de la lutte sociale, fatale entre ce gouvernement oligarchique et le prolétariat organisé en métier, se traduisit, d’autre part, par un esprit d’association, de solidarité populaire, encouragé souvent par le prince expert à en profiter. Ainsi le Moyen âge voyait se révéler tout ce que nous retrouvons aujourd’hui encore dans le caractère du peuple belge de Flandre et de Wallonie : à côté d’une tendance individualiste, tantôt esprit de clocher, tantôt orgueil citadin, un esprit d’association très prononcé et guidé par un but précis à atteindre, économique ou social. Ces tendances se rencontrent souvent à la fois, se contrecarrant ou se secondant, pour donner à l’esprit social belge une physionomie particulière que vient, encore et toujours, dominer le sens de la réalité, un positivisme ennemi de la chimère.

Luttes de métiers, luttes de classes, nécessités industrielles et économiques, obligation de tenir compte de l’ennemi étranger, ont amené sans doute de terribles et sanglans conflits. Mais il est curieux d’observer que tout a fini par aboutir à une législation faite de concessions réciproques. Chartes concédées, droits arrachés, institutions mixtes ouvertes aux concours de prépondérances, le droit belge, dès ses origines, semble, comme l’observe un de nos meilleurs jurisconsultes, M. Edmond Picard, revêtir ce caractère de moyenne mesure devenu une des marques de l’esprit national et auquel il faut attribuer l’absence de réglementation outrancière et de hiérarchie protocolaire de la Belgique d’aujourd’hui.

Après la période bourguignonne et pendant le long sommeil commercial qui marqua et suivit le XVIe siècle, toutes les réactions dans nos provinces furent le résultat d’un excès dans un sens ou dans un autre. Après les guerres de religion, après la séparation définitive des Pays-Bas catholiques d’avec les Pays-Bas protestans, nos provinces continuèrent de s’accommoder de princes étrangers, tant que ceux-ci, distraits de leurs possessions belges par l’étendue de leur royaume ou de leur empire, laissèrent nos provinces vivre conformément au tempérament de leur activité commune. Payant un impôt restreint, possédant des institutions communales et provinciales empreintes de leur esprit particulariste, « associationniste » et modéré, tirant de leur sol et des restes de leur industrie déchue, un profit matériel suffisant, les Belges cultivèrent, sans bruit, sous ce qu’on appelle la domination espagnole et autrichienne, leurs qualités ethniques. La poussée révolutionnaire provoquée par Joseph II fut inspirée exclusivement par la tradition que l’Empereur bureaucrate s’entêtait à vouloir trop réglementer ou restreindre.

Sans vouloir froisser personne, on peut dire que les courtes périodes d’annexion à la France et à la Hollande, qui précédèrent une autonomie enfin conquise, achèvent de démontrer la réalité d’une vitalité nationale. Car ce que, de notre côté, on considéra comme de véritables vexations ne fut, sans doute, que l’incompréhension foncière de notre originalité traditionnelle et active.


IV

Le peuple belge est, en effet, difficile à gouverner et ne peut l’être que par lui-même, que par des hommes sortis de lui, possédant un contact sans cesse renouvelé avec le tempérament national. Tout le passé de nos provinces indique ce minimum de caractères communs que nous venons de dégager trop brièvement, mais qui ne sont pas pour faciliter l’unité de gouvernement. Ce que le Flamand ou le Wallon, ce que le citoyen de Liège, de Gand ou de Bruges, ce que l’homme de métier, le bourgeois, le représentant du clergé ou de la noblesse consentaient à accepter dans la sphère restreinte de la province ou de la commune, parce qu’en définitive cela leur apparaissait comme une sorte de compromis entre leurs revendications individuelles, leur force sociale et la réalité moyenne, il fallait l’étendre désormais à tout le pays. Cela ne pouvait se faire qu’au prix de beaucoup de simplicité.

Aussi, après la joie universelle de l’autonomie conquise en 1830, les ambitions de la Belgique furent modestes, les lois modérées, les institutions élaborées dans le plus large esprit de liberté individuelle et collective.

Ge n’est point, en effet, à des théoriciens de génie, à des idéologues supérieurs qu’il faut faire remonter le mérite d’une constitution, considérée, tout au moins pour le moment où elle fut érigée, comme la plus libérale du monde. Y voir le prolongement d’une influence française, importée chez nous par la rapide et cruelle campagne de 1793, est fort mal connaître l’histoire des provinces belges et sa répercussion dans le cœur du peuple. En réalité, les constituans de 1830, s’ils ne dissimulaient point leurs sympathies françaises (et c’était pour eux un devoir impérieux de gratitude), avaient surtout les yeux fixés sur ceux pour qui ils légiféraient. En dépit d’une certaine grandiloquence à la mode du temps, analogue à cette cravate à trois tours dont s’adornait le col de l’homme de loi, leur œuvre est dominée par la préoccupation de faire une chose pratique et durable.

Ils n’avaient d’ailleurs qu’à la modeler sur eux-mêmes, car, comme l’a dit un de leurs meilleurs annalistes, M. Henry Carton de Wiart. romancier et homme d’État, « le caractère dominant de toutes ces physionomies, c’est une simplicité grave, sûre d’elle-même et s’imposant aux autres. »

Les garanties de la liberté individuelle s’appliquent aussi, peut-on dire, à la liberté locale et régionale. L’intervention du pouvoir central est fort limitée, en droit, dans la sphère du pouvoir provincial et communal et, en fait, elle est plus limitée encore. Un ministre est un moins grand personnage qu’un bourgmestre.

La vie sociale déborde d’ailleurs de beaucoup la vie politique. À côté des institutions publiques, des fonctions électives ou administratives, la Belgique est par excellence le pays des sociétés. L’habitude de s’associer, que la nécessité historique d’un effort commun pour aboutir à un résultat matériel, à une conquête économique ou sociale, a donnée au peuple de Flandre et de Wallonie, s’épanouit dans les mille groupemens qui participent à la vie familiale, civique et politique du peuple belge. Quelques sociétés d’agrément ont une existence plusieurs fois centenaire ; telles ces confréries d’arbalétriers, ces gildes de tireurs à l’arc dont le roi éphémère porte un collier d’argent ou de cuivre curieusement ouvragé. Il est des associations de tous genres et dont les objets sont les plus disparates ; sport, art dramatique, plaisir, boisson, excursion, — et aussi étude sociale, progrès oratoire et musical, lecture, édification mutuelle, — mais surtout bénéfice matériel, mise en commun de ressources modiques pour atteindre un rendement supérieur de production ou d’épargne.

La législation sociale, commandée par l’industrialisme croissant du pays, est tout entière, jusqu’à présent, établie sur cette spontanéité dans l’association. Les mutualités, les caisses de retraite, d’assurance contre l’accident et le risque professionnel, encouragées, subventionnées par les pouvoirs publics, forment, on le sait, le cadre de nos lois sociales.

Seulement, et j’y reviens, il ne faut jamais séparer cet esprit d’association du souci de progrès, de travail individuel qui marque l’ouvrier, le bourgeois, l’industriel belges. C’est, d’ailleurs, ce qui donne tout son effet à la valeur de l’association. C’est aussi ce qui en limite l’extension.

Car particulariste et « associationniste, » le Belge demeure réfractaire aux initiatives lointaines et purement idéales. Il demeure comme enfermé dans son réalisme immédiat et se défie de ce qu’il ne peut pas voir et surveiller ou de ce qui engage un avenir incertain ou trop éloigné. L’idée qu’il se fait de sa responsabilité de citoyen et d’homme d’action est liée à l’idée qu’il a de sa responsabilité familiale et régionale. Il sait les ressources de sa terre et excelle à les employer ; il se préoccupe d’élever et de caser ses enfans et s’efforce de créer à cet effet les plus ingénieux organismes. Quand ses capitaux débordent de leurs sphères naturelles : la terre ou l’usine, il consent à les diriger vers d’autres pays et s’intéresse, par personne interposée, à l’industrie, à l’agriculture du Brésil, de l’Argentine ou de la Russie. Il ne voit encore qu’insuffisamment l’avantage de suivre ses capitaux, d’attacher à son commerce la marque du pavillon national. Habitué à ouvrir ses frontières à tout ce qui peut l’enrichir, il ne songe guère au jour où il lui faudrait les défendre. Il n’est ni militariste, ni « expansionniste. » L’armée, la marine nationale, la colonisation, il les traite un peu comme il a longtemps traité les idées et les arts, comme du luxe et comme de la chimère.

Néanmoins, le tout encore une fois, dans ces domaines, est de rapprocher de leur principe vital ces formes d’une activité où la Belgique commence aujourd’hui, malgré tout, à entrer. L’armée, défense du foyer, la marine, prolongement de la terre, la colonie, annexe de la vitalité individuelle et collective, voilà des argumens qui ont leur répercussion dans la conscience nationale. Encore une fois aussi, ces argumens ne doivent pas être exprimés d’une façon identique pour tout le pays et il faut tenir compte toujours de la double sensibilité. Reconnaissons que cela a été admirablement compris par une dynastie, d’origine étrangère, mais que son génie et sa grandeur morale ont rendue vraiment belge de cœur et d’âme.

Léopold Ier, dit le Sage, aida la Belgique à faire l’apprentissage d’une vie indépendante et respectée au dehors ; Léopold II, dit le Bâtisseur, la rendit véritablement solidaire des richesses de son sol, des puissances de son industrie. Et le règne d’Albert débute avec les préoccupations les plus élevées, celles de la mise en valeur, de la mise à profit des forces intellectuelles et morales du pays.

Celles-ci ne seront-elles pas, à leur tour, cristallisées en quelques belles œuvres de la pensée ? L’originalité belge trouvera-t-elle à se traduire par l’intermédiaire de grands écrivains ? Pourquoi pas ?

Maurice Maeterlinck porte, sous le prestige d’une forme fluide et claire, égale à celle des maîtres français, la marque de son originalité flamande, traditionnelle, silencieuse, comparable à la lente coulée d’eau paisible d’un canal, comme celui de Gand à Terneuzen où l’infini de l’éther a le temps de se refléter. Emile Verhaeren chante le progrès, l’industrie, les villes « tentaculaires, » les héros et les dieux en une forme personnelle, trépidante et moderne. Il revendique sa nationalité comme une richesse morale et pittoresque et lance fièrement ces vers, par lesquels on me permettra de terminer l’évocation de la patrie :


Mon pays tout entier vit et pense en mon corps ;
II absorbe ma force en sa force profonde
Pour que je sente mieux, à travers lui, le monde
Et célèbre la terre avec un chant plus fort.


HENRI DAVIGNON.