Le Peuple de la mer/Texte entier

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G. Oudin (p. 1-290).



LA BARQUE


Neuf heures sonnaient au timbre fêlé de l’église quand Urbain Coët sortit de chez Goustan. Sur le seuil, que la lampe teinta de lumière rouge, le vieux Mathieu l’assura de nouveau en lui serrant la main :

— Et tu seras content, mon gars, ta barque sera belle !

Urbain partit, emporté doucement, comme à la voile, par son cœur et roulant dans le bonheur. Ses galoches fouettaient le pavage inégal du quai, dominé de mâtures à demi effacées par la nuit. Il savait que sa barque reposait là-bas de l’autre côté du port, sous un hangar indistinct, mais vers lequel il regarda par habitude et par plaisir.

Il crut rêver et s’arrêta court. Une lueur a fulguré dans les ténèbres et l’eau lui apporte un craquement de planches, un froissement de copeaux. D’instinct, il s’immobilise, en arrêt, sondant la nuit de tous ses sens. Et il devine les mouvements d’une ombre sous l’enclos du chantier.

Silencieusement Urbain tire ses galoches, se trousse et descend à la yole qui flotte au bas de l’escalier. Il déborde sans bruit, glisse à coups étouffés de godille, accoste. Mais à peine arrive-t-il au coin du baraquement qu’une flambée lui brûle les yeux.

D’un saut, Coët tombe sur un homme accroupi, l’enlève et d’un effort énorme le culbute en plein port. Un choc sur la mer. Coët s’est jeté vers le feu qu’il étouffe sous sa vareuse, sous ses pieds, follement. Les flammes s’affaissent, s’écrasent, et il poursuit, le béret au poing, celles qui rampent.

D’un lougre une voix héle à trois reprises. L’eau claque sous les coupes hâtives d’un nageur. Urbain tâte avec soin le sol autour de lui, étreint des braises, écoute. La nuit est immobile comme un bloc que le feu tournant du Pilier tranche ainsi qu’une lame.

Longtemps il reste de garde autour du chantier, encore bouleversé de peur, imaginant sa barque en flammes. Une brûlure cuit son gros orteil gauche qu’il va de temps à autre tremper dans l’étier. Il dénombre ses ennemis : les deux Aquenette, Julien Perchais, les Gaud ; il n’a pas reconnu l’homme, mais il frémit de l’intention incendiaire et il voudrait toucher sa barque, la prendre à pleins bras, comme un être cher sauvé d’une catastrophe.

Il fallut les coups grêles de minuit pour lui rappeler que la Marie-Jeanne l’attendait chez lui à l’Herbaudière, et qu’il avait, six kilomètres de route. L’obscurité immuable et douce lui était devenue confiante sous l’éclat obstiné du grand phare tournant. Il décida la retraite, mais le jusant ayant échoué la yole, il longea l’étier, du côté des marais, jusqu’à l’écluse dont le bâtis s’élevait dans les étoiles en manière de guillotine.

Le lendemain, il revint dès six heures et il vit les preuves : des copeaux brûlés, une plaque d’herbe roussie. La varlope criait déjà sur le chêne ; il entra et, joyeusement, il reconnut sa barque.

Elle montait, énorme dans le petit chantier du père Goustan qu’elle emplissait jusqu’au faîte. C’était une barque de vingt-sept pieds, bien coffrée, puissante, l’étrave haute et l’avant taillé d’aplomb, comme un coin, pour mieux fendre les lames. Au milieu des flancs qui n’étaient point entièrement bordés, les membrures, quasi brutes, apparaissaient arquées comme des côtes, tellement près à près et massives que le bateau semblait bûché dans un monstrueux tronc de chêne.

Orgueilleux de son œuvre, le père Goustan lâcha l’erminette, pour venir à petits pas se camper près d’Urbain Coët. Il releva, d’un geste familier, la large salopette qui juponnait autour de ses vieilles jambes, redressa son échine, essuya ses lunettes et déclara :

— C’est du travail, ça, mon gars ! et du solide !

Alors son fils, François, qui rabotait les dessous de la barque, à plat dos parmi les copeaux, s’interrompit pour prononcer :

— Faut ça pour battre la mer !

Et Théodore, le petit-fils, du haut du pont, où il bricolait, jeta d’enthousiasme :

— Et pour tailler de la route !

Point bavard, Urbain Coët souriait simplement aux exclamations coutumières des trois générations. Il savait que l’ancien parlait toujours pour vanter son expérience d’un métier enseigné à ses enfants, et que ses enfants approuvaient à l’unisson. Urbain Coët estimait une sage routine. Il n’était point assez fou pour discuter les connaissances des vieux, surtout quand il les jugeait de bonne source. Et le père Goustan avait travaillé dans la grande ville de Nantes, sous le second empereur, du temps des frégates et de la belle marine en bois.

Au chantier de Noirmoutier, on n’utilise que l’erminette et le rabot en cormier cintré ; les Goustan ignorent la ferraille des outils américains. Ils élèvent des barques au petit bonheur, à vue de nez, en méprisant les calculs et le dessin.

— La mer ! dit le vieux, c’est-il une dame avec qui on compte ! — Ils font trapu, robuste, à force de chêne assemblé définitivement.

Ils ont deux marteaux pour trois et une seule tenaille dont un coin est brisé. Depuis deux ans, à chaque fois qu’il arrache un clou, François crie qu’il va la remplacer. Mais le père, derrière ses lunettes, constate qu’elle peut encore aller, et l’on remet l’achat. Quand ils ont à percer des trous profonds, Théodore court emprunter une tarière à Malchaussé, le charpentier, qui demeure en ville, de l’autre côté du port, sur la place d’Armes.

Dans un angle du hangar, la meule est fichée au mur par deux montants. Au-dessus, un sabot, la pointe en bas, sert de réservoir et pisse de l’eau par un petit trou bouché d’un fosset. L’affûtage des lames est la prérogative des aînés ; Théodore tourne la meule qui geint sur un rythme régulier.

Derrière le chantier, une palissade en volige garde du vent de mer un enclos où végètent des poiriers bas, des artichauts, des citrouilles et un cerisier dont on suppute annuellement la production. Il penche tout contre une fenêtre, et c’est plaisir de voir, en travaillant, danser les fruits rouges parmi les feuilles. Chargé de le veiller, Théodore tape avec son marteau sur l’établi dès qu’il aperçoit les oiseaux voraces.

Le chantier Goustan a de la réputation hors de l’île, dans les ports voisins de la Vendée, et jusque sur la côte bretonne, par delà l’estuaire de la Loire. C’est un brevet pour une chaloupe de sortir de chez Mathieu Goustan ; les connaisseurs ne se trompent point sur sa manière et retrouvent aisément sa marque dans l’étroitesse exagérée des arrières.

Ainsi la barque de Coët troublait les esprits par ses airs athlétiques et souples, son avant en muraille, ses joues effacées, sa voûte fuyante, qui déconcertaient les patrons des côtres réputés, et surtout parce qu’Urbain avait toujours paru pauvre et qu’un sloop de vingt-sept pieds coûtait mille écus.

Urbain Coët était taciturne. Un gaillard qui ne parle pas fait parler et c’est mauvais signe. Les hommes ne le rencontraient jamais chez Zacharie le cabaretier, et les femmes citaient son courage en exemple. C’était de quoi l’avoir en méfiance. Et à présent qu’il devenait propriétaire du plus beau sloop de l’Herbaudière, le pays entier gonflait de jalousie.

Urbain Coët aurait voulu l’ignorer. Tous les jours, il satisfaisait ses yeux à contempler sa barque en écoutant le chœur vantard des trois générations. Et à mesure que le bateau grandissait, il le couvrait d’huile claire qui nourrit le bois et contient les tanins du chêne.

C’était déjà l’été. Le soleil chauffait comme un four le chantier, dont les parois en planches craquaient et tendaient sous l’effort tranchant des rayons. Le goudron fondu dans les marmites, la résine amollie du sapin sentaient âcrement par-dessus l’odeur verte des bois frais. Près de la fenêtre, les cerises écarlates luisaient dans l’atmosphère vibrante ; et à l’opposé, du côté du port, sur la cale qui penche vers l’eau calme liserée de sel, la vase pâlissait à sécher et se craquelait comme le vernis d’une faïence.

Sans souci de la chaleur, Urbain Coët, le béret sur les yeux, avait empoigné le pinceau et badigeonnait. François, allongé dans les copeaux, rabotait mollement en criant de soif.

Son fils guettait à la fois les paisses autour du cerisier et la marée pour estimer son rapport ; grand-père bûchait.

Et Julien Perchais entra dans une bouffée de soleil, s’arrêta, les bras croisés, en balançant son buste d’hercule, droit en face de la barque fière, et regarda, les paupières clignées.

Le père Goustan monta vers lui, sans hâte, et la tête levée pour saisir l’approbation sur le visage du colosse qui le dominait depuis le coude :

— C’est-il travaillé ça, patron !

Perchais gratta sa tignasse rousse de sa main paralysée que l’on nommait, dans le pays, sa main d’or, parce qu’elle rapportait une pension ; son torse, à plein maillot, oscilla comme une bouée ; il modula, goguenard :

— On verra ça sur l’eau !

François grouilla dans les copeaux comme un chien mécontent, et riposta en frappant du poing les formes du bateau :

— C’est tout de même point ton Laissez-les dire qui a de ces façons-là !

Perchais eut un sourire ambigu sur sa face équarrie, tavelée de son et fournie d’un poil roux qui brillait à la lumière. Il sifflota en tournant le dos, et Coët évalua la carrure de ce maillot où les omoplates jouaient lourdement comme des hanches. Il ne se rappelait pas si l’homme de la nuit était grand. Il l’avait cueilli au ras du sol et basculé dans le port. Il ne lui avait même pas semblé pesant tant la colère décuplait ses forces ; et ses doigts n’avaient gardé aucune impression précise qui put favoriser des présomptions.

Et brusquement, à leur tour, surgirent de la porte ouverte Aquenette le Nain et son frère qui devait le surnom de Double Nerf à l’ampleur glorieuse de ses biceps, autour desquels était tatoué un brassard de fer éclaté. Les mains dans les poches, l’œil embusqué dans l’ombre du béret, ils descendirent, l’air négligent, en roulant dans leurs galoches, sous les flancs du bateau.

Urbain fut presque saisi, mais volontairement il serra la brosse et se remit à peindre. — Pourquoi Perchais et les Aquenette n’étaient-ils pas en mer ?… Pourquoi venaient-ils justement ce matin ?… Bien sûr, un chantier c’est quasiment comme un cabaret, sauf qu’on n’y boit pas, la maison de tout le monde, où chacun entre à sa guise, s’assoit, regarde, cause… Mais comme ils arrivaient à propos, ceux-là, on aurait dit pour voir si le coup avait réussi, ou ce qui restait de leur crime…

Tout d’un coup, Urbain leva la tête vers les hommes et il les vit alignés, le dos à l’établi, les bras croisés. Son regard glissa sur leurs yeux et ils en soutinrent la pression parce qu’il ne s’arrêta sur aucun d’eux. Coët se disait : Quel est le coupable ? Mais eux connurent à son hésitation qu’il ne savait pas et ils se rengorgèrent dans l’assurance.

La barque s’enlevait au-dessus de leurs têtes, sereine et dédaigneuse avec ses bordées qui se retroussaient à l’avant le long de l’étrave. Grand-père, lui ajustait un parclos en tâtonnant et Théodore, là-haut, faisait sonner à coups de marteau le pont arqué comme un thorax. Et avant de reprendre son travail, dans un mouvement d’heureuse insolence, Urbain Coët caressa ces belles formes ainsi que les flancs vastes d’une femme accueillante.

Au bout d’un moment, le Nain, courtaud et la face camuse élargie d’un fer à cheval de barbe drue, s’en vint fouiner autour du sloop en remuant les copeaux avec ses galoches. Urbain Coët, sous son béret, n’y prit pas garde et s’obstina dans sa peinture.

— Comment que tu l’nommes ton bateau ? fit le Nain.

Urbain mit du temps à répondre :

— Je sais point encore !

Les noms des barques sorties du chantier s’alignaient au mur à la manière d’ex-voto laudatifs. C’étaient L’Espoir en Dieu, Le Brin d’amour, L’aimable Clara, L’Ange Voyageur, Le Bon Pasteur, Le bec salé et d’autres, alternativement pieux ou gaillards.

— Ce sera le Va de l’avant ! proclama Théodore.

— Il se démentirait point ! affirma François.

Perchais hocha soudain la tête en fronçant les sourcils ; Double Nerf ricana et son frère lâcha du coin des lèvres :

— Y a pas que la barque, y a l’homme…

Urbain Coët retroussa son béret et regarda bien en face Aquenette qui fit demi-tour négligemment. Double Nerf avança, le torse en avant, et laissa tomber son poing, lourd au bout du bras comme une massue. Urbain paraissait petit, presque chétif sous la vareuse claire ; mais il sourit, et, soulevant un poids de quarante livres à ses pieds, il le lança au bout du chantier, sans effort, ainsi qu’une pierre.

Favorable aux rivalités qui entretiennent le commerce et la lutte, François concluait :

— Enfin les gars on verra les meilleurs quand on s’alignera aux régates !

Perchais et les deux Aquenette ne répondirent pas. Dédaigneux, ils s’assirent sur l’établi, les jambes pendantes, découvrant leurs chaussettes groseille entre la galoche et la salopette bleue. Perchais repoussa en arrière la casquette qu’il porte seul, à l’Herbaudière, pour se donner des allures de yachtman, et des poils roux débordèrent sur son front tanné. À son poignet on pouvait lire la devise qu’il a gravée au tableau de sa barque : Laissez-les dire !

Le rabot criait sur le chêne ; grand-père abattait des copeaux à coups réguliers d’erminette ; une planche craquait de chaleur. Et ils demeuraient là, tassés, méditatifs, avec le calme taciturne des marins apaisés par la fascination de la mer.

Ce fut Urbain qui, le premier, aperçut la Gaude quand elle se présenta en cotillon court de Sablaise, avec un journal épinglé en voûte sur les cheveux. Il songea : « C’est juste, son mari l’envoie aux nouvelles ! » Et il pensa lui dire, pour rire un brin : « Tu vois, ma barque est encore debout ! » Mais elle passa près de lui sans le regarder, les seins offerts dans leur forme tentante, quasi nus sous la cotonnade rose, les hanches vivantes et les mollets d’aplomb dans ses sabots vernis.

— Y a-t-il moyen d’avoir du coaltar ? demanda-t-elle.

— Ton mari est trop feignant pour venir ! dit François Goustan en descendant vers la jeune femme.

— Gaud est à dormir, répondit-elle.

— Tu l’as fatigué un p’tit !

— Et que j’en fatiguerais d’autres ! et c’est point vous tous qui me faites peur ! déclara-t-elle en riant de toutes ses dents éclatantes.

Les hommes rigolaient, couvaient la femelle du regard, remués déjà dans leurs instincts. Urbain Coët poursuivait paisiblement sa peinture.

Familièrement, la Gaude était venue parmi les mâles qui la palpaient, la chatouillaient, s’excitaient à dire des obscénités. Elle se roulait de rire, trémoussait sa chair ferme qui sentait la sueur d’aisselles et distribuait de rudes taloches pour jouer.

Le père Goustan ranimait des souvenirs dans sa vieille mémoire en la guignant derrière ses lunettes. Il lui vanta son œuvre, fit l’article :

— C’est aussi beau que toi une barque comme ça ! On a les gabarits, si Gaud voulait, on lui construirait la pareille…

— Faut de l’argent, et on n’en a point…

— Parce que tu veux pas en chercher, insinua le grand-père.

Elle haussa vigoureusement les épaules, cilla vers Urbain en lâchant :

— Tout le monde n’a pas de la chance !

On ricana. Le dos d’Urbain Coët ne broncha pas, son bras travaillait d’un mouvement égal, et pourtant le sang lui battait dans les artères. Urbain avait senti l’allusion comme une insulte, car il connaissait la médisance.

C’était une très héroïque histoire malhonnêtement faussée, et qui remontait au mois d’octobre 1878. Le trois-mâts norvégien Tyrus, en fuite sous la tempête et cherchant les abris de l’île, touchait la roche des Barjolles, dans le chenal de la Grise, entre le Pilier et l’Herbaudière. Le navire sombra, la mâture vint en bas. Jean-Marie Coët, le père, lançait le canot de sauvetage qu’il patronait et embarquait avec ses hommes. Trois fois ils quittèrent le port, luttèrent pendant deux heures, jusqu’à l’épuisement, couverts d’eau et culbutés par les lames. Sur la jetée, les femmes, cramponnées au garde-fou, hurlaient comme des chiennes en injuriant le syndic. Coët apaisait la population entre chaque sortie tandis que ses canotiers s’étanchaient d’alcool. Au quatrième essai, risquant l’écrasement, ils abordèrent le Tyrus et décollèrent neuf corps agrippés à l’épave de toute la force crispée des agonisants.

Jean-Marie Coët avait eu la médaille et un diplôme. Mais on prétendait que la nuit suivante, pendant l’accalmie, grâce aux renseignements du capitaine qu’il avait fait parler en le veillant, Coët, seul dans son canot, gagna le Tyrus et emporta la caisse du bord. Une seconde bourrasque avait dispersé le navire.

Depuis, le vieux Coët était mort bizarrement, la tête rôtie dans le foyer où on l’avait poussé, semblait-il. Son fils savait qu’il cachait de l’or, par là, sous terre, et le voilà qui s’offrait une barque, moins d’un an après avoir enterré le bonhomme ! De quoi les imaginations s’échauffaient tandis que les commentaires allaient bon train.

Le mot de la Gaude évoquait ces racontars méchamment, et Urbain Coët, devinant le sourire venimeux des hommes, derrière lui, se cramponnait à son pinceau pour ne pas leur lancer son poing dans la figure.

Au bord de la fenêtre, la Gaude s’étirait, la croupe bombée, les seins hauts, cherchant de ses bras basanés les cerises empourprées de soleil. Elle en cueillit un bouquet et les happa d’un coup en arrachant les queues de sa bouche. L’œil inquiet de Mathieu veillait le cerisier et François accourut avec le coaltar pour détourner l’attention de la jeune femme.

— Voilà tes cinq kilos, c’est-il pour le compte d’Olichon ?

— Ben sûr ! répliqua-t-elle en soufflant des noyaux au nez de Perchais.

Onze heures sonnèrent à la cloche fêlée du vieux clocher de ville. Les Goustan lâchèrent précipitamment l’outil comme des ouvriers à la journée ; François bourra un sac de copeaux pour sa femme ; grand-père serra ses lunettes et Théodore déhala sur la vase la yole qui sert à franchir le port.

Le soleil était haut ; l’air brûlait, immobile et sec.

— On prend l’apéritif ? proposa Perchais à la Gaude.

— Ah ! j’ai point l’temps !

— Que si ! on rentrera ensemble et je porterai ta marmite, offrit Double Nerf.

Cependant Urbain Coët s’entretenait à mi-voix avec le père Goustan :

— Je pourrai point vous donner vos cent francs ce mois-ci, rapport à l’armement.

Mais le vieux, bonhomme et amical, le tranquillisait :

— Ça fait rien, va mon gars, tu connais bien les Goustan, on n’est pas des buveurs de sang ! Tu paieras quand tu voudras, quand tu auras de l’argent, faut point te mettre en peine ! Apporte une pistole, deux, trois, à ta guise ! je te compte les intérêts comme aux autres, honnêtement, à six ; t’as tout le temps pour toi !…

C’est la manière de Mathieu Goustan. Le jour où il met une barque en chantier, il ouvre un compte au nom du client et les intérêts commencent à courir. Il sait qu’un pêcheur traîne sa note des années. Il en tient ainsi une vingtaine qui seront indéfiniment ses débiteurs et paieront deux fois leur barque. Mais parce qu’il ne les inquiète jamais, prend l’argent quand il vient, tous le vénèrent, chantent sa louange et le plus endetté de l’Herbaudière ne manque pas d’ajouter en parlant du vieux charpentier : Mathieu qu’est si bon pour les pauvres gens !

Urbain le remercia comme il devait, puis s’installa pour casser la croûte — une tranche de fromage sur un quignon de pain — près de l’établi d’où son regard enserrait la barque d’ensemble.

Les hommes embarquèrent dans la yole ; Perchais assit la Gaude sur ses genoux, et en dix coups de godille, Théodore accosta le quai, en face.

Le port est un étier long de deux kilomètres, ouvert sur la mer à l’est de l’île et fermé, au delà du chantier Goustan, par une écluse qui sert à irriguer les salines.

Sur la rive gauche est groupé Noirmoutier, petit amas de maisons blanches coiffées de tuiles que dominent le cube granitique du château massif, fendu de meurtrières, sommé de toits pointus, et le clocher roman, lourd, parmi les touffes vibrantes des grands ormeaux.

De l’autre côté, à droite, c’est le marais plat, quadrillé, fuyant jusqu’aux plages de l’ouest que bat la mer du large. Des silhouettes de moulins, comme de hauts bonshommes qui se font signe les bras au ciel, repèrent la plaine ; des meules de sel frais éclatent d’une blancheur de neige dans la lumière.

Les cultures sont rases, cachées aux plis du terrain, car la brise étrille rudement les plus hautes ; et des arbres apparaissent, couchés sous le vent ainsi que des fumées. Ici et là, on découvre un âne confondu avec les champs roussis.

Le long du quai deux dundees ventrus chargeaient des pommes de terre. À bord les chiens dormaient et les femmes épluchaient des légumes sous une voile. Partout des matelots arrosaient les ponts brûlants qui buvaient et ternissaient. On entendait les seaux tomber à la mer et l’eau ruisseler le long des coques.

Pendant que Théodore amarrait la yole, les hommes filèrent droit chez Cônard qui tient un débit sur la place d’Armes, à côté de Malchaussé, le charpentier, dont la chèvre demeure à longueur d’année sur la rue, en compagnie du bois en bille.

Dans la salle basse aux solives criblées de chiures de mouches sous lesquelles jaunissaient les almanach Cointreau et « La loi tendant à réprimer l’ivresse publique », un gars à Piron, en vareuse de l’État, avec le béret au nom glorieux de Marseillaise, fêtait son congé aux frais de Beaulieu, patron des Douanes. Ils s’alignèrent à leur suite, au bord de la table massive, et Double Nerf commanda le Picon qu’ils regardèrent servir avec recueillement.

Et seulement après la trinquée d’usage et la première lampée, les rites étant accomplis, ils parlèrent.

— C’est égal ! avoua Perchais, c’est une belle barque !

— Hein ! vous avez vu ça ! appuya Beaulieu.

Du coup Double Nerf lâcha la Gaude dont s’empara le gars Piron.

— Oui, dit-il, et que je l’voudrais sur les roches, la quille en l’air, le sloop à Coët.

— Allons, allons, concilia Beaulieu, faut point souhaiter le mal.

— Crois-tu que nous sommes pas assez de pêcheurs à l’Herbaudière, qu’il y a seulement pus d’sardines ! Et Coët est pilote comme mon frère, crois-tu qui va pas lui manger son pain maintenant qu’il a une barque !

Le Nain grogna d’approbation en bouchonnant son collier de poils rêches. Mais Perchais, pour remettre les choses au point, affirma d’assurance :

— On lui flanquera toujours ben une frottée aux régates !

— À savoir !… fit le Nain.

— À savoir tu dis ! Ah ! nom de Dieu !

Échauffés, ils ordonnèrent une seconde tournée. Mais brusquement retentit l’éclat de deux gifles. Le béret au nom de Marseillaise vola et des brins rouges du pompon s’éparpillèrent. La Gaude se défendait contre Piron.

— En v’là un salaud ! ça lui suffit pas d’rigoler comme ça !

La chaleur s’amassait dans la salle avec la fumée des cigarettes. Des flaques luisantes tachaient la table où circulait le paquet de tabac. Les buveurs s’approchaient coude à coude et se criaient mutuellement dans le visage, tandis que les antiques besoins de suprématie et les haines animales débouquées par l’alcool, montaient du fond de leur sang d’homme.

Dans le chantier, Urbain avait déjà repris le travail. Par le large panneau ouvert sur le port, il pouvait voir l’eau immobile avec le ciel miré à perte de vue. Sur le quai en face, le jusant avait laissé une ligne de marée au-dessus de la yole des Goustan amarrée à l’escalier. Et le cri d’une poulie, parfois, tombait des airs comme un appel de mouette.

À midi les hommes quittèrent le cabaret avec des mines de conspirateurs et la face ardente. Le soleil écrasait la terre poussiéreuse et leurs yeux clignèrent. Par bravade, ils décidèrent de retourner au chantier. Mais sur la cale, ils trouvèrent Urbain qui parlait à son frère Léon, un gars de dix-sept ans, joli et frêle, sans l’apparence nerveuse de l’aîné.

Ils passèrent de biais, cauteleux et raclant le pavage, Perchais en tête avec le Nain, puis Double Nerf chargé du coaltar de la Gaude. Et Urbain dit très haut à son frère :

— Tu coucheras au chantier cette nuit ; demain ce sera mon tour. Des fois que l’feu viendrait à prendre…

Perchais grogna de l’arrière-gorge et cracha. Les trois Goustan sortaient de chez eux, dans l’ordre hiérarchique : grand-père d’abord et puis les deux fils. Alors la bande s’éloigna par le marais où étincelait la neige des tas de sel. On les vit longtemps faire de grands gestes et s’arrêter par instant pour discuter face à face. La barque sonnait à nouveau sous le clouage et le rabot sifflait contre ses flancs.




Chaque matin, en quittant son lit, Coët sortait juger le temps, selon la coutume des gens de mer. Il faisait quelques pas sur la dune basse où sèchent la salicorne et le chardon bleu, parmi un jonc court et dru qui pique les mollets.

Devant lui s’arrondissait la plage sur laquelle le jusant abandonnait des lianes en guirlandes vertes et des méduses d’opale affaissées sur leur chevelure. Des tas de goémons pour l’engrais, deux bouées galeuses, quelques centaines de casiers blanchis allaient à la file, jusqu’à la cale qui monte doucement, vers la remise du bateau de sauvetage. Puis la jetée haute et puissante avançait de cinq cents mètres dans la mer, comme un bras protecteur, devant les barques claires mouillées près à près sur leur corps mort.

Tout brillait au soleil jeune qui s’enlevait là-bas, de l’autre côté de la baie : le sable, le granit, l’océan, les balises et les tours qui marquent les rochers du large, et la terre, comme une ligne de métal à l’horizon. C’était un paysage de lumière, limpide, frais, sous un ciel blanc, insondable, balayé d’une légère brise d’est qui sentait l’iode et le sel.

Près de la cabane du gabelou, le brigadier Bernard amorçait des lignes. Les hommes descendaient du village, parcouraient la jetée à grand bruit de galoches, embarquaient dans les canots. Ils parlaient peu. On entendait surtout sonner le bois, battre l’eau, grincer les chaînes et crier les poulies à l’appareillage.

Les sloops sortaient un à un, dressant haut dans l’air lumineux leurs voiles rousses, bleues ou jaunes, cambrant leur coque grise, largement ceinturée de vert ou d’écarlate.

Et sitôt la jetée doublée, les voilures déployées au vent arrière, ils couraient vers l’horizon en emportant du soleil.

Les yeux clignés, Urbain regardait s’éloigner les barques en les nommant dans sa tête. Il songeait au jour prochain où il prendrait rang dans la caravane. Mais un mouvement de défi lui raidissait involontairement l’échine à la vue du Bon Pasteur que patronne le Nain et du Laissez-les dire, dominé à l’arrière du colossal Perchais. Et il les suivait âprement, jusqu’au chenal de la Grise que masque la pointe fauve de la Corbière.

Quand il rentrait dans sa maison propre, bâtie à côté de celle d’Izacar le mareyeur, qui est riche, et a permis d’élever une croix de huit mètres dans un angle de sa cour, devant chez lui, il trouvait la Marie-Jeanne au travail. C’était une petite femme dodue, aux articulations fortes, aux yeux très noirs, aux cheveux luisants. Elle balayait à grands coups le sol de terre battue où l’armoire, la huche et la table s’élevaient sur des briques à cause de l’humidité.

Coët l’avait épousée par amour bien qu’elle fût fille de terrien et que son père, le vieux Couillaud, fermier à Linières, eut tout fait pour la dégoûter des marins qui sont soulards et crève misère jusqu’à ce que la mer les mange.

Coup sur coup, il lui avait fait trois enfants, parce qu’il faut des bras pour manœuvrer les barques et qu’un mousse de plus dans la famille c’est un étranger de moins à entretenir à bord. Car les pêcheurs procréent surtout par intérêt, comme les bourgeois s’en gardent pour la même cause, et non pas tant, selon la commune croyance, à cause des ivresses qui les culbutent, dans une poussée de rut, sur leurs femmes maîtrisées.

Ils avaient eu la chance d’avoir trois mâles, de quoi Urbain gardait de la reconnaissance à Marie-Jeanne. Le dernier, nourri, ainsi que ses frères, de moules et de crabes qu’il mangeait déjà « comme un homme », attrapait ses dix-huit mois, et l’aîné n’avait pas cinq ans.

Dès qu’elle voyait rentrer son homme, la Marie-Jeanne posait son balai et interrogeait :

— T’as faim, pas vrai ?

— Je mangerais ben un morceau.

Elle tirait de l’armoire du beurre et la miche. D’habitude, Urbain ouvrait son couteau et se curait silencieusement les dents avec la pointe. Mais ce jour il demanda :

— Les gars sont couchés ?

— Je les ai point réveillés, pour avoir la paix…

— Et Léon ?

— Il répare les casiers.

Du soleil glissait de biais par la fenêtre, s’allongeait jusqu’au foyer ; un pied de la table brillait. La Marie-Jeanne ferma le volet et dans la demi-lumière ambrée Urbain mâchonna, la bouche pleine :

— J’ai trouvé un nom pour not’bateau, tu sais.

— C’est point le Désiré comme on avait dit.

Coët fit « non » de la tête, sans parler davantage et sa femme ne le questionna pas. Il prit le pichet sur la table et but à même une lampée d’eau claire. Puis il fouilla dans le coin derrière la barrique, tira des peintures, une planche et sortit dans la cour.

Assis sur le sable, son frère y travaillait, des casiers entre les jambes.

— J’ai trouvé un nom pour not’bateau, redit Urbain.

Léon leva sa tête régulière et fine où ses yeux verts, sous leurs cils très longs, avaient l’attirance mystérieuse des étangs plats sous les ombrages. Accroupi sur ses talons, Urbain traçait déjà des lettres.

Au bout du terrain enclos de grillage bas, des mouches dansaient autour de carapaces roses et d’une peau de lapin séchant au bout d’un pieu. Par delà on apercevait la maison à un étage de Viel qui possède deux barques et du bien en terre ; des meules de fourrage, caparaçonnées contre le vent de foin tressé ; et enfin le marais avec ses moulins, ses cônes de sel, et des femmes fouillant la terre ici et là. Car dans l’île les femmes surtout vont aux champs où elles remuent la glèbe clémente, leur jupon court troussé aux jambes en manière de culotte ; l’homme a la mer dangereuse.

Urbain se redressa et dit :

— Voilà !

La Marie-Jeanne et Léon s’approchèrent et considérèrent la planche où était peint en belles lettres droites — car les marins savent tout faire : — Le Dépit des Envieux.

— C’est le nom, dit-il.

Ils se regardèrent tous les trois en souriant, satisfaits de la crânerie, mais la Marie-Jeanne s’inquiéta :

— Fais attention aux Aquenette…

Léon rit largement et Urbain haussa les épaules.

Puis il ramassa l’écriteau, rangea la peinture et partit vers Noirmoutier.

À peine entré au chantier, il saisit un marteau, choisit une forte pointe, escalada l’échafaudage et d’un seul coup fixa le nom à l’étrave de sa barque.

Les trois Goustan accoururent. Grand-père médita, le nez en l’air, et prononça :

— C’est bien ça, mon gars, s’ils t’envient, faut montrer que tu les crains pas !

— Ah ! ils le verront bien quand ton sloop s’alignera avec eux autres ! appuya François.

Mais Théodore n’approuva pas ; il aurait voulu un nom plus héroïque.

Le soir même la nouvelle fut portée à l’Herbaudière par Louchon, le facteur, qui a l’œil gauche dévié. Il va chaque jour à la ville chercher le courrier et fait les commissions pour un verre de vin. Il ramène souvent de la viande dans sa besace parce qu’au village il n’y a pas de boucher. Il déballe au cabaret, où s’abrite la poste, les potins amassés en route. Ce fut là que le père Piron, qui buvait ses quatre sous d’eau-de-vie, apprit le nom de la barque à Coët : Le Dépit des Envieux.

Le père Piron descendit à la jetée où débarquent les gars au retour de la pêche. Les canots se hâtent, s’amarrent aux échelles montant à pic le long du granit, comme un troupeau de bêtes, la tête pressée vers le râtelier. La sardine brille en gros tas d’argent sur leur plancher et les pêcheurs la rangent activement, par centaines, dans les balles. Des conversations aiguës, mêlées de jurons, s’échangent pour les marchés. Des femmes tricotent des bas groseille, guettent leurs hommes et jargaudent en clair patois vendéen. Des civières passent, chargées de paniers, d’où l’eau goutte en laissant des traces. Ça sent fort et bon les entrailles de la mer. Les sabots battent la jetée ; le vent grésille dans les filets bleus étendus sur le garde-fou. Et de l’ouest rouge que coupent les hauts phares du Pilier, les derniers sloops accourent, leurs grandes voiles éployées en ciseaux, comme des ailes.

La Gaude était là, les mains sur ses fortes hanches, et les gars riaient des yeux et l’apostrophaient en la frôlant. Le père Piron lui confia l’affaire :

— Tu sais pas que Coët a nommé son bateau Le Dépit des Envieux…

Elle fit la moue, mécontente.

— C’est pour nous mettre à défi peut-être !

Alors de l’un à l’autre on se passa le mot. Il courut sur la jetée parmi le travail ; les femmes le dirent aux vieux et les galants qui vont attendre à la sortie des usines les filles tout imprégnées d’odeurs d’huile et de poisson, le répétèrent aux « connaissances » en les lutinant pour rire. Puis lorsque la nuit tomba, les hommes, qui ont coutume de fumer des pipes en causant, assis sur la murette devant l’auberge à Zacharie, commentèrent le fait et conclurent que Coët était vraiment un mauvais garçon pour les braver jusque dans le nom de sa barque. Et ils décidèrent d’aller en troupe le dimanche suivant voir ce fameux bateau.

Les gens de l’Herbaudière ne prennent jamais la mer le dimanche, non point en l’honneur du bon Dieu ou parce que c’est le jour du curé, mais simplement parce que les usines ferment et n’achètent pas la sardine. D’ailleurs les hommes ne vont guère à la messe qui est l’affaire des femmes.

Le samedi soir, toutes les barques rentrent à leur mouillage dans le port où elles se reposeront le lendemain, paresseusement couchées sur le flanc, à mer basse. C’est la journée du nettoyage. Le caleçon rouge troussé en bourrelet jusqu’aux genoux, les hommes briquent, frottent, peignent et le soleil, qui sommeille dans les flaques d’eau, rejaillit au contraire en éclaboussures sur le coaltar frais des coques rondes. Le sable est noirâtre, pailleté, impalpable, mais si bien tassé que les pas n’y marquent point et appellent seulement un peu d’humidité. La jetée, dégagée, s’élève comme un rempart verdi à sa base et fourni de goémon ; les viviers d’Izacar sont à sec à l’extrémité, et l’on y entend vivre les cancres et les homards dans un petit bruit perpétuel de bulle qui crève.

L’après-midi, les pêcheurs se promènent, boivent chez Zacharie, jouent aux cartes ou courent les galantes. Ils ont des vareuses propres, un foulard blanc et des galoches luisantes. Les filles mettent au cou un mouchoir de soie framboise, vert tendre ou bleu de ciel sur un caraco frais, tiré à la poitrine ; elles ont un bonnet de linge sur leurs cheveux plats, des cotillons courts, des sabots cirés.

Ce dimanche là, Double Nerf buvait depuis le matin en compagnie de Gaud et de deux thoniers arrivés la veille, quand il se rappela le rendez-vous au chantier Goustan.

Les gars étaient déjà loin sur la route, par groupe, bleu clair ou bien deux à deux. Il y avait le père Olichon, Piron l’alcoolique qui a quatorze enfants et jamais un sou net, Julien Perchais plus colossal auprès du Nain, le brigadier Bernard et Labosse, le douanier, qui n’était pas de service. Viel, le riche, s’en allait avec la Gaude aux cheveux de jais éclairés de coquelicots rouges ; la mère Izacar et la femme à Perchais marchaient avec la fille Zacharie qui est mise comme une demoiselle ; des gars emmenaient leurs connaissances par la taille.

Urbain Coët travaillait avec Léon au chantier où les odeurs de peintures et de goudron s’exaltaient dans la chaleur. Près de lui, sa femme tricotait, assise à la porte de l’étier, et ses trois gamins jouaient devant elle sur un tas de copeaux.

Les Goustan ne viennent jamais le dimanche. Grand-père dort sur son lit, le gilet ouvert ; François fait « une vache » aux aluettes, chez Malchaussée ; et son fils navigue dans la yole avec des camarades.

— T’ as donc point de repos, mon gars !

Le père Olichon entrait le premier et petit à petit chacun se rangeait le long des établis, riauneur, les bras croisés. La barque les couvrait de son ombre, magnifique et campée d’aplomb sur la quille, les flancs vastes et le pont élancé ainsi qu’une échine, d’arrière en avant, vers l’étrave qui dressait en croix ce nom : Le Dépit des Envieux.

Silencieux, les hommes tournèrent à l’entour, s’accroupirent pour juger les dessous, et les visages se faisaient graves, impressionnés. À la porte, les filles se pressaient, jacassantes, et Léon remarqua joyeusement Louise Piron, aux yeux hardis, qui le taquinait avec des aguicheries depuis quelques soirs.

— Ça c’est un bateau ! ou je m’y connais pas ! déclara Bernard avec admiration ; y a pas mieux dans le port !

— Savoir s’il marchera, risqua Perchais, y a la voilure à établir…..

Pour exciter le colosse, Gaud, maigre et sournois, lâcha de la pointe des lèvres :

— Il marchera peut-être mieux que ton Laissez-les dire

Perchais plissa les paupières et cracha, les yeux mauvais. Mais Urbain prévenait doucement Aquenette qui tirait sans relâche sur un brûle-gueule, grésillant au ras de son poil rêche :

— Dis donc le Nain, si tu voulais bien pas fumer ? T’ as donc ben envie de flamber ma barque ?

— Oh ! une pipe ! ça fait ben ren…

— Et puis t’ as d’l’argent pour t’en payer d’autres, des sloops, grogna Double Nerf.

Alors Bernard intervint :

— Ah ! non, éteins ça ou va dehors !

Sans répondre le Nain sortit à pas traînants sur la cale, en fumant à petits coups. Urbain regarda son frère et Léon se posta près d’Aquenette en surveillance.

— De quoi ! hurla soudain Double Nerf, tu soupçonnes mon frère, tu le fais guetter !

— Sait-on point ce qui peut arriver, dit tranquillement Urbain.

La peau tannée de Double Nerf rougit et se tendit à l’effort du sang ; il se ramassa, le poing massif comme un bélier et riposta :

— Dis rien, nom de Dieu ! ou je te défonce comme ça !

D’un seul coup il troua la cloison dont les planches éclatèrent. Du soleil tomba par la brèche ; le poing de l’homme saignait goutte à goutte.

Les femmes se rapprochèrent curieuses, et dirent :

— Il est saoul !

Le père Olichon, Bernard et Labosse essayaient de le calmer, les autres regardaient, intéressés. La Marie-Jeanne, craintive, s’était levée en ramassant ses enfants dans ses jupes.

— Double Nerf a raison, déclara Perchais, Coët le met à défi et nous tous de même !

— Y a pas de quoi l’assommer ! cria Olichon, Coët se débrouille et vous êtes jaloux !

Ils rigolèrent en montrant leurs dents jaunes gâtées par le tabac et lâchèrent :

— Jaloux ! on s’en fout pas mal !

Mais Double Nerf, de plus en plus excité et soutenu par Gaud et Perchais, continuait à gueuler :

— J’aurai sa peau à c’te fils d’ vesse ! J’aurai sa peau !

Urbain s’était remis à huiler son mât avec un calme exaspérant ; et Louise Piron, descendue jusqu’à Léon, admirait :

— Il est brave ton frère !… Et toi ?

Le joli gars sourit, releva ses longs cils, laissant filer l’éclat téméraire de ses yeux verts, et la jeune poitrine de la Louise s’enfla de contentement.

Le père Piron, tout suant d’alcool, s’épuisait à prêcher la réconciliation :

— Faut qu’ils boive’ ensemble ! Faut qu’ils boive’ ensemble, un verre, ça efface tout !

Les avis étaient partagés. Double Nerf parlait sans cesse de détruire au claironnement des nom de Dieu qui sonnaient dans sa gorge, et jurait de ne trinquer avec Coët que pour lui faire boire un coup à la grande tasse. Perchais s’efforçait de le prendre de haut, par le mépris. Mais Gaud, ayant avancé insidieusement qu’il devrait, sans doute, compter avec lui aux régates, Perchais s’emporta et gronda, le thorax soulevé par une tempête de sang.

— Ah ! y a trop longtemps qu’on m’embête avec cette histoire ? J’battrai Coët comme je vous bats tous !

— J’ parie pour Coët, une tournée !

Chacun s’engagea à son tour, les uns pour Le Dépit des Envieux, par haine contre la supériorité de Perchais, les autres pour Le Laissez-les dire par envie d’Urbain Coët. Et Double Nerf hurlait encore « qu’il lui ferait la peau à c’te fils d’vesse », quand un vieux entra, coiffé du chapeau rond des paysans maraichins, le dos voûté, les bras ballants.

On entendit des rires, des mots : « V’la l’ marchand d’ patates ! » La bande fit un mouvement de retraite qu’accéléra un dernier coup de voix. Et quand tous furent sortis, le bonhomme qui les avait dévisagés carrément un à un prononça :

— Bons de la gueule et faillis du bras, c’est ren qu’ des chie dans l’eau !

Ils s’en allèrent en clamant fort. Le Nain, qui fumait obstinément, les rejoignit par le sentier. Et la Marie-Jeanne monta vers son homme en découvrant les petits de sa jupe.

— J’ai eu peur pour toi, dit-elle.

Déjà le père Couillaud descendait en boitant de l’œil la coque puissante où le soleil éclairait, par plaques, le beau chêne aux tons de miel. Il dit, sans effusion :

— Bonjour la fille ! bonjour le gars !

La Marie-Jeanne poussa vers lui les enfants en murmurant :

— Allez embrasser grand-père.

Mais lui leur mit simplement la main sur la tête, tandis qu’il enserrait la barque du regard, le front plissé de méditation.

— Alors, dit-il, c’est ça qui coûte si cher, queuques planches clouées !

— Dame ! C’est de la belle ouvrage ! vanta Urbain.

Le bonhomme s’approcha, caressa les bordés et concéda :

— Le bois est bon, c’est ben péché de l’ jeter à l’eau !

— J’ pense qu’il en reviendra, fit Urbain.

— P’tête ben aussi qui n’en r’viendra pas, riposta le vieux, narquois.

— Oh ! père ! pria Marie-Jeanne.

Le bonhomme riait silencieusement de toutes ses rides en se bourrant le nez de tabac, à la force du pouce. Puis brusquement il devint grave et dit :

— J’avais promis de v’nir voir c’te bateau et me vla ; mais, mon gars, j’t’approuvions point. C’est trop conséquent pour toi et trop de prix. T’as p’tête seulement point d’quoi l’payer !… Alors ?… S’il vient des mauvaises saisons ?… L’an dernier j’ons perdu mes fèves par les pluies ; ct’année c’est le soleil qui mange la récolte. Y a point d’fiance au temps, et il est le maître…

La Marie-Jeanne avait repris son tricot machinalement, un peu gênée par les paroles du vieux paysan, qui sentaient la prudence campagnarde et la lutte sans merci contre l’invincible nature. Urbain continuait son travail, très à l’aise sous des propos dont il n’entendait pas la sagesse, et auxquels il répondit de bonne foi :

— Vous parlez pour la terre, mais nous c’est point pareil ; la mer sait point manquer.

Ils étaient de deux races et ne pouvaient se comprendre. Toute la lignée d’aïeux, dévorés successivement par la glèbe, criait misère au sang du vieux. Il portait, comme un châtiment, les siècles d’efforts sans bénéfices, de vieillesse affamée par l’engourdissement, qui ont engendré les rapacités et la terreur du lendemain. Derrière lui s’étendait la plaine millénaire, qui, bien que trempée de sueur et grasse de sang, n’attendait qu’un répit de l’homme, pour repousser contre lui ses friches meurtrières.

L’autre gardait en lui le temps perdu des aventures, où l’Océan, route des mondes merveilleux, charriait de l’or. Le même intérêt, qui fit au premier marin risquer la tempête, soutenait son courage. Il savait les gains faciles de la vie de mer, l’existence assurée près de la grande nourrice, et la certitude d’une retraite biffait l’avenir de son imagination, en même temps que l’air du large l’entretenait de santé et de belle humeur.

Le vieux avait hoché la tête et s’était tu. Désintéressé de la construction, il se tourna vers l’enclos et jaugea le cerisier :

— C’est du beau fruit, dit-il, et net comme l’œil !

Mais la vue du potager inculte l’écœura, et faisant une grosse moue des babines, il revint à son gendre et demanda :

— Quand c’est-il qu’tu la mets à l’eau c’te barque ?

— J’pense ben dans une quinzaine.

Et soudain, avisant le nom cloué sur l’étrave, il épella lentement :

Le Dépit des Envieux… et ajouta entre les dents :

— Ça se dit comme ça, avant d’commencer.

Puis il partit, comme il était venu, sans embrasser personne.

Urbain le vit s’éloigner avec joie et réclama son frère. Heureuse de la diversion, la Marie-Jeanne descendit vers la cale en frottant ses aiguilles sous sa coiffe. On entendit un rire frais dans le calme, des claquements de petits sabots, et Léon parut, le sang au visage.

— Tu cours après c’te garce ! gronda Urbain.

Mais le jeune homme qui devait retrouver la Louise ce soir, dans les dunes, reçut sans écouter la remontrance et ne répondit pas.

Les belles nuits de printemps et d’été, les filles et les gars se rejoignent dans les falaises de la Corbière, sitôt passé les dernières maisons du village.

Les filles qui poussent en plein vent sur ce coin d’île ont les joues tannées, les mains rudes, les muscles forts, le sang chaud. À partir de la puberté, elles portent le désir éclatant dans leurs yeux et le remuent autour des reins parmi les jupes. La mer ne prend pas toute la force aux jeunes hommes et les couples sont nombreux le soir à l’orée du marais ou aux plis des dunes. À la manière vendéenne, ils échangent des caresses satisfaisantes mais point dangereuses, encore qu’il arrive bien, une fois de temps en temps, à quelque jeunesse d’être enceinte. Ses compagnes s’en amusent, sa mère tape dessus, le curé la marie : ça n’empêche pas d’être honnête, et d’avoir du cœur à l’ouvrage !

Quinze jours passèrent. La barque s’acheva et les formes, nettement accusées par la peinture, révélèrent toute sa force qui remplissait l’étroit chantier. Au-dessous de la flottaison, du black frais glaçait les fonds ; les hauts s’enlevaient en bleu très pâle, traversé d’une bande d’outre-mer à hauteur du pont.

Le père Goustan ne travaillait plus et admirait son œuvre, les mains dans la ceinture de son pantalon, d’où débordait sa chemise, en ballonnant. Il demeurait là, bouche bée, ne remuant ses vieilles lèvres violettes que pour vanter les tonnes de mâchefer cimentées au fond de la coque :

— N’y a tel que ça pour lester un bateau !

Et le jour du lancement vint avec le gros de l’eau.

Un matin Théodore attacha sur l’étrave un bouquet de passeroses et fixa au tableau le drapeau tricolore. À trois heures la marée baignerait le chantier et les Goustan s’affairaient. On fut quérir Malchaussé, avec son cric, pour soulever l’avant de la barque. Alors, débarrassée des épontilles, elle monta au-dessus des hommes, géante, haussée jusqu’au toit. Et Urbain effaçait une à une les écorchures, d’un pinceau soigneux.

Le temps se plombait et le vent d’ouest déchirait à la course le manteau des nuages, au travers duquel tombaient des raies de soleil sur le marais où tournait la mouette criarde. Les arbres ployaient de l’échine ; la toiture du chantier frémissait par secousses ; l’eau du port, limoneuse, ressaquait en clapotis.

Des curieux arrivèrent, se tassèrent près des cloisons. Des gens s’amassèrent en groupe, sur le quai, autour du douanier important et phraseur. François guettait la marée, tandis que, sous l’œil économe de grand-père, Théodore distribuait, avec parcimonie, le suif lubrifiant au long de la glissière.

— La mer est pleine, allons-y les enfants !

À cet ordre, Urbain trépigna sur la berge en appelant, à force de moulinets, une coiffe blanche qui se hâtait sur le sentier du côté de l’écluse.

— Mais dépêche-té donc !

La Marie-Jeanne fonçait contre le vent, le jupon collé aux cuisses, remorquant à bout de bras son petit Jean qui sautillait dans des galoches. Elle s’excusa : elle avait dû attendre la Viel pour lui confier les autres gars. Mais, sans gronder, Coët lui prit la main, l’entraîna en haut du chantier et se croisa les bras auprès d’elle.

Léon venait de monter à bord avec le jeune Goustan. Les accores s’abattirent. La barque fut libre, d’aplomb sur sa quille ; on entendit grincer l’outil de François qui sciait la savate. Immobile et redressé, avec de la joie sur la face, le père Goustan tendait l’œil à pleines bésicles.

Un craquement sec, François jeta :

— Envoyez !

La barque bouge à peine, glisse, prend de la vitesse, touche la mer.

Les poutres ronflent sous la masse, l’eau s’ouvre, gargouille, s’enfle, contre l’arrière, et, refoulée, monte brusquement sur les berges. D’un coup, la barque inclinée se redresse, flotte et court sur son aire. Les aussières raidissent en geignant ; les chaînes raguent dans les écubiers ; et arrêté dans son mouvement au ras du quai, le bateau revient mollement sur lui-même.

Le chantier vide paraissait immense. Les hommes clamaient d’enthousiasme et l’on répondait de l’autre côté du port.

À bord Léon et Théodore agitaient leur béret ; le drapeau claquait dans le grand vent d’ouest ; et personne ne vit Urbain qui soulevait son enfant vers le bateau comme un bouquet d’espoir.

La Marie-Jeanne avait envie de pleurer sans savoir pourquoi. Elle pensait au jour de ses noces où elle avait manqué pâmer à l’église. Elle s’approcha de son homme jusqu’à sentir sa chaleur. Le petit Jean cria. Urbain songea :

— Ah ! si le père était là !

Car il sentait confusément en lui, à la fois, l’effort reculé de la race et son nouvel élan. Il revit le vieux qui avait tant trimé pour amasser, sou à sou, l’argent d’une barque, et que la mort avait culbuté tout d’un coup au foyer avant qu’il ait pu voir son rêve, ce bateau bleu qui se tenait là-bas, cambré au vent sur ses amarres.

Les Goustan avaient entonné des chœurs orgueilleux parmi les hommes qui réclamaient à boire. C’était l’heure de la libation rituelle qui consacre les affaires humaines et exalte les victoires. Déjà chacun tirait vers la buvette quand la Marie-Jeanne poussa un léger cri.

La botte de passeroses, nouée à l’étrave, venait de tomber à l’eau dans un coup de vent. Elle la regarda, le cœur serré, dériver sur les courtes vagues. Et à bord d’un caboteur, une vieille barbe ayant prononcé :

— Vla une barque qui commence par un sale temps ! elle éprouva de la tristesse, et, relevant la tête, elle sonda le ciel où les nuages se pressaient maintenant, compacts, hâtifs, en masquant définitivement le soleil. Alors elle dit à son homme :

— Je m’en vas, à cause des enfants et de la soupe.

Les deux frères demeurèrent seuls et s’attardèrent à travailler jusqu’au noir, sans pouvoir se résoudre à quitter cette barque, solide sous leurs pieds et qui était à eux.

La mer baissa. Le Dépit des Envieux fit son trou dans la vase molle et claire. Le quai le dominait ainsi qu’un rempart ; une odeur de salure fétide montait du port à sec ; le vent se déchirait dans les mâtures.

Urbain s’en alla en laissant Léon de garde à bord. Et, comme une heure après, il entrait au village par la traverse, derrière chez Viel, une ombre sortit d’une meule de foin, interrogea d’une voix craintive :

— Ton frère ne vient donc pas ?

Urbain reconnut Louise Piron qui attendait au rendez-vous quotidien.

— Ça te tient dur, répondit Coët en riant ; not’ sloop est à l’eau, Léon couche à bord.

Alors la fille s’enfonça rapidement dans la nuit en reprenant le chemin suivi par Urbain, les sentiers qui mènent au port de la ville.



Le Dépit des Envieux était à son mouillage, dans l’abri de l’Herbaudière. Urbain Coët avait établi son corps-mort derrière le double rang de chaloupes parallèle à la jetée, et du côté de terre, en sorte que, de sa maison, il pouvait avoir sa barque à l’œil. Le vieux canot, avec lequel il pêchait les cancres et la lubine dans les rochers de l’île, remis à neuf et peint aux couleurs du sloop, était amarré à son flanc, comme un petit serré contre une mère. Et toutes les autres barques avaient également, autour d’elles, une ou deux petites embarcations qui jouaient sur les houles sans jamais s’écarter.

La brise d’ouest qui soufflait le jour du lancement avait forci au décroit de la marée. Les drapeaux des usines vibraient, sur les drisses arquées. La nue, fumeuse, dérivait d’une masse vers l’est et montait sans cesse de l’horizon où la mer était noire. Plus près, des moutons mêlaient à son vert profond leurs cabrioles blanches. La mer remplissait l’air de son bruit, criait en écumant dans les rochers de la pointe, bombardait à coup de vagues la jetée sonore, roulait, les barques à bout de chaînes, ressaquait au long des cales et venait s’aplatir, amollie, brisée, sur la plage où le vent faisait courir le sable au ras du sol en grésillant.

Chez Coët, on travaillait à monter des filets tandis que la Marie-Jeanne, en tablier de serpillière, préparait la teinture. Le vent ronflait sous les portes, et, dans la cour, du chaume tournait avec un bruit soyeux. Au-dessus du marais, les moulins prudents ne dressaient plus dans l’air tumultueux que l’arête sans prise de leurs ailes.

On entendait la mer qui tourmentait la côte et se battait au large. Il n’y avait dehors qu’un groupe de causeurs à l’abri du canot de sauvetage.

Terrés au foyer ou à boire chez Zacharie, dont la buvette affiche en lettres d’un pied la rubrique prétentieuse : Au XXe Siècle, les hommes attendaient l’embellie pour sortir. Et de temps à autre ils venaient à la jetée, sonder la mer menaçante avec de l’inquiétude au ventre et au cœur aussi, à cause des gosses et de la femme.

De sa fenêtre, la Marie-Jeanne voyait danser la mâture neuve du Dépit des Envieux où clapotait un gréement clair ; le pont, rayé de coutures, lui apparaissait par intervalle au roulis ; et elle était fière, parce qu’il n’y avait pas, dans le port, une autre barque si propre et si légère au dos des vagues.

À bord la Marie-Jeanne connaissait quatre bonnes paillasses, remplies de varech bien séché et mises en place par elle, le jour où Le Dépit des Envieux prit mouillage à l’Herbaudière pour la première fois, quatre bonnes paillasses carrelées de gris et de violet, où l’on enfonçait en se couchant et qui vous tenaient la chair, la serraient, la calaient de tous côtés si douillettement ! N’était-elle pas tombée sur l’une qui l’avait reçue comme des bras ouverts l’autre soir !… Elle était seule à bord, avec son homme qui la contemplait arranger les couchettes, le corsage dégrafé parce qu’il faisait chaud dans le ventre du bateau. Et brusquement voilà son Urbain qui l’empoigne, la roule et se glisse sur elle en heurtant son échine au plafond bas. Elle avait crié, à cause de sa coiffe, elle avait ri, et puis ma foi, c’était si bon d’être prise comme ça tout d’un coup, mangée, happée comme qui dirait… Elle se rappelait le carré de nuage, à perte de vue, que découpait le capot au-dessus d’elle ; les sonorités de la coque amplifiant le fouettement des drisses ; et qu’au roulis, de peur de tomber, elle cramponnait les reins nerveux de son gars. Ah ! les bonnes paillasses ! le bon souvenir ! que Coët nommait en riant : le coup du baptême.

La Marie-Jeanne était heureuse, parce que son homme penserait mieux à elle dans cette couchette où il l’avait « fait mourir », parce qu’elle avait laissé là beaucoup de sa grande joie d’amour qui demeurerait comme une petite âme au cœur même du bateau.

Et pourtant, la bourrasque persistante l’inquiétait. Depuis son lancement, Le Dépit des Envieux n’avait pu se mesurer avec les autres et battre la mer libre pour laquelle il était fait. Urbain ne soufflait mot, mais son visage se fermait davantage et elle sentait que le temps lui durait à terre. Les hommes pouvaient haïr sa barque, mais la mer, pourquoi n’était-elle pas plus clémente ? La Marie-Jeanne s’efforçait d’être gaie, active, mais quand son homme ne l’entendait pas, elle disait volontiers « qu’ils n’avaient pas de chance ! »

Enfin le soleil reparut. Au ciel à peu près nettoyé, flottaient encore de grands nuages fous, comme des oiseaux perdus derrière un vol passé, et leur ombre, sur l’océan, déplaçait des taches sombres, immenses. Dans le matin pâle les vareuses bleues se pressèrent vers la jetée. Les canots débordaient, accostaient les chaloupes ; les avirons heurtaient les coques, battaient l’eau, et déjà les sloops appareillaient au cri des poulies. Le soleil bas frappait l’intérieur de la digue, allumant les granits blonds qui, comme un mur d’or, se reflétaient dans la mer plate.

Sur la dune, parmi le vert jaune des joncs courts, une petite femme guettait, la coiffe lumineuse, du vent dans les jupes. La Marie-Jeanne voulait voir partir son homme. Coët sortit un des derniers, et les balises doublées, bordant plat sa voilure, il serra le vent à la suite des autres barques qui allaient en caravane, toutes inclinées sur le même bord du côté du soleil.

Malgré l’ombre qu’elles portaient dans leur creux, les voiles du Dépit des Envieux éclataient de blancheur, et, d’un mouvement sûr, elles avançaient, tour à tour soulevées et inclinées au tangage, comme dans un grand salut. L’avant du sloop charruait un peu lourdement la mer qui se gonflait et bouillonnait à l’épaule, mais l’arrière glissait bien dans le sillon, en entraînant, comme une auto les feuilles mortes, les bulles éphémères et l’écume subtile.

Coup sur coup, Coët dépassa l’Espoir en Dieu, l’Ange voyageur, le Secours de ma vie, et rattrapa lentement le Bon Pasteur, la barque noire et blanche où le Nain est pilote.

Les pêcheurs ne parlaient point à leur bord ; — les hommes de mer ne sont pas bavards : la pipe occupe leur bouche, l’océan leur œil et leurs pensées ; — mais tournées vers la nouvelle barque, toutes les faces rudes et boucanées suivaient de près sa marche et à la voir serrer le vent en les gagnant de vitesse, une émulation jalouse remuait le sang des hommes et donnait à ce départ de pêche une allure de régate.

Le Laissez-les dire tenait la tête, au loin, reconnaissable à sa haute voilure bleue, et Perchais, à la barre, se retournait par intervalle vers la pyramide blanche qui croissait régulièrement derrière lui sur l’eau ensoleillée.

Au louvoyage, les sardiniers portés par le jusant s’engageaient dans la Grise. Fraîche, élastique aux voiles, la brise sentait fort la salure du large. Sur la jetée, trait noir dans la côte blonde, l’œil perçant de Coèt distinguait encore un point, sa femme sûrement qui l’accompagnait du regard ; et il eut de l’orgueil de sa barque, de la Marie-Jeanne et de lui-même. Le point s’effaça, la digue s’éteignit. Il n’y eut plus que la bosse confuse de l’Île embrumée et devant lui, la mer infinie où les petits bateaux se perdaient parmi les vagues.

À dix milles dans l’ouest, le Laissez-les dire rencontra la sardine et mit en pêche. L’Aimable Clara arrivait à son tour, puis tout aussitôt ce fut le Dépit des Envieux qui avait semé les concurrents en trois heures de route.

À son bord, Perchais jura un « nom de Dieu » formidable en houlant du torse et bottant son pont. Double Nerf « n’en revenait pas » de voir Coët derrière lui, tandis que la voilure de son frère, marquée de l’ancre pilote, se perdait au loin parmi les traînards.

Mais bientôt le ciel se chargea de nouveau, et l’ouest recommença de lâcher des nuages sombres et crevassés au travers desquels tombaient des raies compactes de lumière d’or. Le soleil avait des jambes, comme disent les marins, et c’était mauvais signe. Déjà la mer s’assombrissait, se creusait, couverte de houpettes blanches qui éclataient à perte de vue, tandis que des glacis s’allumaient et s’éteignaient au penchant des vagues. L’horizon obscurci se fermait comme une muraille au pied de laquelle l’océan se détachait en champ clair sur lequel roulait déjà la tempête.

En hâte les pêcheurs embarquent les filets, amarrent les canots au cul des sloops et tiennent la cape pour réduire leur voilure qui fouette à grands coups secs. Et les barques si fières au port, si énormes au chantier, si colorées dans le soleil, cahotent et gémissent, pauvres petites choses noires que la mer bouscule aveuglément, et sur lesquelles des hommes cramponnés s’agitent.

D’instant en instant le vent force, s’amplifie au point de devenir palpable bien qu’invisible. Il a du poids et siffle. Il pèse sur les poitrines, assourdit l’oreille et, comme à la main, écrète les vagues pour emporter dans sa course de l’écume et du sel.

Aux bas ris les sloops évitent vent arrière et fuient vers l’île dont le phare du Pillier repère la position. Les mâts, dressés hauts par-dessus les voiles, geignent en ployant, les palans crient, les haubans raidissent par secousses et les barques déboulent en poussées successives les vallonnements de la mer. Elles fuient, parfois déjaugées de l’avant, montrant la quille et leurs dessous brillants de coaltar ; parfois tombant au creux d’une montagne d’eau qui masque l’horizon. Elles fuient, poursuivies sans cesse par les vagues innombrables qui les gagnent, déferlent sur les tableaux, envahissent les ponts où des ruisseaux hésitent, les enlèvent à pleins dos, s’effacent devant d’autres, qui accourent, gonflées, baveuses, heurtent les arrières et passent, pour être remplacées par d’autres encore, aussi méchantes, aussi énormes. Au roulis le coin trempé des grand’ voiles monte alternativement dans le ciel et s’abat dans la mer. À bout de bosses, les canots, précipités ou retenus par une lame, mollissent et tendent tour à tour leurs amarres en menaçant de les rompre. L’écume vole et l’embrun fouette en cinglant.

Arc-bouté sur sa barre, calé dans un trou, ras le pont, l’homme veille, les yeux petits, la trogne en avant, le dos rond sous la bourrasque. C’est tout un troupeau de voiles minuscules, bleues, blanches et rousses, repoussé du large, chassé au ras des flots, presque aussi vite que cette fumée de nuage que le vent emporte follement sous le ciel obscur.

Le Dépit des Envieux double le premier la pointe blanche de la Corbière, à l’abri de laquelle la mer brisée devient plus maniable.

Le Laissez-les dire le serre avec l’intention évidente de lui couper la route. Mais Coët approche gaillardement les roches, malgré le ressac, pour empêcher l’adversaire de passer au vent. Les deux sloops naviguent dans les brisants, le bout-dehors du second aiguillonnant le premier. Ils semblent à la merci d’une vague qui les culbuterait l’un sur l’autre. À la barre les hommes gouvernent comme des dieux.

Il y a des femmes sur la jetée, une main à leur coiffe, l’autre agrippée au garde-fou. Coët vire la balise rouge et vient casser son aire dans le port où les rafales, enjambant la digue, soulèvent des plaques de frisures. Soudain, derrière lui, Perchais aborde lourdement son canot. Les deux patrons se toisent de toutes leurs faces où les yeux surtout vivent, méchamment.

Le soir Julien Perchais s’en fut chez Zacharie. Il avait besoin de boire pour avaler sa défaite, de crier pour apaiser la colère qui bouillonnait dans le coffre de son thorax. Tous les mécontents étaient là : les deux Aquenette, Gaud, Izacar, le mareyeur, Viel le riche, Olichon, des gars à Piron et le père Piron lui-même qui flairait quelques tournées à l’œil. La fille à Zacharie, avec un chignon en casque et une robe légère, remplissait les verres d’eau-de-vie blanche, en penchant sa forte poitrine au ras des visages. Mais les hommes qui aimaient à la flatter d’habitude, avec des regards équivoques, l’ignoraient, le front lourd de soucis, l’œil fixe.

Dehors la mer tumultueuse occupait toute la nuit et le vent secouait les portes comme un hôte oublié. Sous la lampe, les pêcheurs faisaient le gros dos, serrant près à près les vareuses festonnées de blanc par les dépôts salins, et leurs rudes trognes sauries où brasillaient les prunelles. La conversation était sourde comme un complot. Mais si quelqu’un avançait que le Dépit des Envieux naviguait bien au plus près, Perchais hurlait :

— Du bois neuf pardi ! c’est léger comme un bouchon !

Et si une autre voix signalait sa rentrée le premier, vent arrière, il lançait à nouveau :

— Un sabot ! une charrette ! tout fout l’camp aux allures portantes !

Douze fois la fille de Zacharie remplit les verres. L’alcool ensanglantait les visages, soulevait les bras en menace dans la fumée des pipes. La haine commune entretenait l’entente et lorsque la femme de Perchais emmena son homme de force, les pêcheurs se dispersèrent, sans se battre, dans les ténèbres compactes où criait la mer.

Deux jours plus tard, à son mouillage, le Dépit des Envieux échoua sur un grappin qui lui creva le ventre ; le lendemain des cailloux lui entraient au flanc. Coët comprit que des vengeances imbéciles et féroces le traquaient et s’acharnaient bassement contre sa barque. Il fallait faire tête sans insolence, mais avec dédain ; et la satisfaction d’avoir à lutter sans merci excita ses nerfs, gonfla ses muscles, dilata sa poitrine, bandant tout son être fort dans un désir d’expansion victorieuse, à la fois sauvage et meurtrière.

Léon fut désigné pour coucher à bord, de quoi il s’accommoda joyeusement en songeant à Louise. Leurs rendez-vous quotidiens trouvaient un abri confortable, et dès qu’il eut commencé sa garde, Léon vint chaque soir à la jetée chercher la fille, avec son canot.

Le port est infiniment calme dans les nuits de beau temps. Sur l’eau noire qui semble opaque et sans profondeur, les chaloupes doublées par l’ombre sont, à ce point, immobiles et hautes, qu’on s’étonne de les voir remuer quand on les accoste trop rudement. La pointe des mâts monte parmi les étoiles. Quand on les touche, on sent les cordages, les ponts et les voiles suer à grosses gouttes. Le canot qu’on pousse à la godille paraît filer très vite dans des ruelles entre les barques, glisser sans effort sur quoi ? Pas de remous, pas de sillage, pas de lueur, pas de bruit ; c’est la mer pourtant, mais alourdie de ténèbres ; et lorsqu’on aborde la digue, immense au-dessus de la tête, on a l’impression douloureuse de ne pouvoir jamais aller au delà.

Quelquefois, cependant, la mer s’allume au passage du canot, se trousse en minces bourrelets de cristal bleu et déploie à l’arrière un éventail de pierres précieuses où opales, turquoises, et lazulites jonglent autour de l’aviron, éclatent, s’éteignent, sombrent, rejaillissent et meurent à l’air dès qu’on les soulève avec la rame comme une pelletée de lumière.

Les nuits de lune sont moins vastes que les nuits obscures, parce qu’on voit un horizon, les plages blanches, les maisons blanches, l’eau glacée, le troupeau des sloops à la chaîne et la digue limitée, blanche aussi, et l’océan désert mais révélé par son mirage pale, si délicat ! Le vague et l’infini des éléments disparaissent avec la lune, parce qu’il y a un paysage, imprécis à vrai dire et fantastique à cause de l’amplification des choses par les ombres. Mais le calme est pareil, plus rêveur et moins effrayant, plus humain et qui sollicite le cœur mieux qu’une musique ou un poème.

À l’échelle, Léon appelait doucement et attendait la Louise qui, brusquement apparue là-haut, s’affalait pieds nus le long des échelons. Le gars la recevait à pleins bras, la chatouillait pour rire un brin, puis ils débordaient en silence.

Sitôt enfermés sous le rouf aux moiteurs saumâtres, ils s’étreignaient à tâtons, ce qui donnait lieu à de drôles de méprises. Elle était imprégnée des fadeurs de l’huile brassée toute la journée ; il sentait aigrement la sardine.

Leurs mains rudes et leurs jeunes corps s’enlaçaient avec une belle force animale qui ployait et faisait craquer leurs membres. Le varech des paillasses grésillait sous eux à menu bruit ; la barque close sommeillait discrètement sur l’eau muette.

Au petit jour la Louise s’échappait et rentrait à la masure familiale, au risque d’attraper la raclée. Elle avait d’ailleurs trouvé le moyen d’éviter les coups de son père ; sa mère n’était pas dangereuse, molle et alourdie par une perpétuelle grossesse. Le samedi, malgré les menaces, elle gardait les deux tiers de sa paye et, durant la semaine, elle achetait, à l’occasion, la grâce d’une volée.

— Touche-moi pas, t’auras dix sous !

Et le père Piron, qui préférait encore cinq gouttes au plaisir de battre sa fille, se calmait, empochait la pièce et descendait chez Zacharie. Mais le vieux était vif, Louise gourgandine, et ses économies ne la menaient pas toujours jusqu’au samedi ; alors elle n’avait plus qu’à garer son derrière.

Depuis qu’un homme veillait à bord, Le Dépit des Envieux échouait à l’aise, sur le sable, ses beaux flancs intacts. La pêche marchait à souhait et Coët, toujours le premier parti, le dernier revenu, faisait de rudes journées. Il se tenait à l’écart, en famille, mêlé le moins possible au village qui s’échauffait à l’approche des régates. Des menaces lui frappaient encore les oreilles, de temps à autre, au passage. Mais brusquement la haine fut suspendue et l’attention détournée quand les Sablais parurent sur la mer bretonne.

La sardine venait de monter à terre, jusqu’à l’entrée de la Loire, entraînant les barques où les hommes affamés sont en arme.

La mer s’était couverte de voiles rousses, vertes, jaunes, bleues, éclatantes dans le grand soleil de l’été, de voiles décolorées, roses ou résédas, de voiles si lourdement teintées de cachou qu’elles pesaient comme des tours sur les coques minces. Les petits ports de la côte furent envahis. Les sloops s’entassèrent à quai, flancs contre flancs, si étroitement qu’on entendait craquer leur ossature aux basses mers de la nuit ; et des troupeaux entiers demeuraient sur rade, à rêver, comme de poétiques fantômes, le mât dans les étoiles.

La sardine tomba du coup à vil prix. Les barques rentraient à morte-charge et si nombreuses que, des usines, les refus partirent d’une seule voix, tandis que la concurrence amenait les marchés de misère. L’exploitation s’organisa automatiquement, et un tour de vis fit crier ces hommes accourus, les boyaux vides, au seul endroit où ils espéraient manger.

Le premier soir, quinze Sablais vinrent à l’Herbaudière offrir la sardine à cinq francs. L’usine Rochefortaise et Préval l’obtinrent à quatre francs du mille, mais les matelots n’eurent pas le temps de la porter au village. Déjà les gars du pays escaladaient la jetée par les cales, les échelles ; de grosses chenilles humaines rampaient à pic le long du granit ; les équipages accostaient à force d’avirons et dans un grand tumulte de galoches et de cris les Noirmoutrains tombèrent sur les Sablais.

Ce fut une mêlée de vareuses, de salopettes bleues, où vibrait le retroussis rouge des caleçons. Des poings s’enlevaient au-dessus des faces briques qui roulaient sur les fortes épaules. Des sabots lancés rasaient les groupes et les paniers volaient sans répit, lâchant une pluie d’argent et jonchant le sol de sardines blanches. Le sel écrasé crépitait sur la digue maculée de sang. Un mousse jeté à l’eau regagnait son bord à la nage. On vit Perchais culbuter une civière chargée de poissons par-dessus le garde-fou, Double Nerf brandir un aviron brisé, et, derrière leurs hommes, les femmes aboyer après les Sablais, sans songer aux épouses qui vivaient à crédit dans l’attente.

— À l’eau ! buveurs de sang ! fils de putains ! voleurs ! À l’eau ! à l’eau !…

Les malheureux n’eurent que le temps de courir aux canots, et de rallier leurs sloops à toute godille, traqués par ces hommes qui étaient des pêcheurs comme eux, misérables comme eux, et sauvages comme ils le deviendraient eux-mêmes pour défendre leur pain quotidien.

Tout l’Herbaudière était sur la jetée en rumeur. Le brigadier Bernard prononçait des paroles de paix, après la bagarre, indulgent encore pour ses pays :

— Qu’est-ce que vous voulez ! on est chez nous pas vrai !… Faut pas qu’ils y viennent, voilà tout !…

— Y a donc pus d’ poissons chez eux qu’ils arrivent fouiller not’mer ! grognait le patron du Brin d’amour.

Et, à la pointe de la jetée, près de la cloche de brume, Perchais, la casquette en arrière, les poings tendus, déchargeait des menaces :

— Et d’la route, nom de Dieu ! Foutez-moi l’ camp !

Les sloops, mouillés dans le chenal, dérapaient leur ancre, reprenaient la mer lentement, comme à regrets, et s’éloignaient en silence du côté du soleil qui se couchait rouge au large incendié. Ils s’en allaient sur l’océan calme, plus clément que les hommes, où ils attendraient d’être encore une fois chassés de terre le lendemain.

Coët ne s’était point mêlé de l’affaire. Tranquillement, son canot échoué sur la plage, il avait porté sa pêche chez Préval, pendant la lutte. Mais la Gaude qui descendait au port, attirée par le vacarme, l’avait vu rentrer à l’usine, et maintenant, sur la digue, elle s’agitait parmi les coiffes et les bérets, en bousculant les hommes :

— Vous êtes là comme des sots à feignanter ! y a longtemps que Coët a vendu sa pêche !

Les gars avaient oublié le poisson et poursuivaient d’un œil dur les grandes barques qui s’évadaient sur la mer ardente. Le souvenir de Coët les exaspéra. La colère s’enfla vers Le Dépit des Envieux, immobile sur son corps-mort, la voilure amenée, alors que les autres sloops avaient encore leurs voiles hautes, et le Nain proféra :

— Coët est un traître ! mais son tour viendra !

Dans la foule, Zacharie l’aubergiste semait des conseils, proposant une démarche collective aux usines, pour exiger qu’il ne soit jamais rien acheté aux Sablais, sous peine de grève. Perchais et les Aquenette décidèrent le mouvement. La cohue se retourna et remonta au village où descendaient les filles curieuses en sabotant.

Le soir tombait lentement, et, en même temps que le jour, la mer se retirait, échouant les barques encore voilées, les canots pleins de sardines, tandis que le jusant emportait au large des paniers dont l’anse émergeait parmi les menus reflets d’argent qui dérivaient par milliers.

Le tumulte roula par les rues, jusqu’au noir qui entassa les pêcheurs au XXe Siècle, où Zacharie débita de l’alcool par litre. Les tablées étaient comme des grappes qui remuaient d’une seule pièce en grondant. Les jurons occupaient les bouches, et les verres au cul massif gonflaient les poings. En vain des femmes tentèrent de rentrer leurs hommes. Très avant dans la nuit calme, la lampe rougit le cabaret, et les gueuleries passèrent sur le village.

Chez elle, Marie-Jeanne tremblait à la veillée, dans la grande chambre où luisaient les meubles propres. Urbain l’exhorta :

— Crains rien, va, ils font plus d’ bruit que d’ besogne !

— Il nous arrivera malheur tout de même, on nous déteste trop…

— Tant mieux, c’est ça qui donne du courage !

Urbain parlait rageusement dans l’exaspération de sa volonté butée. Il citait son père qui risqua sa vie pour sauver l’équipage norvégien : un Coët n’avait jamais reculé ! Et blâmant ces braillards qui gâchaient leur temps et leur argent, il ajouta :

— C’est jaloux ! ça travaille seulement point !

Il travaillait tant, lui, pour satisfaire son ambition, pour arriver à posséder plusieurs barques et du bien en terre comme Viel le riche, et s’assurer, avec sa retraite, une vieillesse paisible. Et près de la lampe basse où il fabriquait du filet sans relâche, ses mains s’activaient, faisant craquer le fil, tandis que la crispation de ses sourcils fermait définitivement son front têtu.

Marie-Jeanne l’admirait et reprenait confiance devant la puissance sûre de ses muscles et l’obstination formidable de ce vouloir. À côté d’elle, dans la pièce voisine, les enfants dormaient en ronflant doucement ; elle savait que Léon veillait à bord du sloop ; et cette régularité coutumière de la vie quotidienne lui rassura le cœur.

Le lendemain de la bagarre, six gendarmes et un brigadier arrivèrent à bicyclette. On les logea par trois dans chaque usine, et le brigadier s’installa chez Zacharie. Les marins les virent sur la jetée en rentrant ; deux pêchaient le mulet à la turlutte sur les conseils des douaniers ; les autres fumaient des pipes, assis les jambes pendantes, ou appuyés au garde-fou.

La soirée fut calme, bien qu’un grand sloop des Sables, malavisé, vint accoster la cale au coude de la jetée.

Cinquante gaillards armés de triques l’accueillirent.

À cause des vociférations, il fallut du temps pour comprendre que les Sablais imploraient seulement du pain. Le patron, un haut gars aux traits coupants, élevait à bout de bras une pièce blanche. Un gendarme apporta une miche, puis, d’un seul effort, à la pointe des gaffes, les hommes repoussèrent la barque. Elle évita dans un geste arrondi de sa grand’voile, et sur ses fargues on lut comme une dérision, le nom formidable de Danton.

Avec le temps, les esprits s’apaisèrent. Les Sablais demeuraient sur les bancs et gagnaient, au soir, la côte bretonne ou cédaient leur poisson aux vapeurs qui font le marché sur les lieux de pêche.

Le mois d’août continuait juillet sans transition. Chaque matin, le même soleil d’or montait de l’est, jusqu’au zénith, pour retomber sans hâte, rouge, puis écarlate, dans l’océan que l’on s’étonnait de ne pas voir bouillonner en l’éteignant.

Les barques envolées à l’aube sur la mer smaragdine rentraient tard sur un flot vermeil, marié au ciel à l’horizon.

C’était le va-et-vient quotidien du large à l’île, la pêche, la vente, le séchage des filets bleus qui flottent au long des mâts, comme des mousselines, autour du lourd chapelet des lièges. C’était la vie, redevenue monotone au village qu’anime, deux fois le jour, la cloche des usines à la sortie des filles aux yeux hardis. Et les rivalités ressaisissaient les hommes lâchés par les haines étrangères.

On avait sans doute oublié de rappeler les gendarmes qui restaient là, faisaient la partie chez Zacharie, discouraient et fumaient avec les vieux derrière l’abri du canot de sauvetage, pêchaient à la ligne, enseignaient la bicyclette aux gamins après l’école, et, à la nuit close, allaient causer un brin avec les jeunesses dans les dunes de la Corbière.

Cependant une activité singulière remuait les équipages. Le temps des régates approchait comme une Pâque et les grands sloops lavaient leurs robes et revêtaient des grand’voiles neuves, blanches comme du lin. Les ponts rajeunissaient sous la brique et les coques, lissées à la gratte, luisaient de black frais. À l’auberge, on se sentait les coudes en des conciliabules sourds et défiants.

Ce fut l’époque où Coët teignit sa voilure en rouge avec son grand flèche carré qui éclata, comme un étendard, au sommet de la mâture. Perchais en sauta ainsi qu’un taureau, croyant au défi. Et la main sur le verre, on l’entendit jurer au XXe Siècle :

— Si je mange pas Coët aux régates, j’suis pas un homme !



Il avait venté toute la nuit, une bonne petite brise d’ouest qui passait amicalement, comme, une main frissonnante, sur le dos des maisons endormies, et agitait la crécelle, installée par le brigadier Bernard, dans son potager, pour effrayer les oiseaux. Toute la nuit, cette cliquette avait battu nerveusement dans le village silencieux, au-dessus du bruit doux de la mer.

Le matin il venta plus sec quand le soleil parut. Le ciel n’avait pas cette profondeur bleue des beaux jours d’été où l’azur est dense et coloré comme un autre océan ; il se développait, ainsi qu’une gaze blanchâtre et lumineuse, dont les plis pesaient en brume sur l’horizon.

C’était le grand jour des régates. À regret la mer baissait sur la plage d’or, tandis que les dos goémoneux des roches commençaient à émerger le long du chenal, luisants comme des carapaces de tortues marines qui auraient dormi à fleur d’eau.

Les sloops appareillaient sans hâte. Sur la digue ramageaient les vareuses propres, les caracos clairs, les bonnets blancs, les foulards verts tendres, roses et groseille. Les mousses embarquaient des ballots de voiles qui sentaient la cotonnade et le goudron. On criait, on s’appelait, on riait. Les vieilles barbes disaient l’avenir de la journée ; les filles s’esclaffaient à toute gorge et jacassaient d’une voix pointue ; les hommes plaisantaient avec défi et leurs paroles clamaient la lutte.

— Beau temps pour s’aligner les gars !

— Et de la brise au flot, que j’ pense, à souquer la toile !

Le Secours de ma vie débordait avec la Gaude en sabots blancs et en jupons courts, la poitrine magnifique dans le corsage écarlate. Chargé d’hommes recrutés pour la manœuvre, le Laissez-les dire sortit sous la main de Perchais. Puis, ce fut l’aimable Clara où Double Nerf exhibait ses glorieux biceps, parmi l’équipage qui chantait en vidant bouteilles :

Il faut les voir tous ces jolis garçons,
Quand ils s’en vont tout habillés de blanc !
Il faut les voir tous ces jolis garçons,
Quand ils s’en vont tout habillés de blanc !…


Sans éclat, Urbain Coët glissa dans le sillage de la chanson qui sonnait sur le cristal des eaux calmes. D’autres chœurs s’enlevaient sur d’autres barques. Les sloops prenaient la file le long de la terre blonde ; et déjà la rade de la Chaise apparaissait peuplée de voiles, sous le grand bois de chênes poussé dans la falaise.

Les barques arrivent, décrivent d’un coup d’aile un demi-cercle dont la trace persiste, et, leur aire cassée, glissent encore, s’arrêtent, les voiles inertes, comme on meurt après un dernier soupir. Ce sont les chaloupes de l’Epoids, noires et rondes, aux voiles cambrées ; les Pornicaises peintes et les cotres des Sables, puissants près des Noirmoutrains aux culs grêles ; ce sont des Bretons, ténébreux, dressant haut leurs deux mâts sans haubans, comme des pieux ; et puis des yachts, aux coques glacées, aux ponts blancs éclairés de cuivres ; des régatiers fuselés, ras l’eau comme des pirogues, dominés d’effarantes voilures. Des canots, des youyous circulent. Les ancres mouillent avec fracas, les poulies chantent en plaintes rythmiques ; des voix hèlent des voix ; des chansons, des rires, des jurons passent. C’est tout un tumulte sans violence, dilué dans l’air immense, amorti par l’eau ; un mouvement joyeux qui occupe l’adresse et la force des hommes ; une cohue d’embarcations actives ; ce sont des maillots bleus, des pantalons blancs, des éclats de vernis, de ripolin, et sur la mer les reflets verts, jaunes, rouges des grand’voiles éployées dans le soleil. Vision magnifique de la vie expansive, lumineuse, avec la mer qui palpite comme une poitrine, avec les gros bouquets de chênes qui poussent vers le ciel toute la fécondité d’une terre, avec les barques qui sont des êtres de lutte et de misère, avec les hommes vigoureux et souples, entraînés pour vaincre.

Le vent du large roulait à la cime du bois en la faisant vivre au-dessus de l’estacade qui se chargeait de monde au point de paraître ployer. Des toilettes claires remuaient sur le remblai avec la houle légère des ombrelles. Il y avait des équipages sous la voûte de la grande allée, près des ânes de louage qui attendaient patiemment en écrasant leur crottin.

Les trois Goustan étaient là, accotés au garde-fou. Couronné d’un feutre noir, la boutonnière adornée du ruban tricolore, grand-père exhibait des breloques d’argent sur son ventre creux. Les gars, en chapeaux de paille et en manchettes, l’encadraient, et, à chaque poignée de main, ils entonnaient d’une seule voix :

— Vous l’avez vu ?…

— Quoi ?…

— Not’ bateau, l’ dernier qu’on a fait ?… Tenez, là-bas, près du breton, le grand sloop bleu… Oui, là… Dame ! c’est d’ la belle ouvrage, et ça marche que l’ diable !… Il va rafler tous les prix !

Le Dépit des Envieux oscillait doucement de son grand mât avec des airs calmes et entendus, tandis que son long bout-dehors encensait sur les houles mortes. Une femme embarquait dans le canot accosté ; des enfants furent passés à bout de bras ; et un homme nagea vers l’estacade où Louise Piron attendait la Marie-Jeanne.

Extasiés devant leur œuvre, les Goustan poursuivaient ingénument leur réclame admirative, et François affirmait qu’il n’y avait jamais eu à flot meilleur bateau, qu’il courait plus vite que le train, et que, vent arrière, c’est point le vapeur qui le rattraperait !

Par instant on entendait grincer la crécelle des loteries où tournent des pyramides de vaisselle devant la convoitise des amoureux qui rêvent de ménage. Les pétards de la tête de turc éclataient coup sur coup en proclamant la force des gars. Les rires se mêlaient aux cris ; la joie montait dans le soleil, avec une poussière blonde, au-dessus de la foule agitée d’une grosse rumeur sans piétinement, parce que le sable mangeait le bruit des pas.

Louchon le facteur, efflanqué sous la blouse, flânait en compagnie du ventre de Zacharie. Des gaillards déambulaient vers le bois, un litre sous chaque bras et des charcuteries dépassant la poche. Malchaussé, qui avait construit hier l’estrade du jury et planté six mâts, circulait affairé, en bras de chemise, suivi d’un compagnon, la masse à l’épaule.

Sous la tente, les autorités braquaient des jumelles. Autour du fort Saint-Pierre où l’artificier bourrait les mortiers, deux gendarmes contenaient les galopins.

Brusquement, un coup de canon fixa la foule. Le remblai mouvant se retourna d’une pièce vers la mer. Un grand drapeau tricolore descendait paisiblement d’un mât et une petite fumée s’enlevait jusqu’à la crête du bois où le vent l’emporta.

Des youyous, des plates débordent de partout, chargés de gars robustes qui montrent leur poitrine et des bras nus bleuis de tatouages. Les peaux basanées, fermes sur les muscles durs, les gueules barbues, rutilantes, les poings massifs, les reins sanglés grouillent tumultueusement sur les pilotis, les échelles et dans les canots secoués par le flot vif. On chante, on jure, on s’interpelle. Des casquettes sont brandies et des litres vidés à même le goulot. Et sur tout cela du soleil à profusion, une atmosphère lumineuse et chaude qui excite encore la vie déchaînée sur cette mer transparente, féconde et gonflée, vivante aussi.

Déjà les yachts croisent sous voiles, blancs fuseaux qui emmêlent leurs sillages autour des chaloupes. Les grands portent haut toute leur voilure, étarquée à bloc et si plate qu’elle se confond avec le mât aux virements de bord ; les petits ont serré de la toile parce qu’il vente toujours sec hors de l’abri du bois. Ils évoluent sûrement, prestement, inclinés sous une rafale, puis redressés avec lenteur, courant sur leur aire les voiles battantes, ou fuyant vent arrière, la mâture ployée en avant. Couchés sur leur pont pour diminuer la résistance, les hommes immobiles ont par intervalle des gestes forts, précis, mécaniques, qui changent d’un coup l’allure du bateau. L’âme des hommes et l’âme des barques est maintenant la même. Leur sang bat au delà de leurs artères, jusqu’au fond de la quille tranchante, jusqu’au sommet du flèche tendu. Leurs muscles travaillent dans le gréement qui crie. Ils évoluent avec la barque, penchent, roulent, gémissent avec elle. Il n’y a plus qu’un être vivant, puissant, aux multiples yeux contractés d’attention, qui se meut pour la lutte parfois meurtrière, toujours sans merci.

Un coup de canon !

La fanfare en location déchaîne ses cuivres dans une Marseillaise vigoureuse. Au fort Saint-Pierre le drapeau est amené. Les grands yachts coupent la ligne, en paquet, et courent au large, dans le ballonnement lumineux de leur voilure, vers l’est où paraît le point noir de la bouée. Le ciel est toujours d’une blancheur brumeuse, à peine brouillée d’azur ; la mer vert émeraude, hachée de traits d’écume.

En tête on reconnaît les deux hautes silhouettes du Mab et de l’Elga. Successivement les bateaux de plaisance partent en séries distinguées par un guidon qui bat à leur grand’voile. Des barques à moteur jouent sur rade ou suivent les petits régatiers qui fuient la côte, comme des mouches d’eau légères et imprudentes.

Maintenant les rudes chaloupes restent seules, mouillées en rang par le travers. Les Sablais sont en avant et derrière eux s’alignent les Noirmoutrains avec la coque blanche du Laissez-les dire en tête de file. Depuis le matin, Perchais monte la garde à son bord pour empêcher son concurrent de lui voler sa place. Puis viennent Le Secours de ma vie avec sa large ceinture d’ocre rouge, le Bon Pasteur noir et blanc, L’Aimable Clara vert et rouge où Double Nerf mène un chœur de forcenés ; puis le Dépit des Envieux, calme dans sa robe bleue pâle rehaussée d’outre-mer ; puis les coques grises du Brin d’Amour, du Bec salé et d’autres, L’Espoir en Dieu, le Vas-y-j’en viens, l’Étendard du Christ, et d’autres encore aux couleurs vives, luisant sous l’arrosage des vagues qui les roulent en raidissant leurs amarres tirées brusquement de l’eau avec un bruit strident d’aspiration.

Les mâtures oscillent avec ensemble. Les hommes sont à leur poste, pendus aux drisses, la tête nue, immobile dans le vent. Une impatience fébrile exaspère les plus modérés. Les secousses des barques se répercutent dans leur thorax où le cœur saute. Des ordres, des jurons brefs partent comme des balles. On voit le caraco rouge de la Gaude flamber sur le Secours de ma vie et la stature de Perchais dominer pesamment l’arrière de son bateau. Les regards mangent la terre, dans l’attente du signal, et sur toute la chaîne des sloops, un grand souffle de force brute gonfle à éclater les poitrines et les coques.

Un coup de canon !

— Ho hisse ! Ho hisse !… Hardi p’tit gars ! Ho hisse !…

Par grandes pesées, les lourdes voilures s’enlèvent, flasques, loqueteuses, puis éployées brusquement, arrachent les barques du mouillage. Les palans forcés geignent de douleur. Les hommes, accrochés par grappes, étarquent à coups de reins. Et les voiles se tendent, s’aplatissent, crispant leurs empointures, tandis que les hommes se ruent sans cesse à grands cris.

— Hardi garçon !… Ho hisse ! Ho hisse !…

Le Bon Pasteur tombe sur l’Aimable Clara et les deux Aquenette s’insultent sauvagement, bord à bord. Il n’y a plus de frères, mais des ennemis qui gesticulent comme des singes fous. Soudain le foc du Vas-y-j’en viens se fend du haut en bas et s’envole en guenilles.

Au large les yachts virent la bouée de la Vendette et courent au plus près sur Pierre-Moine. Les Sablais endiablés filent sur la même route, et tout de suite après s’avancent parallèlement la voilure bleue du Laissez-les dire, la voilure rousse du Dépit des Envieux.

Les deux sloops ont appareillé aussi promptement l’un que l’autre et pris ensemble la tête de leur série. Malgré la forte brise, ils établissent chacun leurs flèches, téméraires et se défiant dans leur marche de front. À bord, les équipages à plat ventre guettent silencieusement les manœuvres réciproques. Urbain Coët est agrippé à sa barre, petit, ramassé, la face au vent, les regards sautillant de la barque à la bouée. Perchais au contraire est rejeté en arrière, la poitrine largement développée, la casquette sur les yeux et des deux mains il s’arc-boute à une barre neuve.

Sur l’estacade la Marie-Jeanne a retrouvé le père Couillaud et ses deux sœurs. Elles sont assises, avec leurs enfants entre elles, les jambes pendantes au-dessus de l’eau qui forme et déforme inlassablement des lacis d’ombre et de lumière, dans les pilotis, au-dessous d’elles. Les taches mobiles s’étendent, se rétrécissent, se pénètrent, se divisent, animées d’un mouvement amiboïde qui fait ressembler ce coin de mer à une nappe grouillante de cellules vives. Les trois femmes bavardent aigrement, poussent des cris par intervalle en désignant le large où les voilures multicolores se poursuivent avec acharnement.

— R’garde, r’garde !… à la bouée !… ils virent !

— Mais c’est Perchais qu’est d’vant !

— Ah ! j’pense ben !

— Mais pisque j’ te l’ dis ! Tu vois donc point qu’c’est des voiles bleues !

— Ah ! dame oui !… L’fils d’vesse il s’a fait dépasser.

— C’est-il du malheur tot d’ même !…

François Goustan arrive à la course, braque une jumelle cuivreuse, jure et appelle son frère :

— Théodore ! Viens donc ben vite !… C’est Perchais qu’ est l’premier !

La consternation est générale. Là-bas, le grand flèche rouge du Dépit des Envieux apparaît tout ensoleillé derrière la pyramide bleue du Laissez-les dire. Coët est gagné de cinquante mètres ; mais pour atteindre Pierre-Moine il faut naviguer au près, et déjà s’affirme la supériorité de la barque neuve qui s’élève au vent sans perdre de vitesse.

Sur l’estacade François, la lorgnette aux yeux, jette comme s’il donnait un coup de dent :

— C’te fois il l’bouffe !

Les grands yachts commencent leur second tour, filant droit, sans tanguer presque et passant au travers des vagues qu’ils ouvrent comme un soc. L’eau ruisselle sur les ponts de bout en bout, claque les hiloires et s’enlève parfois d’un bond au creux des focs qui, cernés d’humidité, s’égouttent entre les douches. L’embrun trempe les hommes cramponnés à ces coques submergées où ils manœuvrent, les bras dans l’eau. Quand la mer est grosse, les régates sont de terribles luttes.

L’Elga vire le premier, vent arrière, la bouée de la rade et soudain, dans le changement brutal de la grand’voile, un homme est empoigné en plein torse, culbuté à la mer. Le cri de l’équipage roule jusqu’au Bois. Dans le sillage, des bras et une tête se débattent, mais le patron commande :

— Tout le monde à son poste ! Les suivants le ramasseront !

Et c’est le Mab qui, au passage, casse son aire, cueille l’épave humaine et continue la course. L’Elga fuit toujours, cent mètres en avant, implacable. La pitié acquise au cours des siècles s’est effacée du cœur des hommes ; il n’y a plus que la bête de combat, meurtrière. À bord des yachts élégants et des chaloupes frustes, l’animal est le même, et la passion de vaincre son semblable, réveillée aussi formidablement chez l’un que chez l’autre, fait éclater d’un coup, à la chaleur du sang, le vernis des éducations.

Bord sur bord, au louvoyage, Coët a gagné Perchais. Mais le Dépit des Envieux double trop largement la bouée de Pierre-Moine et Perchais en profite pour essayer de passer sous lui. Les deux équipages se guettent de tous leurs yeux, écoutes en main, prêts à virer à l’ordre. D’une poussée, le Laissez-les dire s’engage sous le concurrent. Quelques brasses séparent les sloops, et la grande ombre du Dépit des Envieux s’abat soudain sur le Laissez-les dire en masquant à la fois le soleil et le vent. La voilure de Perchais faseye ; sa barque se redresse, tangue, perd sa vitesse. Il porte la barre au vent et hurle :

— Envoyez !… File les focs ! file !

Les écoutes battent le pont à coups secs ; les voiles claquent comme des tentures, mais le sloop étalé incline à peine sur babord. Il est trop tard. Le Dépit des Envieux déploie son abattée, les focs portant plein et tombe d’une masse sur le Laissez-les dire. Coët n’a rien fait pour éviter la collision : Perchais est dans son tort et lui devait la place.

Les deux barques se heurtent. La mer bouillonne un instant entre elles et rejaillit en gerbe. Une secousse, un craquement. Le bout dehors rompu du Laissez-les dire tombe à la mer en entraînant le foc.

— Nom de Dieu de nom de Dieu !

Perchais s’est dressé tout debout, énorme et sacrant ; et, comme à un signal, son équipage bondit à l’abordage en hurlant des injures. C’est un assaut forcené dans un tumulte de vociférations, une ruée à la course, tête première, que les matelots de Coët reçoivent comme il convient, à coups de poings.

— À mort !… salauds !… à la mer ! à la mer !…

Des bras, des épaules, des cous formidables s’agitent au-dessus des maillots. Les coques sonnent sous le galop de la lutte, s’enlèvent aux vagues, s’écorchent. Des hommes roulent en bas, le thorax enfoncé ; un Piron étouffe un David ; Léon mord une oreille ; du sang rougit le pont ; et brusquement une lame fend la grand’voile du Dépit des Envieux qui siffle en se déchirant.

À la pointe de l’estacade, l’énervement remue la foule tassée entre les garde-fous. Il y a là toutes les femmes des combattants, Malchaussé, Louchon, Labosse le douanier, Zacharie, le brigadier Bernard, et les trois Goustan.

La lorgnette braquée sur Pierre-Moine, François crie ses observations à l’assistance.

— Ils s’abordent !

— Le foc du Dépit des Envieux est à l’eau !

— Non c’est çui de Perchais ! un foc bleu !

— Ils s’ battent nom de Dieu ! ils s’ battent !

— Perchais devait virer au large de Coët !… Urbain est dans son droit !

Mais la Perchais jette rageusement :

— Il a toujours raison c’te fils d’ vesse ! On passe où on peut !

— Pourquoi qu’y a des règlements alors, rétorque sévèrement le brigadier Bernard.

— Pasqu’y a d’ malhonnêtes gens… fait la Marie-Jeanne, sans ça…

— Qu’est-ce qui lui parle à c’te putain !

— Tu rages pasque ton homme s’a fait battre !

— Ben sûr ! Perchais a trouvé son maître, d’puis l’ temps qui crânait !

— Coët est dans son droit !

— Perchais s’a foutu en travers en exprès !

— Menteur !

— De quoi !

Les vieilles chaînes qui enserrent la foule font le ventre ; l’estacade paraît osciller comme un navire, tant les coiffes et les chapeaux houlent tumultueusement. Les partis se divisent, la dispute s’envenime et de terre le public accourt vers les cris. L’arrivée des plaisances passe dans l’indifférence malgré le canon. Tout l’intérêt est là-bas, dans ces deux grands sloops embrochés au large, et sur lesquels des hommes se hachent.

— Coët se dégage !… Il part ! il part !

Alors, le père Couillaud, qui se triture le nez avec ses prises depuis le commencement des régates, émet une sentence aux oreilles de sa fille :

— Ton homme est ostiné, c’est vaillant !

Maintenant le Dépit des Envieux se détache seul devant son abordeur. Lentement sa haute voilure se charge de vent, s’incline, d’un effort répercuté dans les nerfs tendus des spectateurs, qui mesurent avidement la distance croissante entre les deux barques. Le sloop qui court au plus près vers la terre semble un grand aileron noir jailli de l’océan, sorte d’immense faux pointée au ciel, parce que ses voiles en enfilade ne montrent que leur côté ombreux ; et il avance, rapide, tranchant, soulevé par secousses aux heurts des vagues.

Coup sur coup le Secours de ma vie et L’Aimable Clara dépassent le Laissez-les dire en avarie à la bouée. Par moment une explosion blanche fulgure à l’avant des barques, du côté du soleil, éclatement d’écume qui les couvre jusqu’au mât ; car, bien que la brise mollisse un peu, les crêtes neigeuses dansent toujours, naissent et meurent avec des caprices de flammes, sur la mer crue où la lumière pèse à l’horizon, comme une vapeur.

Les mortiers bombardent devant le jury chaque fois qu’un vainqueur coupe la ligne. À bord, les hommes répondent à toute poitrine, les casquettes sautent, les bras trépignent et dans la même détente joyeuse, après le surmenage de la lutte âpre, on voit les bateaux courir au hasard, virer, manœuvrer au petit bonheur, les voiles battant, puis brusquement casser leur aire et s’arrêter au bout d’une grande glissade.

Les youyous à morte-charge rallient la terre. C’est tout un mouvement de petites embarcations qui circulent à force de rames, avec des rires et des chansons, sur l’eau dont le vert s’alourdit dans l’ombre projetée du grand bois. Et soudain un cri formidable s’élève :

— Bravo Urbain ! Bravo Coët ! Coët ! Coët !

Un roulement de pieds ébranle l’estacade, la foule vibre d’un grand spasme qui fait hurler des gens sans savoir pourquoi. Le chapeau de François domine, à bout de bras, tandis que le père Mathieu passe un doigt sous ses bésicles, pour essuyer le suintement de ses vieilles paupières émues.

— C’est sorti d’ nos chantiers ! répète-t-il, c’est sorti d’ nos chantiers !

La Marie-Jeanne a serré dans ses jupes ses deux petits qui désignent la barque bleue en criant :

— Papa ! papa !

Elle sent quelque chose battre violemment sous son caraco, de la même façon oppressante qu’autrefois, quand elle rejoignait en cachette son Urbain dont elle n’était que la promise. Elle est satisfaite de voir un peu de joie frissonner dans les rides du vieux Couillaud et Louise Piron, qui jubile, le sang aux joues, agiter le foulard groseille que lui a donné Léon. Son bonheur s’avive à la gloire et s’amplifie d’orgueil.

À bord, les hommes sont immobiles, étrangers à l’ovation, l’œil sur la bouée. Au coup de canon seulement, leurs cris saluent la terre. Le Dépit des Envieux met en panne et amène ses focs.

Déjà le Secours de ma vie arrive, bon second, et les mâles acclament la Gaude, debout à l’avant, les jambes nues, la gorge libre. Puis c’est l’Aimable Clara où s’agite Double Nerf, le poitrail au vent, les biceps au cran d’arrêt ; puis le Brin d’amour, le Bon Pasteur, l’Etendard du Christ et les autres. Les voilures colorées, les coques luisantes d’eau évoluent de nouveau sur rade, dans la lumière plus dorée de quatre heures et le calme précoce du soir ; car le Bois de la Chaise s’épaissit d’ombres douces et il passe moins de vent dans le faîte ensoleillé des grands arbres.

Depuis longtemps on a vu le Laissez-les dire accoster l’estacade, sans finir la régate, et Perchais débarquer, farouche, la casquette sur les yeux, les bras ballant au torse. Et à la distribution des prix, le jury annonça que le Dépit des Envieux et le Laissez-les dire étaient déclassés pour abordage.

La foule des maillots bleus frémit du coup. Un souffle de colère emporta les raisons. Les équipages étaient face à face, les poings prêts, réclamant justice et s’insultant tout à la fois. L’envie haineuse avait trop fermenté au sang des hommes dans cette journée de défi, et la bataille terrible qui menaçait depuis le matin allait éclater sans merci. Des messieurs, le maire s’interposèrent :

— Allons, mes amis ! mes amis, du calme !…

— Le premier prix à Coët ! jeta une voix.

Mais le caraco rouge de la Gaude parut hors des rangs.

— S’ils sont déclassés, Perchais et Coët, c’est nous les premiers, dit-elle.

Un yachtman cria « bravo ! » d’enthousiasme et le maire approuva en souriant à la belle fille :

— Avec un matelot comme ça on se passerait de mousse !

La meute des pêcheurs grondait par derrière, discutant l’abordage, les avaries, la grand’voile trouée, le bout-dehors rompu. Perchais demeurait immobile les bras croisés, au pied d’un poteau ; et la Marie-Jeanne tirait vainement son homme pour l’entraîner. Urbain Coët semblait très calme, mais il voulait rester là jusqu’au bout, crânement.

Les Goustan se montraient les plus indignés, et tout soudain le grand François lança parmi les vitupérations :

— Et puis on s’en fout de leur prix ! Le Dépit des Envieux a battu Laissez-les dire ; hein ! battu à plate couture ! Alors le reste on s’en fout !

Cette fois Perchais remua. Il tourna vers François sa poitrine sur laquelle des points dans la laine dessinaient une ancre et les épaules secouées :

— Répète ! dit-il.

Un plissement tragique ravinait son front carré, entre les sourcils fauves. Sa mâchoire, restée pendante après la dernière syllabe, avançait un maxillaire féroce, armé de chicots noirs ; et le poil ardent de son cuir tavelé se hérissait. Déjà Malchaussé et le père Olichon étaient entre eux. Mais Urbain Coët s’avança et dit simplement :

— Je te propose la revanche.

Perchais l’écrasa d’un mauvais regard, puis il siffla :

— Je la prendrai ben, mon fils d’vesse !… et il partit en broyant le sable sous ses lourdes galoches.

Alors le jury décerna le prix au Secours de ma vie, patron Olichon. Mais c’est la Gaude qui vint recevoir la jumelle « offerte par le ministère de la marine », et les cinquante francs.

— On aurait pu donner trois pistoles au constructeur, regretta Urbain en regardant les louis aux mains de la Sablaise.

— T’inquiète donc pas ! fit la Marie-Jeanne avec fierté, c’est toi l’ vainqueur, tot d’ même !

Or, dans cet instant, le père Couillaud s’avança pour lui serrer la main.

— Ton bateau marche ben, mon gars, dit-il, mais, i rapportons guère ! C’est point toujours ceux qui plantent qui récoltent !

À propos, le vieux Mathieu intervint pour proposer une cerise à l’eau-de-vie, « une cerise du jardin, et c’est ma bru qui les confit, alles sont vrai gouleillantes ! » Mais, n’ayant pas le cœur à trinquer, Coët s’excusa et rembarqua avec sa femme et ses enfants.

Des yachts et des chaloupes s’éloignaient déjà vers Saint-Nazaire, vers Pornic, vers l’Epoids, sur la mer plus plate maintenant que le vent tombait avec le soleil. La mer n’était plus l’eau vive, lourde de fécondité, épaisse de couleur, moutonneuse aux heurts de ses nappes vertes, mais la table d’émeraude lentement polie pour prendre, d’un seul reflet, tout le ciel au couchant. Les tons s’affinaient vers l’horizon, s’imprécisaient, mélange brumeux d’or, de rose, de réséda, de gris, où une voile lointaine mettait l’harmonie de sa courbe et l’émotion émanée des vies humaines qui s’en vont.

Un vapeur emporta la musique qui déchaînait une Marseillaise avinée. L’ombre du Bois croissait sur les eaux où des barques avaient une immobilité grave de penseur, car on sentait bien que ce n’étaient pas là des choses mortes.

La tête de turc pétaradait toujours sous la masse des jeunes hommes fiers de leurs biceps, tandis que d’autres payaient aux galantes la loterie où tourbillonnent des carafes cabossées, des verres coloriés et des assiettes au fond desquelles sont peintes « nos gloires militaires ».

Des chargements partaient vers Noirmoutier, en voiture à âne, avec la loueuse qui trotte par derrière, pieds nus, un journal en voûte sur le front. Des couples se démasquaient tour à tour parmi les chênes ; et dans la chaleur balsamique du sous bois, stagnaient des fumées de vinasse, des puanteurs de crottin et de sueur de bête.

Les matelots gagnaient la ville, par bande, bras dessus, bras dessous avec les filles, en redisant les chansons du service :

C’est le dimanche après dîner
Que ces brav’matelots s’en vont s’y promener !…

Les rangs ondulaient comme un ruban, s’élargissaient, se resserraient, avançaient toujours, en flottant au rythme des chœurs où braillaient des femmes :

Il faut les voir tous ces jolis garçons
Quand ils s’en vont tout habillés de blanc !
Si par malheur l’un d’eux fait une tache
L’autre lui dit : cochon faut que tu te décrasses !
Avec de l’eau et du savon,
Ou bien tu n’auras pas du vin dans ton bidon !

Les plus ivres discutaient encore la régate, nez à nez, au bord du chemin, tandis que les anciens parlaient avec émerveillement des barques d’autrefois qui ont contenu leur jeunesse.

Les refrains s’espaçaient et arrivaient par bouffées, toujours de plus loin. Le tumulte des hommes s’éloignait vers la ville, où il y avait, sur la place d’Armes, des Balançoires de Belfort et un tir à la cible.

Louise Piron passa au bras de Léon Coët, affichant crânement son homme. Elle avait dérobé des conserves, et lui portait une miche sous le bras. Ils mangèrent au carrefour, sous le profil sec de la croix qui tranchait le crépuscule. La route s’allongeait bleuâtre, vers la ville féodale sur l’horizon avec les pointes des tourelles et du clocher, le cube du château. Des voix traînaient encore par les champs :

… Si tu n’as pas d’savon,
Fous-y de la potasse !
Allons, va te laver garçon,
Ou bien tu n’auras pas du vin dans ton bidon !


Ils revinrent tard dans la paix où le vent et la mer n’existent plus, et, courbatus d’amour, ils flottaient au bras l’un de l’autre dans le calme large de la nuit, quand la Louise heurta deux corps et poussa un cri. Puis elle rit de reconnaître son père et le Nain, assommés par l’alcool au bord du fossé.

— Tu t’souleras pas comm’ça, toi ? dit-elle à Léon.

Un groupe les rejoignit : Gaud, porté à bras par Olichon et sa femme. Double Nerf lui avait enfoncé trois côtes, à cause de la Gaude qu’il voulait caresser chez la mère Cônard. Le blessé gémit. La Louise serra le bras de Léon.

— Tu m’aimeras comm’ça toi ?

Mais rancuneux à l’équipage qui avait touché le premier prix, il songeait que Gaud n’avait pas volé son coup de poing dans le thorax.

Par derrière, le grand Bourrache fredonnait en chambranlant :


Allons, va te laver, cochon,
Ou bien tu n’auras pas du vin dans ton bidon…


À perte de vue, au ras du marais, les étoiles fourmillaient imperceptiblement.



La cloche sonnait à la pointe de la jetée, sans répit, à longs coups espacés comme ceux d’un glas, et parfois s’emballait dans une volée haletante où l’on sentait toute l’exaspération d’une main nerveuse.

On entendait la cloche depuis le matin dans le village silencieux, mais sans la voir, parce qu’elle tintait là-bas, sur l’eau, parmi la brume. Elle sonnait en mineur, sans défaillance, régulièrement ou par grande secouée, et la tombée constante de la note lugubre dans le calme sourd serrait le cœur et faisait frissonner.

Le brouillard était venu dès dix heures avec le prime flot. Sous un ciel bas et fumeux, taché d’une lueur diffuse à l’endroit du soleil, sous un ciel de janvier bien qu’on ne fut qu’en novembre, une buée lourde avait soudain paru, s’avançant rapidement du fond du large, emportée, semblait-il, par un grand vent. Et elle effaçait tout sur son passage, le point noir des barques au loin, le champ infini de la mer glauque, les tours jumelles du Pilier, le marais, la jetée, le port… Et l’on était surpris, quand on baignait dans ces nuages qui dérivaient hâtivement, de s’apercevoir qu’aucune brise ne les poussait.

Maintenant le village était blotti dans la crainte. La vie s’était tue ; l’air avait perdu sa sonorité, les choses leur écho. On se cherchait d’une maison à l’autre, on se hélait en appels étouffés et la jetée ne retentissait point du soufflet des sabots. N’était la voix de la cloche, on pouvait croire que le brouillard avait effacé l’humanité sur cette pointe de terre.

Pourtant, à l’extrémité de la digue, des femmes demeuraient groupées. La cloche tintait au-dessus de leur tête dans son bâtis en forme de guillotine, sous la main de la Gaude qui l’agitait par intervalle. Sur son mât, le petit feu vert allumé par Zacharie s’efforçait de trouer la brume. À peine si la mer apparaissait aux pieds de la jetée qui avait pris des proportions de rempart, et d’en haut les femmes penchées distinguaient mal une surface d’étain sur laquelle se traînaient en adhérant des vapeurs floches.

Le brouillard sentait l’âcre et déposait de l’humidité. La corde de la cloche était raide et ne balançait pas quand on la lâchait. Les femmes avaient un foulard sur la tête ; il ne faisait pas un temps à sortir une coiffe.

Elles parlaient peu. Elles regardaient devant elles dans l’opaque, du côté où les hommes étaient partis pour la pêche, du côté où ils devaient chercher leur route, à tâtons sur l’eau noire, sans repère, sans vue, avec l’unique secours d’un doigt aimanté qui désigne à peu près le nord.

Quelques-unes tricotaient machinalement, parce que l’habitude de leurs mains était plus forte que l’inquiétude de leur cœur. La plupart attendaient simplement, avec résignation. Et les enfants se serraient aux jupes, instinctivement craintifs du brouillard sournois.

Le brigadier Bernard, Zacharie et le vieux Piron opinaient parmi les femmes. Ils étaient graves et faisaient des hypothèses : la mer a encore trois heures de montée ; avec le courant et le petit souffle de l’ouest, les gars peuvent rentrer avant le jusant ; sonne hardiment la Gaude !

Mais son bras retomba las ; la Perchais lui succéda ; et la cloche continua à crier, comme un chien aboie au perdu.

Par moments le père Piron lampait une gorgée d’alcool à même une bouteille qu’il tirait de sa vareuse.

— C’est pour point être enfroiduré par c’te poison, disait-il en désignant le brouillard.

Et l’on veillait lugubrement, en parlant seulement de la brume parce qu’on pensait aux hommes qu’elle pouvait égarer.

— Écoute ! écoute ! jeta soudain Bernard.

La cloche se tut ; tout le monde se tendit vers la mer. Silence de mort. Et brusquement arriva des infinis de la brume un mince appel de corne.

— On huche ! on huche au large !

La Perchais sonna des deux mains, sonna à toute volée, puis s’arrêta. La corne répondit d’un cri si long qu’on y sentit passer toutes les forces de la vie. Alors, sans discontinuer la cloche et la corne s’appelèrent ; celle-ci s’approchant lentement, grossissant sa voix à mesure dans cette opacité impénétrable où ses hurlements continus évoquaient un monde douloureux d’esprits invisibles. Les femmes guettèrent ragaillardies, mais sans parler, parce que chacune avait au cœur l’espoir de voir paraître son homme, à elle.

À la pointe de la jetée le brigadier héla :

— Oh ! du sloop !

Une voix perdue dans le nuage répondit :

Brin d’amour !

Machinalement tous répétèrent le nom, sauf deux tricoteuses, la mère Viel et la Chiron dont les visages s’éclairèrent et qui se retirèrent du groupe où on les envia et où elles n’avaient plus rien à faire. On entendit l’eau battre sous des avirons et une grande ombre se dressa au ras de la jetée, une ombre de brouillard en forme de barque. Le buste en avant, toutes les femmes interrogaient à la fois, chacune pour son compte.

De son bord Chiron expliqua :

— Les gars arrivent derrière ; sauf Perchais et Coët qu’étaient ben dans l’large quand s’a levé la brume.

La Perchais lâcha la corde en soufflant, fâchée de sonner pour Urbain Coët, en même temps que pour son mari, et la jeune femme de Charrier empoigna résolument la corde. Le glas continua en mineur, dans le silence.

Maintenant des cornes répondaient dans le lointain, d’on ne savait où, — était-ce de l’eau ? de la terre ? du ciel ? — la vue se perdait à dix mètres. Les beuglements sourds du troupeau qui cherchait l’étable se croisaient et sourdaient tellement à perte d’ouïe, dans l’harmonie du calme, que les éclats tumultueux de la cloche semblaient inconvenants. Des fantômes de barques, qui vivaient par le bruit, rentraient au port successivement.

Les femmes au cœur content remontaient au village en bavardant le long de la jetée déroulée magiquement sous leurs pieds à mesure qu’elles avançaient. La Marie-Jeanne était allée conduire ses enfants à la maison, parce que l’humidité imprégnait leur camisole et qu’il ne fallait pas qu’ils aient froid. En revenant, elle fit une prière à la croix plantée dans la cour d’Izacar. Quelque chose se désespérait en elle bien qu’elle sût qu’Urbain se dirigeait d’instinct à la mer et que son grand côtre bleu à voiles rousses lui apparût toujours dans une gloire victorieuse, comme au soir de la régate.

Elle monta sur la dune, de l’autre côté de la Corbière, pour voir le large. De la brume si dense que la barque du père Crozon le homardier, mouillée à ses pieds, était effacée et aussi l’eau tout autour d’elle. On respirait une aigre salure et les cils mettaient une touche froide aux paupières en battant. La Marie-Jeanne écouta un instant les sons ouatés de la cloche, puis elle s’en retourna en longeant le cimetière. Elle vit la tombe du vieux Jean-Marie Coët accotée au mur bas. Le village, la mer, tout lui semblait un grand cimetière sous le silence définitif et le glas agonisant. Elle trembla, se hâta vers la jetée. La nuit tombait.

Devant le canot de sauvetage, on l’aborda.

— Sont-ils revenus ?

C’était la Louise inquiète qui sortait de l’usine.

— Pas encore…

Les deux femmes cheminèrent sur le granit. Le brouillard absorbait l’obscurité et se fermait comme une muraille. La mère Aquenette sonnait à son tour, le Nain n’étant pas rentré. Près d’elle, seule la femme de Perchais attendait toujours. Les autres avaient retrouvé leur mari, leur père, et maintenant mangeaient la soupe.

Mais le brigadier Bernard était encore là, s’exaltant au devoir en pestant contre les pêcheurs.

— Qu’est-ce qu’ils fichent donc ? Mais qu’est-ce qu’ils fichent donc ?…

Deux fois la Perchais crut entendre une corne. Il faisait nuit, lourdement.

La troisième fois elle ne se trompa pas ; des appels se rapprochaient. Bernard héla le sloop, tandis que les quatre femmes se défiaient de l’œil : à qui celui qui va répondre ?

Bon Pasteur !

La mère Aquenette poussa un grand ah ! insolent. Le Bon Pasteur ne pouvait rentrer au port ; il n’y avait plus d’eau. Des jurons, des coups de bottes partirent dans l’ombre. Interrogé, le Nain dit qu’il n’avait vu ni Perchais, ni Coët. Le brigadier encouragea les femmes et s’en fut casser la croûte. Après il ne revint pas.

Le froid piquait. Les ténèbres massives obligèrent la mère Aquenette à tenir le garde-fou pour se guider. Elles restèrent trois, sans se voir. Serrée près de la Marie-Jeanne, Louise avait pris sa main et la Perchais sonnait fébrilement. La cloche balançait un reflet pâle sous le feu vert.

Mais quand la Perchais cessait pour écouter, la peur du silence saisissait aussitôt les femmes, et l’une ou l’autre se jetait sur la cloche pour ranimer la voix d’airain et le reflet blême qui était de la vie dans la nuit sinistre.

Il semblait que maintenant la brise s’éleva un peu du côté de l’ouest ; cela se sentait au visage, et des bouffées de brume traversaient vite l’éclat du feu. Peut-être le vent allait-il nettoyer l’espace et découvrir les phares de la terre et du ciel ? La Louise renifla vers l’océan, étreignant de toute la force de son nouvel espoir la main de Marie-Jeanne, et soudain elle poussa un cri.

— Là ! là ! sur l’eau !

Le son de la cloche se cassa dans une note. Les trois femmes se penchèrent sur le gouffre noir d’où montait un bruit de clapotis. La Perchais appelait à tue-tête :

— Julien ! Julien ! c’est-il tei !

— C’est mei, on y va !

La Marie-Jeanne et la Louise furent secouées. Elles attendaient la voix d’Urbain. Enfin la première demanda :

— Et mon homme ? et Coët ?

On ne répondit pas d’abord et elles entendirent le canot heurter violemment les viviers d’Izacar. La Marie-Jeanne tremblait. Sous elle une voix grogna :

— Coët ! j’pense pas qu’il rentre à c’te nuit !

Elles n’étaient plus que toutes les deux sur la jetée, Louise et Marie-Jeanne. Dieu qu’il faisait froid ! les cotillons se tenaient raides d’humidité ! Et la Marie-Jeanne, qui grelottait comme un enfant, s’accroupit sur le remblai de ciment où est planté le fanal. Alors la Louise empoigna furieusement la corde et sonna à tours de bras, jusqu’à être en nage. Mais le vent d’ouest, qui forçait de plus en plus, emportait le son sur la baie, et dans les maisons du village, terrés au chaud, les pêcheurs n’entendaient même pas le carillon éperdu. Et quand Louise se calma, les bras rompus, elle s’aperçut que le phare du Pilier paraissait à l’horizon comme une tache rousse et qu’il ne passait plus de brouillard dans le rayon du feu vert.

Engourdie de froid jusqu’au cœur, la Marie-Jeanne se demandait quelle force d’amour possédait cette grande fille qui s’acharnait au rappel de l’amant, lorsqu’elle entendit rire, se sentit soulevée et vit le phare du Pilier éclater devant elle. Alors elle rit aussi en s’essuyant les yeux, parce que les rires d’espoirs font en même temps pleurer, puis de toutes leurs lèvres gercées les deux femmes s’embrassèrent et s’attardèrent là, toutes béates. Enfin elles regagnèrent le village en tâtonnant tout le long du garde-fou et Louise quitta seulement la Marie-Jeanne à sa porte.

Les enfants dormaient à poings fermés dans leur berceau. La Marie-Jeanne songea longtemps dans son lit aux draps rudes, car lorsqu’on a de l’âge, l’être sentimental résiste davantage aux besoins de la chair ; mais à la fin, et bien qu’elle luttât en priant Dieu, harassée d’émotions, elle culbuta dans le sommeil, avec le bourdonnement de la cloche aux oreilles.

Il passe maintenant du grand vent sur les maisons, et l’océan revit en grondant autour de l’île.

Elle dort depuis elle ne sait combien de temps, quand des coups à sa porte la réveillent en sursaut. Elle court en chemise ouvrir le volet qui claque le mur. Il fait jour et la mère Izacar est en bas.

— De quoi que n’y a ?

— C’est rapport à votre homme… il est de retour…

— Urbain ! Urbain ! mais où qu’il est donc ?

Et comme le visage blond d’un petit se hisse à la fenêtre et que l’enfant crie : « papa ! papa ! » la vieille face de la mère Isacar se crispe si brusquement que la Marie-Jeanne a peur.

— Y aurait-il du malheur, dites ?

— Un petit… le Dépit des Envieux est à la côte… à la Corbière…

Marie-Jeanne s’habille lentement, parce qu’elle veut aller très vite et que ses mains tremblent. Elle prie la bonne femme de garder ses petiots et s’en va malgré la vieille qui veut la retenir. Elle n’a pas eu le temps de nouer un mouchoir sur sa tête et n’a pas pris de sabots pour mieux courir. Le gars de Viel, qui la voit passer, rigole parce qu’un bout de chemise sort de son cotillon par derrière.

La Marie-Jeanne se hâte et s’affole davantage de ne rencontrer personne sur son chemin. Elle dépasse l’usine Rochefortaise et, brusquement, le vent du large la heurte comme pour l’empêcher d’avancer. Ils sont tous en bas, dans les roches, les gens du village ; elle les aperçoit. Ah ! comme son cœur tape !… Et ce vent qui la prend à la gorge ! le sable qui fuit sous son pied !… et cette mer méchante qui crie autour d’elle comme une meute de gamins moqueurs !…

D’ailleurs les jambes lui manquent !… Qu’est ce qu’ils font donc là-bas penchés sur l’eau ?… Il faut qu’elle se dépêche, qu’elle arrive vite, vite…

Mais elle s’arrête net en découvrant la masse claire d’une barque jetés sur le flanc parmi les roches. Oh ! leur bateau ! leur si beau bateau !…

Il gît lourdement sur le côté, dans la position déséquilibrée des choses mortes. Ses fonds apparaissent labourés de blessures blanches et crevés à jour. Il se vide lentement de l’eau embarquée, ainsi qu’une énorme bête abattue qui saignerait. Oh ! leur bateau ! la barque rêvée ! la barque conquise, la barque qui portait un souvenir d’amour dans son flanc, comme une âme, éventrée là, sur les roches mauvaises !…

La Marie-Jeanne va tout doucement maintenant qu’elle sait, chancelant comme une femme ivre. Et soudain toutes les faces dans le groupe se tournent de son côté. Le brigadier Bernard monte précipitamment vers elle et s’efforce de la renvoyer.

— J’veux vouère mon homme !

— Mais il ira chez vous… tout à l’heure…

— J’veux l’vouère tout d’suite !

— Allons, allons, Marie-Jeanne, vous frappez point… venez avec moi…

— J’veux vouère mon homme que j’vous dis !

Bernard l’a saisie au bras et cherche à l’entraîner. Elle se débat avec force, entêtée par la résistance.

— Pourquoi qu’il vient pas à cte heure ?

— Il est occupé… il travaille à sa barque…

Alors Marie-Jeanne fixe ses regards sur le visage ambigu du douanier ; ses yeux se dilatent ; elle crie :

— J’veux vouère mon homme ! J’veux vouère mon homme ! et dévalle au galop vers la plage.

Personne ne se met en travers. Elle passe entre les cous tendus. Des hommes à genoux se redressent. Elle heurte un corps par terre, s’immobilise, les yeux fous, la bouche grande ouverte sans proférer un son, oscille un moment et s’abat raide.

On la relève évanouie, le front fendu sur une pierre et tout sanglant. Des femmes s’essuient les paupières et se détournent par émotion. On est parti chercher des civières pour ramener les cadavres d’Urbain Coët et d’un matelot. On n’a pas retrouvé les corps de l’autre et de Léon.

Les pêcheurs ne s’expliquent pas le naufrage. Le sloop porte à l’étrave une bosse rompue. Perchais seul fait des hypothèses, dit que, sans doute, le câble de mouillage ayant manqué pendant le sommeil des hommes, la barque a dérivé vers la côte, mais voyant le père Olichon qui le regarde obstinément de toute sa face d’honnête homme, il conclut :

— Et puis Coët était trop fier, c’est l’bon Dieu qui l’a puni.

Dans le groupe quelqu’un murmure :

— Et qu’tu l’as p’tête ben aidé…

Tout le monde se retourne vers la voix. Comme s’il n’avait point entendu, Perchais s’éloigne, la tête haute, le dos carré.

Ce fut Louchon, le facteur, qui porta la nouvelle aux Goustan à Noirmoutier et au vieux Couillaud.

Le bonhomme se redressa sur son carré de pommes de terre pour écouter la chose, un bras appuyé à la houe luisante. Les plis de son visage se creusaient durement à mesure du récit, et quand Louchon acheva, en tournant la mâchoire par manière d’apitoiement :

— … Çà fait que maintenant, vot’ fille… eh ben, la v’la veuve… il répondit tout net en étendant la main :

— J’l’avions prévenue. Quand on connaît c’ qu’on prend, on n’est pas volé. Qu’à s’ débrouille !

Le facteur hocha la tête en approbation ; le vieux grimaçait, et tout soudain :

— Vois-tu, Louchon, la terre c’est la terre ! a boude mais a manque point, et puis quand on y tombe, ma foi, a vous tient chaud !

La houe bascula dans sa main, son dos plia, et une motte grasse, soulevée du sol, découvrit les pommes blondes.

— L’pourri s’y met, dit-il, a chôme à rentrer…

Et de nouveau l’outil frappa la glèbe.

Aux chantiers de Noirmoutier la nouvelle porta plus dur et François lâcha l’erminette en s’exclamant :

— Une barque qu’est seulement point finie d’ payer !

Il enfourcha sa bicyclette et fila vers l’Herbaudière pour estimer le sauvetage. Il ne s’arrêta qu’à l’entrée du village, devant la cabane des Piron, d’où sortait la Louise à la première sonnerie de l’usine.

— Où ce qu’est l’épave ? interrogea-t-il.

Mais elle ne comprit pas. Alors il lui conta que le Dépit des Envieux s’était mis au plein dans le brouillard de la nuit et que tout l’équipage était noyé. Elle semblait ne pas comprendre davantage et répétait :

— Noyé ?… Léon… noyé ?…

— Il ce paraît !

— Léon noyé ! Ah ! ah ! ah !

Et hurlant de douleur elle sauta chez elle, s’enfonça dans un coin et sanglota éperdûment :

— Je suis enceinte ! je suis enceinte !…

François regardait à la porte. Le vieux Piron avait grogné sur son tas de varech. À demi levé, il jura, écouta, et saisissant soudain, tomba sur sa fille à coups de pieds qui lui firent se tenir le ventre à deux mains pour le garer, tandis qu’elle se coulait sous la table en gémissant. Le vieux cogna jusqu’à ce qu’elle ne remuât plus, ne soufflât plus, morte semblait-il ; puis il sortit, congestionné, en grondant :

— La garce ! la garce ! et descendit au port avec François Goustan.

Devant l’auberge à Zacharie ils croisèrent des hommes qui portaient le corps de Coët et celui de la Marie-Jeanne, toujours évanouie. Déjà des barques s’éloignaient en tanguant sur la mer vert bouteille, lamée d’argent. Le père Piron hocha la tête et entra au XXe Siècle, boire la goutte pour se remettre.



II

LA FEMME


Ayant reconnu le côtre des douanes à la jumelle, Jean-Baptiste Piron rentra au phare et dit à Sémelin :

— Voilà l’Martroger !

Sur le lit où il reposait, tout vêtu, Sémelin grogna, indifférent.

— Il vient r’lever l’garde-sémaphore, reprit Jean-Baptiste.

Mais importuné, l’homme se tourna brutalement vers le mur en écrasant le sommier, et l’on n’entendit plus que le cri-cri heureux du coquemar qui se cuisait le derrière, sur le fourneau rouge. Jean-Baptiste passa dans la chambre voisine où des cuivres luisaient sous une vitrine. Il regarda l’heure, consulta le baromètre, endossa une capote et sortit.

Dehors des congres séchaient sur des cordes. Il ne faisait pas froid parce qu’il ventait peu. C’était un temps gris de février, tout encotonné de brume, avec un océan de mercure qui ressaquait lourdement dans les roches. On ne voyait point de terre à l’horizon restreint. L’îlot du Pilier, qu’on embrassait d’un coup d’œil, était seul, perdu en mer ; et une petite voile se hâtait vers lui, inclinée par son élan.

Jean-Baptiste longea l’enclos du phare et descendit vers la mer. Devant lui des lapins déboulaient par petits sauts comiques. Il gagna une pointe rocheuse, parallèle à la jetée et s’y tint debout pour voir le départ des Charrier.

Il y a sur ce roc d’un kilomètre, un phare et un sémaphore, abritant quatre êtres humains sous leurs toits bas, accroupis ras la terre, dans la crainte des vents ravageurs. Ils sont séparés des autres hommes qu’ils aperçoivent au loin dans des barques ; ils n’ont même pas un solide canot pour gagner la côte la plus proche ; et durant les mois d’hiver, cernés par la tempête, ils ne voient plus rien de vivant que les mouettes aux abois sauvages qui fuient dans les bourrasques.

Mais pour rendre l’exil plus pénible, la discorde régnait entre le phare et le sémaphore. Là où il y a seulement deux hommes, il y a de la haine. Les gardiens étaient si bien fâchés à propos de gibiers et de poissons, qu’ils ne se parlaient plus, même pour les besoins du service.

Quand le phare s’allumait, Charrier rentrait sa longue-vue et cessait de regarder la mer.

— C’est à eux autres de veiller, disait-il.

Et plus rien au monde ne lui aurait fait aider les garde-phare. Au contraire il se réjouissait de les prendre en faute. Sa femme rôdait sans cesse de leur côté, aux écoutes, aux aguets ; et lorsque passait l’ingénieur, ils l’assommaient de bas racontars. Charrier prétendait que Piron levait ses lignes et tuait ses lapins, d’où la mésentente. Les premiers temps, Jean-Baptiste avait riposté pour se défendre ; maintenant il ne soufflait plus mot, à l’exemple de Sémelin le taciturne.

L’administration avait décidé de déplacer ces geigneurs. Et Jean-Baptiste, un peu pour narguer les partants, curieux aussi de leurs successeurs, s’était venu camper en face de la jetée.

Les mouettes tournoyaient sur la mer déserte ; pas une voile, sauf celle de Martroger qui s’engageait maintenant sous l’îlot. Jean-Baptiste distinguait, à bord, une grande coiffe ailée et la tache rouge d’un caraco qui le firent s’exclamer d’étonnement. Penché en avant, il fronça les paupières, et tout à coup remontant la falaise, il se dirigea résolument vers la cale.

La Gaude ! C’était bien la Gaude, assise sur la lice, le menton dans les paumes et toisant obstinément l’île dont la haute muraille, plaquée de lichens fauves, dominait le sloop. Il avançait à peine, abrité du vent ; il glissait imperceptiblement, sans friser l’eau si limpide qu’on voyait les dessous de la coque, aplatis par la réfraction. Un matelot lança une amarre que Charrier goba au vol et le Martroger accosta.

Piron ne se tenait pas de joie et gambadait comme un jeune chien.

— Ah ben ! c’en est d’une surprise !

— Donne-nous donc la main à débarquer au lieu de japper ! cria la jeune femme en montrant ses dents saines dans un rire satisfait.

Gaud paraissait plus maigre qu’autrefois encore. Le maxillaire, les pommettes, les arcades sourcilières tendaient sa peau et on le sentait blêmi sous le hâle. À l’Herbaudière, la mère Izacar prétendait que le sang lui tournait en eau, mais les hommes disaient qu’il était vidé comme une outre, en désignant la Gaude du coin de l’œil.

À la vérité, Gaud crachait le sang depuis que Double Nerf lui avait défoncé les côtes. Ça le brûlait dans le coffre quand il toussait, et il n’avait plus de goût qu’à se croiser les bras et dormir. Il avait dû débarquer du Secours de ma vie, et sa femme, à force de démarches, — on chuchotait : à force de complaisances, — avait obtenu la garde du sémaphore, au Pilier.

Elle était toujours magnifique dans la force de ses trente ans, épanouie au grand vent comme une algue en pleine eau. Ses jupes et son caraco se gonflaient par-dessus les fruits mûrs de ses hanches et de ses seins proportionnés, qui semblaient s’offrir sans cesse aux mouvements de son corps souple. Elle avait les jambes à l’air sous le cotillon court des Sables, les manches troussées, le cou nu ; elle ne sentait pas le froid tant chauffait le sang qui roulait dans ses artères. De belle humeur, de royale santé, rude au labeur, rude au plaisir, la Gaude était une splendide femelle, qui mâtait les hommes, qui mâtait la vie, redoutable comme une force inconsciente de la nature.

Elle avait embauché Piron qui coltinait joyeusement pour elle des sacs de hardes. Beaulieu, le patron du Martroger, hâtait le débarquement pour rentrer à Noirmoutier avant basse mer. Il y avait trois fûts de pétrole à mettre à terre et du charbon pour le phare. Beaulieu pria Charrier de leur donner la main, mais sa femme répondit aigrement.

— Laisse donc s’débrouiller ceuss qu’arrivent, on fiche le camp nous autres.

— Et Sémelin ? réclama Beaulieu.

— Il dort à c’te heure ! Je vas parer l’treuil…

Piron gagna la petite grue qui tend le col à la pointe de la jetée et sert à hisser la norvégienne couchée là, les fonds en l’air. La poulie cria comme un oiseau perdu. Piron virait gaillardement la manivelle en paradant devant la Gaude.

Ses omoplates et ses biceps moutonnaient sous le maillot.

Gaud montait au sémaphore, plié en deux sous un panier ; sa femme le suivit portant les derniers ballots sur ses hanches.

Le Martroger s’approchait et s’éloignait tour à tour du quai, très doucement, sans osciller. On distinguait le fond sablonneux auquel descend une échelle de fonte, où veillaient deux crabes accroupis. Des bancs de minuscules poissons passaient par moment, comme des taches d’ombre.

À bord, les hommes buvaient le coup du départ à même le goulot d’une bouteille, qui circulait à la ronde, quand, pensant aux siens, Piron demanda :

— Et l’ père ?

— Il liche toujours et cogne sur sa bonne femme.

— Y a du bon, rigola le gars, c’est qu’il s’porte bien s’il s’embreuve et rosse la mère.

Le matelot hissa les focs, puis déborda à la gaffe le sloop pesant qui fit cinq brasses et s’immobilisa. Il fallut parer les avirons de quinze pieds pour gagner le vent, que l’on voyait friser la mer hors de l’abri de l’île.

Toute à ses emménagements, la Gaude ne songea pas que cette barque, qui s’éloignait, l’abandonnait sur un rocher solitaire cerné par l’océan sournois. Piron montait à terre en donnant à Gaud des explications sur son poste, puis il rentra au phare.

Dans la cuisine, Sémelin préparait un court-bouillon pour les congres allongés sur la table blanche. Le chat le guettait de son œil fendu de haut au bas. Il flottait une odeur d’oignon, de persil et de vin blanc chauffés. Jean-Baptiste poussa gaiement la porte.

— Sais-tu qui nous arrive ?… La Gaude ! La Sablaise de l’Herbaudière ! une sacrée belle fille !

Il claqua sa langue contre ses dents et attendit l’étonnement de Sémelin. Mais celui-ci ne bronchant pas, Piron reprit :

— Tu l’as bien connue ! son homme naviguait avec Olichon…

Sémelin souleva tranquillement le couvercle de sa casserole dans une bouffée de vapeur. Un peu dépité, Jean-Baptiste se lança dans une longue tirade où passèrent les cancans de l’Herbaudière, la splendeur de la Gaude, la file de ses amants, la fainéantise de Gaud et les coups de poings d’Aquenette. Il aurait voulu rompre le mutisme tenace de son compagnon, engager une conversation où la belle fille aurait été présente à chacune de leurs paroles, parce que son sang de jeune homme, longtemps sevré d’amour, se pressait tumultueusement dans ses artères. Mais Sémelin lui dit simplement quand il s’arrêta, à bout de souffle :

— On avait bien besoin de c’te femelle !

Et comme il insistait pour que les Gaud vinssent casser la croûte avec eux, Sémelin s’interposa carrément :

— Ah ! non, jeune homme, chacun chez soi !

Sémelin est la loi de l’île. Il porte à la fois la tradition et le devoir dans sa conscience, derrière ce visage strictement rasé, d’où se détache un carré net de barbe blanche. Sémelin a la physionomie classique du loup de mer, qui évoque la vieille marine en bois et les frégates aventureuses, joufflues comme des amours. Dans sa vareuse et sous le béret à rubans, il méprise les jeunes matelots qui font la raie, frisent leur moustache, chaussent la bottine et relèvent la casquette à la russe, à la manière du premier souteneur des ports où les a traînés le service.

Il y a bientôt un siècle, son grand-père était garde du fort au Pilier, et il avait construit, au nord de l’îlot, une chapelle emportée depuis par la mer. Son père lui succéda et fut gardien du premier phare quand on déclassa la forteresse. Et lui, le dernier des Sémelin, sans femme et sans enfants, s’est installé dans la nouvelle tour en 1881, sur ce rocher qui est presque un bien de famille, où il vit tranquillement dans le service, la méditation et la peur de la retraite qui le renverra bientôt sur le continent avec les hommes.

Sémelin ne desserre parfois pas les dents pendant toute une semaine, bien que son second, desséché d’ennui, le harcèle. Mais s’il parle certain soir de veille, il conte interminablement les anciennes légendes de la marine à peu près oubliées, et l’histoire des côtes avoisinantes. Il porte sous son crâne toute la mémoire des ancêtres, et il évoque les vaisseaux fantômes, le Grand Chasse Foudre ou le Voltigeur Hollandais, comme s’il avait vu, au moins une fois dans sa jeunesse, apparaître leur silhouette diabolique. Il sait qu’au nord-ouest de Noirmoutier un follet garde un trésor, dans l’anse du Lutin, qu’à la pointe de la Corbière des oiseaux jadis révélaient l’avenir, que le nom de Pilier signifie l’île des fillesInsula Puellarum — à cause des druidesses qui l’habitaient avant que les bons moines y eussent installé Dieu. Car le Pilier eut son abbaye, dont Sémelin connaît l’emplacement, à l’époque où une chaussée de pierre joignait l’îlot à la grande île.

Avec Piron qu’il nommait « mon p’tit gars » aux heures de confidences, et « jeune homme » dans les périodes de mutisme, il vivait en bonne intelligence, en somme, sous condition qu’il respectât le devoir. Le visage du vieux se plissait gravement chaque soir, à la tombée de la nuit, et il semblait que sa conscience s’allumât en même temps que le grand feu de la lanterne. Il avait coutume de dire à Jean-Baptiste avec une majesté grandiloquente :

— Les hommes comptent sur nous, jeune homme !

Et quand il gravissait l’escalier de son pas ferme, pour gagner la chambre de veille, dominé dans sa volonté, Piron le suivait docilement.

L’après-midi, ils astiquaient avec manie, de la cave à la girouette, et, au temps perdu, Jean-Baptiste pêchait autour de l’île, parce qu’étant jeune, il avait besoin de lutter et de vaincre. Sémelin demeurait paisiblement au phare, à lire ses prières ou à coller des coquillages en forme de bonshommes ; il rapetassait, en outre, les vieilles salopettes, salait du poisson pour l’hiver et préparait les repas.

Il venait de servir les congres bouillis qui fumaient dans un plat de terre. Un peu penaud, Jean-Baptiste prit sa part et la dépeça avec le pouce et la pointe de son couteau.

Ils étaient assis face à face, assez loin de la table, à la manière des paysans ; un bol de vinaigrette les séparait où ils trempaient alternativement leur bouchée avant de la manger.

Bientôt, grâce à la nourriture et aux rasades, Jean-Baptiste se rassura et recommença de taquiner le vieux avec la Gaude. Mais le visage de Sémelin était clos comme une muraille et, pour mieux ignorer Piron, il s’occupa du chat qui frôlait ses jambes, la queue haute.

Après déjeuner, du vent s’éleva, un lourd vent d’hiver qui sifflait sur le biseau des murs et poussait les houles contre les falaises. La mer verdit et s’empanacha au large en reculant son horizon. Jean-Baptiste alluma une pipe et se dirigea vers la porte.

— Y a les lampes à faire, dit Sémelin.

— Je r’viens tot d’ suite !

Le mât à signaux vibrait dans la brise et ses haubans geignaient en raidissant. Jean-Baptiste contourna le fossé circulaire et franchit le pont-levis de l’ancien fortin transformé en sémaphore. La chambre de veille braquait ses gros yeux de verre sur l’océan et, au sommet de son toit rose, le télégraphe aérien avait replié ses bras, comme un épouvantail dont le vent aurait abattu les membres.

Dans l’enceinte, la Gaude jetait du blé noir aux poules pressées autour de ses sabots. Gaud fouillait à la longue-vue, du côté de la terre qu’il venait de quitter et vers laquelle s’en vont toujours les regards des hommes, si loin qu’ils aillent dans le large, parce qu’elle est la mère et qu’ils sont pétris de sa poussière.

— Te v’la r’venu tourner dans mes jupes, fit la jeune femme.

— Oh ! c’est quasiment pour vous donner la main…

— Ben rentre donc ces deux sacs-là.

Jean-Baptiste se mit docilement à l’œuvre, Gaud le regarda, en toussotant, enlever d’un coup de biceps une lourde poche. Il s’approcha soudain de l’autre, l’empoigna et la hissa nerveusement à la maison. La femme cria :

— Lâche donc ça ! tu vas t’faire du mal !

Mais en ressortant il bougonna :

— Tu crois déjà que j’suis foutu !

À cette remarque Piron se sentit honteux de sa force, et fit le gros dos pour dissimuler sa carrure. La femme les observait tous les deux, Gaud le malingre et lui, avec des yeux clairs, pleins de sourires. La comparaison le gêna et il proposa en manière d’excuses :

— Venez-vous voir le phare ?

La femme accepta joyeusement. Elle n’en avait jamais visité. Gaud grommela en ramassant sa lunette :

— J’ons point l’temps.

Et il rentra dans la maison.

La Gaude ne s’en inquiéta pas et partit avec Jean-Baptiste. Dehors le vent ballonna son cotillon court en menaçant de la trousser. Elle rit largement, plaisanta et continua d’avancer en écrasant les salicornes brûlées sous son sabot gaillard. Ils franchirent la crête de l’îlot que le vent rase jusqu’à la pierre. La mer brisait à blanc à leur gauche, du côté de l’ouest, et ressaquait doucement à leur droite sous la falaise. Les deux tours se dressaient devant eux. L’ancienne découronnée de sa lanterne, colonne granitique évasée en campane au sommet, à quatorze mètres en avant de la nouvelle, plus haute, plus forte, surmontée d’une cage en verre casquée de bronze. Des toits roses, très bas, se serraient à son pied sur des murs immaculés.

Quand ils entrèrent, un bouchon de vent s’engouffra avec eux et le phare ronfla comme une cheminée. Sémelin qui fourbissait des instruments ne se retourna point en entendant deux pas. Piron entraîna la Gaude loin du vieux.

Elle s’émerveillait de la propreté. Il n’y avait que cuivre et chêne ciré. La chambre de l’ingénieur était comme une glace où l’on se mirait en raccourci dans les planchers. Jean-Baptiste s’attarda à montrer sa chambre : un lit de fer, une table, deux chaises. Des images pieuses et une grande croix de coquillages décoraient celle de Sémelin. Mais la Gaude voulait monter à la tour.

D’en bas elle leva la tête pour admirer la hauteur de ce tuyau, sur le mur blanc duquel se développe, en hélice, un escalier de fonte. Jean-Baptiste contemplait sa gorge musclée.

Ils montèrent sur leurs chaussons, elle devant. Il la suivait, le nez dans son cotillon qui ballait aux mouvements de ses hanches. Il haussait la main rapidement sur la rampe pour attraper la sienne le plus souvent possible. Elle s’arrêtait aux fenêtres et regardait l’îlot qui diminuait sous elle. Alors il se penchait sur son épaule et ne trouvait rien à répondre à ses questions.

Ils arrivèrent à un palier. C’était une petite pièce lambrissée de placards vernis, avec, au milieu, le pied de bronze de la lanterne. Une échelle de cuivre y conduisait. La Gaude monta. Mais brusquement Jean-Baptiste lui chatouilla les mollets par derrière.

— Ah ! le petit bougre ! vas-tu finir !

Elle rua dans l’air en rigolant. Le gars rit aussi, du sang aux yeux et cessa parce qu’il craignait de casser quelque chose. Ils débouchèrent dans la cage de verre toute vibrante sous le vent qui modulait des sifflements aigres le long des arêtes. Piron tira les rideaux qui couvrent le fanal et des lentilles de deux mètres apparurent avec leurs échelons et leurs disques de cristal ; puis il poussa l’appareil qui tourna sans bruit sur sa cuve de mercure, en emportant une lumière d’argent dans ses glaces. La Gaude était impressionnée. Jean-Baptiste triomphait dans ses explications. Il lui fit pousser l’appareil à son tour, en lui tenant la main. Et elle s’amusa « parce que c’était très lourd et que ça marchait tout seul ».

L’horizon, élargi pour leurs yeux élevés, découvrait Noirmoutier dans le sud-est. Mais sous eux l’îlot n’était plus qu’un caillou oblong au milieu des eaux solitaires et agitées tumultueusement à perte de vue.

La Gaude resta un moment silencieuse, saisie par la solitude. Autour d’elle régnait la mer, jusqu’aux limites de son regard, jusqu’au ciel, si vaste et si coléreuse que le Pilier semblait un dérisoire refuge qu’elle pouvait anéantir d’une seule charge de ses houles.

— On est quasiment abandonné… dit-elle d’une voix triste.

Mais le gars de riposter gaîment :

— Je suis-t’il point là pour te tenir compagnie !

Alors ils redescendirent à la chambre des placards.

Sur le palier Jean-Baptiste prit la Gaude à la taille en se penchant vers elle par-dessus l’escalier, et sa main rampa jusqu’aux seins. Elle laissait faire. Alors, brusquement, il l’empoigna à bras le corps, la collant à lui, ses lèvres écrasées sur la nuque fraîche. Elle chercha à se dégager, mais il la tenait serrée, une cuisse entre les siennes, épuisant de sa bouche goulue tous les coins de chair découverts. Enfin d’un effort elle le repoussa. Le béret du gars tomba en tournoyant dans le puits du phare. Le vent sifflait autour de la lanterne.

Ils demeuraient face à face, écarlates.

— T’es une grosse brute, dit la femme, j’t’avais déjà giflé chez la mère Cônard, quand t’étais au service…

Un souvenir qu’on porte à deux, même mauvais, rapproche toujours. La Gaude s’amollit en songeant au soir où le jeune gars, avantageux sous le col bleu de la Flotte, l’avait si hardiment pressée, dans une auberge de Noirmoutier, tandis que la même imagination excitait Jean-Baptiste en lui rappelant la longue attente de son désir ; et son sang surchauffé d’homme cria désespérément :

— Marie ! Marie !

À ce moment, comme un écho, le même appel monta d’en bas en résonnant et les saisit.

L’obscurité s’était amassée au fond de la tour et ils devinèrent Gaud qui hélait, la face en l’air, plutôt qu’ils ne l’aperçurent…

— Espère un brin, je visite ! On va y aller ! jeta la femme.

Fâchée d’être dérangée, elle se tourna vers Piron, lui sourit et descendit vite sur la fonte sonore.

Jean-Baptiste ouvrit une porte et sortit sur la galerie extérieure, en plein vent, en plein froid, parce que les tempes lui battaient et que son front ruisselait. La lourde nuit d’hiver pesait déjà sur l’est. Sémelin passait dans l’escalier, silencieusement, une lampe dans les mains.



La veille était longue dans cette nuit de février ténébreuse et calme.

Le doux bruit grésillant de la mer environnait le phare, traversé parfois du cri en mineur d’un oiseau perdu. Piron astiquait des cuivres pour s’occuper. À une table, Sémelin reproduisait, sur un carton, une Sainte Vierge avec des coquillages.

La lampe de Jean-Baptiste, qui marchait sur ses chaussons, errait sans bruit par les chambres en réveillant les objets au passage. Sémelin brassait par moment des coquilles pour en choisir une bleue. Et puis se refermait le silence énorme où la mer grignotait les rochers au dehors.

Tout à coup une sonnerie éclata, stridente à faire frissonner. Sémelin gagna la tour où Piron montait déjà. Toutes les trois heures, l’appareil appelle ainsi quand le contre-poids qui entraîne la lanterne est à bout de course.

Dans la petite chambre des placards, sous le feu qui tournait au-dessus de leur tête, Sémelin visita le mouvement tandis que Piron relevait le poids. Ils faisaient tout avec la lenteur minutieuse des marins, sans parler, parce que la nuit rend les hommes taciturnes.

Un moment encore le vieux surveilla la rotation tranquille de la lanterne, tandis que Jean-Baptiste se penchait aux fenêtres où son regard se heurta aux ténèbres drues. Il ne devina même pas la terre au-dessous de lui, ni le sémaphore où dormait la Gaude. Il semblait que la mer battît directement les murailles de la tour, comme si, depuis hier soir, elle avait dévoré l’île.

Pas d’étoiles, non plus, pour faire un ciel à la nuit.

Seulement l’océan, immense et formidable, parce qu’on le sentait, qu’on l’entendait sans le voir, avec des feux rouges de phares vacillant bas et très loin. Et le mystère et la peur dégagés par cette invisible présence, troublaient vaguement l’esprit des hommes.

Sémelin écouta quelque temps le silence, avec ses sens subtils, comme ceux des bêtes, d’homme qui vit en pleine nature. Le phare tournait avec une régularité magnifique, — éternelle, — en fauchant les ténèbres. Par intervalle, les coups de bec d’un oiseau frappaient aux vitres, là-haut, comme un doigt. Satisfait, Sémelin s’assit sur une marche de l’escalier de bronze, roula une chique et dit :

— P’tit gars, je vas te conter une histoire, pasqu’il est point bon de rester comme ça à entendre la tête vous sonner dans la nuit… C’est un vendredi, 26 février, comme aujourd’hui, que mon aïeux a vu Le Voltigeur, Le 26, c’est un mauvais jour, pasque c’est deux fois treize, et le vendredi, tout le monde sait qu’il est maudit, à cause de la mort de Notre Seigneur ; aussi y a à craindre quand les treize et le 26 se rencontrent avec le vendredi. Donc, mon aïeux, du temps qu’il était gabier sur la Couronne a vu Le Voltigeur ce jour-là. C’était par le travers du Cap de Bonne-Espérance, sous le grand Napoléon, pendant un coup de suroît à démâter un trois-ponts. La Couronne fatiguait à tenir la cape sous ses basses voiles ; alle était quasiment à la merci de Dieu que le capitaine n’invoquait point pasque c’était un mécréant. Même qu’il jura à cause d’un mousse qu’une vague emporta, et au même moment mon aïeux, qui était près de lui, vit une grande lueur par tribord devant et il lui cria :

— Capitaine ! Capitaine ! v’la un feu !

Mais c’était le feu du diable, car il leur courait dessus sous la forme d’une grande corvette qui naviguait tout haut par un temps pareil, aussi tranquille qu’un pétrel, avec de la lumière dans sa voilure comme si elle emportait tout le soleil du matin. Alors, pour éviter le choc, le capitaine voulut arriver, il commanda : tout le monde à son poste ! fit mettre la barre au vent et filer de l’écoute. La Couronne ne gouvernait pas plus qu’une barrique et roulait à embarquer toute la mer, dret devant la corvette qui allait la couper en deux, plein vent arrière. Mon aïeux faisait sa prière ; le capitaine était très pâle et au moment où la corvette l’abordait, il jura de se faire moine si son navire était sauvé, et aussi vrai que j’ te l’ dis, p’tit gars, le vaisseau de feu abattit sur tribord aussitôt et rangea seulement la Couronne, si près que leurs vergues se heurtèrent. Il y avait sur le gaillard d’arrière un vieux habillé d’une mode qu’on ne connaissait plus ; il rigolait dans la bourrasque et fumait sa pipe, et tous les hommes de l’équipage étaient très vieux aussi et hurlaient comme des damnés, pasque le Voltigeur c’est l’enfer des matelots. Mon aïeux disait qu’il avait passé comme un boulet en calmant les vagues autour de lui et on ne le vit pas cinq minutes…

Soudain le sifflet d’un vapeur retentit. Sémelin s’interrompit court, poussa précipitamment une porte et sortit avec Piron sur la galerie extérieure en même temps que le bruit de la mer entrait d’un coup dans leurs oreilles.

À quarante mètres au-dessous d’eux, elle grouillait, animant les ténèbres d’une vie terrible. Ils se penchèrent par-dessus le parapet, le regard forcé vers le large, éblouis, puis aveuglés chaque fois que jaillissait le rayon du phare.

Pour la seconde fois la sirène meugla dans la nuit, plus près et plus longtemps. Sémelin désigna du bras le point d’où partait cet appel et murmura :

— Deux fois treize, un vendredi…

Le vent apportait les coups rythmiques d’une machine par-dessus le gargouillis des flots dans les roches. Jean-Baptiste jeta brusquement :

— Là ! un feu rouge !

La sirène le coupa d’un hurlement désespéré, long jusqu’à l’essoufflement et sinistre dans cette obscurité sans étoile et sans lune, qui décuplait le danger. Cramponnés au parapet, les gardiens tendaient leurs sens vers le gouffre où des hommes criaient. Le foyer du phare fit un tour méthodiquement, et une gerbe de flamme apparut sur la mer où roula, un instant après, une explosion sourde. Puis de nouveau la nuit profonde, ensevelissante.

— Il coule ! il coule ! aux fanaux, p’tit gars !

Jean-Baptiste et le vieux dégringolèrent l’escalier de fonte et, quelques instants plus tard, ils couraient sur l’îlot avec une lanterne qui éclairait un rond de terrain autour de leurs sabots.

— Va chercher Gaud, dit Sémelin, il s’ra pas d’trop. Moi je vas vers Les Chevaux.

Jean-Baptiste partit au pas gymnastique en butant sur le sol inégal. À la porte du sémaphore, il heurta violemment. On ouvrit presqu’aussitôt en demandant :

— De quoi que n’y a ?

Il vit deux jambes nues au haut des trois marches de l’entrée et leva son fanal. C’était la Gaude dans une grosse chemise de toile plissée au cou, et derrière elle la chambre soudain ouverte sentait le chaud et la bête.

Jean-Baptiste sourit niaisement et expliqua :

— C’est un navire qui a coulé dans l’ chenal du sud ; va y a voir du sauvetage…

Une voix grogna au fond de la pièce :

— Je l’avais ben dit en entendant la sirène.

Et comme Jean-Batiste demeurait au seuil, le fanal haut, la voix reprit :

— C’est bon ! on y va !

Il s’en retourna à regrets. À la pointe de l’îlot, Sémelin rôdait dans les roches, tendant sa petite lumière au-dessus de l’eau où elle se mirait en dansant et poussait par intervalle un long cri :

— Ohé ! oh !

Le froid était vif et l’embrun que le ressac lançait au visage cuisait comme une brûlure. La mer poursuivait paisiblement son grand ramage par-dessus lequel on entendait siffler des oiseaux dans la lueur du phare qui balayait régulièrement l’horizon. La nuit n’avait pas cessé d’être calme.

Un autre petit feu, voltigeant sur la falaise, annonça Gaud qui marchait dans les frottements de sa capote cirée.

— Il est quatre heures, dit-il, y a flot.

Et comme il interrogeait sur le naufrage, en émettant des hypothèses, Sémelin le musela d’une réponse.

— Sauve ton homme, il t’ racontera l’affaire !

Le vieux se déployait activement. Des goémons craquaient, des cailloux roulaient sous ses galoches, et de ses yeux, faits à la nuit, il guettait les vagues du plus loin possible. Piron fouilla quelque temps de son côté, puis il escalada la falaise en disant :

— Je vas au phare, rapport au poids…

Rapidement il remonta le mouvement et ressortit après avoir éteint et rangé son fanal. Cinq minutes plus tard, il franchissait à tâtons le pont-levis du sémaphore, enjambait les trois marches de la maisonnette et poussait la porte.

Quelque chose tomba dans l’obscurité avec un bruit mat. Il poursuivit dans le coin droit de la pièce, jusqu’à ce qu’il se heurtât au lit où ses deux bras s’abattirent et rampèrent sur les couvertures.

— C’est toi, Jules ? fit la Gaude.

Il ne répondit pas. Mais avertie par le souffle haletant de l’homme et ces mains fouilleuses, elle dit tranquillement :

— Allons, c’est ce fou d’ Jean-Baptiste ! Va falloir encore que j’ te mette à la porte.

Elle ne s’émut pas davantage, sûre de sa force, de son pouvoir et de le rendre à merci d’un mot, s’il lui plaisait. Déjà sautée du lit, elle lui échappait tandis qu’il battait l’air dans les ténèbres. Il l’entendit buter dans les meubles et se plaindre ; une chaise cria sur le carreau ; une allumette craqua. Et, tenté par les draps chauds, qui sentaient fort près de lui, il y plongea tête première et s’y vautra.

La Gaude reparut au seuil de la chambre voisine, protégeant de la main une bougie dont la lueur rouge bronzait son col et sa face basanés. Elle avait le bras rond, charnu, de la femme accomplie, les épaules pleines. Elle sourit sans crainte et dit :

— Ferme donc ta porte au moins, on gèle…

Il prit ces mots pour une invite, obéit et revint aussitôt, les mains en avant, tandis qu’elle passait une camisole. Mais elle se déroba :

— À bas les pattes donc !

Et le gars soupira lamentablement :

— Marie ! Marie ! moi qui t’aime tant que j’suis tout révolutionné de toi, comme si j’avais un sort…

Alors il dévida sa passion en phrases incertaines et pressées, la bouche pâteuse d’émotion, le cerveau troublé de désirs. Quand il l’avait vue, tout à l’heure, à moitié nue, le sang ne lui avait fait qu’un tour, et il avait fallu qu’il la retrouvât coûte que coûte, même s’il avait dû passer sur le corps de quelqu’un pour la revoir.

Elle s’habillait tranquillement devant lui, insoucieuse de montrer sa chair, peut-être heureuse, car son visage, quand la bougie l’éclairait, paraissait ouvert de satisfaction.

Sans doute l’hommage violent de ce mâle était bon à recevoir, et elle s’attardait dangereusement à le savourer. Mais elle tenait Jean-Baptiste à distance, esquivant toujours ses bras qu’il lançait parfois vers elle, comme un homme à la mer, aussi bien que la promesse de se donner qu’il voulait obtenir.

Par la fenêtre, on vit bientôt le ciel s’engrisailler d’une aube sous nuages. Un coq claironna et le froid du matin, qui pince les endormis, se glissa aux joints des portes.

— T’as pas peur de rencontrer Gaud, fit la jeune femme, s’il rentrait ?

Jean-Baptiste rit en bombant le thorax avec défi. Elle admira ce gars puissant dont les mains lui mâchaient les poignets qu’il avait saisis, d’une manière douloureuse et bonne à la fois.

— Faut t’en aller, reprit-elle, v’la l’ jour…

— Pas avant qu’ tu m’ayes embrassé.

— Tiens donc, grosse bête !

Elle lui tendit son cou où pesait la torsade noire des cheveux, mais il chercha ses lèvres qu’elle détourna en riant, puis abandonna enfin, avec de la joie dans ses yeux hardis.

Il quitta le sémaphore et tourna à gauche de l’enceinte au moment où Gaud rentrait à droite. Gaud regarda cette belle carrure de mâle qui s’éloignait vers le phare tandis que le coq chantait orgueilleusement pour la troisième fois,

La mer avait reparu à l’infini autour de l’îlot, la mer mouvante, d’un vert dur et toujours calme. L’œil du phare se fermait insensiblement à mesure que le jour gagnait. Piron songea au naufrage et marcha vers la falaise.

Des caisses, des barils, des planches dérivaient avec le flot. Sémelin harponnait à la gaffe tout ce qui passait à portée. Une casquette, des oignons et une brosse ballaient dans le clapotis aux entours des roches, tandis qu’une passerelle entière heurtait le granit à chaque vague. Les deux hommes la hissèrent et un nom apparut en lettres de cuivre : Ville de Royan – Bordeaux.

Gaud télégraphia le sinistre au sémaphore de Saint-Gildas. Vers dix heures, ils apprirent que la Ville de Royan avait été abordée par un anglais, rentré depuis à Saint-Nazaire, avec sept hommes de l’équipage recueillis, Les sept autres et le capitaine, surpris dans leur sommeil, avaient dû couler avec le navire.

Sémelin regarda la mer tranquille sous un soleil de printemps qui avait refoulé les nuages. Elle frissonnait joyeusement de l’échine dans la bonne lumière des premiers beaux jours, et la transparence de son eau, le long des falaises, découvrait l’épanouissement moelleux des chevelures qui font croire aux légendes. Il ne semblait pas possible qu’elle eût tué des hommes cette nuit et recelât des cadavres.

Sémelin fit mettre à l’eau la yole du sémaphore où il embarqua, muni d’une bougie et d’un sabot. Gaud prit les avirons et ils tournèrent l’îlot par le sud pour gagner la côte des épaves. Des sloops de l’Herbaudière louvoyaient dans la Grise, chassant les fûts de vin, les caisses de biscuits, les balles de coton, les débris de gréement, tout ce qui flottait, tout ce qu’on pouvait ravir à l’océan.

— Bonne aubaine pour les frères, dit Gaud.

— Le bien d’autrui tu ne prendras, grommela le vieux.

Et comme Gaud tentait de lever des casiers au passage, Sémelin le gourmanda d’une voix grave :

— Les morts nous attendent.

Ils rencontrèrent une pipe, un seau à bosse et une paillasse. À demi submergés et ballotés, les objets prenaient au loin des formes étranges et changeantes. Un simple remous révélait la barrique pleine dont une douelle, parfois soulevée, luisait comme un dos de bar. Beaucoup d’oignons rouges boulaient dans le clapotis.

De terre, Piron continuait à crocheter. Autour de lui le soleil blanchissait les éboulis granitiques, qu’atteignent seules les marées d’équinoxe, et allumait le mica qui les paillette. De l’eau, croupie dans des mares goémonneuses, tournait au purin, croûtait sur les bords et dégageait une violente odeur stercorale et saumâtre, tandis qu’une multitude de crabes noirs, plats et carrés, se chauffaient sur les pierres sous lesquelles ils disparaissaient avec un menu fracas de coquilles lorsque approchaient les sabots de Jean-Baptiste.

La yole explorait la mer, sur les hauts fonds, près de l’île, où Sémelin mit à l’eau le sabot et la bougie fichée tout allumée, droit au milieu. À peine si un papillotement roux se voyait par intervalle. Sémelin récitait le Pater et l’Ave. Le sabot dérivait lentement sur la mer calme où il devait, Dieu aidant, marquer la place des morts.

Fatigué de regarder le large où croisaient les voiles multicolores des écumeurs, Gaud s’intéressa au miracle. Le sabot s’engageait entre les roches, pénétrait dans un cirque de brisants et gagnait insensiblement la côte. Un cristal de quatre ou cinq mètres d’épaisseur couvrait des sablières blondes et des pelouses où l’on distinguait la marche oblique du crabe, l’éclair des mulets en fuite, et les rochers perfides tapis sous des lianes. Gaud poussait la yole le cul en avant, en sciant des avirons, de sorte qu’il avait toujours le sabot sous ses yeux.

La bougie fondait de travers parce qu’un souffle couchait la flamme. Gaud faisait le gros dos sous le soleil de cette fin de février qui commençait à chauffer. Sémelin redisait un Pater.

— Nom de Dieu !

Gaud avait enlevé la yole en cinq coups d’aviron, la jetait à terre où elle monta sur une vague tandis qu’il sautait au rivage. Il escalada les éboulis, s’élança dans une coupure qui fend l’îlot en travers jusqu’à la côte ouest où il arriva tout à bout de souffle.

Piron y chargeait tranquillement une caisse sur son épaule et la Gaude s’éloignait sur la sente, là-bas, le cotillon ballant. Il aurait juré avoir vu la coiffe embrasser le béret, en dépassant le gros rocher tout à l’heure. Des yeux il chercha les traces, mais le granit n’est pas dénonciateur. Alors il guetta Jean-Baptiste qui grimpait la falaise.

— Tu t’assommerais si tu tombais en arrière avec cette caisse, lui dit-il sournoisement.

Jean-Baptiste s’arrêta, prit son aplomb, et la face cramoisie riposta :

— Crois-tu ?

Gaud ricana, inquiet et gêné à la fois. Piron montait au phare ; Gaud vit le vieux Sémelin qui ramenait la yole le long de l’île ; alors il rejoignit sa femme en courant.

Elle se détourna au bruit des galoches, parut honnêtement surprise et demanda :

— Eh ben, avez-vous trouvé un corps ?

Gaud ne répondit pas et fixa ses regards sur le visage clair de Marie. Il avait envie de la battre et de l’étreindre tout à la fois. Il aurait voulu calmer sa jalousie par des gestes de châtiment et de possession, être le maître dont la mâle puissance plie la femelle victorieusement. Elle marchait près de lui, tranquille, les mains sur ses hanches, la poitrine en avant. Et comme il fut pris, aux portes du sémaphore, d’une quinte de toux, qui secoua son maillot trop large en lui arrachant le sang des poumons, elle s’apitoya de manière blessante :

— Mon pauvre homme, tu t’es esquinté au sauvetage, va donc te r’poser !

Mais Gaud ne devait plus se reposer maintenant que l’inquiétude habitait son cœur.

Il retourna sur la jetée où Sémelin hissait la norvégienne à l’aide de la grue. Pour renouer, il s’excusa un peu longuement et s’offrit à virer le treuil. Plein de ressentiment, le bonhomme l’écarta :

— Va veiller ta femme et laisse la mer tranquille !

En vain plaisanta-t-il ; Sémelin ne prononça plus une parole et retira ses yeux si loin dans ses creuses orbites que plus rien ne vécut sur cette face stigmatisée par la mer.

Les jours suivants, Gaud rôda par les falaises, marchant sans galoches sur des chaussons de cuir. Il tendait ses lignes sous le phare, ou, par temps calme, passait des heures dans les enfléchures de son mât, la jumelle à la main, dominant l’îlot entier de son regard. Le soir il clava la porte de leur maison, qu’il n’avait point encore l’habitude de fermer, et, lorsque sa femme s’en fut pêcher des patelles du côté des Chevaux, il l’accompagna désormais.

Les garde-phare l’ignorèrent.

Sémelin n’existait plus hors le service depuis la journée du miracle interrompu. Durant les veilles, il lisait interminablement dans le Paroissien Romain, ou assemblait des coquillages en figures simples. Piron affectait de ne pas approcher du sémaphore, mais l’après-midi, il montait à une fenêtre haute d’où il pouvait voir la Gaude vaquer autour de chez elle.

Un matin le Martroger accosta la jetée du Pilier. Les hommes débarquèrent les approvisionnements, le charbon, le pétrole. Il ventait sec par-dessus l’île et des nuages tassés roulaient bas, crevant parfois en giboulées. Jean-Baptiste descendit du phare un sac sur le dos.

C’était son tour de congé. Il allait passer dix jours à terre. Le petit sloop l’emmena sur la mer cahoteuse. Dans l’enceinte du sémaphore, la Gaude lavait son linge, les bras nus dans la mousse ; elle ne s’était pas dérangée. Gaud suivit la barque à perte de vue, rentra chez lui, tira du buffet un flacon d’alcool et en avala deux grandes lampées en signe de joie.



Quand Jean-Baptiste débarqua dans l’Herbaudière, le village agonisait de liesse. On achevait de boire le chargement de la Ville de Royan recueilli après le naufrage. À l’enseigne du XXe Siècle Zacharie se lamentait parce qu’on délaissait son auberge ; mais c’était là feinte d’honnête commerçant qui loge les gendarmes, car il avait enterré dans sa cave deux barils de rhum et trois caisses de bougies crochetés à la côte.

La plupart des pêcheurs se réjouissaient naïvement. Ils s’invitaient les uns les autres, tant que pissait le fût installé sur la table. Des femmes qui voulurent d’abord s’interposer avaient fini par trinquer, en parlait très haut de leur misère pour s’excuser.

Le soir du naufrage, Aquenette avait résumé l’opinion générale :

— C’est d’la chance, tôt de même, ren qu’ du bon !

De fait il n’y avait que des alcools de marque et des apéritifs. Ils se les étaient disputés sur la grève, à coups de poing. Double Nerf et Perchais avaient fait des rafles. Et personne n’avait songé aux morts.

Le capitaine seul de la Ville de Royan avait été pêché sous Belle-Ile par un caboteur. Il venait de mourir sans doute, après trente heures d’épouvantable espoir, durant lesquelles la mer avait roulé cette souffrance humaine avant de l’achever. Son corps, enfilé dans une bouée, était à demi scié par le frottement du liège ; il avait à chaque pied une boule de crabes qui ne lâchèrent point prise quand on le tira de l’eau.

Le brigadier Bernard avait tenté de contenir les pirates, mollement aidé par le garde-champêtre, qui fermait plutôt les yeux, et même prenait sa part en ricanant :

— Qu’ voulez-vous, c’est l’bon Dieu qui nous l’envoie !

Et pendant plus d’une semaine, une folie alcoolique secoua le village. À peine si quatre ou cinq barques sortaient tous les jours pour aller en pêche. Les mareyeurs n’avaient plus de poissons, les usines manquaient de sardines et les gérants étaient incapables de rassembler leur personnel.

La nuit on alluma plusieurs fois de grands feux sur la grève, autour desquels les gars et les filles nouaient des rondes fantastiques, tandis que des reflets d’incendie fulguraient sur l’eau du port. Et le matin au petit jour, au lieu de la belle agitation des vareuses claires, des sabots sonores, des embarquements bruyants et des appareillages, le soleil éclairait des corps affalés, comme des cadavres, sur le sable ravagé et des tas de cendres qui parfois fumaient encore.

Le syndic de la marine et le maire de Noirmoutier durent intervenir parce qu’il y eut des soulées tragiques. Le désir d’être le premier, ardent chez ces hommes, qui vivent dans la lutte et l’émulation, s’exaspérait avec l’ivresse. Aux souvenirs interminables des tempêtes affrontées, des pêches mémorables et des régates épiques, des champions se défièrent et l’on vit l’acier luire au bout des poings. Aquenette le Nain, qui n’a pas la force, fut prompt à dégaîner. Il fallut les gendarmes pour mettre fin au pillage et faire rentrer les couteaux. On arrêta Double Nerf, Bourrache et Charrier.

Le père Piron, qui n’avait pas désoûlé depuis huit jours, retrouvait chaque matin des forces pour gagner la maison des ribottes. On l’y accueillait joyeusement ; on le faisait danser et chanter, et plus il était ivre, plus les assistants s’amusaient. Le soir, lorsqu’il ne pouvait pas rentrer chez lui, des camarades le hissait à sa cabane.

Sa femme et sa fille préféraient ne pas le voir revenir sur ses jambes parce qu’il les rossait tant qu’il tenait debout. Il reprochait à sa femme sa fainéantise et à Louise le gros poupon dont elle accoucha un beau matin, avec l’aide de la mère Olichon. Le déshonneur quoi ! Et il distribuait de vigoureux coups de bottes « pour dresser les femelles ».

Elles accueillirent Jean-Baptiste comme un défenseur contre le père « qui s’était jamais tant boissonné », et comme une providence parce qu’il avait des sous. Ainsi que beaucoup de gens des côtes et des campagnes, entretenus par leurs enfants, les Piron vivaient des secours de leurs trois filles en service à la ville et des sept gars qui naviguaient sur toutes les mers.

Jean-Baptiste se laissa dépouiller sans trop rechigner. À terre, comme tous les marins en congé, il faisait le libéral et payait volontiers la tournée aux camarades chez Zacharie. On l’y avait taquiné, en trinquant, au sujet de la Gaude qui devait le désennuyer un brin au phare.

— C’est seul’ment Gaud que je plains, avec un gars comme toi ! avait dit Perchais.

Et Double Nerf, au milieu d’une tempête de rires, émit cette plaisanterie séculaire qui fera éternellement la joie des simples :

— Gaud ! il est ben à l’habitude ! C’est pus des cornes qu’il porte à ct’ heure, c’est une mâture !

Jean-Baptiste n’avait pas trouvé ces propos à son goût, et s’absorbant dans la confection d’une cigarette, il avait répondu simplement :

— On n’a point l’ temps de se voir là-bas, y a le service qui commande.

Les hommes n’avaient pas compris à ce silence qu’il était amoureux. Ils savent lire dans le ciel et sur la mer, mais point au cœur de leurs semblables. Désirée Zacharie seule s’en était douté, parce qu’elle est une femme, bien plus, une jeune fille qui cherche l’amour et le flaire dès qu’il passe auprès d’elle.

Jean-Baptiste lui-même pénétrait mal ses sentiments. Il mettait son inquiétude au compte de l’inaction et cherchait à s’occuper. Il retourna le carré de pommes de terre qui est derrière leur cabane et planta des salades.

Mais à la maison, s’il jouait avec le petit que sa sœur a eu de ce Léon Coët noyé dans le naufrage du Dépit des Envieux, sa pensée s’attardait sur la Louise qui est une belle fille, car les poupons sont encore si près de la femme qu’ils y ramènent toujours l’esprit des hommes. Et de la Louise, une comparaison le menait à la Gaude plus magnifique encore.

Elles ont la même façon de porter orgueilleusement la poitrine en avant, le rein creux, les hanches larges. Elles marchent avec la même inconscience de leur splendeur, semble-t-il, le regard clair, le front tranquille. Seulement la Louise est plus petite et n’a pas cet élancement, à la fois ample et souple, d’arbuste, qui fait dire de l’autre « qu’elle a de la branche ».

Jean-Baptiste regrettait chaque jour plus violemment son absence, et il guettait ce moment du crépuscule où le feu du Pilier paraît soudain au loin, pas plus gros qu’une étincelle. Il savait que la Gaude était au bas de la tour qui lui faisait signe et il tentait d’imaginer ses occupations.

Cependant, avec la nuit, une fièvre malsaine l’envahissait, lui donnant ensemble le dégoût du travail et le besoin de se dépenser. Sur la route qui mène à Noirmoutier, au travers des marais plats, il marchait alors, avec frénésie, à grands pas exténuants, puis il se lançait au travers des bossis pour sauter les étiers. Mais toujours, de plus en plus éclatant, l’œil du grand phare clignait au loin, comme un appel.

Jean-Baptiste connaissait des filles faciles dans le village. Plusieurs fois déjà, il était descendu au port, à la sortie des usines, pour tomber dans le remous des cotillons. Ses paletots de molleton, sa casquette à ancre d’or et sa bonne mine avaient du succès ; Il était entouré de petites faces vives, un peu sournoises, qui l’épiaient. Plus hardies, la fille à Charrier, qui a le vice dans les yeux, et la grande Bourrache se moquaient de lui à tue-tête parce qu’il ne leur avait point cédé.

Un beau soir, il se décida et rejoignit la Bourrache dans les paillers d’Izacar, qui sont accotés au mur du cimetière. Il l’a choisie parce qu’elle ne porte point le petit bonnet Vendéen, ni ces corsages étriqués qui brident la poitrine. Elle a les cheveux libres, sans résille, et les seins à l’aise sous un caraco de couleur. Vigoureuse et chaude, sentant la brume et le poisson, elle garde le cou nu, bien que les nuits soient fraîches, et le gars retrouvait la Gaude dans l’insolence de ces allures et de cette santé.

Devant eux, de l’autre côté du jardin, le pignon blanc de la maison du mareyeur s’éclairait dans la nuit à chaque tour du phare. Niché au creux d’une meule, les yeux bien en face de ces éclats rapides qui passaient de vingt secondes en vingt secondes et venaient du Pilier, Jean-Baptiste s’abandonnait à la ronde des souvenirs. Les branches tortes d’un pommier grimaçaient parfois des ombres dans un coup de vent sur le mur clair ; de la paille courait sur l’aire avec un frottement soyeux ; et la mer bruissait doucement aux oreilles comme dans un coquillage.

Jean-Baptiste revenait quotidiennement à ces rendez-vous, chercher dans ces possessions de hasard la seule femme qu’il désirait. On ne le voyait plus chez Zacharie autour des cartes, et les vieux le plaisantaient. D’ailleurs la grande Bourrache descendait avec lui tous les soirs sur la jetée, à l’heure où les gars et les filles causent par couple, le long des filets bleus qui sèchent en grésillant.

Généreuse de sa chair, contente d’être satisfaite et d’appartenir à un beau garçon, elle triomphait naïvement dans la faute. La moue de ses compagnes et la joie de son corps lui suffisaient. Elle n’avait jamais rien réclamé à Jean-Baptiste et il n’avait point songé à donner parce qu’il n’était pas amoureux d’elle. Mais, vers la fin de son congé, elle lui demanda brusquement un cadeau en témoignage de leurs amours.

— Tu vas t’ n’aller, dit-elle, j’ai seulement ren de toi ; et quand c’est-il que j’ te reverrai !

Il ne répondit point, mais il pensa tout soudain que ce serait gentil de rentrer au Pilier avec un bijou qu’il offrirait à la Gaude, quelque chose qui plairait à une femme, qui la ferait belle… Et il interrogea la fille :

— Qu’est qu’ t’aimerais pour toi ?

Elle regarda vaguement devant elle, voyant, dans son désir, trop de choses ou peut-être bien aucune, et dit :

— Ah ! c’ que tu voudras, faut qu’ce soit une surprise !

Et elle l’embrassa à pleines joues, comme une enfant, puis s’éloigna insoucieuse, avec son cotillon plat sur le derrière et son caraco lâché d’où sortait partout sa peau dorée de soleil.

Rentré chez lui, Jean-Baptiste alla droit à sa sœur.

— Et toi, qu’est qu’ t’aimerais qu’on te donne pour te parer ?

— Moi !

— Oui toi… une broche ?

Alors elle réfléchit gravement à son tour, car le choix d’une parure est un problème, puis affirma :

— Moi ! un collier comme çui à la fille à Zacharie, en perles de toutes les couleurs qui brillent.

— On trouve ça à la ville ?

— Je pense ben…

Ils entendirent soudain le vieux Piron qui vociférait et jurait derrière la maison parmi des cris de femme. La mère appela :

— Jean-Baptiste ! Jean-Baptiste !

Mais las des scènes, il haussa les épaules et se déroba sans que sa sœur, qui espérait un cadeau, le retînt. Elle gémit seulement :

— Encore saoul ! Je vas toujours sauver mon gosse…

Les voix de la dispute, des bruits de coups sauvages le poursuivirent un moment sur la route. Jean-Baptiste se hâtait en palpant le gros porte-monnaie à fermoir de cuivre qui bossuait son pantalon sur la cuisse. Au bout du marais, la ville surgissait dans un éclat blanc, chaque fois qu’un nuage démasquait le soleil, puis l’ombre à nouveau rasait la plaine grise. Jean-Baptiste marchait fièrement, la casquette en arrière, les bras lancés : il allait acheter un collier pour la Gaude ! Et il avait envie de le crier aux champs, comme on proclame une victoire.

À Noirmoutier il visita les amis, et parce que les hommes ne peuvent se voir, ni causer, sans boire, il trinqua chez Beaulieu, chez Malchaussé le charpentier de la place d’Armes et chez les Goustan. Puis, tous ensemble, ils prirent « la dernière » au cabaret de la mère Cônard où Jean-Baptiste s’enferma dans une joie intérieure en songeant à cette gifle qu’il reçut de la Gaude, ici même, au temps où il avait le béret de l’État au nom glorieux de Marseillaise.

Il rentra tard par les bossis, le sang chaud, la tête légère ; et quand, à la croix de la Ménissière, il rencontra sa mère, chargée de hardes, et la Louise qui portait son petit dans un tablier, il demeura pantois de surprise.

— Ben quoi ! où donc qu’ vous allez !

— À Lépine, chez ma sœur, répondit la bonne femme ; y a pus à tenir chez nous, c’ te brute nous tuera !

— Le père ?

— Il est fou d’alcool à ct’ heure, c’est pis que l’ diable !

Jean-Baptiste réfléchit, puis, avec une sympathie d’ivrogne, il excusa le vieux, raisonna sa mère et s’efforça de l’emmener.

— Pour un p’ tit qu’il a liché ! ç’arrive-t-il pas à tout l’ monde ! faut d’ la miséricorde…

Mais la bonne femme continua son chemin en jurant.

— Le bon Dieu m’y f’rait point r’venir ! Vas-y vouère si tu veux !

Alors la Louise, attardée en arrière, lui demanda soudain à l’oreille :

— T’as-t-il l’collier ?

La face contractée de Jean-Baptiste se détendit.

— Oui, là ! dit-il en claquant sa poche.

Et tandis que sa sœur relevait, d’un coup de rein, le fardeau qui lui pesait au ventre, et attendait, de la convoitise plein les yeux, il se tourna vers l’Herbaudière en criant :

— Eh ben ! à vous r’voir !

La nuit tombait uniformément sur le marais où il n’y a pas de point pour accrocher l’ombre. La route blanchissait dans le crépuscule ; le phare s’allumait à l’horizon et le gars marchait vers lui, à grands pas cadencés, la main sur son beau collier de quatre francs. Des formes se retiraient des champs. Le piétinement d’un âne le précédait obstinément sur le chemin, et le vent, qui ployait l’herbe, semblait faire ramper les talus autour de lui.

Quand il arrive à sa cabane, il est nuit close. Il pousse la porte et heurte une masse inerte qui brimballe dans le noir. Il recule, craque une allumette et voit d’abord une ombre longue osciller sur le mur, puis un corps qui pend du plafond… L’allumette brûle les doigts de Jean-Baptiste qui la lâche et ressort peureusement.

Il court au cabaret qui est un peu plus bas sur la route, et crie aux hommes qui boivent :

— L’ père qui s’a pendu ! l’ père qui s’a pendu !

On se précipite avec des chandelles dans le creux des mains ; quelqu’un balance un falot au ras du sol et des voix s’appellent dans la nuit.

A la porte de la cabane il y a un arrêt. On tend les petites lumières et on regarde. Un corps qui n’en finit plus descend du toit jusqu’à toucher deux galoches, qui luisent à terre. Louchon, le facteur, tire son couteau et, du haut d’une chaise, tranche la corde. Le vieux s’affale lourdement dans les bras du garde-champêtre qui le tâte et dit d’un air entendu :

— Ça y est ! y a pu qu’ le curé pour lui faire du bien !

On se tait. Le cadavre gît, froid, violâtre, rendant sa langue. Louchon détord méthodiquement la corde, torons à torons, et la coupe par petits bouts qu’il distribue aux assistants en manière de porte-bonheur. Jean-Baptiste, hébété, répète sans discontinuer :

— Si j’aurais cru ! si j’aurais cru !

Il ne voit pas la grande Bourrache qui vient d’entrer, attirée par le bruit, après l’avoir vainement attendu dans les paillers d’Izacar. La mère Olichon s’aperçoit la première que la Piron et sa fille sont absentes et les réclame. Alors Jean-Baptiste explique qu’elles sont parties à Lépine, à bout de patience et lasses de recevoir des gifles.

— Ça lui a fait un coup à c’ te pauvre homme ! et voilà !… soupire la bonne femme.

Elle dispose le mort sur son grabat, entre quatre bougies, la tête appuyée sur un sac. Elle s’affaire dans cette besogne macabre où tout le monde lui obéit. La mère Olichon est respectée et crainte à la fois parce qu’elle connaît les herbes, délivre les filles, accouche et ensevelit. Elle vient d’instinct aux douleurs humaines, hante le lit des parturiantes, des moribonds, et va vers l’amour aussi, parce qu’il est souvent tragique. Maintenant elle se cale sur une chaise, près du cadavre, pour la veillée mortuaire.

Les femmes entrent, s’agenouillent par terre et prient, tandis que les hommes défilent, le béret aux doigts, avec cette gravité rigide de la face, spéciale aux marins. Et Jean-Baptiste reprend la route, dans la nuit, pour aller chercher sa mère.

Deux jours après tout était fini. On avait enterré le vieux dans le petit cimetière de la falaise où toutes les croix, pourtant basses, penchent sous le vent de mer qui leur souffle au dos, à longueur d’année et les abat par-dessus les tombes. Zacharie avait fait la bière, avec des planches sauvées de la Ville de Royan, et on l’avait porté à bras jusqu’à son trou, dès six heures du matin, parce que le curé voulait avoir son monde avant la pêche.

Les hommes vinrent au complet avec une vareuse propre et un visage solennel. L’aube était douce, cotonneuse, la mer lourde sous le cimetière. Des femmes agitaient des chapelets avec des airs absents, en remuant les lèvres. Et le sacristain n’eut pas plutôt jeté la terre sur le cercueil retentissant que le curé apostropha l’assistance :

— Voilà où mène la boisson ! à mourir comme un chien, sans le pardon de la Sainte Eglise ! Il y a plus de quatre païens parmi vous qui avaient besoin d’un exemple ; que ceux-là réfléchissent !

Les hommes furent émus, chacun pensa à son voisin ; et pour se remettre d’aplomb avant d’embarquer, ils allèrent tous prendre une goutte.

La mère Piron avait pleuré, d’abord à cause de la secousse, et puis parce qu’elle avait découvert que son homme n’était pas méchant au fond, quand elle l’avait vu bien mort. Qui aurait dit que ça l’aurait retourné ce vieux, de ne plus avoir ses femmes pour taper dessus !… Enfin c’était tout de même une grâce du bon Dieu qu’il fût parti, car vers la fin il devenait brutal et mangeait tout.

Jean-Baptiste écrivit la nouvelle à ses frères et sœurs :

« C’est notre pauvre père qu’a défunté en se pendant tout net au plafond, à cause de la mère qui l’avait quitté. Il était noir comme un charbon quand on l’a décroché et il a point revenu ; alors le curé l’a béni, et il faudra bien prier pour lui… »

Et cela s’en fut jusqu’à Paris et jusque dans les mers de Chine.

Puis Jean-Baptiste fit son sac. On lui avait offert de prolonger son congé, mais ayant retrouvé le collier dans une poche, il refusa net et se disposa. Sa mère ne chercha pas à le retenir ; elle lui avait tiré son dernier sou.

— Faut t’ n’aller gagner ta vie, dit-elle, on a si tellement besoin d’argent !

Mais la Louise rôdait autour du grand frère, inquiète de son départ et gonflée de questions qui finirent par échapper :

— Pour qui c’est donc l’ collier qu’ t’as achté ?

Flatté par la convoitise de sa sœur, Jean-Baptiste sourit, mais ne répondit pas. Elle insista :

— Montre-le moi ?

Alors il tira de sa vareuse un bouchon de papier crasseux qu’il défroissa.

— Tiens ! il est tout rouge !… J’aime mieux çui à la Zacharie !

— Y en avait pus comme ça…

Jean-Baptiste fut troublé. — S’il n’allait pas plaire à la Gaude ? Il regarda sa sœur qui avait saisi le collier et l’appliquait à sa gorge devant un éclat de miroir qui faisait dans la muraille une cassure lumineuse. Alors il ne put s’empêcher de l’admirer, tant les grains rouges avaient d’éclat sur la chair brune. Mais quand il voulut le reprendre, la Louise se déroba en minaudant :

— Pour qui qu’il est ?

— Ça te regarde-t-il ! et puis t’as pas honte de t’parer quand c’est qu’ton père est mort !

Alors elle le donna vivement à son enfant qui jouait sur le sol avec des pattes de cancres.

— Dis à tonton qu’il est beau son collier !

Le petit agrippa les perles en riant, les agita, les porta à sa bouche et comme Jean-Baptiste se penchait pour les lui enlever, la Louise s’interposa :

— Ah ! laisse-le donc, tu vas l’faire pleurer !

Tout de même le gars les empoigna, les serra dans leur papier et sortit en rigolant parce que la Louise criait de jalousie :

— On sait ben qu’c’est pour la Bourrache, grand galvaudeux !

Celle-là, Jean-Baptiste l’avait évitée depuis deux jours dans la crainte qu’elle ne réclamât son cadeau. Mais le soir, comme il la rencontra sur la jetée où il allait une dernière fois voir la pêche, il la prévint :

— Tu sais, avec la mort du vieux, j’ai oublié ta surprise.

— J’ t’en veux pas, mon pauvre gars, dit-elle doucement.

Puis elle ajouta en souriant du coin des yeux :

— J’ons d’aut’es souvenirs, pas vrai !

Le phare était vague là-bas sur l’horizon, et l’îlot qui lui sert de socle s’abaissait dans une vapeur dorée au ras des flots. Jean-Baptiste lui envoya un regard comme une flèche et demeura longtemps à le contempler, en sifflotant, une main dans la poche où il cachait, ainsi qu’un secret, son collier de perles ardentes.

Le coucher du soleil avait, ce soir-là, un lustre automnale comme il arrive parfois que d’une saison à l’autre, des jours semblables jusqu’en leur atmosphère, se répètent en mystérieux écho. Le grand ciel ouaté, qui se mouvait tout d’une pièce, s’était arrêté, ouvert, et du soleil avait coulé à flot sur la mer calme. Et maintenant, la lumière rejaillissait sur l’océan frappé, des brumes cernaient les barques et les roches, tandis que l’horizon s’exhaussait vers l’astre rouge, comme un peuple entier soulevé vers son dieu.

De la jetée, Jean-Baptiste assistait au prodige sans l’admirer. Les gens de mer ne s’émerveillent point des aspects du temps ; ils les jugent. Sans doute, ils sentent confusément leur nature, puisqu’ils l’ont mise dans des airs et des couplets. Mais le sentiment de leurs chansons est surtout la résignation des vaincus, et quand ils regardent l’Ennemie, c’est pour la pénétrer au travers de sa face.

Et Jean-Baptiste se réjouissait parce qu’il voyait du vent dans le couchant écarlate.


Le lendemain il fut à bord du Martroger avant le patron. Il ventait jolie brise et la barque cingla vite vers le Pilier, pareil, dans la brume matinale, avec sa silhouette allongée et ses deux tours, à quelque grand navire à l’ancre. L’air était vivant, corsé de salure, âpre de froid ; à l’horizon, le ciel et la mer s’unissaient sous un voile qu’enfonçaient les barques sardinières, promesse de soleil pour l’après-midi.

Sitôt le sloop accosté, Jean-Baptiste courut vers le sémaphore. Il ne s’inquiéta pas de Gaud, perché aux enfléchures du mât à signaux et qui visait une fumée au large, à la lorgnette. Il alla droit à la Gaude debout au seuil de la maison. Frais rasé, il sentait la pommade. Elle sourit doucement et il fut très ému.

— Je sais la nouvelle, dit-elle, t’as perdu ton père, mon pauv’e gars, et on t’attendait point.

Ce brusque souvenir le gêna ; il avait d’autres pensées en tête.

— Je m’ennuyais d’toi, fit-il, et puis r’ garde c’ que j’ t’apporte…

Il avait hâte de montrer son cadeau, le beau collier de porcelaine rouge. Elle lui prit des mains, le tourna dans les siennes où il roulait avec un petit bruit de billes, et, remarquant sa monture élastique, elle l’étira et se le mit au cou. Elle rit de toutes ses dents et se mira dans une petite glace où les images ondulaient. Sous la chevelure noire, le collier rutilait d’un rouge cru que soutenait le bronze de la peau. Jean-Baptiste riait par derrière.

— Il est beau comme du sang ! dit-elle.

En vérité, la matière sèche des perles s’attendrissait sur la nuque chaude qui les animait comme des gouttes vives.

Jean-Baptiste avait une grosse joie d’enfant, une joie qui se serait manifestée par des cris et des gambades s’il ne s’était tenu à quatre, parce que ses artères battaient, que ses muscles sautaient ainsi que des ressorts. Mais quand la Gaude se jeta à lui et l’embrassa violemment pour le remercier, il l’empoigna aux aisselles, et la souleva de ce geste puissant et possesseur du mâle auquel les femmes s’abandonnent heureusement, comme des vaincues.

Une minute, l’émoi sacré qui livre l’un à l’autre deux êtres, avant qu’ils ne se prennent, les troubla jusqu’au sexe. Le gars plia la femme sous son étreinte, lorsqu’elle se dégagea brusquement, d’un coup d’échine, toute rieuse et toute ardente, et le poussant dehors lui souffla demi-bas :

— Sauve-toi ! sauve-toi ! mon ménage traîne à ct’heure !

Il obéit sans trop rechigner, parce qu’il était joyeux. Il feignit d’ignorer Gaud en passant près du mât sur lequel il se tenait perché, mais une voix goguenarda au-dessus de sa tête :

— Eh ! bonjour Piron !

Il leva le nez, comme surpris, répondit « bonjour ! » et rentra au phare. Sémelin l’accueillit avec sympathie.

— T’as bien fait de r’venir, p’ tit gars, tu prieras à l’aise pour ton vieux ici…

Ah ça ! cette mort allait-elle le poursuivre longtemps ? Il croyait se heurter au pendu chaque fois qu’on en parlait.

Il avait repris son poste pour la Gaude, bien sûr, mais aussi pour se distraire des faces contrites et des propos apitoyés de l’Herbaudière ; et voilà qu’il retrouvait l’obsession du village sur ce caillou, en plein océan ! — Eh bien oui, le père était mort ! N’était-on pas tous mortels ! Mais bon Dieu qu’on vous fichât donc la paix tandis qu’on était là !

Furieux, Jean-Baptiste s’enferma dans un mutisme que le vieux prit pour du recueillement — lui qui avait tant de fête dans la poitrine ! Et ses affaires rangées, il se livra, avec acharnement, à cette besogne d’astiquage qui est la vie des gardiens de phare.

Maintenant il ne lui restait plus que la joie mauvaise d’avoir contrarié Gaud par son retour imprévu. Ils croyaient si bien tous que la mort du père l’aurait quelque temps éloigné ! Mais ils ne connaissaient pas Jean-Baptiste Piron, un gars qui avait du cœur au ventre et des bras pour enlever une femme, quand il voulait !

En goût de défi, l’énergie provocante, il jura de regarder Gaud face à face, désormais ; en adversaire. D’ailleurs, il n’avait jamais dissimulé, la ruse des villes n’étant point le fait des gens de mer. Mais au début, s’il s’effaçait devant le mari, c’était qu’il retrouvait en lui la Gaude et n’avait point de désirs impérieux.

À présent la victoire serait au plus fort, au delà des droits. Et il se mit à exécrer l’homme, d’autant plus qu’il le savait jaloux.

À l’Herbaudière on se moquait de Gaud « qui couvait sa femelle, disait Perchais, quasiment comme un œuf, sans la faire éclore », car elle n’a jamais eu d’enfants. Il s’est souvent battu pour elle et n’a pas toujours été le plus fort, témoin cette dernière lutte où Double Nerf lui a troué les côtes. La hantise du cocuage l’a rendu sournois. Il rôde, guette et ricane pour dissimuler ses soupçons. Il s’ingénie pour attacher sa femme, alors qu’elle le tient, ainsi qu’un chien en laisse, sans y prendre garde, par la seule puissance de sa chair.

C’est pour cette chair qu’il l’avait épousée jadis, aux Sables-d’Olonne, bien qu’elle eût déjà pas mal traîné, comme la plupart des filles de ce pays, à la charpente et aux traits forts, aux yeux insolents, aux hanches vives.

Elle travaillait à la sardine et on l’appelait « marée montante » à cause de la glorieuse poitrine qui, dès sa puberté, souleva son corsage comme un flux. Quand il la vit, Gaud tomba dans l’amour, comme à la mer, et s’y noya. C’est que les hommes qu’une femme a empoignés par sa peau sont perdus sans rémission. On endort peut-être bien son cœur en le berçant avec des chansons, mais on ne calme point sa bête, à moins de l’égorger.

Le gars, qui naviguait au thon, embarqua sur une sardinière, parce qu’il ne pouvait vivre une semaine à la mer, avec l’inquiétude de sa femme abandonnée à terre. Il lui fallait revenir chaque soir au port où il retrouvait la Gaude parmi les piles de paniers, les mannes de sel qui sent la violette, les bottes de fougères et les balles où tremble l’argent bleu des sardines. Mais las de la prendre trop souvent à rire et à trinquer avec des hommes, il entra chez un mareyeur pour demeurer sur les quais et tenir sa femme à l’œil.

Elle le supporta avec une grande égalité d’humeur, plaisantant ses surprises, riant des scènes, et se dédommageant au bal du dimanche où elle s’amusait avec la fureur de sa jeunesse exubérante, redevenue la libre « marée montante » qui entraîne dans son flot les mâles ainsi que des épaves. Gaud rageait dans un coin, buvait, s’échauffait, et parfois livrait aux galants une bataille dont elle le dégageait avec des cris de mère pour l’emmener ensuite à son bras, comme un enfant.

Il décida de quitter le pays. Il y avait trop de fêtes, trop de tentations, surtout pendant ces tirs de campagne que les régiments de l’ouest font aux Sables.

Alors c’est la kermesse. Remplie d’uniformes écarlates et de la fierté brutale des jeunes hommes, la ville rutile au soleil et chante aux lampions la nuit entière. Il y a des marches aux fanfares qui emportent les filles au long des compagnies ; il y a des concerts où l’on se cherche pour s’accoupler, le soir ; et au noir ; il y a, sous bois, des spasmes et des cris comme si la terre elle-même assouvissait son rut. Il tombe là quelques milliers de gaillards, tout roides de sève et qui ont vingt ans, parmi un peuple de chaudes luronnes saumurées, et leurs sangs s’appellent au rythme large de l’instinct. Après, les soldats s’en reviennent avariés, et les filles restent grosses.

Gaud fit son ballot et emmena sa femme. Ils allèrent à Saint-Gilles où ils ne trouvèrent point à vivre, parce que personne n’avait besoin de leur temps ni de leurs bras. Ils gagnèrent Noirmoutier. A l’Herbaudière, elle put s’embaucher aux usines, et lui s’embarqua sur un côtre. Ils s’installèrent.

La Gaude accepta joyeusement la nouvelle existence et ne parut point regretter les Sables. Les hommages de tous les gars vinrent à elle, là comme ailleurs, avec les diffamations de toutes les filles, et elle ne manqua pas d’amoureux, bien que Gaud montrât les dents.

Au Pilier enfin, il avait espéré la paix. C’était l’exil, sur un rocher, dans le large. Il avait compté sans les garde-phare, et par chance, encore, n’en avait-il qu’un seul à redouter.

Aussi bien, quand, il y a deux jours, le Brin d’amour, mouillé sous l’île, lui avait appris la mort du vieux Piron, il s’était réjoui d’être débarrassé du gars.

Ç’avait été deux jours de délicieuse flemme, sans soucis, le cœur débridé sous la vareuse, et Sémelin l’avait entendu chanter d’une voix aigre au bord des falaises.

Tout de même il avait voulu connaître le remplaçant de Jean-Baptiste, et du plus loin qu’il aperçut le Martroger il prit position sur son mât. — Et voilà ! Ce fils de vesse de Piron lui-même revenait, comme ça, à peine le bonhomme en terre ! Pour le coup c’était point naturel !

L’après-midi, le soleil magnifique réalisa les présages des brumes matinales. La température s’alourdit et la mer eut des ondulations huileuse qui mouvaient d’énormes reflets pour les regards à son niveau. Mais Jean-Baptiste, élevé dans la tour, ne voyait qu’une plaine transparente, colorée par ses fonds, à la manière d’une carte d’atlas, en blond, en vert et en noir. Des vagues passaient, de longs rouleaux qui soulevaient par-dessous la surface sans la rider et n’éclataient qu’au heurt des roches, brusquement, comme du canon.

Une fumée planait tout là-bas en s’étirant. C’est un grand navire chargé de vies humaines qui s’en va, imperceptible sur la mer si vaste dans son calme. Çà et là, des chaloupes faisaient des points téméraires. Noirmoutier, haussé par le mirage, semblait accroché aux nues. Les mouettes aux ailes arquées comme des pattes d’ancre, maraudaient, et des vols triangulaires de ces oiseaux qui s’écrasent contre les phares dans les nuits d’épouvante, traversaient le ciel.

De la tour, Jean-Baptiste vit la Gaude sortir, un panier au bras et il descendit rapidement pour la rejoindre. Dehors il aperçut Gaud dévaler la falaise. Il ralentit, puis gagna la jetée d’où il découvrit l’homme et la femme, sur la cale, au-dessous de lui.

Elle tirait la corde grasse d’un vivier qui flottait le long du quai. Elle était penchée en avant, sans bonnet, la chevelure luisante et la nuque, tout imprégnée de soleil, orgueilleusement nue dans la lumière. Le collier rouge coupait sa chair comme une blessure.

Gaud le toucha du doigt et demanda :

— D’où que ça t’ vient ?

— Un cadeau…

Elle hissa sur la cale le vivier qui pissait à grand bruit et sentait les entrailles de la mer, une odeur d’alcali et de fermentation doucereuse.

— Qui te l’a donné ?

— Qui qu’ çà peut t’ faire…

Elle poursuivit sa besogne, ouvrit le vivier. Là-haut Jean-Baptiste observait, tapi le long de la yole.

— Qui te l’a donné ! insista Gaud, en maître.

Elle se redressa et le regardant bien en face :

— Jean-Baptiste !

Gaud n’avait pas bronché. Elle se recourba, enfonça son bras dans le vivier où l’on entendait gratter des pattes. Mais brusquement la main de l’homme s’abattit, empoigna le collier dont l’élastique étiré cassa, et lança les perles dans la mer. La Gaude était toute droite, le sang à la tête. Elle cria, le poing menaçant :

— Tu m’ le paieras, mon cochon ! et escalada la falaise en claquant du sabot.

Jean-Baptiste remarqua qu’elle avait au cou une trace rouge. Un peu saisi, Gaud contemplait des grains de corail immobiles sous le cristal de l’eau. La houle du large abaissait et levait tour à tour le niveau de la mer, le long du granit, avec un clapotis flaqué. Gaud haussa les épaules, choisit un homard dans le vivier qu’il repoussa, remonta la cale. Mais la voix de Jean-Baptiste le surprit au moment où il gagnait le haut :

— Y aura d’ l’orage ce soir, la mer crie…

Les deux hommes se toisèrent un instant et Gaud mâcha dans sa moustache :

— P’ tête ben.


La bourrasque est imminente. Depuis la tombée de la nuit, on la sent si proche que l’attente mouille les échines et oppresse. La mer a crié et tiré de fond jusqu’au soir, plaintive et tressaillante comme une femme qui va enfanter. Maintenant, dans un répit formidable, elle retient son souffle, mais se gonfle en vagues lisses qui marchent irrésistiblement jusqu’aux rivages qu’elles bombardent.

Les vents suspendus grandissent la menace. Tout est immobile et ployé de crainte. Les hommes sont las et ont de l’amertume dans la bouche. La terre semble morte. Et l’océan seul vit et pousse ses masses, sans déferler, à l’assaut du bord.

Au large, les barques roulent bas dans le clapotement des voilures fouettées par les garcettes. Le gréement geint, les écoutes battent, le gouvernail gémit dans ses fers, et l’on entend se tordre les bois qui se disjoignent. Les barques sont déjà comme des épaves perdues dans la houle, où des hommes muets se cramponnent, avec de la peur au ventre et de la foi au cœur. D’un instant à l’autre, le grain va tomber ainsi qu’un coup de faux.

Le phare brille avec cette acuité que prennent les feux dans les soirs d’orage, car les colères du temps les troublent et ils font signe de toute la force de leur lumière. La gerbe de l’Ile d’Yeu rase au sud la nuit sourde ; le Four, la Banche, le Charpentier, éclatent dans l’estuaire. Il y a donc encore de la terre et des hommes dans ces ténèbres : cela donne du cœur.

Descendu de la tour où il veillait sous la lanterne, Sémelin cherchait son matelot dans les chambres basses et l’appelait :

— Jean-Baptiste ! Jean-Baptiste !

Mais le gars n’étant nulle part, il ouvrit la porte, fit trois pas sur l’ilot et répéta :

— Jean-Baptiste ! Jean-Baptiste !

Son cri porta loin dans le silence. Il écouta. Un pas sembla sonner là-bas, du côté du sémaphore. Puis plus rien que le tonnerre d’une vague dans les roches.

Le vieux rentra en grognant :

— Toujours la femelle !

Mais Gaud, qui se rendait au phare pour chercher sa femme, connut, à l’appel de Sémelin, qu’elle avait rejoint Piron, par là, dans les ténèbres. Il ôta ses galoches et vint à la sourdine. Les chardons se froissaient bruyamment sous ses pas. Il profita du tumulte des vagues pour courir, chopant rudement sur les pierres invisibles. Il ne sentait ni le mal, ni le froid de la sueur évaporée de son front.

Brusquement, un coup de vent passa lourd et sifflant. Gaud pensa qu’ils devaient être à l’abri de la côte est et gagna la falaise. Il ne distinguait pas le vide et ne savait où poser le pied. Soudain, croyant apercevoir deux ombres, il se jeta vers elles. Un caillou déboula pesamment, tomba dans l’eau, tandis que l’homme s’agrippait au roc pour ne pas le suivre.

Au moment où il se redressait, une seconde rafale s’abattit sur l’île, si violente qu’il chancela et entendit siffler l’étai du mât. Déjà la mer soulevée déferle, car son bruit de chaudière commence.

Où sont-ils ?… Gaud est debout sur la crête de l’île, indécis, affolé. La grande lueur du phare tourne à trente mètres au-dessus de lui, et il la suit des yeux pour fouiller la terre. Mais il ne voit plus que la mer toute blanche et monstrueuse.

D’instant en instant, le vent force. Des paquets d’embrun tombent sur l’homme. Le sol frémit. C’est la tempête, accourue du fond des solitudes, qui gonfle l’océan et l’emporte dans sa course dévastatrice au delà des bornes des continents.

Gaud courbe l’échine et rampe vers le sémaphore. Deux formes qui passent en courant le bousculent. D’un bond il est sur elles. Un cri perce le fracas de la nuit et une masse roule sur le sol. Les deux hommes se tiennent à la gorge ; mais d’un coup d’épaule, Jean-Baptiste écarte la main de Gaud, et empoignant l’adversaire à bras le corps, le retourne et le cloue au sol sous ses genoux et sous ses poings.

Il pleut à torrent, il vente en furie. La Gaude serre ses jupes pour ne pas être renversée et cherche à voir. Jean-Baptiste tient Gaud une seconde sous sa force, puis le lâche en lui criant aux oreilles :

— Maintenant tu peux rentrer ta femme.

Elle se penche sur Gaud qui demeure étendu. L’embrun rejaillit sur eux en cinglant. Piron gagne le phare en marchant de biais dans la bourrasque.

Quand il y rentre, la porte se referme sur lui brutalement, et la tour sonne au choc comme une caverne. Sémelin paraît dans la cuisine avec un visage solennel où dansent les lueurs de sa lampe qui tremble. Il ne dit qu’un mot :

— Le service !

Un peu honteux, Jean-Baptiste ne réplique pas et se change, tandis que le vieux monte à son poste, le dos bien droit, et le pas ferme.

Des secousses ébranlent la maison basse ; le toit craque ; des lames de vent pointent aux serrures et aux joints des portes ; les murs suintent et coulent sur les planchers.

Par moment, les paquets de mer qui franchissent l’îlot, d’un seul jet, claquent les tuiles et les fenêtres. Les lampes s’affaissent de peur, les cuivres tintent sous leur vitrine et le phare oscille comme un roseau.

Cela dura trente-six heures, deux nuits et un jour.

Il semblait que la tempête se renouvelât au lieu de s’épuiser, et l’allure durable du fléau épouvantait. L’océan éprouvait sa force dévastatrice une dernière fois, avant les apaisements printaniers où couve, dans ses flancs, la vie prodigue et se propagent les bancs de gades aux surfaces tièdes.

Sémelin n’était pas sans inquiétude. Il avait déjà vu, dans l’ancien phare, les vitres éclater et le grand feu soufflé comme une veilleuse. Il se tenait dans la chambre de veille, au pied de la lanterne qui vacillait sur sa cuve, en éclairant rouge au panneau du plafond. Sous lui, le plancher tanguait à trente mètres du sol.

Par deux fois Jean-Baptiste essaya de le faire descendre.

— On ne compte pas avec Dieu, jeune homme, répondit-il.

La seconde nuit surtout fut interminable et sinistre, avec des bruits étranges qui traversaient le tumulte. Des forces mystérieuses semblaient déchaînées dans l’inconnu ténébreux. Il y avait peut-être plus que de la mer et du vent dehors, et la peur crispait un peu les entrailles des hommes.

Vainement Jean-Baptiste s’efforçait de penser à la Gaude ; les coups de mer lui sonnaient trop aux oreilles. Alors il se tournait vers le vieux pour solliciter une histoire. Mais Sémelin égrenait méthodiquement son chapelet et, quand il se signait et baisait la croix, Jean-Baptiste se signait aussi, d’un geste nerveux, puis revenait à la tempête.

Elle se coupait maintenant d’accalmies, pendant lesquelles on entendait les glaces crépiter là-haut sous des chocs, comme si les pierres de l’îlot volaient contre le phare.

— Ils vont nous défoncer ! fit Piron.

Le vieux leva sa barbe vers la lumière, Jean-Baptiste gravit quelques marches. Des ombres fonçaient sur les vitres. À peine s’il reconnaissait des oiseaux, précipités dans le rayon protecteur, dont le crâne éclatait contre les glaces. La coupole de cuivre vibrait comme une tôle sous la ruée des bêtes culbutées par l’espoir sur le faux soleil. Les cervelles giclaient, du sang coulait, les ténèbres elles-mêmes paraissaient grouiller autour de la lanterne, la serrant, la culbutant, et quand, soudain, le fanal s’arrêta, les hommes sursautèrent d’inquiétude. Mais c’était le poids qui appelait à bout de chute, et déjà Sémelin le relevait.

L’assaut criard des oiseaux devenait plus distinct dans les répits plus longs de la bourrasque. Le vent s’essoufflait, reprenait haleine, espaçait les lourdes rafales dont tremblait la tour de pierre, et Jean-Baptiste consultant le baromètre annonça :

— Il remonte un p’tit !

À quatre heures seulement, le phare cessa d’osciller. Le vent se cassa brusquement après quelques ressauts d’agonie, mais la mer continua de gronder autour de l’île. D’une fenêtre, Jean-Baptiste aperçut trois étoiles et les feux de l’estuaire, La Banche, Le Grand Charpentier, Kerlédé, comme d’autres étoiles. Le froid se glissait sous les portes. Le bruit de l’océan s’éloignait sous la tour.

Et ce fut l’aube, si claire qu’elle étonna après cette nuit de tempête. L’est blanchit d’un coup, découvrant un ciel balayé jusqu’en ses profondeurs, où l’on sentait que le soleil allait bientôt éclater. La mer moutonnait toujours, à perte de vue, parce qu’une fois déchaînée il lui faut du temps pour s’apaiser et rétablir l’équilibre de ses masses.

Jean-Baptiste sortit sur l’îlot trempé et luisant d’eau. Les barriques où Sémelin nourrissait des pommiers, gisaient, éventrées parmi les roches. Le carré de légumes, l’euphorbe et le chardon bleu étaient fauchés sur la terre rase.

Mais une plus grande surprise l’attendait à l’est. Du pied du phare jusqu’à la mer une jonchée d’oiseaux matelassait le sol. Il n’en avait jamais tant vu, entassés les uns sur les autres, accrochés au littoral, aux tuiles des bâtiments et jusqu’au garde-fou de la lanterne. Les pluviers mêlés aux bernaches faisaient des taches grises sur des fonds noirs. Amaigris par la migration, ils gisaient le crâne sanglant, et beaucoup vivaient encore.

Jean-Baptiste cria, non pas tant pour manifester sa joie que pour avertir le sémaphore dont il approchait, car il lui tardait de voir la Gaude, recluse depuis l’avant-dernier soir où il s’était colleté avec son bonhomme.

L’aurore avait une fraîcheur, une gloire de renouveau qui lui fouettait le sang. Il gorgeait ses poumons d’air tonique, satisfait d’enfler son thorax ; et malgré la nuit blanche il éprouvait l’abondance de sa force musculaire dans le jeu de ses articulations. Mais rien ne bougeant au sémaphore, il se mit à chanter à tue-tête en tournant le dos et ramassant un à un les oiseaux morts.

Sont partis deux matelots,
Pour l’amour d’une belle,
Avec leur pipe et leurs sabots
Dessus les flots.
Pour l’amour d’une belle, gai matelot !
Pour l’amour d’une belle s’en va sur les flots !

Sa voix vendéenne, où les syllabes sonnent, dominait la mer. Il chantait comme un perdu dans une écharpe de soleil.

Elle avait dit au premier :
Pour l’amour d’une belle,
Reviens maître timonier,
Ou bien gabier.
Pour l’amour d’une belle, gai matelot !
Pour l’amour d’une belle s’en va sur les flots !


Elle avait dit au second :
Pour l’amour d’une belle,
Reviens maître à deux galons
Ou bien patron.


À ce moment, un vol de mouettes blanches tournoya sur l’îlot jonché de cadavres, en cisaillant le refrain de leurs piailleries.

Pour l’amour d’une belle, gai matelot !
Pour l’amour d’une belle s’en va sur les flots !


Mais derrière lui une voix presque mâle, la voix des femmes qui chantent avec leur gorge magnifique, reprit :

L’premier partit-z-au Congo,
Pour l’amour d’une belle,
Mais dans un grain tombe à l’eau,
Adieu l’bateau !


Jean-Baptiste la regarda qui venait sur la sente, toute rieuse.

— T’as l’cœur gai, à matin, p’ tit gars !

— Pasque j’ t’espérais…

— Brigand !

Et tout à coup elle se récria devant le champ de gibier, Jean-Baptiste en avait déjà trié de gros tas par espèces, mais tant gisaient encore, qu’on en écrasait sous le sabot malgré soi. Ils parlèrent de bernaches et de pluviers en se mirant dans leurs yeux. La brise frétillait dans le cotillon de la Gaude. Jean-Baptiste riait en montrant les dents.

Ils ramassèrent les bêtes ensemble. Les seins de la Gaude pesaient au caraco en le gonflant davantage quand elle se penchait vers le sol, sa large croupe élargie dans une ampleur bestiale. Les mains caleuses du gars cherchaient les mains rudes de la femme. Et c’étaient des attouchements coriaces mais satisfaisants, tandis qu’ils se lutinaient en paroles.

Des sloops sortaient de l’Herbaudière sur la mer apaisée au jusant. La vie coutumière reprenait. Les hommes retournaient en confiance à l’océan, après cette grande colère où il avait sûrement tué des hommes, et les barques recommençaient la lutte où leur bois crie et se démembre jour à jour.

Sémelin dégageait la galerie du phare. Jean-Baptiste et la Gaude descendaient à la plage tout imprégnée de soleil. La mer se retirait, abandonnant des lianes vertes, des rouleaux de fucus roses, des laminaires gaufrées, et des seiches flasques, aux tentacules gluantes, dont le ventre luisait comme un moulage de stuc.

— V’là ton homme, fit soudain Jean-Baptiste.

La Gaude se retourna et aperçut, aux enfléchures de son mât, Gaud qui regardait. Elle haussa les épaules.

— Tu sais qu’il a jeté ton collier !

Jean-Baptiste grogna :

— Faut monter ! Il nous fichera donc point la paix !

— J’ t’ai promis pour ce soir, dit-elle.

Sur la falaise, elle chargea son tablier d’oiseaux et s’éloigna, tandis que Jean-Baptiste relançait à toute gorge, d’une voix qui portait mieux dans le calme :

Carguait l’hunier d’artimon,
Pour l’amour d’une belle,
Quand a ché dessus le pont,
Défunt l’second !
Pour l’amour d’une belle, gai matelot !
Pour l’amour d’une belle s’en va sur les flots !

Fut envoyé leur magot
Pour l’amour d’une belle,
Avec leur pipe et leurs sabots,
À la margot.
Pour l’amour d’une belle, gai matelot !
Pour l’amour d’une belle s’en va sur les flots !


Lors prit son beau tablier,
Pour l’amour d’une belle,
Et dret s’en alla marier
Quand et l’meunier.
Pour l’amour d’une belle, gai matelot !
Pour l’amour d’une belle s’en va sur les flots !




La Gaude et Jean-Baptiste s’étaient rejoints trois fois pendant les nuits, pour des joies hâtives. Gaud les guettait comme une proie, et leur dernier rendez-vous faillit être tragique.

C’était au phare où Jean-Baptiste avait introduit la femme à l’insu de Sémelin. Ils se tenaient dans la chambre de l’ingénieur, qui est à l’angle sud, quand on heurta à la porte à grands coups. Ils entendirent Sémelin répondre du haut de la tour, tandis qu’ils se regardaient, le cœur battant. Alors la fille ouvrit doucement la fenêtre et s’évada dans l’obscurité, ses sabots à la main.

Ce fut Sémelin qui vint ouvrir. Gaud le bouscula, courut aux chambres et resta stupide en voyant Jean-Baptiste dormir sur son lit où il s’était jeté pour feindre le sommeil.

Il disputa sa femme d’autant plus fort qu’il comprenait moins son absence. Elle riposta, leva le poing, et devant l’aplomb de cette gaillarde, il se sentit chétif et plia.

Maintenant il rusait, rôdait, fouinait, contournant l’îlot dans sa yole silencieuse, ou l’enfermant sous son regard du haut du mât. De son côté Sémelin s’était reclus dans le mutisme avec dégoût ; mais sa force morale et la crainte de la délation le faisaient respecter.

Indifférente, la mer fleurissait comme un jardin aux chaleurs du printemps. Parfois encore, certains soirs orageux, des nuages compacts pesaient sur l’horizon, en découvrant, par-dessus leurs crêtes d’or, le ciel profond d’azur. Mais ils ne bougeaient ni éclataient et fondaient à la fraîcheur de la nuit ou sous un rayon de lune.

Jean-Baptiste se livrait à la pêche avec acharnement. L’après-midi, à l’ombre du phare, il remaillait des filets, cerclait des casiers ou amorçait des lignes. Il en tendait partout, comme une traîne autour de l’île, en se dissimulant si bien parmi les roches, qu’il mettait en défaut la vigilance de l’adversaire.

À l’aide de la norvégienne, il allait aux champs de lianes des Sécé mouiller ou relever les casiers qui sortent du ventre de la mer, alourdis d’ophiures et gras de gélatines vives, dans une bouffée de relent iodé. Et il rapportait les tourteaux poilus qui font le mort et les homards aux queues cinglantes.

Toute cette agitation lui permettait de voir souvent la Gaude et de rire un brin avec elle. A l’embarquement, au retour, quand il courait la falaise ou tendait le filet, elle passait et s’arrêtait pour la causette.

Impossible de se dérober davantage. L’océan les emprisonnait avec l’ennemi. Le soir Gaud enfermait sa femme à double tour et Sémelin, pour éviter une nouvelle scène, verrouillait la porte du phare.

Gaud se rongeait, toussait, maigrissait. Une barbe inculte lui creusait les joues. Délaissé par sa femme, il portait des guenilles.

Elle ne comprenait pas sa folie. Elle lui avait reproché sérieusement en le reprenant sur son sens pratique.

— Qu’ t’es bête, mon pauvre homme ! pisque t’es pus bon à rien, qui qu’ça peut t’faire ! Laisse-moi tranquille et j’te soignerai comme un éfant !

Gaud manqua l’étrangler sur cette parole.

Il n’avait de répit qu’aux congés de Jean-Baptiste. Alors il sommeillait les trois quarts du temps, étalé au soleil, la casquette sur les yeux, car la paresse satisfaite est, pour lui, le comble du bonheur, et l’existence des riches inoccupés lui parait enviable. Il ne pêchait même pas ; la ligne le fatiguait. Mais il savait bien demander du poisson aux sardiniers qui passent à ranger l’îlot dans les calmes d’été.

Les chaleurs le retinrent chez lui. Il redoutait le soleil que méprisait sa femme. Tête nue, gorge et bras nus, elle promenait glorieusement dehors sa peau brune qui accrochait la lumière. À peine si elle se vêtait, même, d’un caraco libre et d’un cotillon court sous lesquels gonflait son corps comme mûrit un fruit.

Un matin, — il était onze heures — Jean-Baptiste la vit descendre à la plage du phare, une langue de sable dans une mâchoire de granit. Il se cacha parmi les roches et guetta pour la surprendre.

Il y a déjà de l’ombre dans cette falaise, parce que le soleil gagne le sud en s’élevant. La grève renvoie, comme un métal, une lumière qui brûle les yeux ; les varechs ternissent, craquent de sécheresse et l’eau, évaporée, dépose du sel. Le silence est peuplé d’un fourmillement presqu’imperceptible, comme si la terre rissolait, et l’on s’aperçoit que l’océan fume lui-même aux lointains blanchis de vapeurs.

La limpidité de la mer donne une impression de fraîcheur bienfaisante. Elle est immobile et l’on suit la plongée du sol jusqu’à ses fonds. À peine si elle soulève par instant sa lisière, dans une ondulation qui fait grésiller le sable chaud.

En un tour de main, la Gaude a mis bas corsage et cotillon. Elle se frotte les reins une seconde avec sa grosse chemise de toile bise et l’enlève par-dessus sa tête. Elle est nue. Elle quitte ses sabots et s’élance brusquement dans le soleil.

Le hâle coupe ses jambes, ses bras, sa gorge, rehaussant la blancheur de son corps par l’opposition des extrémités cuites. Jean-Baptiste la mange des yeux, halète. L’eau qui bruit quand elle y entre lui bourdonne aux oreilles. Il est fasciné par la croupe fastueuse sur des cuisses puissantes.

La mer monte au ventre de la femme. Elle a un frisson, plonge ses bras qu’elle frictionne, avance. Dans l’eau, ses formes paraissent d’un blanc verdâtre, ondoyantes et lumineuses. Le passage de la mer à la femme est insaisissable ; l’onde se continue dans la chair qui s’étend à l’onde. Elle nage et s’allonge de son sillage, tandis que ses épaules, entre sa chevelure d’ébène et le cristal glauque, resplendissent comme un marbre. Jean-Baptiste est debout, l’œil injecté, à moitié fou et entre ses mains il appelle sourdement :

— Marie ! Marie !

Elle prend pied, émerge ruisselante, les seins tremblants, aperçoit le gars et sourit au moment où un sabot rase la tête de Jean-Baptiste et se brise contre le roc.

Il se tourne pour recevoir le second en pleine mâchoire. Il chancelle, hurle, crache du sang et des dents. Gaud est déjà sur lui, le couteau à la main. Jean-Baptiste dégringole à la plage, mais Gaud lui pousse sur le dos une lourde pierre qui l’affaisse avec un han de geindre.

Il s’est relevé et attend l’adversaire en démence qui grimace et trépigne devant lui. Il n’a que ses poings qu’il durcit à force de crispation. La poitrine le brûle et du sang dégouline chaudement de sa bouche sur le maillot.

La Gaude est demeurée stupide dans l’eau tant l’attaque a été brusque.

Les rivaux sont face à face, le masque tragique. Gaud brandit son couteau à gaîne qui luit et disparaît dans les alternatives de lumière et d’ombre. Maigre, fuyant, il plie, se redresse, s’agite pour déconcerter Piron campé de pied ferme, carré comme une tour.

Gaud s’élance, Jean-Baptiste pare le choc d’un coup de poing formidable qui se perd au-dessus de Gaud, subitement aplati. Déséquilibré par l’élan, il tente un coup de pied au moment où une douleur lui fend le ventre. Il y porte sa main qui rougit, crie et, fou de rage, se jette sur l’adversaire.

Sans sabots, l’autre est léger sur le sable mouvant où Jean-Baptiste s’épuise à courir en se vidant comme un cheval de corrida. La Gaude crie maintenant, toute nue au bord de la mer. Jean-Baptiste bute, tombe, et déjà Gaud a bondi sur lui, larde son dos sauvagement, quand un dernier ressaut de sa victime le culbute à son tour.

La Gaude vient au blessé qui râle, le nez dans le sable ; mais son homme lui coupe la route, la face hagarde, écumant. D’une gifle qu’elle ne peut éviter, il lui claque le torse en rugissant :

— Chez nous ! chez nous ! sacrée putain !

Alors elle escalade la côte, épouvantée, toujours nue, poursuivie par l’homme qui jure, menace, s’emportant les pieds aux cailloux, les jambes aux chardons, galopant vers le phare dont elle ébranle la porte. Mais Sémelin, qui a vu accourir la femelle impudique et folle, s’est barricadé.

— Le diable la tient ! pense-t-il.

Et la Gaude repart en plein soleil, par la côte ouest, les cheveux croulant de sa résille, tandis que Gaud, à bout de souffle, s’arrête et la chasse à coups de pierres comme une chienne en rut.

Jean-Baptiste a expiré, à plat ventre sur la grève. Ses deux mains écartées ont fouillé convulsivement le sable dont elles étreignent une poignée. La plage est ravagée, tachée de noir, de sang déjà bu. La mer ondule joliment sur les coquillages qui bruissent. La chemise de la Gaude est très blanche dans l’ombre qui gagne. Un lapin sort des roches et flaire, le nez palpitant.

D’une fenêtre de la tour, Sémelin entend hurler au sémaphore. Il ne sait pas où est Jean-Baptiste, mais grogne :

— Faut que tout ça finisse.

Et il monte jusqu’à la lanterne, envoyer le pavillon pour demander la chaloupe.



III

LA MER


Dominique-Augustin Bernard, brigadier des douanes, venait de prendre sa retraite après vingt-cinq ans de service. Outre ses vieux uniformes, l’État lui abandonnait généreusement un certificat pour reconnaître son zèle et une pension annuelle de mille-dix francs, avec quoi il rentra au foyer en proclamant :

— On est rentier à présent !

Mais malgré ces airs rodomonts, quand il vit sa femme découdre les galons des vareuses qui, dégradées, feront encore bel usage, il sentit une émotion lui serrer la poitrine.

— Tout de même, murmura-t-il, on les avait gagné, c’était de l’honneur…

C’était plus que cela, sa vie même, pliée aux habitudes régulières que représente l’uniforme : le désœuvrement méthodique qu’on nomme service, les flâneries sur le port, les pronostics quotidiens et la considération attachée à sa personne qui le faisait saluer du titre de « brigadier » par toute l’île, même quand il n’était pas en tenue.

Maintenant Bernard était désemparé, comme tous les vieux quand ils gagnent enfin leur retraite. Il ne trouvait plus d’emploi à ses journées, réglées pour un autre personnage, et vis-à-vis du village, sa condition oisive lui pesait si bien, qu’aux voisins qui l’interpellaient sans penser :

— Eh ben, vous v’ la tranquille à c’ te heure ! il répondait en manière d’excuse :

— Ah ! j’crois qu’on l’a pas volé !

Et puis il entamait un souvenir de cette époque où il vivait, car la retraite est le commencement de la mort, le recroquevillement dans la maisonnette et le jardinet où l’on grignote la menue rente, en s’accrochant aux rappels du service qu’on ressasse, ainsi qu’on se cramponne aux draps avant de trépasser.

Peu à peu, cependant, son existence retrouva l’équilibre dans les nouvelles habitudes que lui donnèrent le soin de la maison, du jardin et le souci des enfants.

Les Bernard habitent à gauche, en montant la route de Noirmoutier, derrière l’ancienne demeure des Coët que la femme a quittée après la mort de son mari, pour retourner, avec ses gars, chez les siens, au village de Linières. Une courette, avec une touffe d’hortensia dans chaque coin, précède la maison. Elle est basse, symétrique : une porte entre deux fenêtres, et couverte en tuiles.

Bernard commença par refaire ses peintures, tranquillement, avec soin, en propriétaire.

— Depuis l’temps qu’ ça chômait, dit-il, le soleil mangeait l’ bois !

Il peignit en vert ses volets et sa porte, en gris les fenêtres et en rouge les briques qui encadrent les baies et dessinent une frise au ras du toit, sous le chèneau. Puis il blanchit les murs d’un lait de chaux éblouissant.

Il accomplit ces travaux avec lenteur comme s’il redoutait leur fin et le désœuvrement. Il s’interrompait à chaque coup de pinceau pour juger de l’effet, causer avec un passant, ou s’écarter sur la route voir si le vent change.

En même temps son jardin l’occupait. Il releva les quatre carrés, que sépare l’allée en croix, et les entoura de coquilles Saint-Jacques par manière de décoration. Aux angles, il planta des œillets d’Inde et des passe-roses, tandis qu’au pied de quelques roches, entassées contre son mur, il enterrait un baquet pour simuler la pièce d’eau. Une girouette s’érigea sur un mât, et, comme il lui restait de la couleur, il peignit aussi sa brouette, en bleu, blanc, rouge.

Pas une planche, pas un pieu n’échappa au coaltar ou à l’huile. L’anse des seaux, le manche des outils furent garnis de ficelle et les vieilles chaises refoncées en tresse anglaise.

Tout, autour de Bernard, prenait un aspect conforme à sa nouvelle personne morale. On reconnaissait à première vue la demeure d’un retraité, dans cette maisonnette et ce jardin nets comme des jouets, où il y avait tant de choses inutiles, et de propreté minutieuse. Ces arabesques de coquillages, ces peintures, et ce goût de la symétrie dénonçaient l’homme qui s’ingénie à occuper son existence et qui a servi. Il y avait du brigadier des douanes dans ces objets à la parade et dans cette manie de bricolage, il y avait de l’homme de mer.

Cependant la Bernard poursuivait son éternel tricotage. Entre les repas, on la voyait à sa place, derrière la vitre, maniant les aiguilles qu’elle frottait par intervalle dans ses cheveux pour les faire glisser. C’est qu’il en fallait des chaussettes pour ses quat’ z’hommes, comme elle disait, et des maillots pour ce polisson de P’ tit Pierre qui rentrait toujours en loques !

Par instant, son bon visage bouffi s’avançait à la fenêtre et elle criait à Bernard avec conviction, comme s’il s’était surmené dans ses flâneries douanières :

— Te fatigue point, c’est ton tour de te reposer !

Et sérieusement, persuadé tout de même qu’il avait beaucoup travaillé durant sa vie, Bernard répliquait :

— Oh ! on va en douce !

Pour se délasser, il descendait au port, le soir, tailler une bavette avec les vieux causeurs.

Bernard avait pris place dans leur rang. Ils se retrouvaient chaque après-midi le long du canot de sauvetage. Le grand Hourtin arrivait le premier, et s’exclamait dès qu’il apercevait Clémotte :

— Tiens voilà l’pilote !

Ou bien :

— Voilà l’ brigadier ! si Bernard paraissait.

On le nommait lui-même « le gabier », et il n’y en avait qu’un seul qu’on appelait par son nom : Tonnerre, le baigneur.

Ils consultaient le baromètre, clignaient des yeux vers l’horizon et prophétisaient le temps à venir.

Ancien pilote, engraissé à terre, Clémotte roulait des cigarettes à longueur de jour en guettant, par habitude, les navires au large. Jaloux de sa vue, Hourtin s’efforçait de le prévenir et, dès qu’un point s’élevait sur la mer, les discussions s’engageaient à l’effet de savoir si c’était là un trois-mâts barque où un trois-mâts franc.

Les jours de bonne humeur, Clémotte contait une millième fois l’histoire de cette négresse échangée contre un pot de cambouis dans les parages de Bornéo. Elle avait toujours le même succès et incitait Hourtin, qui a couru le monde pendant quarante années, à redire ses aventures.

Hourtin a mangé de tout ce qu’a produit la mer, de la baleine à l’anémone. Il a fait bouillir des méduses pour tremper la soupe dans leur jus et met du goémon en salade.

— La mer, c’est la nourrice ! répète-t-il, a donne ren qu’ du bon !

Et tous les poissons étrangers qui entrent au village sont portés chez Hourtin qui les dévore en se vantant.

Au contraire, Tonnerre était taciturne et regardait obstinément la mer des heures à la suite, jusqu’au moment où l’alcool le poussait à des folies gesticulatoires et bavardes. Alors les gens venaient au pas des portes et se disaient de l’un à l’autre :

— C’est Tonnerre qui fait la loi !

Ou bien :

— C’est Tonnerre qui joue la comédie !

Puis ils rentraient.

Et Bernard haussant les épaules tandis qu’on riait de l’ivrogne, se détournait en déclamant :

— V’là où mène la boisson !

Tonnerre a de la barbe dans le cou, dans les oreilles et jusqu’aux yeux, une barbe inculte et blanche d’où pointe un brûle-gueule, un nez cramoisi et deux prunelles aiguës qui font peur. À l’ordinaire couvert de guenilles, il revêt les jours fériés un maillot net sur lequel sont cousus tant de médailles qu’il en a jusqu’au ventre. Ces jours-là il marche dans un tintement glorieux et on l’admire.

Tonnerre était revenu au pays, comme les vieilles bêtes qui retournent crever à leur berceau, un peu après la mort du vieux Piron, ce qui fit dire :

— Un fou remplace l’autre ; on n’a pas fini de rigoler !

Baigneur à Saint-Marc, puis à Préfailles, Tonnerre comptait cent-trente sauvetages et il se vantait orgueilleusement, par aphorismes.

— J’ai sauvé pus d’ gars que dix femmes n’en feraient !

— Quand Tonnerre est à l’eau, les vagues reculent !

— J’ fais peur à la mort !

Il s’achevait dans une masure, avec une pension dérisoire, partageant son existence entre l’eau-de-vie et la mer qu’il apostrophait comme une maîtresse.

Clémotte, Hourtin et Bernard faisaient bien, une fois le temps, la partie à l’auberge, mais ils préféraient aussi la mer, car c’est un besoin de la contempler et de la sentir pour ceux qui ont vécu près d’elle. Il y a trop de luttes dans la vie des marins pour qu’ils puissent se séparer jamais de la grande Ennemie, qu’ils aiment à cause de ses ruses et de ses furies même, autant que pour sa coquetterie câline, et ses romances nostalgiques. Ils vieillissent par là sur ses bords, traînent à la plage ou sur le port leurs rhumatismes noueux, parlent d’elle et la couvent des yeux, en buvant à son souffle pour achever de vivre.

Quand les barques revenaient, le soir, du côté où le soleil se couche, groupés sur la jetée, les vieux les nommaient de loin à mesure qu’elles se détachaient sur le fond écarlate.

— C’est le Brin d’amour qu’est devant !

— Et c’est ben la voilure de Perchais qu’est en troisième !

Les côtres s’enlevaient en noir, en raison du soleil abaissé derrière eux, et ne se distinguaient que par la silhouette, jusqu’au virage des balises, où ils se révélaient brusquement dans tout l’éclat de leur couleur. Les hommes bordaient les grand’voiles, et les barques lofaient et s’étalaient dans le port calme, à bout d’aire, tandis que leurs canots plus légers les rattrapaient en les heurtant.

La sardine vendue, les gars débarquaient, saluaient les vieux, placides, aux bras croisés, et les interrogeaient au passage :

— Ça s’ra-t-il du beau temps, père Clémotte ?

— J’ pense point, mon gars, ça s’ brouille dans l’ sud…

Bernard serrait la main du douanier de service, parlait un peu des camarades et s’attardait au plaisir de s’entendre nommer « brigadier » par un homme en tenue.

L’humidité des soirs montait de la mer, faisait suer les pierres, le garde-fou, et ramenait des cernes blanchâtres sur les vareuses. Avec la chute du vent s’amplifiait la sonorité de l’atmosphère et la mer s’apaisait. Les houles longues, roulaient une à une, sans déferler, avec de l’ombre à leur versant. Il faisait frais.

Les hommes et les femmes gagnaient le village à grand bruit de sabot. Tonnerre trinquait déjà chez Zacharie avec les Aquenette. Hourtin entraîna Clémotte, mais Bernard résista :

— C’est l’heure de la soupe, la patronne attend !

Puis brusquement il vociféra, en apercevant un gamin qui patouillait dans une plate :

— Sacré galopin ! j’ te l’ai-t-il pas défendu ! Attends un peu que j’ te r’joigne !

Il dégringola sur la cale à la charge, les poings brandis, empoigna la bosse du canot et saisit l’enfant.

Toute sa colère était tombée. Il serra le petit et lui dit doucement, sans gronder :

— Tu sais bien que tu nous fais du chagrin en allant sur l’eau… Hein ? … Tu veux point que ta mère pleure ? …

— Avec qui que j’jouerai alors ! Tous les autres vont dans les canots !

— Tu verras, tu verras, j’t’en f’rai, moi, des beaux joujoux !

Bernard ignorait à coup sûr quels joujoux il ferait. Il oubliait même qu’il ne savait point autre chose que construire des bateaux, mais il était bien convaincu de trouver des jouets nouveaux pour détourner P’tit Pierre de la mer. Et il remonta, en tenant par la main son fils qui marchait gravement pieds nus à côté de lui.


P’tit Pierre était le dernier né des Bernard qui l’avaient eu aux limites de l’âge mûr pour réserver un peu de joie à leur vieillesse. Ils avaient espéré une fille cette fois-là, parce qu’une fille on la garde près de soi et qu’elle ne va pas courir les océans. Mais ce fut un garçon, le cinquième, qui parut bientôt tout blond et bouclé par la grâce de Saint-Guinolé dont c’est le privilège de friser les enfants des femmes qui lui piquent une épingle dans le pied en faisant leur prière.

La mère Bernard n’avait jamais manqué, à chaque grossesse, d’apporter son épingle aux orteils du vieux saint de bois qui orne l’église du village ; et comme il avait fini par l’exaucer, elle disait avec une foi nouvelle :

— Sans doute qu’auparavant j’avais point mis dans la bonne place !

Les autres gars, en effet, arboraient des cheveux bruns et plats : Florent, le cadet, et Eugène, l’aîné, maintenant que Dominique et Augustin, les deux qui portaient les noms du père, étaient morts.

Tous deux ont péri à la mer, il y a déjà du temps, alors qu’ils étaient beaux et jeunes. Il ne reste plus d’eux que des photographies qui jaunissent sur la cheminée : Dominique en matelot, accoudé à un prie-Dieu ; Augustin avec une ancre à ses pieds. Ce sont des gars solides, larges d’épaules, la moustache conquérante, l’air satisfait. Ils ont de beaux cadres en coquillages, et, près d’eux, il y a des boules en verre, deux petits trois-mâts et les bouquets en papier gagnés aux tirs des foires.

De chagrin, la mère Bernard avait supplié son Eugène de rester près d’elle quand il voulut quitter la pêche pour le long cours. Il eut pitié d’abord, remit son départ, puis s’embarqua un jour parce qu’il avait l’imagination pleine des histoires merveilleuses de ses frères et qu’il espérait gagner de l’or.

Le père Bernard avait plaisanté les sentiments de sa femme en faisant le crâne.

— C’est un homme, pas vrai ! Il est ben libre de naviguer à son gré !

Mais voilà que Florent venait de partir à son tour, appelé pour servir dans la flotte ! Alors, comme il devait rejoindre à Lorient, pour le garder près d’eux le plus longtemps possible, ils avaient été le conduire jusqu’à Pornic sur la chaloupe à Julien Perchais.

La mère lui avait mis de bonnes chaussettes de laine, un maillot et trois chemises dans un mouchoir. Elle couvait son gars des yeux pendant la traversée, et ne parlait que pour lui conseiller de prendre garde au froid, aux femmes, à la boisson. Perchais et ses hommes rigolaient en rappelant leur service. Mais le père Bernard ramenait toujours la conversation sur la pêche, qui est une chose sérieuse, parce qu’il ne voulait point s’attendrir et n’avait pas non plus le cœur à rire.

À Pornic ils prirent une tournée au Café des Caboteurs. Il faisait un joli temps d’avril. Le port était calme et sûr. Les hommes sentirent obscurément qu’ils ne devaient point aller à la gare. Son père et sa mère seuls accompagnèrent Florent jusque-là. Ils s’embrassèrent avec émotion.

— Porte ben ton maillot… tes foulards… répétait la bonne femme, car toutes les mères ne songent qu’à sauvegarder la chair qu’elles ont faite. Le gars riait par respect humain et faisait des projets comme il est habituel quand on s’en va. Son père parlait de devoir et d’exactitude, en se donnant en exemple.

Le train siffla, partit. La mère Bernard courut un peu le long de la portière pour voir encore son Florent. Il agita la main jusqu’au tournant. Tout essoufflée, elle pleurait silencieusement sur ses rides, des larmes de vieux, qui sont si douloureuses ; et Bernard la prit par le bras et l’entraîna.

Ce fut chez eux seulement qu’ils sentirent le vide en revoyant le lit du gars, ses vêtements, sa pipe… Dieu ! qu’elle était vaste, la petite maison où ils avaient tenu sept au temps où les cinq enfants se serraient là, bien en vie, près des parents. La mer en avait tué deux d’abord, puis entraîné deux autres, et il ne restait plus que P’tit Pierre, leur dernier, auquel les Bernard s’accrochèrent plus fortement en sentant la vieillesse leur peser aux épaules.

— Il s’ra toujours pas marin, çui-là ! déclara la mère.

Et le père ne répondit pas, parce qu’il pensait comme sa femme, mais qu’un homme ne doit jamais se montrer faible.

P’tit Pierre avait dix ans, mais il en paraissait douze par le développement de la taille et des membres. Son nez large et le menton de galoche qui allongeait sa figure, lui mettait au visage la marque des Bernard. Une cicatrice lui barrait le sourcil droit depuis qu’il avait plongé sur une ancre. Izacar, qui le ramassa ce jour-là, les yeux noyés de sang, l’avait cru aveugle.

Au mépris de l’école qu’il manquait le plus souvent possible, P’tit Pierre galopait, avec les gouspins du village, par le vent tonique et le soleil qui tanne. À mer basse, c’étaient des parties de pêche, la culotte troussée jusqu’aux fesses ; des rafles de moules, de patelles, de palourdes, humées séance tenante, toutes juteuses d’eau salée ; des chasses aux crabes ou aux mulets, traqués dans les mares, empoignés et martyrisés avec des cris de victoire. À mer haute, c’étaient des embarquements à pleins canots, des défis à la godille, et les navigations hasardeuses des petits bateaux remorqués à la ficelle.

Sa force et son adresse classaient P’tit Pierre premier à la lutte et au jeu. Il levait les quartiers de roches sous lesquels sont tapis les tourteaux gourds, et savait, comme d’un coup de bec, saisir à la pointe d’un couteau l’anguille furtive. Alors que les petits s’attelaient par deux aux lourds avirons de quinze pieds, il les maniait seul, orgueilleusement. Et en se baignant, tout nu dans la lumière, il aimait, par plaisanterie de maître, éclabousser les filles qui, le jupon ramassé entre les jambes, s’enfuyaient au bord de la mer, à grand renfort de criailleries.

Profitant de ses loisirs, Bernard conduisit désormais son gars à l’école, qui est au-dessus de l’église, en haut du village, et fut le chercher le soir vers quatre heures. Il fallait en finir avec la dissipation. Une surveillance s’imposait, à la fois pour le garder de mauvaises fréquentations et le distraire du port. Bernard institua des promenades congruentes

Mais, quand ils allaient du côté de Noirmoutier, ils découvraient, par-dessus le marais, le large, aux souffles plus âpres, et quand ils se tournaient vers l’Herbaudière, la mer barrait encore la route à leurs regards. Elle sertit la pointe étroitement ; on la voit de partout ; on l’entend sans cesse. Elle est verte, avec des transparences et des éclats qui se déplacent. On n’en aperçoit la fin que dans les nuages. Elle est immense et l’on sent qu’elle asservit au loin la terre qu’elle baigne, jusqu’au tuf, et jusqu’au cœur des hommes qui l’habitent.

P’tit Pierre ne pouvait point lui dérober ses yeux qui couraient l’aventure après les barques, tandis qu’il questionnait le père :

— V’là un thonier, dis, p’pa ?

— Et çui-là ? où c’est qu’il va ?

— C’est-il loin qu’on pêche d’la sardine ?

Bernard répondait, par habitude, par goût sans doute aussi, et s’enfonçait dans les champs. Mais là, si P’tit Pierre sautait les étiers, bousculait une barrière, écrasait des fèves qui pètent sous le pied, ou escaladait un tas de sel, son père l’admonestait en prêchant le respect de la propriété. Il fallait marcher sagement le long des chemins, sans gambader, crier, ni rien briser ; et P’tit Pierre s’ennuyait ferme parce que, comme tous les enfants des hommes qui sont bien vivants, il aimait à s’agiter et à détruire.

Il attendait le retour et l’arrosage du jardin, dans quoi s’absorbait le brigadier, pour s’évader et courir se battre avec Olichon par manière de dédommagement.

C’était son rival à tous les exercices et il tirait de la fierté de ce que son père l’emmenait à bord du Secours de ma vie en qualité de mousse. Aussi bien traita-t-il P’tit Pierre de capon le jour qu’on lui interdit la mer ; et la vengeance fut entre eux. Leurs batailles devinrent terribles. Ils se mirent en loques et en sang. Plusieurs fois le brigadier dut intervenir et rentrer chez eux les combattants.

— Tâche donc de garder ton gars, dit-il à Olichon, ils vont s’tuer !

Mais l’autre rétorqua sans trouble :

— Ils n’en f’ront pas davantage.

Alors Bernard consigna son fils près de lui, au jardin.

P’tit Pierre fit naviguer des sabots dans le baquet, sous les rocailles, et le vida aux trois quarts en simulant la tempête. Bernard jura, la mère s’interposa et P’tit Pierre réclama les jouets que son père avait promis.

— J’vais pus en canot et tu m’les a pas donnés !

— C’est ben vrai qu’il a rien pour s’amuser, dit la bonne femme.

— J’ vas t’en faire, j’ vas t’en faire ! cria Bernard.

— Quoi ? dis quoi ?

— Ah ! tu verras !

Le soir ; quand Pierre fut couché, la mère dit :

— Lui fais pas un bateau toujours !

— Sois tranquille, répliqua Bernard d’un air entendu.

Mais le lendemain, il alla consulter les vieux sur la cale, parce qu’il ne savait que faire ; et tous ensemble, le pilote, Hourtin, Tonnerre, n’eurent qu’une seule et même idée.

— On va lui tailler un bateau !

Ils ne pensaient, comme tous les marins, qu’à la barque, qu’à façonner en petit cette chose téméraire et belle qui a contenu tant de leur existence. Le bateau est le jouet de leur instinct au même titre que, pour la fillette, la poupée qui représente le fruit futur de sa chair féconde. Seulement, chacun, raidi dans sa routine, ne voyait que le bateau de ses navigations : Hourtin préconisa le trois-mâts, Clémotte le côtre, Tonnerre le canot.

Ils comprirent avec peine qu’il fallait chercher ailleurs et Tonnerre, qui a sauvé cent-trente vies humaines, proposa un lance-pierre en disant :

— C’est rigolo, ça tue bien !

P’tit Pierre eut l’engin confectionné avec une fourche en bois choisie dans des fagots. Il s’exerçait du matin au soir à mitrailler des carapaces de cancres qui volaient en éclats sous le caillou. Bernard le conseillait, rectifiait son tir, et confiait, par exclamations, sa fierté à la mère :

— Qu’il est adroit le mâtin ! Ça s’ra un lapin !

Elle relevait la tête, sans s’arrêter de tricoter, pour sourire avec satisfaction.

Mais P’tit Pierre se lassa de tuer des choses parce que : « ça ne remuait pas » et il entreprit la chasse aux félins.

À propos, la chatte de la mère Aquenette avait mis bas dans les tamarix de sa cour. Il se tapit derrière la murette et chaque fois qu’un museau pointait, un caillou sifflait. Le troisième jour, il toucha le petit gris qui tomba en secouant la tête et vagissant lamentablement. Mais quand il avança pour le ramasser, avec des cris de victoire, la chatte lui sauta au corps et lui déchira les mollets.

P’tit Pierre s’ennuya de nouveau. Il n’osait plus tirer les chats, et les chiens qui fuient avant le coup, la queue entre les jambes, n’étaient pas intéressants. Il y avait bien les carreaux de l’usine Préval qui le tentaient aux embrasements du soleil. Sans doute qu’ils éclateraient en étincelles, comme du feu, s’il tapait dedans…

Pan !… Un fracas de vitres brisées, puis un trou noir. P’tit Pierre avait tué le soleil et jubilait, quand le gérant, arrivant à pas de loup par derrière, le saisit et lui appliqua des calottes. Il fut traîné à son père et se défendit :

— Ben pourquoi qu’ tu m’ laisses pas aller en canot !

— Parce que ta mère ne veut pas.

— On lui dira pas !

— P’tit malheureux ! tu veux tromper tes parents !

P’tit Pierre réfléchit, bouda, impénétrable. Bernard put le croire soumis les jours suivants. Mais quand il pouvait, au sortir de l’école, il courait à Luzéronde pour patouiller avec les mousses des sardiniers ancrés dans l’anse, ou bien il allait voir Tonnerre, les jours où la folie de la mer possédait le vieux baigneur.




Tonnerre habitait derrière chez les Bernard, une cabane en planches dont on apercevait le faîte par-dessus le mur du jardin. Il y logeait avec un grabat, les restes boiteux d’un buffet et son chien, un griffon à poil dur qu’il avait nommé Tempête. Près de la cheminée par où tombaient, la nuit, des ronds de lune, brillait son maillot cuirassé de médailles.

L’homme et le chien couchaient ensemble, mangeaient ensemble, allaient à la mer ensemble. Egalement taciturnes, ils ne pensaient sans doute pas plus l’un que l’autre. Mais Tonnerre avait conscience de sa supériorité et savait bien que l’autre était une bête puisqu’il ne buvait pas d’alcool.

P’tit Pierre avait rôdé longtemps autour de la cabane, intrigué par les allures étranges et fermées du baigneur. Puis, le jour qu’il lui offrit une pipe ramassée sur la route, ils devinrent bons amis.

P’tit Pierre regardait Tonnerre comme une sorte de dieu marin héroïque et grotesque à la fois. Il s’amusait de lui quand Tonnerre « jouait la comédie » sur la plage ou dans la rue ; mais à la mer, P’tit Pierre l’admirait.

Le baigneur n’allait plus vers elle qu’à ses mauvais jours. C’était son point d’honneur. Il se couchait dans les temps calmes, s’enivrait ou fumait des pipes interminablement.

On l’entendait dire : « Elle dort» ou bien : « Elle crie » ou encore : « Elle m’appelle ». Rarement il disait « la mer ». Pour lui c’était Elle, simplement comme il eut dit de sa maîtresse.

P’tit Pierre le comprenait et répondait de même. Elle était toujours dans leur conversation. Et quand le vieux se dressait et marchait vers la côte en répétant : « J’vas lui causer », P’tit Pierre le suivait avec respect, connaissant qu’il y avait de belles choses à entendre.

Le soir parfois, après la chute du jour, une voix retentit sur le rivage et les hommes, qui mangent la soupe, disent pour rigoler :

— Vla l’Tonnerre qui gronde.

Le vieux est entré dans l’eau tout habillé, et il parle. Ses grands bras s’agitent et menacent. Un peu de phosphorescence met des cercles bleutés autour de ses vieilles jambes. Il parle :

— O ma câline ! ô ma belle douce ! t’es-t-il enjôleuse quand tu veux ! T’as seulement point d’rides sur la peau, t’es plus nette qu’une jeunesse de vingt ans, et t’as des malices qu’on n’attend point sous ton mirouère… O ma belle, ma belle douce… ma belle… !

Il y a des calmes solennels où cette voix doit porter jusqu’au ciel. L’eau est sonore comme une table d’harmonie, et la terre gonfle le verbe de ses échos. Vautré dans le sable de la plage, P’tit Pierre écoute, et il ne sait pas pourquoi il a envie de pleurer.

Brusquement l’exaltation de Tonnerre s’abat. Sombre et muet il sort de l’eau et tout trempé, va droit au XXe Siècle où il commande :

— La goutte !

Et en rentrant chez lui, il danse sur la route.

Les jours de gros temps, Tonnerre est excité comme un cheval d’arme par la bataille. Il descend au port en grommelant des choses à peu près inintelligibles :

— Oui, oui, j’ t’entends… gare à toi, t’as réveillé l’Tonnerre… Vieille garce ! vieille garce !… Oui, oui, avec mes bras… Ah ! ah ! la coquine !… Avec mes bras… !

Les gamins l’escortent en riant, en criant, à distance tout de même, car ils ont peur. Il les ignore. Il ne voit plus, devant lui, que la mer blanchie d’écume qui s’écrase en tonnant sur la jetée. Elle tremble sous les coups, ruisselle avec un bruit de cascade et pas un homme ne s’y aventurerait.

Tonnerre s’y engage avec assurance, une main au garde-fou, son chien Tempête sur les talons.

Tapis derrière l’abri de sauvetage, les enfants se tendent d’épouvante et de contentement à la fois. P’tit Pierre est là, le premier, qui regarde. Des pêcheurs les rejoignent, pour voir aussi.

La mer est d’un vert noir sous la nue basse. Les grandes houles creuses se précipitent du large en déferlant l’une sur l’autre. Autour de la digue et des roches, tout est blanc avec des éclats qui dansent et de l’écume qui vole, emportée par le vent jusqu’au village. Dans le port, l’eau roule à grosses ondulations sous les barques, monte et baisse le long des cales en flaquant.

Le tumulte étouffe la voix de Tonnerre qui crie dans la bourrasque. Il avance toujours en gesticulant. On voit sa barbe passer par-dessus son épaule dans les coups de vent et son paletot battre derrière lui. L’homme et le chien chancellent à chaque pas. Il y a des embruns qui les couvrent en entier. Ils avancent toujours.

À terre, la foule les tient des yeux sans parler. Les mêmes émotions serrent toutes les poitrines : la crainte de voir le vieux fauché, s’assommer contre le granit, et l’enthousiasme pour sa folie héroïque.

Tonnerre est au bout de la jetée, près du bâti de la cloche. Brusquement il paraît en caleçon de bain, les membres nus. On l’aperçoit tendre les bras comme pour invoquer, et d’un coup, avec son chien, il plonge dans la mer.

La côte a crié de saisissement et tout le monde a couru en avant. P’tit Pierre rit nerveusement et il en veut à son père qui dit :

— Faudra l’empêcher de faire le fou, il y restera.

Est-ce que Tonnerre n’est pas le dompteur des vagues ! Est-ce qu’il peut y rester ! Allons donc ! il va battre la mer encore une fois, la vaincre et reparaître tout glorieux d’un nouvel exploit ! Ah ! que c’est beau ! que c’est beau !

On ne voit rien dans les lames. Tous les yeux fouillent l’écume autour du brisant de la jetée. La mer s’étend toujours tumultueuse et vide, et il y a un moment d’angoisse.

Mais quelqu’un a jeté :

— Le voilà !

Du côté de la balise est deux points ballottent. Tonnerre a plongé dans le remous et s’est laissé porté par le courant qui entre au port le long des roches. D’instinct il utilise les forces de la mer pour économiser les siennes. Déjà il gagne les eaux calmes. Tempête nage à ses côtés.

Les gens bavardent maintenant, déchargés d’un grand poids.

Là-bas, les deux têtes roulent aux sillons des vagues en tirant vers la plage. Des chaloupes les masquent par intervalle. Ils approchent et soudain Tonnerre prend pied et hurle.

— La mer a peur ! la mer a peur !

Le chien s’ébroue sur le sable. Tonnerre monte à terre, la barbe et les cheveux ruisselants, la prunelle fixe dans les yeux sanglants. Des boules de muscles jouent sur ses bras noueux et son poitrail velu est formidable. Comme une lourde bête victorieuse, il monte en grondant chez Zacharie où il s’assoit tout dégouttant et commande :

— La goutte !

Les hommes l’admirent silencieusement et sentent leur cœur battre, leur sang s’échauffer, parce qu’un homme a fait un prodige de force et de courage. Peu leur importe qu’il soit vain ou insensé. Bernard lui-même incline à l’indulgence et regrette :

— C’est-il malheureux qu’ ça boive !

Les femmes ont moins d’enthousiasme et pensent à elles :

— Heureusement qu’ c’est point marié ! ç’aurait fait mourir s’n’ épouse de peur ou d’ misère !

Deux ou trois fois à la suite, Tonnerre renouvelle son exploit. Il reste mouillé des heures entières à l’auberge de Zacharie où les gars tiennent à honneur de lui payer la goutte. Il boit son litre d’alcool et rit fièrement parce que le maillot fume à la chaleur de son corps.

— Le poêle est bon ! jure-t-il en se claquant le thorax.

Mais ces jours-là, quand il voulait rentrer chez lui, brûlé par l’effort et l’eau-de-vie, il s’écroulait au bord de la route en bafouillant :

— Ma belle douce… ma câline… avec mes bras !… oh la garce ! la garce !…

P’tit Pierre demeurait consterné devant l’idole abattue. Un homme à terre, l’ivrogne surtout, cela crie la déchéance. P’tit Pierre le sentait vaguement en présence de Tonnerre, bien qu’il aimât à suivre les autres soulards en riant et se moquant avec ses camarades.

Il rentrait à la maison pour ne pas voir. Seulement de temps à autre, il escaladait les rochers, au fond du jardin, et regardait par-dessus le mur, si son ami, le fou de la mer, avait regagné sa cabane.

Malgré cela, chaque fois que la mer s’enflait de colère, P’tit Pierre allait trouver le vieux s’il ne descendait pas de lui-même à la côte.

— Tu l’entends, disait-il.

Et Tonnerre comprenait, se levait et marchait vers Elle, accompagné par le gamin dont le cœur bondissait de joie héroïque dans la poitrine.




À l’été P’tit Pierre éprouva un bonheur qui éclipsa ses joies précédentes, quand on l’envoya jusqu’à Saint-Nazaire durant la Grande Semaine Maritime. Florent avait écrit que son navire, le contre-torpilleur Lansquenet, serait de la fête et les Bernard avaient consenti à dépêcher P’tit Pierre chargé d’un pâté de bernache, d’une bouteille et d’un tricot neuf.

Il partit sur le Laissez-les dire, avec Julien Perchais qui allait courir aux régates. Ils étaient sept à bord : Théodore et François Goustan, les constructeurs de Noirmoutier, le père Clémotte, les deux matelots, le patron et P’tit Pierre.

Il ne se sentait pas de joie et gambadait sur le pont pendant l’appareillage. Le sloop vira la jetée, d’où la mère Bernard cria de toutes ses forces :

— Et tu l’embrasseras ben pour nous !

Mais P’tit Pierre ne voyait déjà plus que la barque qui l’emportait, inclinée sous la brise d’ouest, en charruant vigoureusement la mer transparente.

L’atmosphère pesait. Depuis un mois, le soleil des grands étés cuisait la terre comme une poterie. Dans le marais le sol craquelé s’envolait en poussière, et le sel croûtait largement sur les salines. Bonne année pour l’île dont le sel et la pomme de terre font la richesse.

Peu à peu la chaleur cependant s’amassait en orages. L’horizon s’alourdissait d’une brume pesante où stagnaient, du côté du sud, des nuages d’un noir bleu, qui changeaient de forme sans bouger de place. Il ventait petite brise, mais la mer fortement houleuse sentait du mauvais temps.

Au grand largue, le Laissez-les dire roulait jusqu’à tremper à l’eau sa bôme qui remontait d’un coup dans le ciel. P’tit Pierre regardait le flèche osciller, si haut, qu’il lui fallait se renverser pour le voir ; il écoutait le gémissement des palans et le tumulte des vagues à l’étrave ; il contemplait le torse énorme de Perchais accoté à la barre ; et la force de cette machine, aux mouvements accordés avec ceux de la mer, l’émouvait sans qu’il comprît pourquoi.

Les hommes l’appelaient « le mousse » en rigolant, et pour ne pas lâcher les lignes à maquereaux, lancées à la traîne, l’envoyaient de temps à autre chercher « le litre ».

— Hé mousse ! passe-nous l’ kilog !

P’tit Pierre l’apportait avec fierté, et, chacun à son tour « prenait la hauteur du soleil », en buvant à même le goulot, le cul de la bouteille braqué en l’air comme une lorgnette.

Le maquereau donnait. De minute en minute on sentait aux lignes les secousses du poisson qui s’enferre ; et quand on levait, les beaux scombres apparaissaient au bout des fils comme des flèches nacrées fendant l’eau claire. Des roses, des verts et des bleus très fins se déplaçaient, se succédaient et chatoyaient sur leur dos ; ils avaient des yeux d’émeraude cerclé d’or et leur ventre était tout en argent. Sur le pont ils ouvraient trois ou quatre fois leur gueule vorace, tressautaient et agonisaient vite en éteignant leurs yeux et la vie lumineuse de leurs écailles, redevenus des poissons vulgaires, d’un bleu lourd, zébré de noir.

Bientôt dans la vapeur estivale, Saint-Nazaire se révéla, hérissée, métallique, conquérante, avec ses phares, ses cheminées, ses mâtures, ses chantiers et sa grue gigantesque en forme de T, comme une place forte en arme, face aux océans.

En opposition, de l’autre côté de l’estuaire limoneux, brillait des plages, des bois arrondis, la nature paisible, sans blindage de granit, sans bassins creusés à bras d’hommes pour emprisonner de la mer.

En rade, deux cuirassés pesaient, sombres et informes ; des trois-mâts lançaient au ciel leurs silhouettes téméraires ; des vedettes astiquées circulaient en clignotant de leurs cuivres ; des barques croisaient ; et dans le courant, les grosses bouées coniques, empanachées de feux verts ou rouges, accomplissaient avec lenteur des demi-tours en se balançant ainsi que des matrones à la baignade.

P’tit Pierre s’émerveillait. Jamais il n’avait vu de port aussi vaste, ni tant de bateaux de toutes les formes et de toutes les tailles. Des bâtiments charbonneux, larges comme des cathédrales, la mâture écourtée et des ancres de deux tonnes pendues à l’écubier ; des paquebots à étages, sommés de cheminées comme des tours ; des longs-courriers galeux qui sentent les épices ; des bijoux de yachts, voilés de soie crème ; des barques multicolores, des remorqueurs pansus, et des torpilleurs de l’État, grisâtres, menus, dont les flammes traînent de la pomme du mât jusqu’au pont.

La variété des pavillons surtout l’étonna. Il avait bien appris, à l’école, le nom des peuples partagés sur le globe, mais il n’imaginait rien au delà de l’Herbaudière. Cette fois il crut voir les nations, dans l’étamine superbe aux tons violents, et il sentit autour de lui la terre immense et merveilleuse.

Des accords de musique soufflaient, par bouffées, de la ville, parmi des poussières de charbon et des âcreurs de houille. De chaleur, le coaltar coulait sur les coques. On accosta. P’tit Pierre saisit la bourriche, qui contenait le pâté de bernache, la bouteille et le tricot neuf, destinés à son frère, et débarqua derrière le père Clémotte.

Le vieux l’entraîna par les quais où le soleil tombait d’aplomb. Une gaieté turbulente pétillait dans les auberges. Des lanternes vénitiennes et des drapeaux décoraient les rues où déboulait la foule, par bandes, bras dessus, bras dessous. Ils découvrirent le Lansquenet au quai des Pêcheries.

Fin de lignes, ras l’eau, les cheminées trapues, les mâts grêles, il exprimait la force et la légèreté. Une odeur d’huile chaude et de saumure l’enveloppait. Sous les pas des hommes, les tôles sonnaient.

Pensive et muette, la foule était massée devant ce fuseau d’acier dans quoi on enferme des hommes pour en massacrer d’autres, et dont les nations s’enorgueillissent plus il va vite et tue loin. Elle admirait et craignait à la fois. La puissance et la précision de l’engin l’enthousiasmaient, mais au fond de sa chair, une fibre se crispait, parce qu’elle sentait la guerre qui est de la souffrance, de la mort ; et elle regardait avec des yeux de condamné.

Florent parut, les souliers luisants, le col raide, la vareuse nette. Il rit, embrassa P’tit Pierre largement, sans respect humain, au milieu des curieux, parce que c’est bon de retrouver le pays, la mère, le papa, tout ce qui tient si dur au cœur des hommes, dans un gros baiser qui claque sur la joue de son frère. Et puis on s’en fut prendre le coup de l’arrivée, une bonne bouteille, au Café de la Marine.

P’tit Pierre était fier parce qu’on les regardait. Depuis le matin il vivait une existence éblouissante et il ne parla que de lui, de sa traversée :

— Tu sais j’ suis v’nu à bord du Laissez-les dire

Florent dut lui arracher des nouvelles du pays et empoigner la bourriche où il fouilla lui-même.

Ils déjeunèrent sur un coin de table, à l’auberge, parmi les cris des consommateurs. Près d’eux quatre jeunes gens pariaient de vider un litre d’un trait ; plus loin, des pêcheurs, engagés aux régates, braillaient en se défiant. Une fillette parut sur le seuil, basanée, pieds et tête nus, et joua sur un accordéon Va petit mousse, que la foule reprit en chœur, avec un mouvement de houle auquel s’abandonnaient les femmes.

Chaque fois que passait la servante, rougeaude, suante et mamelue, les hommes fourrageaient son cotillon en rigolant. Des obscénités fulguraient en éclairs, suivies du tonnerre des rires. La fumée dense masquait le plafond. On marchait dans le vin qui empestait l’atmosphère.

Volontiers Florent s’attarderait avec Clémotte, à boire, à jaser. Le vieux avait déboutonné son gilet, pour bedonner à l’aise, et dénoué la cordelière framboise de son col. Mais impatient de voir la fête, P’tit Pierre réclamait obstinément :

— On va-t-il pas bientôt s’ n’aller…

Une fanfare défila au rythme de Sambre-et-Meuse. Le café se vida, et les Bernard emboîtèrent le pas avec la compagnie. Du côté de la mer le canon retentissait. Des coups de vent chaud apportaient de la poussière ; les drapeaux clapotaient au long des mâts ; une sirène mugit et cent voix lui répondirent dans la foule.

C’était la liesse populaire, la joie physique de brailler, de gesticuler, d’avoir le cerveau trouble et le sang chaud. Il y avait bien, ici et là, des parades officielles, faites par des messieurs noirs sur des estrades tricolores, où l’on proclamait au son des Marseillaise, « la force de notre marine », « la prospérité du Commerce » et « la gloire de la France ! » Mais on savait bien que tout cela n’était pas sérieux. Il en fallait, parbleu, de ces histoires, pour les journaux, pour les avancements, pour les vanités et parce qu’il y en a qui aiment jouer à embêter les autres. Seulement, la vraie fête était ailleurs, là où il y avait du vin et des filles, des goulées de baisers à prendre, des litres à lamper, là où les instincts trouvaient leur compte large de plaisir.

Les jetées grouillaient de monde. Déjà les régates couvraient de voiles l’estuaire trouble. La Loire immense roulait vers la mer ses eaux vaseuses avec des remous et du clapotis. Le courant fuyait en emportant les barques et bouillonnait le long des cales. Le bas des quais, enduit de végétation grasse, sentait fortement la marée. Le père Clémotte abandonné aux amitiés d’un vieux pilote, Florent entraîna P’tit Pierre du côté des estacades où il y avait des joutes pour les marins de la Flotte.

Une quinzaine d’embarcations de service s’alignent sur deux rangs. Il y en a de petites à huit rameurs et de grandes à seize. De loin elles ressemblent à des bêtes, blanches et bleues, fournies de pattes à cause des avirons que les hommes tiennent bordés au ras de l’eau, prêts à partir. À l’arrière le patron est debout, une main sur la barre.

À terre, des gens enflés de supériorité expliquent les choses mystérieuses de la mer. Des vieilles barbes parlent un langage semé de mots inconnus : tribord amure, flèche bômé, lof pour lof… La foule regarde d’un seul œil les barques, souquées de toile, qui se croisent, se coupent manœuvrent à toutes les allures et, sans rien comprendre à la régate, elle est soulevée d’enthousiasme pour l’audace et la force des hommes.

P’tit Pierre est immobile et muet près du frère. Ses yeux ne suffisent pas pour tout saisir, parce que, en enfant, il va de détail en détail. Soudain les canots de la Flotte s’enlèvent à un signal, et Florent crie de joie.

— V’là l’ tour aux frangins !

On voit les avirons ployer et se détendre comme des ressorts. D’un seul rythme bref la longue arête des dos se courbe et se redresse. Toute la barque est un grand corps qui rampe. À l’arrière le patron excite les hommes de la voix et se jette en avant à chaque coup de rame. L’effort est un, mécanique ; le bois gémit, les muscles craquent.

Ils remontent le courant vers un ridicule croiseur à l’éperon en sabot. C’est un de ces navires, démodés avant d’être vieux, tout bossués de tourelles, chargés de superstructures à ce point qu’on se demande par quel miracle ils tiennent sur l’eau, et dont on favorise la visite à toutes les fêtes pour bien persuader le peuple de « la grandeur de notre marine ».

Les canots remontent toujours de front, par série. Deux commencent à prendre la tête et au virage se classent nettement premiers. On les voit redescendre à toute vitesse, emportés par le courant et la furie des hommes, s’enlevant à chaque coup de nage et marquant leur sillage comme un vapeur. Les rames décochent des reflets ; les avants luisent comme des haches ; le bois et l’eau retentissent.

— Le République ! le République ! acclame soudain Florent, l’équipe à Jean-Marie !

Le canot lâche par secousses son concurrent. On entend le patron qui jette en cadence, pour entraîner ses hommes :

— Har-di ! Har-di !

Au coup de canon, une clameur de victoire monte des poitrines ; d’un seul mouvement les avirons sont mâtés et sur son aire la barque court jusqu’aux cales.

Déjà le second coupe la ligne ; puis les autres. C’est une mêlée d’embarcations, de voix, de rires, toute une agitation violente ; une grosse joie puérile, particulière aux soldats et aux matelots qui sont de jeunes hommes vigoureux, sans souci du pain quotidien.

— Hé ! Jean-Marie !

— Tiens, Florent ! On est des bons, mon vieux !

— C’est-il des poilus les gars du République ?

— Envoie l’kilog, Goule-en-pente !

— La rincette à l’équipe, quoi !

Les torses fument au travers des maillots et les cous et les bras sont brillants de sueur. Quelques-uns s’essuient et mettent une vareuse. La plupart rigolent et boivent, insouciants de leur corps robuste et jeune. Des amis livrent des litres à pleins paniers. Il s’élève un rude fumet de mâle et de vinasse jusqu’au quai où les femmes regardent. On échange de lourde galanterie, on se siffle, on s’appelle. Sans savoir comment P’tit Pierre se trouve soudain dans un canot à trinquer avec les marins.

Il boit avec orgueil à la bouteille qu’on lui passe comme à un égal. Il touche les grands avirons, les jolies gaffes en cuivre. On l’appelle encore « mousse » et il répond « patron », ce qui fait rire autour de lui. Et puis il débarque avec son frère et toute une bande.

Depuis lors il voit un tas de choses merveilleuses. Une vedette astiquée comme le chaudron de la mère Bernard, avec des tapis et un drapeau qui traîne à l’eau, et où on lui dit que se tient l’amiral. Un navire monumental qui sort par les grandes portes pour emporter dans des Amériques imaginaires ces gens qui agitent des mouchoirs sur le pont. Des canots automobiles qui volent à la crête d’une vague dans un ronflement. Des yachts furtifs, des torpilleurs, des nageurs …Et puis, sans cesse de la foule, du mouvement ; des auberges où l’on braille, des marins qui le remorquent à leurs bras ; encore des auberges et du feu partout dans la nuit, de la pétarade, du feu qui monte dans les étoiles, qui embrase l’eau ; de la musique, des cris, des cris…

Plus rien pendant longtemps. Un trou dans l’existence. P’tit Pierre dormait pesamment sur un tas de voiles, à bord du Laissez-les dire. Un mouvement très doux berçait le sloop. Le flot clapotait le long de la coque. P’tit Pierre rêvait.

Il est embarqué sur un grand navire qui le roule à la mer depuis des mois, et dans le sillage jouent des monstres marins qui ont la tête barbue de Tonnerre, le baigneur. Il double le cap Horn, emmitouflé dans les maillots tricotés par sa mère ; l’eau gèle sur les vergues en lames claires. Puis il aborde une terre chaude où l’on vit, le torse nu, avec des sauvages, des singes et des perroquets sous des arbres qui donnent de la farine et du lait. Bientôt un vaisseau de guerre arrive, tire le canon et organise des fêtes pour distraire les équipages. Il joute à l’aviron avec les marins de la Flotte ; il est vainqueur et l’amiral l’emmène dans son canot, à bord du cuirassé, pour le festoyer. Toute la nuit on boit et on chante ; il écoute la chanson et reprend le refrain :

Et riquiqui
Nous voilà partis ;
Si les vents sont bons,
Demain nous partons !

Mais brusquement il reçoit une taloche. C’est son père qui l’empoigne et le rentre à la maison…

P’tit Pierre s’éveillait en sursaut, avec une sensation douloureuse dans le dos.

— Eh p’tit saligaud, t’en avais une cuite hier soir ! Si j’t’avais point ramené pourtant !…

Il essaya de se redresser, mais la tête lui fendait et il retomba sur les voiles en clignant des paupières. Au-dessus de lui, il y avait un carré de lumière pâle, la face ronde du père Clémotte et quelqu’un d’invisible qui marchait sur son crâne. Où était-il ?… Pourquoi la fenêtre habituellement devant ses yeux, paraissait-elle au plafond ? Et qui chantait à cette heure-ci, dans le village ?

Il écouta avec effort. Des voix écorchées mâchaient sa chanson :

Et riquiqui
Nous voilà partis ;
Si les vents sont bons,
Demain nous partons !

Du coup il se hissa hors du panneau, et vit de l’eau terne dans l’aurore grise autour de lui, des barques muettes et, sur le quai, une ligne de matelots ivres qui s’égosillaient en s’étayant pour avancer.

— Ben quoi, mousse ! La gueule de bois !

Julien Perchais grimaçait amicalement en passant sa main paralysée dans sa toison rousse. Ici et là des hommes sortaient des barques, observaient le ciel et marchaient sur les ponts. Le jour filtrait sous des nuages bas, ourlés, à l’est, de mauve très fin. Les choses avaient de la couleur dans la lumière sans éclat ; l’air était neuf.

La ville dormait. Les pavillons tombaient le long des drisses ; des fonds de lanternes brûlées pendaient aux guirlandes ; une tribune était ridicule dans la sérénité du matin. Au delà des écluses, un fouillis de mâture vernis brillait doucement. Un vapeur siffla et son cri traîna longtemps comme une écharpe. Puis une sonnerie vibra, métallique, impressionnante dans le calme, et le drapeau français parut en haut d’un mât.

P’tit Pierre songea soudain à Florent qu’il avait perdu dans la nuit et se mit à rire, sans savoir pourquoi ; puis il cassa la croûte avec les hommes et avala deux verres de vin.

— On va mettre à la voile, les enfants !

Le Laissez-les dire appareilla et sortit lentement de l’avant-port jusqu’au moment où il tomba dans le courant vaseux de l’estuaire qui l’entraîna. Sur les cuirassés, mouillés en grande rade, des matelots défilaient au son du tambour et du clairon, comme dans une caserne. P’tit Pierre regardait la ville merveilleuse qui s’éloignait rapidement de lui, avec ses cheminées, ses mâtures, sa grue gigantesque. Le Laissez-les dire trouvait du vent dehors et fuyait plus vite.

Ce fut par le travers de Saint-Gildas que le flèche engagea dans un changement d’amure. L’équipage regardait en l’air, quand P’tit Pierre empoigna le mât et grimpa lestement jusqu’à la pomme. Là-haut l’amplitude des oscillations menaçait de l’arracher. Au-dessous de lui, la barque n’était plus qu’une planche étroite. Il descendit dans les acclamations.

— Bravo l’mousse ! bravo !

— J’te garde à bord si tu veux, dit Perchais.

Rouge de joie, P’tit Pierre accepta follement :

— Oh oui ! oui !

À l’Herbaudière, comme il aidait à carguer la voilure, il fut surpris de retrouver son père qui l’appelait sur la cale. La mère Bernard était là aussi, toute bouffie de satisfaction.

— T’as fait bon voyage ? As-tu dormi au moins ?… Et Florent ?… Il est bien, Florent ?…

Mais de la chaloupe, P’tit Pierre leur criait obstinément :

— C’était beau ! c’était beau ! il n’y avait que des marins, que des bateaux, et des grands, grands, qu’auraient pas tenu dans le port !…




Bernard relâcha sa surveillance autour de P’tit Pierre quand il lui vint sérieusement de l’inquiétude au sujet de son fils Eugène dont il était sans nouvelles. Il n’en laissa toutefois rien paraître, dans la crainte d’affoler sa bonne femme qu’un sentiment analogue empêchait de se plaindre comme elle l’aurait voulu.

Le soir pourtant, après le coucher de P’tit Pierre, lorsqu’elle se retrouvait seule avec celui qu’elle nomme « son patron », d’une appellation campagnarde qui contient ensemble la soumission de la femme et la protection de l’homme, elle osait parfois le questionner d’un air indifférent.

Bernard faisait du filet à petites secousses régulières ; elle tricotait. Leurs mains s’agitaient machinalement, tirant le fil, croisant l’aiguille ; mais leurs yeux étaient en songe sous les paupières. Ils sentaient confusément une même pensée remplir la chambre autour d’eux. Ils évitaient de se regarder et la mère Bernard cherchait un détour pour engager la conversation.

Elle se lève, décroche l’almanach qui jaunit au mur et l’approche de la bougie en assurant ses lunettes.

— Voyons… nous v’la au 20 ; non au 21… la sainte Jeanne…

Elle attend vainement un mot de Bernard et reprend :

— Oui, c’est le 21… ça f’ra quatre mois le vingt-cinq…

Bernard ne bouge pas et poursuit son ouvrage. Alors elle se redresse et lui dit doucement :

— T’entends, mon bonhomme, n’y a quatre mois qu’Ugène a point écrit…

Le brigadier s’arrête et feint l’étonnement :

— Bah ! t’es sûre ?

Simplement elle va vers l’armoire et tire des lettres, dont l’écriture apparaît torte et maladroite sur un papier quadrillé, taché de pâtés, tandis qu’elle y cherche une date.

— Y a d’la buée sur mes lunettes, dit-elle.

Elle les essuie au coin de son tablier, en se détournant, pour que Bernard ne voie pas ses yeux humides et, quand elle les a rajustées dans l’encoche de son nez, elle reprend :

— Oui, 25 avril la dernière… N’y aura quatre mois dans quatre jours !

Le brigadier hoche la tête en ricanant :

— C’est ben ren que ça ! Mon défunt père est resté deux ans perdu ; puis un jour qu’on l’attendait point, il est revenu pas pu failli que s’il avait quitté la maison la veille.

La bonne femme l’écoute, la lettre à la main ; puis, sans rien dire, elle la range, et soupire en se rasseyant :

— Tout de même, on n’est point tranquille !

— Te fais donc pas de mauvais sang ! plaisante Bernard. Point de nouvelles, bonnes nouvelles ! On le sait, va, quand il y a des accidents !

Mais les jours suivants il monte seul au devant de Louchon le facteur, à l’heure où celui-ci revient de Noirmoutier. Il le rejoint en deçà du village, sur la route où Louchon marche à grands pas, en piquant le sol de son bâton ferré, avec son chien sur les talons.

— En promenade, père Bernard !

— En promenade, mon gars… Quoi de neuf en ville ?

— Ren… La fille à Malchaussé qu’est enceinte, on dit qu’ c’est du syndic.

— Ah !

Ils vont un moment silencieux, côte à côte. À une croisée de chemin, Bernard dit :

— J’vas descendre à la Blanche… Y a rien pour moi ?

— Dame non, y a ren… C’est rapport au fils ?

— Oh ! ça presse point, mais vous savez, un mot fait toujours plaisir.

— Tiens ! le gars, c’est le gars, quoi ! Salut, Bernard !

— Salut, Louchon !

Chaque fois c’est la même réponse. Le brigadier s’efforce d’en prendre gaillardement son parti, bien qu’il sente, au fond, croître son inquiétude ; et quand la mère Bernard lui demande le soir :

— As-tu vu le facteur ?

Il ment avec fanfaronnade pour dissimuler et se donner du cœur :

— Non, mais il connaît le chemin, pas vrai ! il viendra ben quand y aura quéque chose !

Cependant il éprouvait le besoin d’échapper au bourdonnement des pensées qui tournaient en rond sous son crâne. N’ayant plus rien à faire à la maison ni au jardin, il bricola, construisit des moulins, des gendarmes qui battaient des bras au vent, ou de petits bateaux se poursuivant autour d’un axe. Intéressé par ses inutilités, il les parachevait avec conscience et les distribuait autour de lui.

En même temps, il s’adonna furieusement à la pêche et on le vit des heures entières somnoler au bord de la jetée, les jambes pendantes, encadré par Clémotte et Hourtin qui fumaient dans un silence contemplatif.

Leurs ombres s’allongeaient sur l’eau devant eux. Fasciné par la ligne, Bernard ne songeait pas à rentrer. Déjà les sardiniers accouraient, les voiles hautes, du côté où le Pilier met une bosse sur l’horizon, et les femmes descendaient du village en jabotant leur patois clair.

P’tit Pierre avait repris sa vie libre en cachette. Il endormait sa mère avec des mensonges, et s’efforçait d’éviter le brigadier sur le port. La complicité des vieux, qui blâmaient Bernard, lui avait ménagé quelques sorties à la mer. Il suivait Perchais par goût et par émulation, car s’il aimait naviguer, il ne lui plaisait pas moins de défier Olichon qui était mousse.

Le soir, quand les barques reposaient à la chaîne, côte à côte dans le port et que la marmaille grouillait dans les canots empestés par la rogue, Perchais réunissait les deux rivaux.

— On va voir çui qu’a des biceps, les enfants !

Olichon était plus grand, plus maigre que P’tit Pierre, avec des bras qui n’en finissaient plus et que les manches de sa vareuse couvraient à peine jusqu’au poignet. Les pieds en dedans, il adhérait au pont de sa chaloupe, sa petite figure chafouine toute tendue d’énergie.

— Le premier rendu en tête du mât, annonçait Perchais, un, deux, trois !

D’un bond l’un et l’autre sautaient sur les drisses et grimpaient vite, tirant des bras, poussant des reins et des genoux. Ils ne se distançaient point d’abord. Olichon montait par grandes secousses à la faveur de ses longs membres ; P’tit Pierre progressait par soubresauts rapides, comme s’il rampait.

Des sloops voisins les gars regardaient. Perchais présidait gravement, la tignasse en arrière, le poitrail développé. Au capelage, Olichon s’engageait un instant dans les poulies ; P’tit Pierre s’enlevait par les haubans, embrassait la fusée du mât. En une seconde, il gagnait le sommet et criait sa victoire. D’en bas Perchais répondait d’enthousiasme. Olichon s’affalait sur le pont, rouge de dépit.

— Viens-y donc à la nage, criait-il, viens-y donc ! tu verras si je ne t’ai pas !

Perchais jubilait, faisait chorus, brandissait sa main paralysée et commandait :

— À la nage ! d’ici la jetée !

En un tour de main les chemises s’abattaient. Bien que tout haletant, P’tit Pierre arrivait à plonger en même temps qu’Olichon. Sous l’eau claire on voyait verdir leurs corps nus et s’enfler leurs muscles des omoplates aux jarrets. Ils s’efforçaient à grandes brasses au travers des barques qui les masquaient par intervalle et d’où les hommes les excitaient au passage :

— Hardi là ! Souque p’tit gars !

Mais P’tit Pierre battait l’eau nerveusement et s’épuisait, tandis que les cheveux noirs d’Olichon s’éloignaient régulièrement. Déjà son remous ne l’atteignait plus. C’était la défaite. Alors tournant la tête et nageant de biais, comme s’il ne voyait pas sa route, P’tit Pierre se jetait résolument contre un corps-mort.

Quelqu’un criait :

— Attention !

P’tit Pierre poussait une plainte et s’accrochait à un canot. Perchais le rejoignait à la godille, l’embarquait. P’tit Pierre avait une grosse mâchure au coude, mais ne pleurait pas et regardait seulement Olichon qui abordait la jetée.

Perchais se grattait la tête d’un air bonhomme, tapotait le bras du gamin et jetait vers le triomphateur :

— Ça compte pas ! Bernard s’a fait mal !

On entendait Olichon ricaner :

— Oh là là ! poule mouillée !

Et il replongeait, par fanfaronnade, pour regagner son bord à la nage, tandis que Perchais emmenait son mousse boire la goutte chez Zacharie.

Les premières fois, P’tit Pierre fit la grimace sur le « taco » que les pêcheurs avalent d’une lampée, sans goûter, parce que la satisfaction n’est pas pour eux dans la saveur de l’alcool, mais dans l’ivresse qu’il détermine. Les hommes riaient en se moquant ; Double Nerf affirmait :

— C’est ça qui fait un homme, p’tit gars !

Et Julien Perchais, un garçon de conduite pourtant, buvait gaillardement ses trois gouttes, pour lui donner l’exemple. P’tit Pierre apprit vite à « siffler » son verre comme les autres, non qu’il trouvât bon l’âpre eau-de-vie, mais parce que ce geste le haussait dans son estime au niveau des héros comme Perchais et Tonnerre le baigneur.

Or, ce fut en leur compagnie, qu’entrant un soir au XXe Siècle, Bernard surprit son fils, accoudé à la grande table cirée, devant un verre. P’tit Pierre n’eut pas le temps de s’effacer qu’une gifle lui cingla la figure. Perchais s’interposa, mais tout gonflé de colère, Bernard riposta :

— Si c’est pas honteux d’ faire boire un gamin comme ça !

Et il empoigna son gars qui s’accrochait à la table désespérément. Des verres chavirèrent et se brisèrent sur le carreau. Tonnerre, les yeux sinistrement rapprochés par l’ivresse, grognait d’une voix râpeuse :

— Y a qu’ la goutte ! y a qu’ la goutte pour donner des forces ! J’ suis-t-il un crevé moi ! Hein ! Plus d’hommes que dix femmes n’en f’raient qu’ j’ai sauvés ! T’entends hein ! Il boira la goutte !…

Il frappait alternativement la table et sa poitrine à grands coups de poing. Mais sans s’inquiéter, Bernard chassa son fils devant lui, tandis que la mère Zacharie, accourue au tumulte, criait d’un ton aigre :

— Enfin il a ben l’ droit ! c’est son gars après tout ! Et vous aut’es, tas d’saligauds, vous cassez ma vaisselle !…

La remontrance se fit à la maison, en présence de la mère, qui lâcha d’émotion le chou qu’elle nettoyait pour la soupe, en entendant son patron traiter le gars d’ivrogne et de débauché.

— Allons, concilia-t-elle, il ne le fera plus, une fois n’est pas coutume…

— Ah ! pas d’excuses ! coupa sèchement Bernard, pour un gaillard qui traîne du matin au soir en compagnie de Tonnerre et du grand Perchais ! Ça va finir, et pas plus tard que demain ! Je te le mets en apprentissage !

Pour la première fois, P’tit Pierre releva son front têtu et affirma résolument :

— J’ m’en irai avec Ugène quand il s’ra revenu !

— Laisse donc Ugène tranquille ! t’iras en apprentissage !

— J’ m’en irai avec Ugène, sur son bateau !

— Ugène ! Ugène ! tu sais seulement pas quand tu le verras !

— Tu vas nous porter malheur, mon Bernard, fit doucement la bonne femme.

— Aussi il me fait sortir de mes gonds, ce gosse-là !

L’affaire en resta là. Ils demeurèrent silencieux toute la soirée en évitant leurs regards. Mais les jours suivants, Bernard tint parole et engagea son gars chez Zacharie qui a boutique de menuiserie derrière sa buvette. La mère demanda grâce pour une semaine encore. Le brigadier protesta énergiquement contre la mollesse des femmes et céda, avec de la joie dans le cœur.

— On n’en a-t-il pas assez qui sont loin, disait la vieille, gardons celui-là, jusqu’au mois prochain…

L’automne ramenait les soirs humides, plus avancés de jour en jour. Déshabitué des chutes rayonnantes sur la mer calme des étés, le soleil s’enlisait de bonne heure dans la brume lourde qui ceignait comme un bandeau l’horizon des océans. Les couchants n’étaient plus dorés mais écarlates ; la nue devenait plus sombre, la mer plus dure et le ciel encombré de nuages qui retenaient longtemps le mirage du crépuscule. Les merlans, précurseurs du froid, apparaissaient sur la côte ; le gibier se rassemblait pour la migration ; il n’y avait plus d’hirondelles.

Devant la maison des Bernard, les touffes d’hortensia s’étaient décolorées du rose au gris, puis un coup de vent avait emporté les pétales. Les tamarix résistaient et portaient encore des fleurs. Viel vendangeait ses treilles et les femmes préparaient pour leurs hommes des vêtements cirés et salaient des maquereaux en prévision de l’hiver.

Aucune dépêche n’avait encore signalé le Bourbaki sur lequel naviguait Eugène, et l’inquiétude fêlait, à petits coups, l’espoir au cœur des Bernard. Le brigadier enquêtait près des vieux coureurs de mer ; mais chacun ne savait qu’exalter le temps de sa jeunesse au mépris de celui dont il n’est déjà plus.

— Ton gars s’rait sur un navire en bois, oui ! proclamait Hourtin, je répondrais de lui ! Mais sur de la ferraille, non ! Fallait voir notre Sainte-Anne en cœur de chêne, si ça patouillait proprement ! Le fer c’est le fer quoi ! ça navigue point, ça coule ! Ah ! la marine en bois !

Et un beau jour, Louchon poussa la porte des Bernard pendant qu’ils étaient à table.

— Bonjour à vous la compagnie !

La bonne femme mit la main sur sa forte poitrine pour retenir son cœur qui sautait. Bernard affermit son maintien et tendit la main pour recevoir la lettre.

— Dame y en a point encore, mais on vous demande à la Marine, c’est m’sieu Bourdin, l’préposé ; des nouvelles pour le sûr…

— C’est bon, on va y aller tantôt, dit Bernard.

Mais sitôt Louchon parti, il écarta l’assiette, saisit son béret et dit :

— J’y vais.

Sa femme l’embrassa derrière la porte. Ils avaient peur tous les deux. P’tit Pierre criait :

— C’est-il Ugène qui vient ? c’est-il Ugène ?…

Bernard s’en va très vite par les raccourcis, les yeux sur Noirmoutier dont la verdure et les toits bombent à l’horizon.

Autour de lui on bêche déjà les champs où du goémon, distribué par petits tas, se corrompt en puant âcrement. Des mouches traversent le chemin en ronflant et le vent de mer souffle au dos des herbes qui roulent comme une onde tout le long des banquettes.

Bernard marche à grands pas résolus, comme on va vers un danger inévitable, pour l’éprouver au plus tôt. Pourquoi l’appeler à la Marine en effet ? Eugène aurait écrit simplement, si tout allait bien !… Il renifle dans le vent les senteurs goémonées et se souvient qu’on fumait également la terre, il y a six ans, lorsqu’il se rendait à la ville, comme aujourd’hui, pour y apprendre la mort de son pauvre Dominique. Misère ! ils n’ont tout de même pas de chance ! Est-ce que tous les gars vont s’en aller comme ça, les uns après les autres !…

Sans s’en apercevoir, Bernard arrive si vite au bureau qu’il reste un moment interdit devant la porte. Il l’ouvre enfin, mais comme elle grince sur ses gonds, tout son courage s’effondre, avec un grand fracas, dans sa poitrine.

M. Bourdin qui lit l’Écho de Paimbœuf en fumant sa pipe, lève la tête.

— Ah ! Bernard ! mon ami, mon brave ami, je vous attendais…

Il plie le journal qu’il met à gauche sur la table et dépose sa pipe à droite, dans une soucoupe.

— Eh bien, comment ça va ?… Je vous ai fait venir pour des nouvelles… oui, oui, au sujet de votre fils Ernest, n’est-ce pas, Ernest…

— Pardon, Eugène, Monsieur.

— Oui, oui, Eugène, ce pauvre garçon… Votre cadet…

— Non pas, l’aîné maintenant, Monsieur.

— Justement, eh bien… oui, oui, voilà… une lettre des armateurs…

M. Bourdin ajuste son lorgnon, déplace successivement trois galets et découvre la lettre. Bernard a pâli au bord de sa chaise, les mains crispées sur son béret. Un rayon de soleil éclaire sur le mur des amiraux à belles barbes et des présidents satisfaits, barrés du grand cordon.

— Voilà… J’aurais pu vous envoyer ça ; j’ai préféré vous voir. Vous comprenez, une lettre c’est brutal ; moi je pouvais pallier… adoucir… Oh ! il n’y a rien de perdu vous savez… Voilà : «  Monsieur nous avons le triste devoir de vous faire connaître que notre navire le Bourbaki »… Ah ! ah ! un nom glorieux !… « le Bourbaki, parti d’Auckland le 12 avril, a été signalé le 25 du même mois pour la dernière fois… » etc… etc… Oui, enfin on est sans nouvelles… Vous savez, il n’y a rien de perdu… on est inquiet… on suppose… Vous comprenez, voilà six mois bientôt… Seulement on n’a trouvé aucune épave, rien…

M. Bourdin replace méthodiquement la lettre sous le troisième galet. On entend un gamin jouer dans la rue avec un cercle de fer. M. Bourdin regarde Bernard et voit ses yeux pleins d’eau.

— Allons, allons, mon ami, du courage… oui, oui, c’est dur, très dur… Mais enfin pas d’épave, voilà de l’espoir, hein !… Oui, oui, la mer vous savez bien !… Mais quoi, on est des hommes !…

Il secoue bonassement les mains de Bernard qui se lève avec effort et dit tristement :

— C’est le troisième gars que j’ perds, Monsieur.

— Fichtre !

M. Bourdin ne trouve pas autre chose, car il est ému à son tour. Bernard ne songe plus qu’à s’en aller ailleurs, parce qu’ici le cœur lui fait trop mal. M. Bourdin propose « de l’accompagner un bout » ; mais il l’arrête au seuil à cause du soleil et qu’il n’a pas de chapeau.

Bernard s’éloigne par la petite rue en rangeant les maisons, comme s’il avait honte de se montrer. Le gamin au cerceau le frôle en courant, débraillé, soufflant de vie. Bernard s’essuie les yeux avec le dos de la main et marche plus fort. Les gens qui le voient passer de ce train fou, le béret de travers, la face bouleversée, disent avec étonnement :

— V’la Bernard qui s’a dérangé.

Mais quand il rentre chez lui, sa bonne femme comprend et se met à trembler sur sa chaise. Puis, son visage se crispe comme celui d’un petit enfant et elle pleure à chaudes larmes, en répétant :

— Ça y est ! Ça y est !

La douleur de sa femme distrait le brigadier de la sienne. Ranimé, il encourage la mère, lui dit qu’on est seulement sans nouvelles, qu’on n’a pas trouvé d’épave, qu’on ne sait rien, qu’il faut espérer, et un tas de choses auxquelles il ne croit pas lui-même, mais qui lui viennent aux lèvres naturellement, par pitié. Elle pleure, se lamente, grossièrement remuée, mais profondément, car elle souffre dans son instinct. Elle ressasse le nom de son petit gars, Eugène, Eugène, l’enfant de ses entrailles, perdu à l’autre bout du monde et dont elle ne verra même pas le cadavre.

Dans un coin de la chambre, P’tit Pierre, qui triait des pommes de terre, a relevé la tête vers ses parents. Ils ne font point attention à lui maintenant, ils ont leur douleur. P’tit Pierre n’a pas entendu parler de mort ; mais il sent bien qu’il y a une catastrophe parce qu’ils appellent le grand frère et qu’ils pleurent. Les larmes surtout le touchent, sans en savoir la cause, car c’est de l’eau qui coule quand on a mal. Sa mère a mal, très mal sans doute, puisqu’elle se plaint tout haut, comme les enfants, ce qui n’est pas l’habitude des grandes personnes.

P’tit Pierre approche derrière le père. Il voudrait qu’on le remarquât, mais il n’ose parler et ne sait que dire. Le brigadier a tiré son mouchoir à carreaux et se mouche bruyamment. Alors P’tit Pierre va s’abattre sur les genoux de sa mère, dans le tablier humide.

— Toi ! toi ! tu resteras, toi ! supplie la bonne femme.

Elle écrase le front de l’enfant sur sa poitrine et le tient à belles mains, de toute sa force. Son tricot a roulé par terre où les aiguilles brillent. P’tit Pierre a le cœur si gros qu’il éclate en larmes.

— Ah ! le bon, le bon petit gars ! dit le brigadier.

La mère le hisse sur ses genoux, le berce un peu, par souvenir, et lui parle à l’oreille :

— Mon petit, mon tout petit, tu quitteras point ta mé, dis… C’est Ugène, maintenant que l’ bon Dieu nous a pris… Il’tait si fort, il’tait si beau pourtant !… Mon petit, mon petit, y a pus qu’ toi, toi et Florent… pus qu’ deux gars à moi, pus qu’deux…

P’tit Pierre sanglote, et tout hoquetant, la voix mouillée, il promet à sa mère en la prenant par le cou :

— J’irai chez Zacharie, va… j’veux rester… j’veux être menuisier…

Bernard sourit de joie et empoigne son fils pour l’embrasser.

Des femmes passent silencieusement sur la route et plongent un regard chez les Bernard. De porte en porte la nouvelle lancée par Louchon, circule.

— C’est leur grand gars qu’a naufragé.

— Les pauv’gens !… Est-il mort ?

— Il se paraît !

Les femmes sont tristes et pensent aux hommes partis en mer. Et quand, vers le soir, la Bernard monte à l’église, toutes viennent au pas des portes, contempler la face d’une mère qui a perdu son gars, et quelques-unes, celles qui ont déjà des morts, la suivent discrètement pour prier Dieu près d’elle.




P’tit Pierre travaillait chez Zacharie où il se montrait docile et fort exact. Situé derrière l’auberge, dans le jardin, l’atelier ouvrait sur la route que P’tit Pierre n’avait qu’à traverser pour rentrer chez lui.

Le père Zacharie paraissait rarement à l’atelier. Il faisait la partie dans sa buvette, fumait des pipes, ou lisait « la feuille ». Deux ouvriers suffisaient à la fabrication des caisses pour les usines. Mais si un client le venait chercher d’urgence, il criait qu’il était débordé de travail et se rendait une heure plus tard, en traînant ses savates, le dos courbé sous une grande boîte dans quoi se perdaient un marteau et trois pointes.

Maintenant c’était P’tit Pierre qui portait la boîte, de même qu’il allait chercher le tabac des ouvriers, par cornets à deux sous, et cassait le bois de la patronne pour le feu. Cependant il apprit à scier et à polir des planches.

Les Bernard avaient vieilli tout d’un coup. Alourdie, la femme était devenue plus lente, avare de ses gestes, et la douleur avait effacé son rire d’enfant sur son visage. L’homme se voûtait ; et au mépris de l’aspect militaire de sa face, toujours nette et bien rasée, il laissait croître sa barbe, au hasard. Un moment on pensa même qu’il allait boire. Mais il se terra dans sa maison pour ne plus sortir.

Ils demeuraient tous les deux assis des journées entières, l’un en face de l’autre, sans courage et sans goût à vivre. Ils ne parlaient pas et regardaient par la fenêtre le ciel tumultueux d’automne où fuyaient les nuages en déroute. Dans le foyer deux triques fumaient sur la cendre. Le grand vent d’ouest ronflait dans la toiture et le bruit mauvais de la mer, qui ne décessera jusqu’au printemps, leur résonnait tristement dans le cœur.

Ils ne se réveillaient, pour ainsi dire, que le soir, à la rentrée de P’tit Pierre. La mère s’affairait un peu, soufflait le feu, mettait la soupe, et disposait trois assiettes et une miche sur la table, autour de la bougie. Le père s’enquièrait du travail, des nouvelles. Mais à l’atelier on montait toujours des caisses et il n’y avait pas de nouvelles.

Les jours se suivaient indéfiniment semblables. La vie coulait monotone et inquiète en raison de l’humeur de la mer. La pêche s’épuisait ; les usines chômaient à demi. On prenait le pain à la coche chez le boulanger et Dieu sait quand on paierait ! Les bouchers de la ville avaient cessé de venir.

Parfois un événement traversait, comme un éclair, cette uniformité grise : un naufrage, un suicide, un meurtre. Puis le triste cours reprenait et les hommes, distraits un moment, recommençaient à traîner le boulet de leur misère.

Bernard avait ajusté un petit cadre en bois, pour placer le portrait d’Eugène sur la cheminée, en compagnie des aînés morts. Chaque matin la mère l’essuyait, en faisant le ménage et, quelque-fois, il lui arrivait de murmurer :

— Si on le revoyait, tout de même, il s’rait ben changé…

Bernard haussait les épaules, mais ne la contredisait pas. Une braise d’espoir, qu’ils auraient honte de révéler, couvait au fond d’eux-mêmes. Les gens de la mer savent bien qu’après de longues années, des naufragés sortent parfois de la mort, avec un visage inconnu.

P’tit Pierre, lui, n’avait pas d’espoir, étant trop jeune pour fixer sa pensée sur un autre objet que lui-même, comme font les gens d’âge, qui se contentent à voir vivre ceux qu’ils aiment. Mais touché par le chagrin tenace des vieux, il s’était soumis de bon cœur en se détournant des barques pour apprendre la menuiserie. Le village n’en revenait pas encore. Chacun savait ses exploits à bord du Laissez-les dire et les victoires sur Olichon. On disait déjà de lui :

— Ça fera un rude marin !

Et voilà que, tout soudain, sans prévenir, il lâchait la marine pour la varlope et ne regardait plus les frères ! Froissé comme d’une injure, Perchais traita P’tit Pierre de « renégat » en regrettant :

— Un gars qu’était si capable et si fort déjà !

P’tit Pierre se dérobait à ces propos qui lui donnaient de la tristesse et de la honte. Mais quand on lui reprochait trop directement l’abandon des barques, qu’il faut du courage et de la force pour mener, il s’excusait.

— Pour la mère, vous savez…

Les autres hochaient la tête, sans approuver, ou bien ajoutaient, presque méprisants :

— Ça c’est ton affaire !

Et on riait autour de lui, parce qu’il n’y avait que les femmes à le défendre.

L’hiver fut rude, à la satisfaction de Clémotte qui en avait prédit la rigueur dès la mi-septembre, en voyant les abeilles s’enfermer précocement dans les ruches. Au village on se coucha tôt pour ménager la chandelle et le feu, avec seulement une soupe chaude dans l’estomac. Le bois devint rare et cher ; on brûla des bouses de vache séchées pendant l’été, en se serrant plus près sous le manteau de la cheminée où tremblaient les vieux recroquevillés.

Aux embellies, ils descendaient sur le quai consulter le baromètre. Tonnerre seul ne paraissait plus et hivernait au fond de sa case, comme une marmotte. P’tit Pierre l’allait voir quand il restait trop longtemps sans sortir et lui portait une écuellée de panade bouillante qu’il avalait gloutonnement en arrosant sa barbe.

Malgré le chômage, P’tit Pierre fut assidu à l’atelier jusqu’au printemps dont l’éveil ne le détourna même pas. Il semblait vraiment avoir oublié la mer qui reverdissait doucement, comme une prairie, au soleil d’avril. Il venait quotidiennement ne rien faire ; auprès des établis, avec les deux compagnons, Clovis et Firmin. Petit et brun, chevelu, crépu, Clovis remplissait le hangar sonore de romances savonneuses que des filles admiratives écoutaient à la porte. Épanoui du ventre au front, Firmin exhibait une bedaine roulée dans quatre mètres de flanelle rouge, à cause des coliques.

Tout de même, un menu fait émut P’tit Pierre : le retour au village d’un gars à ce vieil alcoolique de Piron, qui s’était pendu voilà deux ans, dans une crise.

On l’appelle Cul-Cassé parce qu’il boite ; on ne lui sait pas d’autre prénom. Il avait traîné dans les barques autrefois et fait tous les métiers, jusqu’à mendier pour ne pas mourir de faim. Des personnes charitables lui ayant enseigné la cordonnerie, qui est la profession des cagneux par excellence, il s’était placé en ville. On n’entendit plus parler de lui ; on l’oublia.

Et soudain il reparaissait, loqueteux et pâli, s’arrêtait à la porte de la masure familiale où vivaient encore sa mère et sa sœur, la Louise, avec l’enfant que lui fit le défunt Coët. Elles le reconnurent à sa claudication et l’accueillirent sans enthousiasme en considérant sa misère.

Mais Cul-Cassé les rassura en montrant trois pièces d’or dans le coin d’un mouchoir, puis il déposa son ballot et descendit chez Zacharie conter ses aventures.

C’est là que P’tit Pierre l’entendit le soir, quand, échauffé par les libations, il jurait et frappait la table en répétant :

— Un gars à Piron ! un pêcheur ! faire un gniaf ! Non mais quoi ! y a donc pus d’mer !

Il était revenu pour naviguer, malgré sa patte folle, parce que son grand-père, son père avaient été marins, parce que ses frères étaient marins et que son métier de cordonnier lui faisait honte, comme une désertion. Il était revenu par instinct, parce que son sang roule dans ses artères du même rythme que les océans, qu’il a besoin de la mer pour vivre comme d’air pour respirer, et qu’il aime mieux crever de faim et risquer sa peau sur une barque, que d’engraisser dans la sécurité monotone des villes.

La mer épouvanta les hommes, sans doute, au début des âges. Mais, l’ayant affrontée, ils trouvèrent en elle une source inépuisable de profit. Et les générations côtières s’adaptèrent de siècle en siècle à la vie maritime qui est une lutte perpétuelle. Elle est aventureuse, héroïque, et chaque voyage heureux, chaque pêche fructueuse est une victoire, et il y a dans chaque village des rivalités pour la suprématie de la mer. Existence rude et défensive, où les gains s’amassent avec du courage, qui lie les hommes à la mer ennemie. Dépaysé, le marin s’ennuie et retourne à l’océan parce que la tranquillité quotidienne ne contente ni ses forces, ni son goût du danger. Et puis, en vérité, il y a l’empreinte mystérieuse du plus prodigieux des éléments qui asservit même les brutes inconscientes.

Le lendemain, à l’atelier, P’tit Pierre se sentit las pour la première fois. Il travailla mollement sans plaisanter avec les compagnons. Un désir inquiet de savoir si Cul-Cassé trouverait embarquement le possédait, et le soir il descendit au port pour avoir des nouvelles.

Le boiteux promenait sur la jetée sa triste face d’être difforme. Des filles le frôlaient en se moquant et il riait. Aux apostrophes des hommes il répliquait grossièrement mais sans aigreur. Une odeur de salure et de rogue s’exhalait des charges de sardines emportées à grand bruit de sabots. P’tit Pierre aperçut Olichon qui lavait le pont du Secours de ma vie à larges volées d’eau claire.

Puis Cul-Cassé passa en compagnie du père Crozon, un petit vieux tout rasé au milieu d’un collier de barbe drue. Ils parlaient avec animation :

— On veut point de moi à la sardine, disait Cul-Cassé en haussant les épaules, mais pour le homard c’est point pareil…

— Eh ben on va essayer, mon gars.

P’tit Pierre soupira. Et il regarda la mer douce par-dessus la jetée où séchaient les filets bleus, l’horizon fuyant des soirs de beau temps, les molles vaguettes qui chantaient sur le sable, les barques pensives, hochant à peine du mât, et le grand ciel blanc où le soleil glissait en s’élargissant.

Derrière lui, le tumulte de l’auberge croissait avec le crépuscule. Alors il se détourna brusquement et s’en fut boire aussi, à la table où Crozon trinquait avec le boiteux pour sceller l’engagement.




Le temps passa. P’tit Pierre prit de l’âge et devint un gars robuste et bien nourri. Chez Zacharie il avait remplacé, en qualité d’ouvrier, Firmin partit sur le trimard. Et la Bernard l’admirait avec cette joie de femme qu’ont les mères à sentir l’homme s’éveiller dans leurs enfants.

Elle le gâtait de plus en plus d’ailleurs, lui cuisinait des petits plats et l’entretenait abondamment de maillots confortables. Elle avait refait son matelas en mêlant de la plume à la laine. Et elle ne le nommait plus « P’tit Pierre » mais « le gars », parce qu’il était pour elle le fils unique en quelque sorte, le seul qui ait bien voulu rester près d’elle et dont la présence devenait l’habitude essentielle de sa vie.

Florent avait rengagé dans la flotte, après ses quatre ans de service, en dépit des représentations de ses parents.

— Je suis mieux là qu’à pêcher la sardine, disait-il. Je gagne une retraite sans me fouler. Alors ? La terre ?… Je sais point travailler ça !

La mère l’avait traité de : « fils ingrat » en faisant mine de le chasser ; Bernard l’excusait au fond, tout en protestant pour sa bonne femme ; seul P’tit Pierre l’approuvait et l’enviait au souvenir de la journée de Saint-Nazaire, toute remplie de soleil, de joutes, de régates, où la mer était couverte de navires formidables.

Sans négliger l’atelier, P’tit Pierre naviguait maintenant le soir et le dimanche avec Cul-Cassé dont il était devenu le grand ami. Pas de régates dans la baie où il n’assistât ; pas de nouvelle barque au port qu’il n’accourût voir ; et si l’on avait besoin d’un coup de main sur un sloop, il était toujours là, les bras offerts.

Exact à la maison, aux heures des repas, il ne s’y attardait point, malgré les prévenances. Il disait, sans humeur, par plaisanterie, « qu’il n’était plus d’âge à rester dans les jupes » ; et Bernard clignait de l’œil d’un air entendu en déclarant :

— Ah dame ! c’est la jeunesse !

Il savait que P’tit Pierre commençait à reluquer les jolies filles qui sortent des usines à midi et à six heures en cotillon court avec une pèlerine de laine sur les épaules. Clovis les attirait à l’atelier en roucoulant des romances ou en cornant, en voix de tête, des chansons vendéennes bien salées, qu’elles écoutaient sans gêne, avec du rire plein les yeux. Et puis l’on descendait au port en s’aguichant à force de propos raides où le geste de l’amour servait indéfiniment de plaisanterie.

P’tit Pierre, qui ne chantait point, tirait des succès de sa prestance et de ses muscles. Il avait tôt fait, en jouant, d’empoigner une fille et de l’enlever comme une plume, tandis qu’elle se roulait de joie entre les mains puissantes. C’était là son triomphe, dont il abusait un peu, surtout avec Cécile, la fille à Pelot le douanier.

Elle se dérobait simplement pour rendre la poursuite plus haletante, l’emprise plus serrée. Elle avait de l’inclination pour P’tit Pierre qui la distinguait parmi ses compagnes. Brune avec de longs cils, un peu boulotte, fraîche et ferme de chair, elle portait du sang sur les joues comme des fleurs.

Plusieurs fois P’tit Pierre voulut l’emmener en canot avec Cul-Cassé, mais le boiteux s’y opposait toujours violemment, parce qu’il détestait les filles moqueuses qui lui rendent plus obsédants ses désirs. P’tit Pierre aurait aimé réunir ses deux joies : Cécile et le bateau ; car, lorsque la mer était haute, à ses moments de loisir, il ne se sentait pas toujours la force de perdre une heure de canotage pour attendre, à l’atelier, la sortie des filles.

Cécile l’en raillait avec une pointe de dépit :

— Un beau galant que j’ai là ! Ça peut seulement point se tenir dès que ça voit un canot !

— Un canot ! rétorquait P’tit Pierre, ça fait ben ce que je veux ! ça s’défend point comme toi, dès qu’on approche !

Ils riaient tous les deux, et comme ils étaient seuls dans le chemin de Luzéronde, elle se laissa saisir à belles mains et embrasser à pleine bouche pour la première fois. Ils se détachèrent l’un de l’autre, tout penauds et rouges. P’tit Pierre s’étonnait de son geste irréfléchi. Elle était émue, délicieusement et un peu honteuse. Une timidité se dévoilait au fond de leur hardiesse. Ils avaient l’impression vague d’être, maintenant, autre chose que des camarades, et ils ne s’embrassèrent pas une autre fois ce soir-là.

Mais les jours suivants, P’tit Pierre s’en fut lui-même chercher Cécile à l’usine et, sans s’attarder aux bavardages de la sortie, ils s’éloignèrent vers les dunes de la Corbière où le jonc marin pique les mollets. Ils marchaient d’un pas égal, les bras à la taille, en écrasant sous leurs sabots des œillets de falaise roses et parfumés. Devant eux s’étendait la mer engrisaillée par le crépuscule d’été, si long après le coucher du soleil, et qui est comme le demi-sommeil du jour. Le feu du Pilier palpitait sur l’ombre de l’îlot. Et le vent, et le doux grésillement de la vague dans les roches seuls paraissaient vivre.

Ils s’asseyaient côte à côte. Cécile se laissait aller dans les bras du jeune homme, la joue tout contre sa chemise qui sentait le sapin et la sueur. Ils se câlinaient, s’embrassaient ; mais P’tit Pierre lâchait parfois au milieu de leurs jeux :

— Un canot qui nage !… Un navire dans le chenal !… parce qu’il écoutait la mer retentissant d’un bruit de rame, ou apercevait un feu.

Au courant de l’aventure le père Bernard se réjouit. Le jour qu’il l’apprit, il rentra prévenir sa bonne femme.

— Tu sais, le gars fréquente la Cécile, la fille à Pelot !

— Tant qu’ils f’ront point l’mal…

— Crains rien, ça doit se garder c’te p’tite boulotte, mais a gardera aussi le gars, tu comprends !

La mère Bernard sourit, hocha la tête et songea au joli couple que devaient faire son beau gars et la Cécile déjà formée comme une vraie femme.

Ils reparlèrent de l’affaire, de temps à autre, et petit à petit, risquèrent des projets et arrangèrent un mariage, Pourquoi pas, si la petite était sérieuse ?… Quant à Pelot, Bernard en répondait pour l’avoir commandé : c’était franc comme l’osier et doux comme un mouton. Et puis il possédait du bien, les deux prés derrière l’école.

La mère pensait au bonheur de garder le gars marié près d’elle. Il continuerait à habiter sa chambre, là, derrière la cloison, avec sa femme qui remplacerait un enfant perdu ; et il y aurait de la quiétude et de la joie dans la maison, autour des vieux, jusqu’à leur mort.

Alors un soir, après la soupe, pendant que P’tit Pierre se brûlait avec une pomme de terre fumante, le père lui décocha en riant :

— Eh bien, ça marche les amours !

Il le prit gaiement et répondit :

— Ça marche…

Et tout de suite, Bernard parla de Cécile, des rendez-vous, des promenades à la Corbière, fier d’étonner son fils par ses renseignements.

— Hein ! mon gaillard ! ça voit clair un papa !

Il rit bonassement avec sa femme de la mine un peu contrainte du gars. Mais déjà elle invitait :

— Amène-la donc ici ta Cécile, faut faire connaissance.

— Bah ! fit Bernard, les amoureux aiment la solitude, va donc, mon gars, va donc !

P’tit Pierre avait l’habitude de sortir après dîner mais non, comme le croyait son père, pour retrouver Cécile. Il descendait chez Zacharie où le vieil Hourtin l’attendait en compagnie d’un verre de rhum et de Clémotte qui fumait des cigarettes.

Ils ne jouaient pas aux cartes et ne buvaient guère. Clémotte se plaignait de rhumatismes qui nouaient plus étroitement ses articulations et l’obligeait à se traîner sur deux cannes, comme à quatre pattes. Hourtin, toujours solide, redisait inépuisablement ses voyages.

Alors s’évoquent les longs cours où cent jours à la suite, les grands navires, couverts de toile, charruent les océans de toute la force de leur masse ; la vie de bord, parfois monotone jusqu’à la somnolence, parfois surmenée jusqu’à l’épuisement ; les nuits paisibles où, dans le murmure du sillage, le bateau court vers les étoiles ; les nuits de tempête qui font geindre les mâtures ainsi qu’un homme qui lutte. Et puis c’est la mer d’acier des tropiques, plate et chauffée à blanc ; la mer hypocrite d’Océanie, riche du reflet de ses fonds ; la mer battue des caps du monde, hantée par les pétrels ; la vaste mer du large, d’un vert dru, qui roule indéfiniment ses longues houles d’un rythme égal, soumis aux vents.

Tout cela s’élève en mirage des récits du gabier, domine les incidents auxquels il s’attache : pêche aux requins, aux malamoques goulus que l’on prend à la ligne ; rafle de saumons dans les estuaires d’Amérique ; capture de poissons étranges, coffres, marteaux, bourses, lunes, dont il se glorifie d’avoir mangé ; coup de mauvais temps, naufrages, et bordées formidables dans les ports du globe où les équipages se colletaient après boire, parce qu’ils ne parlaient pas la même langue.

Un grand souffle de vie libre, brutale, féroce, un grand souffle chargé de salure passe entre les trois hommes et les exalte sous la lampe fumeuse. Clémotte redit l’histoire de la femme qu’il échangea contre deux pots de graisse sous Bornéo, en agitant ses mains tortes. Hourtin reprend ses aventures, et P’tit Pierre les suit toujours, les yeux fixes, le menton dans les paumes.

Il rentrait tard dans la nuit. Il écoutait la mer calme bruissant parmi les roches, comme un millier de voix chuchoteuses. Il ne songeait pas aux frères partis qui n’étaient point revenus. Mais il pensait un moment à Tonnerre, parce que cette nuit douce est de celles qui font parler le baigneur. Et seulement, quand il se couchait, il se rappelait Cécile, qui dormait sans doute, chaude et appétissante.

Malgré l’invitation de ses parents, P’tit Pierre ne se pressa pas de l’amener et continua de la voir en cachette. Alors le brigadier, craignant que ça ne tournât mal, s’en fut « causer un brin » avec le père de la fille. Et un beau soir en rentrant, P’tit Pierre trouva Cécile installée entre ses vieux, dans leur maison.

Ils furent un peu gênés l’un et l’autre et se regardèrent sournoisement. Bernard jubilait en criant :

— Hein, p’tit gars ! tu t’attendais pas à celle-là !

Mais comme ils demeuraient tout gauches, face à face, sans parler, la mère les remua :

— Eh ben voyons, on se bise point !

Ils s’embrassèrent tout de même à belles joues et se déridèrent. Cécile resta pour la soupe. On la plaça près de P’tit Pierre et ils se firent du genou sous la table. Le brigadier leur décochait des œillades entendues et lâchait de ci de là des allusions familières. Et le soir, avant son départ, tout le monde embrassa Cécile avec de grandes démonstrations.

P’tit Pierre la reconduisit sur la route et ils cheminèrent côte à côte, sans se toucher. Dans le premier moment de solitude, ils redevinrent timides vis-à-vis l’un de l’autre, comme jadis, parce qu’ils sentaient changée leur situation respective. Ils avaient l’impression de n’être plus les mêmes et qu’une nouvelle connaissance était à faire.

Pourtant, devant sa porte, Cécile se jeta au cou de P’tit Pierre qui l’étreignit et la baisa aux lèvres longuement, sans rien dire. Il rentra tout ému, le sang chaud ; et comme la mère Bernard, qui l’attendait, s’exclama :

— Elle est gentille, ça te f’ra une bonne femme !

Il pensa qu’elle avait raison, de toute la force de son désir.




Quelques semaines plus tard, le père Bernard annonçait en même temps au village deux grosses nouvelles : le mariage de P’tit Pierre et l’embarquement de Florent sur les sous-marins.

On attendait la première ; elle ne surprit personne. Il fallait bien que ça finit ainsi avant ou après la mise à mal de Cécile. Mais la seconde fut un événement.

De tous les gars du pays, Florent était le premier embarqué sur ces bateaux merveilleux que quelques-uns avaient vu glisser à fleur d’eau dans les rades paisibles. Le fait excita de la curiosité et de la fierté ensemble. Les connaisseurs discoururent abondamment parmi les groupes où les vieux apportent un front méditatif et les jeunes des yeux clairs d’enthousiasme.

Le brigadier fut très entouré. Il tenait ses assises chez Zacharie, au milieu de la grande table autour de laquelle les pêcheurs se tassaient coude à coude. Il ne connaissait point de sous-marin, mais il en parlait avec l’autorité que lui conférait sa paternité et en homme qui marche avec son temps, sans s’étonner. Déjà il avait préconisé les moteurs à pétrole et certains casiers en fer, pour la crevette, que la marine avait tenté d’importer sur les côtes et qui, malheureusement, ne pêchèrent point. Et, ce faisant, il avait conscience d’être supérieur et de servir son pays.

Maintenant il se répandait en explications sur les bateaux sous-marins :

— C’est comme qui dirait un poisson qui serait raide, un thon, quoi, avec une machine dans le ventre. Y a des pompes qui remplissent les cales d’eau pour qu’il descende, ou ben qui les vident pour qu’il remonte. Et puis le commandant voit la mer, à la surface, pour se diriger, par une lunette qu’est au bout d’un mât creux…

— Ça va-t-il vite ?

— Je pense ben autant qu’un torpilleur.

— Faut-il être inventionneux tout de même ! s’exclama Aquenette.

Aux regards fixes, aux visages graves des hommes, on sentait l’effort de tous les cerveaux sous les bérets.

— Et comment qu’il s’appelle celui de ton gars ?

Le Pluviôse.

— Ah !

— C’est un nom de la Révolution ; il paraît qu’ça veut dire le mois où il pleut…

Les hommes froncèrent les sourcils sans comprendre. Perchais fit de l’esprit :

— Qu’est qu’ça peut faire qu’il pleut puisqu’on est sous l’eau !

Un tonnerre de rire ébranla la salle et chassa les mouches qui pointillaient le plafond. La conversation devint générale, chacun émit son opinion. Au bout de la salle, le vieil Hourtin proclamait :

— Les bateaux en fer, vous savez, j’ai pas confiance ! et puis, quand on voit pas le soleil !…

Mais Bernard, qui a entendu, dit très haut :

— Les sous-marins, c’est un poste d’honneur !

Tout le monde approuva et Double Nerf en profita pour lancer :

— Qu’est-ce qu’on attend alors, pour boire à la santé de ton gars ?…

Bernard commanda des litres, et P’tit Pierre servit à la ronde le vin rosé. Mais quand il fut à Tonnerre, hirsute et taciturne, le vieux refusa :

— J’aime point ce sirop-là !

Les pêcheurs rigolèrent et s’enhardirent à réclamer. Alors on apporta l’eau-de-vie et les petits verres qui disparurent dans les poings roux.

La fumée s’épaississait sous les solives, tandis que les cornets de tabac circulaient de mains en mains. Ceux qui ne fumaient pas se poussaient des boulettes de scaferlati dans la bouche ; les autres se donnaient du feu, nez à nez, en tirant sur les mégots humides. Et bientôt les chansons commencèrent au branle des sabots qui battaient le sol :


Nous étions deux, nous étions trois,
Nous étions deux, nous étions trois,
Nous étions trois mat’lots de Groix…

Bernard s’esquiva avec son gars. Un peu nerveux, P’tit Pierre se détourna plusieurs fois vers l’auberge. Il regrettait l’absence de Cul-Cassé et il chercha la voile grise du père Crozon sur la mer tranquille, parmi les roches des Sécé. Derrière lui les refrains roulaient, dolents, et rudes :


Nous étions trois mat’lots de Groix
Nous étions trois mat’lots de Groix,
Embarqués sur le Saint-François…

— Dire que tout ça c’est pour Florent ! fit P’tit Pierre.

Mais Cécile descendait vers lui par la grand’route avec un fichu de laine rose sur ses épaules, en criant aigrement :

— J’allais te chercher, j’ pensais qu’ tu restais à t’ soûler avec les autres !

P’tit Pierre ne répondit pas et rentra, silencieux avec elle, tandis que Bernard les accompagnait de son regard tutélaire.

La nuit, dans le village, on entendit Tonnerre parler à la mer. Le temps était solennellement calme et les maisons toutes bleues de lune. Un peu de brise agitait par intervalle les feuilles dans les jardins, et la mer soupirait le long du rivage.

P’tit Pierre, sorti dans la courette, où frémissaient les deux hortensias, écoutait la voix ruinée du fou de la mer qui braillait au port. Ce n’étaient plus que des cris rauques, inarticulés, comme des aboiements, mais dont P’tit Pierre avait gardé le sens dans sa mémoire : « Ma câline ! ma belle douce ! ma femelle enjôleuse !… » Et brusquement un hurlement s’étrangla et le doux silence lunaire grandit sur le village.

Le lendemain en attendant le père Crozon pour embarquer, Cul-Cassé découvrit à P’tit Pierre ses tatouages : au poignet, un grand navire sous voiles, et deux ancres sur le bras avec un drapeau tricolore souligné de la devise : Quand même !

— Hein ! la marine, si on l’a dans la peau ! dit-il.

Les sardiniers s’éloignaient en paquet, très colorés dans la lumière blanche du matin. La mer baissait par petites secousses, en roulant du sable, comme de l’argent, sur le rivage. Un grand thonier, les antennes hautes, échouait le long des cales, tout incliné d’arrière en avant. P’tit Pierre s’exclama :

— Ah ! mince ! regarde là !

Un pied émergeait au bord de l’eau, là-bas, du côté des roches. P’tit Pierre se mit à courir avec Cul-Cassé qui se déhanchait. Une forme leur apparut dans la mer limpide, animée d’un fourmillement étrange, avec des choses indéfinissables et brillantes.

— Un noyé, dit le boiteux, on va toucher la prime !

Rapidement ils entrèrent dans l’eau. L’armée des crabes grouilla sans lâcher la proie.

— Tonnerre ! c’est Tonnerre ! cria P’tit Pierre qui reconnut le maillot blindé de médailles du baigneur.

Le second pied avait gardé une galoche. Ils tirèrent le corps au sec, sur la plage, tandis que les crabes, lâchant prise un à un, redescendaient avec l’eau qui s’écoulait. Dans la face violâtre, les yeux mangés faisaient des trous, et il y avait des poux de mer plein la barbe.

Des gens accouraient, prévenus par le douanier de service : Zacharie, Crozon, le père Clémotte, Bernard et des femmes.

— Qui c’est qu’est néyé ?

— Le père Tonnerre.

— Le maître nageur ! c’est-il possible !

— Et puis qu’il est bien fini !

— Jouait-il point la comédie aussi c’te nuit !

Ils firent cercle autour du cadavre dont la poitrine, constellée de trente-six médailles, éclatait au gai soleil.

— Il était tellement ivre qu’il sera tombé à marée basse, expliqua Bernard, et le flot l’aura recouvert… Il avait mis son maillot de fête… Pauv’ vieux !…

Cette mort le troublait un peu, comme un mauvais présage, parce que Tonnerre s’était enivré hier soir à la santé de Florent. Quelqu’un dit :

— Lui qui nageait que c’était pis qu’un poisson, allez donc voir !

On l’emporta sur une civière où il acheva de s’égoutter. Son vieux chien Tempête arriva, le flaira et se mit à hurler lamentablement.

— Il sent la mort, fit Zacharie.

Des femmes se signèrent.

Le groupe monta au village tout lumineux et blanc, au-dessus duquel flottaient les drapeaux des usines et des vols paisibles d’hirondelles. Des visages se montraient aux portes ; des vieux s’avancèrent.

Le père Crozon et Cul-Cassé embarquèrent leurs casiers, P’tit Pierre leur donna la main et les regarda partir sur la mer douce où des roches, caparaçonnées de lianes, émergeaient en retenant du soleil. Au large on apercevait des sardiniers en pêche. Il s’attarda à compter les bretons distingués par leurs voilures chargées d’ocre rouge, et à observer des pieds de vent échevelés, dans l’est du ciel.

La mer mouvante lui soufflait à la face un air tonique qu’il engorgeait à pleins poumons. Il pensa à Tonnerre qui l’avait tant battue cette mer, « avec ses bras ! » comme il disait ; et il revit les plongées tragiques du vieux dompteur de vagues, dans les bourrasques ; et il se sentit plus ému à ce souvenir que tout à l’heure, quand il avait pêché le cadavre. Tout de même, Elle avait pris sa revanche, l’hypocrite, sans colère, en câlinant. Et P’tit Pierre sourit en rentrant au village.

Le jour suivant on enterra le maître nageur, qui avait sauvé cent trente vies humaines, dans un coin du cimetière, avec ses médailles. À l’atelier P’tit Pierre lui bâtit une croix, par charité. Le père Bernard et Hourtin portèrent le corps derrière le curé. Clémotte suivit, malgré ses rhumatismes, avec trois femmes et le chien. Les pêcheurs étaient en mer ; ils n’ont pas de temps à perdre quand la sardine est là.

Elle donnait si abondamment autour de l’île, que des centaines de barques accouraient de Bretagne. Les usines racolaient au loin des filles pour travailler. Une grosse activité secouait le village et Tonnerre disparut sans laisser d’autre trace qu’une faible crainte dans l’esprit de Bernard, un regret passager au cœur de son gars.

Le dimanche où les barques rentrent au port, les soixante chaloupes du pays se perdaient dans la cohue des bretons coaltarés. Il y en avait tellement que la mer était noire de leur reflet, tassés flancs à flancs contre la jetée, mouillés par groupe dans le chenal et montés haut sur le sable des grèves.

Les belles coques larges, coffrées, dominent l’eau paisible, asservie, de toute la fierté de leur avant en muraille où les marquent des numéros blancs ou bleus, gravés dans le bois en chiffre de deux pieds. Et doucement éculées vers l’arrière, elles se tiennent d’aplomb, complétées de silhouette par l’inclinaison de leurs mâts, énormes pieux nus, avec seulement un palan qui pend, là-haut, comme une tête.

Les filets bleus où le vent grésille, sèchent en ballonnant, sur les vergues, avec leur chapelet de lièges. À bord, des écailles brillent comme du mica et les voilures rouges, amenées pêle-mêle, rutilent dans le soleil.

Mais la misère est comme une maladie dans l’intérieur de ces barques délabrées, sans abri, sans couchettes, où les pêcheurs vivent et dorment entre un plancher poisseux et une voile saumâtre. Une marmite pour la soupe, un baquet pour la teinture, un coffre pour le pain et leur endurance stoïque suffisent aux hommes pour battre l’océan à des centaines de milles de chez eux, dans les hivers mauvais où il n’y a plus de sardines.

Race sauvage, pirate, nombreuse parce que la mer est là, où l’on travaille par famille sur chaque bateau qu’il faut des bras pour mener ; race endurcie de cœur et de muscles, pénétrée par le socialisme où elle ne voit qu’une libération de la force ; race trop gâtée d’alcool, les bretons sont redoutés sur la côte vendéenne où ils s’abattent en suivant le poisson voyageur.

À terre ils pillent les champs, les bois, les poulaillers, et même les charniers des fermes que les femmes sont impuissantes à défendre. On a vu l’île d’Yeu vendangée dans une nuit. Et les portes closes, les chiens et les gendarmes ne suffisent pas à les tenir en respect.

Le village était envahi par les vareuses brunes. Un bruit continu de galoches roulait sur la jetée où déambulaient les gars silencieux, le béret en pointe sur le front. Dans le port, d’où monte une rude senteur de pourriture et de rogue, de jeunes hommes se baignaient dans des flaques de lumière. D’autres, assis les jambes pendantes au bord des cales, contemplaient indéfiniment la mer devant eux.

Chez Zacharie on buvait à pleine table en mâchant la rude langue de Bretagne. Mais les vareuses brunes, étrangères, ne se mêlaient point aux vareuses bleues du pays. On se toisait, on s’affrontait. Une hostilité de race séparait les hommes, qui ne se joignaient que pour se battre sans merci, parfois au couteau.

Toutes les filles des usines sortaient en atours : mouchoir groseille, pèlerine rose, bleu de ciel, bonnet de linge éclatant au-dessus de leur visage basané. Elles allaient à petits pas, bras dessus, bras dessous, riant aux gars sur leur passage. Il y avait des Sablaises en cotillons courts, en sabots blancs, la grande coiffe ailée posée sur leurs cheveux noirs rangés en dents au haut du front. Il y avait des Bretonnes tout en velours, adornées de tabliers multicolores et de rubans qui flottent sur leur cou libre. L’air était bruyant, plein de rire, d’œillade, de gaieté, de désir, et au seuil des portes, les vieux rajeunissaient en parlant d’autrefois.

P’tit Pierre et Cécile se promenaient ensemble par le village. Il portait une cravate verte sur un plastron empesé et un feutre moucheté. Elle arborait un fichu rouge par-dessus son corsage et un ruban rouge aussi à son bonnet. On les invitait à trinquer de porte en porte :

— Eh ben, à quand la noce ?

— J’ pense qu’il espère l’hiver pour se mettre au chaud !

— Ah ! sacré Pierre !… À la vôtre, les amoureux !

Cécile repoussait toujours le verre en minaudant, et P’tit Pierre lui mettait le sien aux lèvres pour qu’elle connût sa pensée. Elle riait de toutes ses dents saines, s’étouffait et tout le monde se tordait en lâchant des bêtises.

P’tit Pierre qui n’était pas sans jouir de ces hommages, éprouva une contrainte quand Julien Perchais, passant, la casquette en arrière, le poitrail large sous le maillot, lui dit en riant :

— Regardez-moi ça ! c’est mis comme un monsieur !

Et devant Cul-Cassé qu’il rencontra, accroupi sur une borne, en vareuse et en béret, il se sentit une gêne indéfinissable.

Cécile rayonnait naïvement, heureuse des félicitations, de se montrer au bras de son beau Pierre, et de sentir l’envie dans les regards des compagnes. Elle épousait un gars sérieux, fils d’un brigadier des douanes, et qui gagnait bien sa vie. Aussi la mère Zacharie qui ne voulait pas d’un pêcheur pour sa « demoiselle » maigrissait de dépit.

Réchauffé par toute cette joie, Bernard était repris par sa manie de nettoyage. Il lessiva, blanchit ses quatre pièces, repeignit ses volets et ses briques. Les gens du village s’arrêtaient, en passant, devant la petite maison colorée comme un jouet neuf et disaient :

— Mâtin ! il fait de la toilette pour marier son gars !

Mais la grosse affaire fut la chambre nuptiale que Pierre occupait à présent. Déjà la mère Bernard y avait déplacé le lit pour introduire l’armoire où s’étageaient les belles piles de draps écrus, et la commode qui portera les photographies de famille et la couronne d’oranger sous un globe. Cécile ornerait le lit de beaux rideaux en cretonne à fleurs ; P’tit Pierre ferait la table à l’atelier.

Il s’amusait de tous ces préparatifs sans les hâter. Chaque soir, à la brune, il s’isolait avec Cécile dans les dunes de la Corbière où ils échangeaient maintenant des caresses précises, à la mode du pays. Il ne parlait pas du mariage et si on lui demandait quand il aurait lieu, il répondait en riant :

— Ça viendra bien, soyez tranquille !

Alors ses parents fixèrent la noce au prochain congé de Florent, dans le mois d’octobre.

P’tit Pierre accepta sans objection. L’attitude de Cul-Cassé, qui lui battait froid, le tourmentait. Jaloux de ce mariage avec une de ces jolies filles qu’il couvait inutilement, de loin, comme un chien affamé, le boiteux évitait P’tit Pierre, et s’ingéniait à sortir en canot à son insu pour ne pas l’emmener.

P’tit Pierre rôda autour de lui, bon enfant, un peu déconcerté, s’efforçant de le reconquérir en lui payant à boire. Ce qui le frappait, jusqu’à l’obsession, à chaque rencontre du boiteux, c’était ce bracelet tatoué qui lui cernait le poignet comme une cicatrice. Et l’idée lui vint, pour flatter l’indifférent, et parce qu’il lui plairait de porter dans sa chair, un emblème, de lui demander s’il savait graver des figures sur la peau.

— Oui, répondit Cul-Cassé.

— Alors tu vas m’en faire une sur le bras.

— Deux cœurs enlacés, ricana le boiteux.

Mais P’tit Pierre qui n’y avait point pensé le regarda naïvement et répliqua :

— Non, deux ancres comme toi, avec écrit dessous : Quand même !

Du coup, Cul-Cassé rit plus fort en se moquant. P’tit Pierre sentit la colère le soulever. Il se contint pour ne pas envoyer l’infirme rouler sur le sol, et troussant brusquement sa chemise, il dégagea son bras gauche qu’il claqua en disant.

— Tiens ! travaille là-dessus !

Ils firent la chose dans la cabane des Piron. Cul-Cassé grava son dessin avec une aiguille en pointillant jusqu’au sang la peau de P’tit Pierre, puis, sur les piqûres fraîches, il sema une traînée de poudre noire qu’il enflamma. Le boiteux guettait la grimace de P’tit Pierre à la douleur ; mais pas un muscle de son visage ne bougea, et quand l’opération finit il demanda simplement :

— Ça y est ?

— T’es tout de même un bougre ! concéda Piron.

Le lendemain, à la sortie de l’usine, comme Cécile empoignait P’tit Pierre par le bras gauche, il s’écria :

— Tu me fais mal, j’ai une éraflure !

— Montre voir ?

— Oh ! c’est ben rien, laisse donc ça !

Mais le soir devant la mer tranquille dont on sent la présence vaste et rôdeuse dans la nuit sans lune, elle le pressa, comme si elle doutait.

— Tu m’aimes bien, dis ?… Toujours autant ?…

— Pourquoi moins ! c’est tout pareil, répondit-il en la tranquillisant d’un gros baiser.

Et les jours suivants, pour ne pas être toujours « mis comme un monsieur », il acheta une vareuse de marin et dit à sa mère :

— C’est plus chaud et ça coûte moins cher qu’un paletot et un gilet.

La bonne femme rit beaucoup et colporta l’affaire :

— Hein ! s’il est économe le gars pour entrer en ménage !




Et brusquement ce fut la catastrophe : le Pluviôse abordé dans les passes de Calais, coulait à pic avec son équipage.

On attendait Florent dans huit jours pour la noce à P’tit Pierre ; et la mère Bernard raccommodait une paire de draps afin de coucher son gars que déjà il était au fond, dans ce fuseau de tôle où l’on boulonne des hommes pour les entraîner à la guerre.

La nouvelle n’arriva au village que deux jours plus tard, avec l’Écho de Paimbœuf ; Zacharie la lut le premier dans son arrière boutique et dit :

— Ah mince ! en se passant la main sur le crâne.

Il entra vite dans sa buvette où Clémotte, Hourtin, Viel et Izacar le mareyeur étaient attablés. Il leur tendit la feuille en criant le désastre. Viel en fît à haute voix la lecture que les hommes écoutèrent avec gravité, un moment même après qu’il eût fini.

— J’ l’avais ben dit ! des navires en fer ! clama Hourtin.

— Tout de même, fit Clémotte, les Bernard ont de la guigne !

— Et ils savent point ? demanda Viel.

— Sûrement qu’ils savent point !

Ils restèrent pensifs autour du journal. La fille à Zacharie, qui avait entendu, conta la chose à sa mère. Elles allèrent ensemble regarder P’tit Pierre qui travaillait gaîment à l’atelier, et, sans rien dire, partirent bavarder dans le village.

Quand Bernard sortit de chez lui, des têtes le guettaient aux portes. Il ne les remarqua pas et descendit vers le port rejoindre les vieux. Mais il n’y avait que le douanier de service, bâillant sur la cale. Alors il contourna l’abri de sauvetage et monta au XXe Siècle.

À son entrée dans la salle les hommes se taisent, lui rendent à mi-voix son salut. Leurs poignées de main sont indécises et prolongées à la fois, et leurs yeux se dérobent. Bernard éprouve, à tous ces signes, une impression pénible, mais s’efforce de plaisanter.

— Ben quoi, on complote dans les coins ?

Personne ne rit et Clémotte, ramassant le journal sur la table, dit au brigadier :

— Mon pauv’ vieux ! t’as point de chance !

Alors tous parlent à la fois :

— Pour sûr… C’est un malheur… Qui qu’aurait cru…

— Et pis t’as qu’à lire, reprend Clémotte.

Bernard a repoussé le béret de son front en sueur. Il saisit la feuille et la tient loin de ses yeux qui faiblissent. Sa chemise lui colle au dos, toute froide. Et soudain la feuille tremble au bout de ses bras en clapotant, retombe, et il dit :

— Misère !

Les autres n’osent point le regarder, craignent de remuer, sont émus. On entend des coups de marteau résonner à l’atelier et la voix de Clovis qui chante.

— Et le gars ? interroge Bernard.

C’est un vrai soulagement. Tout le monde parle de P’tit Pierre qu’on n’a pas voulu inquiéter, qui ne sait rien, qui travaille à côté. Mais déjà Bernard pousse la porte et l’appelle :

— Pierre ! Pierre !

Il paraît, en bras de chemise, la poitrine à l’air, éclatant de vie, avec du soleil derrière lui qui entre par la cour.

— Ton frère est mort, dit Bernard, voilà !

Le gars s’arrête au choc, fronce les sourcils et demeure stupide. Le brigadier s’écroule sur une chaise en murmurant :

— Et la mère ! la mère !

Des larmes roulent dans sa barbe, des larmes rares de vieux. P’tit Pierre lit le journal, les yeux écarquillés. La mère Zacharie et sa fille, revenues, font la demi-tête derrière une porte vitrée. Louchon entre :

— Est-il là le père Bernard ?… Parce qu’on le demande à la Marine encore, j’ai idée qu’y a du malheur…

Il s’interrompt brusquement en voyant le vieux qui pleure, la face contractée. Mais Bernard crie :

— La Marine ! Quoi la Marine ! l’gars est foutu ! il est foutu !

Puis plus doucement, résigné, avec obéissance, il ajoute :

— Faudra y aller, puisqu’on demande, t’ira, Pierre.

Et il sort avec son fils en se cramponnant à son bras.

Les hommes respirent, encore troublés par leur propre silence. Enfin Clémotte risque :

— C’est un coup pour lui !

— Le quatrième gars, tout de même !

— Bon Dieu ! j’ai les sangs tournés, me faut une goutte, dit Hourtin.

— Donnes-en donc six, fait Viel à Zacharie, une pour chacun !

Bernard était allé s’asseoir sur la plage, derrière une grosse bouée qui le dissimulait au village. Devant lui il n’y avait que quelques casiers secs et tout de suite la mer qui, vue de bas ainsi, semblait monter vers l’horizon.

Elle remplissait l’espace jusqu’au ciel et pénétrait dans la terre. Les reflets de ses vagues étaient comme des yeux troubles, attirants, et tout le long du bord son petit chant roulait dans les galets ainsi qu’une vieille romance. Bernard la regarda sans haine et abandonna sa douleur dans la chanson. La mer était nue, souveraine, câline.

Bernard était résigné, sans révolte. Il pliait sous le coup, sans phrase contre la gueuse. N’est-elle pas là pour l’éternité, et ne lui faudra-t-il pas toujours des hommes, comme à la vie ? Il incriminait plutôt la chance et Dieu, et il avait peur quand il songeait à sa femme ignorante encore.

À la Marine P’tit Pierre reçut des renseignements. Comme on avait espéré renflouer immédiatement le sous-marin et sauver l’équipage, on n’avait pas prévenu plus tôt les familles des victimes. Mais tous les efforts demeuraient vains. L’état de la mer ne permettait pas de mailler toutes les chaînes de relevage. Peut-être les hommes vivaient-ils encore ? Peut-être avaient-ils été noyés par le remplissage du navire ? On ne savait pas.

Ému quand il songeait à Florent, P’tit Pierre s’intéressait à la catastrophe. La navigation sous-marine, l’abordage, les manœuvres de sauvetage sollicitaient son imagination. Il marcha vite au retour en construisant des hypothèses.

En haut du village il rencontra son père qui montait au-devant de lui, et sa pensée revint brusquement à son frère.

— Et ben ?

— On essaie de renflouer le bateau, en le soulageant avec des chaînes. Il se paraît que les hommes vivraient s’il n’a pas rempli…

— Ah !

Les Bernard descendirent sans plus parler, dépassèrent l’église, la maison d’école, gagnèrent l’usine, et les volets verts de leur maisonnette apparurent. Le père soupira bruyamment, s’arrêta et dit :

— J’vas causer à la mère, moi.

La bonne femme rapetassait toujours les draps dans l’embrasure de la fenêtre. Elle s’étonna de voir rentrer le gars en même temps que le père avant midi.

— Qu’est-ce que n’y a encore, on est venu te demander de la Marine, mon Bernard ?

— Oui, oh ! pas grand’chose… un accident sur le Pluviôse… des hommes blessés…

— Not’ Florent !

Bernard s’accrocha au buffet à ce cri qui rompait son courage.

— Florent… Oui…

— L’ bon Dieu n’a donc pas pitié de nous !

Elle demanda des détails et Bernard dut inventer toute une histoire de brûlure, d’hôpital où il s’embrouilla lui-même, honteux de son mensonge, et de plus en plus saisi par le désir de tomber au cou de sa vieille en lui disant : « il est mort, mort, notre Florent ! » pour pouvoir souffrir à l’aise, souffrir à deux.

Tout de même il tint son personnage les jours suivants et fut se renseigner quotidiennement à la Marine. Le renflouage n’avançait pas. On n’avait aucun moyen réel de sauvetage : des chaînes insuffisantes qui rompaient, des chalands de fortune qui remplissaient ; on était réduit aux marées qui soulageaient l’épave, pour l’approcher de la côte.

Le soir sous la lampe, la mère Bernard fit écrire à Florent par P’tit Pierre une longue lettre pleine de recommandations touchant l’obéissance au docteur, les soins, les imprudences : on l’attendrait pour la noce de son frère, mais qu’il guérit d’abord. Le brigadier n’eut pas la force de l’entendre jusqu’au bout, jusqu’aux demandes instantes de nouvelles, jusqu’aux gros baisers qu’elle envoyait de tout son cœur, et il sortit errer dans le village obscur.

La lettre fut brûlée en cachette. Surprise de ne pas avoir de réponse, avec le temps, la bonne femme s’inquiéta et proposa d’envoyer P’tit Pierre là-bas.

— S’il ’tait très mal tout de même ! Il peut déjà point écrire ! P’tit Pierre le ramènerait peut-être…

— Oui, dit Bernard, faut que le gars parte, il le ramènera…

Du moins, pensait-il, on aurait son corps à celui-là ; on le mettrait au cimetière, là-haut, tout près de nous, avec une belle inscription et des fleurs sur sa tombe.

P’tit Pierre boucla son paquet sur le champ, en dissimulant mal la joie levée en lui, et dont il se sentait tout honteux. Les départs lui donnaient de l’émotion, non à cause de ceux qu’il laissait, de la rupture de quelques attaches de la vie, de l’incertitude des voyages, mais parce qu’ils étaient la porte de l’inconnu, de l’aventure. Il s’en allait, les yeux de sa jeunesse vers l’avenir, sans se retourner.

Et voici son premier grand voyage, jusque dans le nord, à Calais, dans les mers dont parlait Hourtin, différentes de la sienne. Bien sûr, c’était triste d’aller chercher le cadavre de son frère, Florent au col bleu, au pompon rouge, avec qui il faisait beau se montrer, mort maintenant, bêtement et sans gloire. Mais tout de même, il verrait du pays, des ports, des navires, des escadres… Et il ne pouvait refouler la joie qui montait par intervalle du fond de son cœur comme des bulles.

Il mit sa vareuse dans son ballot, ses économies dans sa poche, s’arrangea avec Perchais pour traverser à Pornic et s’en fut causer avec Cul-Cassé afin de jouir de sa tournée à l’avance.

— Ah ! fit le boiteux, tu pars pour Calais…. moi j’ai été jusqu’à Cherbourg.

— C’est beau par là ?

— Oui, les ports. À Cherbourg la jetée fait ben une lieue !

— Ah ! mince !

Ils suivirent chacun leurs pensées, sans parler, les regards fixes.

— Je faisais la côte, reprit Cul-Cassé, en travaillant à la chaussure ; j’espérais un embarquement…

— T’as pas trouvé ?

— Pus d’ cent fois, mais on voulait point de moi, à cause de ma patte folle… Ah ! si j’avais été charpentier comme toi ! mais cordonnier, bon Dieu !…

Le boiteux eut une grimace amère. P’tit Pierre demanda :

— C’est bon, charpentier à bord ?

— J’te crois ! pas foulé, bonne paye…

Ils demeurèrent encore quelques instants silencieux ; puis à son tour Cul-Cassé interrogea :

— Ça va ton bras ?

— Oui, j’ai pus mal… Tiens, regarde un peu…

P’tit Pierre troussa la manche et découvrit un tatouage d’un beau bleu, l’inflammation disparue. La devise Quand même ! se détachait nettement sous l’ancre, les drapeaux s’éployaient sur le gras du bras. Cul-Cassé le palpait d’un doigt connaisseur quand la mère Bernard surgit en appelant son gars.

— Tu penses seulement point à Cécile ! elle est à pleurer chez nous !

P’tit Pierre protesta en rougissant et rentra derrière sa mère. À la maison Cécile frottait ses yeux humides à pleins poings devant la table où s’alignaient une miche, du beurre et du fromage. Elle sourit en voyant P’tit Pierre, lui sauta au cou et devint bavarde.

— Mon p’tit gars, dit la mère, faut casser la croûte, car tu sais point quand tu mangeras après ?

Le ballot de P’tit Pierre, enveloppé d’un mouchoir à carreaux, attendait là sur une chaise. Lui avait ses souliers neufs et sa casquette propre. Il mangea silencieusement sous les regards des femmes attentives à le soigner. Le brigadier demeurait pensif, les bras croisés. À la fin, ils trinquèrent tous, sans dire leurs souhaits, ce qui les rendit plus unanimes et plus profonds.

Perchais poussa la porte, emplissant la baie de sa vaste carrure.

— Allons le gars, il est temps, dit-il ?

La mère glissa le reste du fromage et du pain dans la poche de P’tit Pierre. Cécile l’attira dans un coin et lui tendit un foulard qu’elle tira de son corsage.

— C’est pour que tu m’oublies point, dit-elle.

— T’es bête, pour huit jours !

— Sait-on jamais ! soupira-t-elle.

On s’embrassa. Perchais, gêné, sortit sur la route, et tout le monde le suivit.

Personne sur la jetée ; pas de barques au port. Seul, le ravitailleur du Pilier qui démarre. Le temps était gris, et la mer, lourde, plus lumineuse que le ciel. Izacar visitait ses viviers et jetait les crabes morts qui grossissaient à mesure de leur chute dans l’eau claire.

À bord du Laissez-les dire, P’tit Pierre se retrouva soudain. Il empoigna la gaffe, déborda le sloop et envoya le foc, tandis que la mère criait de la cale :

— Et pis ramène Florent !

— Sois tranquille, fit Bernard, il le ramènera…

La barque s’engagea dans le chenal de terre, entre les roches du Martroger. P’tit Pierre établit la trinquette, étarqua la grand’voile avec le matelot et para le flèche. La mer s’étalait comme un tapis, transparente. Des mouettes planaient, puis se laissaient tomber à l’eau, comme des balles pour pêcher. Au bout de la jetée, Cécile agitait son mouchoir sans discontinuer.