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Le Peuple du Pôle/05

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Société du Mercure de France (p. 77-90).

CHAPITRE v

le jour violet

La mort n’est que la plus inintelligible des énigmes et ce qui nous terrifie surtout en elle c’est l’inconnu. Il semble que la peur de mourir et l’horreur de ne pas savoir, de ne pas comprendre soient deux sentiments très voisins et que l’on ait eu raison de nommer l’angoisse qui nous étreint devant un fait inconnaissable « le frisson de la petite mort ». Je ne pense pas avoir jamais mieux éprouvé ce sentiment que dans les premières minutes qui suivirent l’apparition de la lueur. Ainsi, après avoir ardemment souhaité des prodiges, je tremblais à leur approche.

Les mains crispées sur la balustrade de la galerie extérieure, je sentais la sueur perler à mes tempes, malgré l’affreux froid cinglant contre lequel dans mon émotion et ma hâte je m’étais peu soucié de me prémunir. Cependant, à mesure que nous avancions vers elle, la lueur envahissait de plus en plus l’horizon. Dès ce moment nous pouvions nous rendre compte de ce qu’il y avait en elle d’étrange et, pour mieux dire, de « jamais vu ». Aux yeux humains la flamme du soleil apparaît comme un calme et serein rayonnement de clarté uniforme ; au contraire, cette lumière-là n’était pas immobile ; on eût dit le reflet contre le ciel d’une immense torche invisible qui, par instants, eût vacillé ; d’autres fois de larges ondulations la parcouraient d’un bout à l’autre parallèlement au sol et elle ressemblait alors à un grand drapeau immatériel et étincelant dont le vent eût fait frémir l’étoffe.

— Ou’est-ce donc ? murmurais-je enfin d’une voix à peine distincte.

Mon compagnon me répondit par un geste tres vague, puis :

— Peut-être une aurore boréale, dit-il, une prodigieuse aurore boréale… ou un autre phénomène météorologique que l’on n’avait pas eu l’occasion d’observer avant nous…

Du reste, il ne paraissait pas trouver lui-même cette explication très satisfaisante ; sa physionomie exprimait à la fois l’inquiétude et l’irritation. Il ajouta, sans doute pour permettre à sa perspicacité de triompher au moins sur un point :

— En tout cas mes prévisions en ce qui concerne une température plus clémente se réalisent. Regarde le thermomètre…

Mais cela ne m’intéressait pas. Je me faisais l’effet d’être au bord d’un gouffre et de chanceler pris de vertige ; il aurait fallu pour m’empêcher de sombrer que Ceintras me fournît, — pareille à une branche où m’accrocher, — une explication rationnelle de l’étrange phénomène. Je l’interrompis et sur le ton suppliant d’un condamné à qui l’on a déjà refusé sa grâce et qui n’a plus qu’une ombre d’espoir :

— Mais cette lumière, dis-je, cette lumière ?…

— Attends un peu, me répondit-il avec quelque impatience ; nous arrivons, nous allons nous rendre compte…

Nous avions gagné, sans nous en apercevoir, une altitude assez élevée, la tiédeur relative de l’atmosphère qui nous entourait ayant été cause d’une dilatation progressive de l’hydrogène. Et nous pouvions voir au-devant de nous la neige blanche et grise sur une distance d’environ cinq cents mètres se colorer ensuite d’un reflet violet ; la ligne de démarcation entre la clarté pâle du pôle où nous naviguions encore et la surprenante zone lumineuse semblait d’une netteté parfaite, comme celle qui, dans une rue, lorsque le soleil est oblique, sépare le côté que ses rayons atteignent directement de celui où tombe l’ombre des maisons.

Une minute plus tard nous étions au seuil même du mystère.

Comment rendre la première impression que je reçus de ce paysage ? Avez-vous quelquefois placé devant vos yeux un verre de couleur foncée ? Même lorsque le soleil luit de tout son éclat, on dirait que l’horizon se rétrécit, que le ciel s’alourdit ou se rapproche de la terre ; les parties claires prennent un aspect livide et le moindre coin d’ombre devient le repaire de la peur. Tout enfant, lorsque je jouais dans le vestibule du château, je m’amusais parfois à regarder le jardin par une porte où étaient enchâssées des vitres de colorations différentes et à m’imaginer que j’étais entré dans un autre monde, ou que le ciel avait pris cette teinte pour toujours ; quand j’arrivais à m’en persuader, c’était une sensation horrible d’accablement et de tristesse ; l’atmosphère me paraissait soudain irrespirable ; je n’osais pas bouger, car il me semblait que l’air en devenant moins clair était aussi devenu moins fluide et que le moindre mouvement serait pénible comme le transport d’un pesant fardeau. Ainsi, le plus longtemps et le mieux que je pouvais, je consolidais l’illusion pour accroître mon angoisse, jusqu’au moment où les nerfs tendus, la gorge serrée, prêt à fondre en larmes, j’ouvrais la porte tout à coup. Alors je remplissais éperdument mes yeux de l’azur limpide et familier, je courais, je respirais à pleins poumons, c’était la fin d’un cauchemar, une libération merveilleuse… À présent je me trouvais à peu près dans le même état d’esprit que lorsque j’avais, aux jours de mon enfance, longtemps regardé le parc à travers la vitre violette, mais cette fois il m’était impossible d’ouvrir la porte.

Tant que nous eûmes encore la neige au-dessous de nous, son reflet clair atténua quelque peu sur nos visages et sur les objets environnants le caractère fantastique que leur donnait cette lumière à la fois éblouissante et sombre. Mais la température continuait à s’élever, et, çà et là, le sol se laissait entrevoir. Quelques minutes s’écoulèrent encore et, bientôt les derniers vestiges de neige s’évanouirent à nos yeux complètement. Le thermomètre marquait + 6° centigrades ; surpris par cette tiédeur brusque, nous ruisselions de sueur ; nous étions en outre accablés par la fatigue, l’émotion, et l’attente anxieuse de ce qui allait arriver.

Bientôt apparurent vaguement des végétations. Autant que nous pûmes en juger tout d’abord, — car nos yeux avaient peine à faire leur besogne dans cette clarté à laquelle ils n’étaient pas accoutumés, — ces plantes devaient appartenir à différentes espèces de fougères et de cactus et ne pas s’élever à plus d’un mètre au-dessus du sol. Celui-ci s’était couvert d’un gazon court et dru, et à perte de vue s’étalait sans nul accident au devant de nous. Le paysage n’avait véritablement plus rien de terrestre. Ce fut bien pire lorsque, soudain, le manteau de brume qui couvrait l’horizon se déchira et que le soleil du Pôle apparut au bout de la plaine, immense et pareil à un bouclier de métal dépoli : le pouvoir du maître de la Terre semblait ici annihilé par celui de la singulière force lumineuse qui avait envahi le ciel ; nul rayon n’émanait de lui, et il était dans la clarté violette comme un ver luisant sous l’éclat d’une lampe à arc.

Alors pour la première fois nous entendîmes auprès de nous le bruit de l’air fouetté par une aile invisible ; puis une petite ombre passa tout près de nous avec un cri strident et se heurta contre la toiture de la cabine ; nos regards essayèrent de la poursuivre, mais en une seconde la chose avait déjà disparu.

— C’est affreux ! sanglota Ceintras.

Il se tourna vers moi. De ses paupières gonflées, les larmes commençaient à rouler, avec des reflets bleus et jaunes, pareilles à des gouttes de pourriture. Sur son visage ravagé par la terreur, la lumière du Pôle brouillait les traits, exagérait les rides, tuméfiait les lèvres. Il donnait l’idée épouvantable d’un cadavre qui eût remué et parlé. Mais, aux larmes près, mon aspect ne devait guère différer du sien.

— Mon Dieu, murmura le pauvre garçon en reculant jusqu’à la galerie, il me semble que nous sommes morts !…

Notre hostilité prenait toutes les formes, des plus basses jusqu’aux plus nobles, depuis la haine furieuse qui crispe les poings et nous fait ressembler à des bêtes jusqu’à l’émulation qui nous pousse parfois à prendre des attitudes de héros. Voyant Ceintras si abattu et si misérable, je sentis mon courage renaître subitement.

— En somme, lui dis-je, si tu étais en ce moment le maître de tes nerfs, tu te rendrais compte que rien ne nous menace. Il n’est que de nous avancer prudemment dans ce monde inconnu et, au besoin, un coup de gouvernail nous aura vite tirés d’affaire.

— Certainement, certainement, balbutia-t-il…

Et, des pieds à la tête, il fut secoué par un brusque frisson. De nouveau à nos oreilles venait de retentir un cri que d’autres suivirent aussitôt. Cette fois nous eûmes le temps de voir une de ces bêtes se profiler en noir sur le fond violet du ciel. Elle nous parut être une sorte de chauve-souris, volant verticalement et munie d’une sorte de bec très allongé et très épais.

— Eh bien, Ceintras, mes pressentiments m’avaient-ils trompé ? Ne nous trouvons-nous pas en face d’une flore et d’une faune nouvelles ? Allons, ne prends pas cet air lamentable !… Il vaut mieux pour toi-même que les choses tournent ainsi : cela ne pourra que profiter à ta gloire ! Nos récits intéresseront bien plus le public que si nous n’avions rien trouvé d’inattendu au terme de notre voyage. Pense aux nuées de journalistes qui s’abattront sur ton logis à ton retour… Mais que cela ne t’empêche pas de surveiller tes manettes.

Mes paroles le rassurèrent quelque peu. Il revint dans la chambre de chauffe et, comme nous nous étions rapprochés du sol, il manifesta l’intention d’ouvrir le robinet d’air chaud ; je l’arrêtai :

— Il faut atterrir ici, lui dis-je.

— Tu es fou, tu n’y penses pas !… s’écria-t-il en me regardant avec des yeux dilatés par l’effroi.

— Il me paraît cependant indispensable, insistai-je, de recueillir quelques échantillons de minéraux, de plantes, et même, si c’est possible, d’animaux… Laisse-moi passer ; je vais préparer ma carabine.

Mais il ne voulut rien entendre. Il parla de faire sauter le ballon plutôt que de se rendre à mon désir insensé ! Puis il se calma, me représenta que nous avions du temps devant nous, qu’il valait mieux remettre cette excursion à plus tard… Comme ceci était en somme assez juste, je cédai et nous poursuivîmes notre route à une altitude de quatre cents pieds environ.

Le paysage n’avait pas changé, à cela près que les végétations paraissaient maintenant plus larges et plus hautes ; ce qui me frappait dans leur aspect, c’était qu’au contraire de la plupart des plantes terrestres elles croissaient plutôt en largeur qu’en hauteur ; on aurait dit qu’un invisible obstacle les empêchait de s’élever au-dessus d’une certaine limite ou que le sol au lieu du ciel attirait leurs branches. Un peu plus tard, à des amoncellements de vapeurs blanchâtres, nous reconnûmes la présence de l’eau ; puis, au-dessous de ces vapeurs, durant quelques minutes, un fleuve se laissa entrevoir, pareil à un glaive d’argent bruni qu’un géant eût oublié au milieu de la plaine.

— Regarde, me dit soudain Ceintras, la température, en bas, doit s’être abaissée de nouveau, car j’aperçois çà et là, sur le sol, des lambeaux de neige…

Je me penchai à la balustrade et tins mes yeux fixés dans la direction que m’indiquait Ceintras.

— Ceintras !

— Quoi donc ?

— Viens voir : on dirait que cette neige remue…

Chaque monceau de blancheurs neigeuses semblait en elTet s’agiter et varier dans la forme de ses contours comme aurait pu le faire un trou peau de moutons qui, en paissant, se seraient tantôt rapprochés, tantôt éloignés les uns des autres.

— C’est effrayant, murmura mon compagnon prêt à défaillir !

— Non, répondis-je, c’est tout au plus singulier. Nous nous trouvons apparemment en présence d’un phénomène d’optique dû à un milieu visuel nouveau pour nous… Ou bien nous sommes les jouets d’une hallucination…

— Oui, oui, répéta-t-il machinalement, une hallucination… Et cependant…

Il se frotta les yeux et se pencha désespérément vers le sol :

— … Une hallucination, ce n’est pas possible ! Cela bouge… Regarde, regarde !… Et nous ne sommes pas fous !

— Alors il nous faut descendre et nous rendre compte.

Nous en étions à ce point où, quoi qu’il puisse advenir, on aime mieux tout risquer plutôt que de rester davantage dans les affres de l’indécision, et Ceintras, sans doute, se serait facilement cette fois rallié à mon désir. Mais, au même moment, l’intensité de la lumière violette diminua et ce fut bientôt une sorte de crépuscule sillonné de radiations et de fluorescences. Nous retombions peu à peu dans la pénombre où nous avions navigué depuis la Terre de François-Joseph. Alors je me rendis compte que la clarté sombre du Pôle nous était déjà devenue nécessaire et que, brusquement privés d’elle, nous allions perdre pour un bon moment l’usage de nos yeux.

L’atmosphère crépitait autour de nous et par instants se pointillait d’étincelles électriques à peu près pareilles à celles que notre magnéto produisait dans les cylindres du moteur pour enflammer les gaz ; au delà, des étoiles apparurent immobiles et lointaines. La neige, au-dessous de nous, paraissait toujours s’agiter vaguement. Les cris des grandes chauves-souris ne résonnaient plus à nos oreilles et, cependant, l’air n’était pas absolument silencieux : avec un peu d’attention nous pouvions percevoir des susurrements et des sifflements très doux qui avaient l’air de nous arriver de la surface même du sol.

— Ceci dépasse notre compréhension, dit Ceintras à qui l’excès d’épouvante donnait pour quelques minutes un semblant d’énergie. Il faut fuir, il faut nous tirer de là au plus vite !

Malgré mon désir d’être ou de paraître le plus fort des deux, je me sentis alors incapable de lui opposer la moindre résistance. Et, en vérité, l’indicible horreur du spectacle excusait cette pusillanimité. Tandis que je considérais le visage de mon compagnon et le reflet sombre du mien dans un hublot de la cabine, j’eus de nouveau l’idée que nous étions morts, qu’il ne restait de nous que deux cadavres poussés par une force irrésistible non pas vers le néant et le repos, mais vers un enfer peuplé de larves, de spectres, de choses sans nom que je croyais déjà sentir grouiller au-dessous de nous ; car, par moments, de lentes ondulations verdâtres parcouraient les derniers vestiges de la lumière violette et alors le sol et les vagues blancheurs qui s’y mouvaient prenaient sous ces colorations l’aspect d’un immense charnier sur lequel se fût épandu un douteux clair de lune.

— Partons donc, m’écriai-je d’une voix mal assurée. Nous verrons plus tard ce que nous aurons de mieux à faire.

— Oui ! oui ! partir… il faut partir, dit Ceintras haletant ! Tu le vois bien, c’est ici le pays de la folie et de la mort !

Bousculant tout ce qui se trouvait sur son passage, il se démenait fébrilement en face de moi, contre le ciel troué de pâles étoiles.

— Partir… il faut partir, répétait-il…

Et il donna toute la vitesse et, pour nous éloigner au plus tôt de la terre, il ouvrit en même temps un obus d’hydrogène et le robinet des gaz chauds… Alors ce fut une autre terrifiante énigme : le moteur ronfla éperdument, le petit manomètre qui mesurait la pression à l’intérieur de l’enveloppe indiqua que cette pression ne pouvait plus croître sans danger ; mais tout cela fut inutile ; nous n’avancions ni ne montions : on aurait dit que d’invisibles et impalpables chaînes entravaient notre marche et nous halaient peu à peu vers la terre.

Comme pour mettre le comble à toutes ces émotions apparut la chose la plus prodigieuse que nous eussions pu concevoir en ces lieux. C’était, érigé sur un monticule et se dessinant contre le ciel une sorte de disque de métal grisâtre fixé au sommet d’une très haute tige et pareil, en beaucoup plus grand, à ceux qui marquent les points d’arrivée sur les hippodromes. Il n’y avait pas à en douter, cet appareil était l’œuvre d’une industrie intelligente et cette conclusion s’offrit immédiatement à mon esprit dans toute son implacable netteté… Mais le temps me manqua pour l’approfondir ; un inexplicable sommeil m’envahissait si subit, si violent, que je ne pus pas même tenter de recueillir mon énergie volontaire pour la lui opposer ; j’entendis, comme de très loin, Ceintras accablé également par ce sommeil me demander d’une voix faible :

— Que faire ?

Mais je n’eus pas la force de répondre. Et nos esprits sombrèrent dans une profonde nuit.