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Le Peuple du Pôle/Prologue

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Société du Mercure de France (p. 7-21).

PROLOGUE

Ceci n’est qu’une manière de préface et, dans les chapitres qui suivront, ce n’est pas moi qui raconterai l’histoire. Mais comme les révélations que contient ce livre vont à l’encontre d’un vieux préjugé de l’orgueil humain, il serait de ma part présomptueux de ne point craindre que le premier mouvement ne portât le public à ne voir dans le Peuple du Pôle qu’une imagination de poète ou un jeu de romancier. Je veux donc avant tout indiquer mes sources, exposer d’où vient le récit et de qui je le tiens. Au reste, je ne demande point qu’on l’accepte, de prime abord, les yeux fermés ; je me tiendrai pour satisfait si les lecteurs partagent les sentiments successifs que j’éprouvai moi-même et qui furent l’incrédulité, puis la stupéfaction, puis la persuasion que ce que je venais de lire était possible, puis la certitude qu’il n’existait pas de raison d’en douter.

Il est un axiome qu’il faut énoncer avant d’aller plus loin puisqu’il marque dans mon esprit le point de départ de la dialectique à laquelle il conviendrait qu’on se conformât : c’est que nous prononçons avec quelque mépris les mots d’extraordinaire et d’inadmissible à propos de réalités que les progrès de l’intelligence et de ses moyens d’investigation nous permettront demain peut-être d’observer expérimentalement. Il est sûr qu’à chaque instant tous les savants et même tous les hommes frôlent dans l’ombre de leur fatale insuffisance une des innombrables vérités qui semblent chercher consciemment à les fuir ; pour se rendre maîtres de l’une d’elles, il leur eût suffi sans doute, bien souvent, d’un rien. L’humanité s’avance, mais s’avance au hasard, et les horizons les plus imprévus, brusquement, se dévoilent ; des hypothèses qu’on osait à peine échafauder dans le secret du rêve se transforment soudain en faits objectivement incontestables. Ce serait peut-être assez, par exemple, d’un infime accroissement de nos moyens d’observation télescopique ou microscopique pour que, du jour au lendemain, la science, les religions et la morale fussent bouleversées.

Je me trouvais au mois de septembre de 1906 à Sainte-Margaret’s Bay, village du comté de Kent, situé sur la côte du Pas de Calais, à six milles de Douvres. J’y étais venu avec l’intention d’écrire, dans la paix d’un pays que ne profanent pas encore des hordes trop nombreuses de touristes, une étude sur L’automobile et l’âme moderne. Mon travail étant à peu près terminé, je n’attendais plus pour rentrer à Paris que l’arrivée de mon illustre ami, Louis Valenton, professeur au Collège de France, membre de l’Institut. Au retour d’une longue et pénible mission paléontologique dans l’Asie du Nord, il devait prendre quelques jours de repos à Sainte-Margaret’s Bay et il était entendu que, de là, nous regagnerions la France de compagnie. Le 20 au soir, je reçus un télégramme m’avertissant qu’il venait de débarquer à Liverpool. Le lendemain, je vis s’arrêter devant l’auberge où je logeais deux chariots chargés de malles, puis, quelques minutes après, Louis Valenton en personne descendit d’un antique cabriolet de louage.

Louis Valenton n’est pas seulement un savant d’une compétence indiscutée, c’est aussi un homme de goût, un artiste sensible à la beauté des paysages et qui trouve pour les vanter et les décrire des mots que bien des poètes lui envieraient. Aussi, dès le lendemain de son arrivée, il ne se contenta pas de me montrer les échantillons paléontologiques qu’il avait découverts, il me raconta ses voyages à travers les forêts de pins de la Sibérie, il me dit les immenses plaines enfouies presque toute l’année sous un linceul de neige, les paysages de désolation où avaient peine à végéter de maigres mousses et où la voix éternelle du vent était la seule chose vivante, les ravines aux flancs desquelles de formidables éboulis de rocs bleuâtres semblaient suspendre sur ceux qui s’aventuraient en ces parages la menace continuelle de leurs chutes ; il me dit les avalanches soudaines dont les échos des vastes solitudes faisaient retentir le fracas à l’infini et les cavernes qui gardaient encloses dans leurs profondeurs des ténèbres vieilles de mille siècles et où, avant de déterrer les trésors scientifiques des vestiges fossiles, il avait été obligé, parfois, de soulever un amoncellement de carcasses rongées la veille par les ours ou les loups…

L’expédition avait été féconde. En plus de squelettes bien conservés d’animaux disparus dont on n’avait jusque-là possédé que des débris insignifiants, il rapportait les os d’un être qu’on n’avait encore ni entrevu ni pressenti, et dont la découverte devait avoir d’inappréciables conséquences pour les historiens de l’évolution des espèces. Il ouvrit une caisse et en tira des os soigneusement empaquetés, numérotés et luisants sous la couche de blanc de baleine dont il les avait badigeonnés en les retirant du sol pour éviter leur pulvérisation rapide.

Puis, accroupi sur le parquet, il reconstitua le squelette, rapidement, comme font les enfants avec les jeux de patience qui, à la longue, leur sont devenus familiers. Quand ce travail fut terminé, j’eus peine à retenir un cri de stupéfaction tant la bête avait une curieuse apparence humaine, et je m’écriai un peu étourdiment, rappelant mes souvenirs du collège et certains articles feuilletés dans les revues :

— L’anthropopithèque !

Valenton sourit et secoua la tête négativement.

— Non, dit-il, ce n’est pas là l’être théorique à l’aide duquel, faute de mieux, nos savants ont essayé de combler l’abîme qui reste toujours béant entre les singes anthropomorphes et la primitive humanité !… Sans doute les pattes postérieures et la colonne vertébrale sont disposées de telle manière qu’il n’y a pas lieu de mettre en doute la possibilité d’une station verticale à peu près parfaite ; sans doute la boîte crânienne est beaucoup plus développée que chez les gorilles et même que chez certaines peuplades sauvages… Mais regardez d’un peu plus près ce squelette, considérez ce cou d’une longueur démesurée, ces dents coniques et aiguës, cette articulation de l’épaule qui ne permet pas au bras de se mouvoir autrement que dans le sens vertical, ces pattes antérieures qui se plient à l’inverse du bras humain, comme les pattes d’un chien qui nage, ces mains (j’emploie ce mot, faute de mieux) munies de six doigts peu préhensifs et probablement reliés entre eux par des membranes, cette queue énorme en forme de nageoire et, enfin, les os du bassin, si étroits, si peu humainement conformés, — et vous comprendrez qu’il ne s’agit plus du fameux ancêtre de l’homme, mais d’un reptile amphibie, hôte des marais ou des mers tertiaires et probablement ovipare…

Valenton se dirigea vers la caisse et en retira des fragments de calcaire qu’il me tendit :

— Tenez, ajouta-t-il, regardez les empreintes laissées sur les rochers où reposèrent les os de l’animal : il n’avait pas de poils et sa peau devait ressembler étrangement à celle des lézards, telle qu’elle nous apparaît sous le grossissement de la loupe.

Il se tut un instant, puis reprit :

— Au début j’ai commis moi-même une erreur analogue à la vôtre ; j’ai appelé cet animal pithécosaure… Vous savez que les mammifères sont, comme les oiseaux, les descendants des grands sauriens primitifs, des iguanodons, des mégalosaures, des plésiosaures ? Eh bien, après un examen sommaire il me semblait que le pithécosaure devait être au premier singe ce que le ptérodactyle est à l’archéoptéryx… À présent, j’ai donné à cette bête un autre nom…

Je demandai, d’une voix émue, presque haletante sous l’effet de l’angoisse qui m’étreignait au pressentiment d’une révélation énorme :

— Lequel ?

— L’anthroposaure, répondit Valenton. Oui… Et vous comprenez ce que représente le mot anthropos dans ce nom composé ; il n’est pas là pour indiquer une similitude physique qui, comme je vous le faisais remarquer tout à l’heure, est toute superficielle ; il est là, faute de mieux, — l’intelligence et la raison étant sur la terre les attributs exclusifs de la race humaine, — pour indiquer que la bête était à quelque degré intelligente et raisonnable, indubitablement.

Il appuya sur ce dernier mot, le répéta, prit entre ses mains le crâne qu’il considéra avec attention, puis :

— Cuvier, dit-il, avait reconstitué dans leur ensemble certains animaux disparus, après l’examen d’un membre ou d’une mâchoire, et, par la suite, la découverte du squelette complet de ces animaux a démontré presque toujours l’exactitude de ces reconstitutions… Eh bien, je dis, moi, je dis qu’il suffit de regarder ce crâne, de mesurer cet angle facial pour déduire avec une quasi certitude qu’une certaine raison, une certaine intelligence, les premiers éléments d’une religion, d’une morale, d’une existence socialement organisée sont les conséquences de ce crâne-là !

— Alors, m’écriai-je, l’intelligence aurait précédé l’homme sur la terre ?

— Non, répondit Valenton, cet animal est contemporain des premiers hommes, et l’intelligence humaine et l’intelligence… anthroposaurienne on dû, à une époque, exister concurremment. Tenez, il est une comparaison qui me semble rendre assez bien compte de la façon dont les espèces évoluent, se transforment et sortent les unes des autres : imaginez une famille possédant une maison dans un pays fertile. Les champs qu’elle possède la nourrissent, nourrissent les premiers enfants et encore peut-être les enfants de ces enfants ; mais la race se multiplie, le domaine ne lui suffit plus, et, bientôt, force est aux nouvelles générations d’aller chercher fortune ailleurs. Ces hommes deviennent alors ce que la nature de leur patrie d’adoption veut qu’ils soient ; si le pays est, par exemple, couvert de forêts difficiles à défricher et peuplées d’animaux, ils sont chasseurs et non plus agriculteurs comme leurs frères et cousins demeurés au berceau de la race… Ainsi, délaissant les marais primitifs où vivaient les monstrueux sauriens des vieux âges, certaines espèces ont peu à peu gagné la terre ferme, se sont couvertes de poils, et c’est d’elles que sont sorties les races des mammifères. Mais les espèces fraternelles qui étaient restées dans les marais n’en continuaient pas moins à se tranformer dans le sens du progrès, et, dès lors, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que l’une d’elles ou plusieurs d’entre elles, soient parvenues, comme l’espèce humaine, jusqu’à la possession d’un cerveau doué de raison et d’intelligence, point culminant du progrès qu’il nous est permis de concevoir pour un être vivant ?

Je me revois, quelques minutes plus tard, poursuivant cet entretien avec Valenton sous la petite tonnelle de l’auberge, devant le thé qui fumait dans de rustiques tasses de faïence blanche et bleue. Des vols de mouettes glissaient au ras de la mer que plissait à peine une insensible brise ; sur les falaises de craie laiteuse que couronnaient de vertes prairies, de gais cottages s’alignaient à gauche et à droite, le long de la côte, et tout là-bas un petit steamer, — point noir empanaché de fumée, — disparaissait dans la direction de la France. Ce soir-là était le plus paisible et le plus doux des soirs de la terre ; mais comme j’étais loin de toute cette familière réalité ! Mon esprit avait remonté le cours des âges ; j’imaginais, dans un décor de gigantesques fougères, au bord des marais où grouillait une vie tumultueuse, sous le vieux ciel terrestre tout imprégné encore d’humidité et de chaleur, les étranges créatures que la découverte de Valenton m’avait révélées ; et il me semblait voir les premiers hommes, velus, énormes, cruels, armés de pierres tranchantes, s’avancer sournoisement vers les anthroposaures avec le désir obscur d’anéantir cette race rivale.

— Car, disais-je, nous ne pouvons plus admettre aujourd’hui que si l’homme est sur la terre le roi de la création, ce soit une royauté de droit divin ; cette royauté il l’a obtenue par droit de conquête… Des diverses espèces intelligentes ou portant en elles la possibilité de l’intelligence qui existèrent à un moment sur notre planète, il fallait que l’une triomphât, et ce fut la nôtre…

Mon esprit s’ébrouait, galopait comme un poulain en liberté sur le champ prodigieusement nouveau qu’on avait soudain ouvert devant lui ; une foule d’idées et d’images apparaissaient pêle-mêle, dans leur richesse confuse, au hasard de cette course ; des mythes s’éclairaient, des êtres légendaires s’expliquaient ; je comprenais à présent ce qu’avaient été les ondins et les sirènes ; dans l’histoire d’Abel et de Caïn, je ne voyais plus que le symbole de la lutte à la suite de laquelle l’Homme-Caïn, avait immolé à son désir de domination absolue l’Anthroposaure-Abel… Et je parlais, et je parlais, et ma voix devenait d’instant en instant plus exaltée et fiévreuse… Alors, Valenton me mit en souriant la main sur l’épaule et m’avertit, d’un ton légèrement railleur, que j’allais tout de même un peu trop loin :

— Mon cher ami, en ce moment vous vous égarez en pleine fantaisie… Il me semble pourtant que, de l’existence de l’anthroposaure, il est facile de tirer des conclusions qui sont, scientifiquement, plus intéressantes. On a le droit de dire, par exemple, qu’au lieu d’un roi de la création sur la terre, il aurait pu y en avoir deux ou plusieurs, si les espèces avaient vécu assez séparées l’une de l’autre pour ne point se porter ombrage ; ainsi Christophe Colomb, en découvrant l’Amérique, aurait pu y rencontrer, au lieu d’une nouvelle race humaine, des êtres entièrement différents de l’homme et pourtant raisonnables et intelligents comme lui, ayant comme lui leurs villes, leurs lois, croyant comme lui en Dieu ou, plus tôt que lui, décidés à n’y plus croire…

— Oui, dis-je, mais, maintenant, il ne reste plus une parcelle de notre étroite Terre qui ne nous soit connue ; force nous est d’être assurés que la victoire de l’homme a été brutale, définitive, et que, s’il existe des êtres intelligents et pourtant d’une structure physique différente de la nôtre, il faut nous résigner à les imaginer dans un autre monde de l’espace… dans la planète Mars, par exemple…

Et j’ajoutai en ricanant assez bêtement :

— Ah ! Ah ! dans la planète Mars… Voilà une belle occasion de reparler de ces fameux Marsiens !…

Valenton me regarda bien en face et me dit, très sérieusement :

— Voyons, réfléchissez à ce que vous dites : êtes-vous bien sûr que toute la Terre nous soit connue ?… Et les abîmes de la mer ?… Et, — surtout, — les immenses pays qui s’étendent au delà des banquises polaires ?… D’autre part, vous êtes suffisamment familier avec les méthodes scientifiques pour savoir qu’il est encore plus vain, devant l’inconnu, de nier que d’affirmer, puisque, quand il s’agit de faits qui ne sont pas encore expérimentalement observables, nous pouvons arriver, sinon à des certitudes, au moins à des possibilités fondées sur des raisonnements inductifs…

— Les anthroposaures, ou leurs descendants, m’écriai-je soudain, existent encore quelque part !…

Comment arrivai-je à avoir cette pensée avant que Valenton m’eût rien laissé pressentir de la conclusion où allait aboutir sa petite semonce ? Est ce que je devinais cette conclusion au son à la fois sérieux et triomphant de sa voix ? Est-ce qu’après avoir vu le squelette de ce singulier monstre des vieux âges et avoir appris ce qu’il était, je me trouvais préparé à accepter et même à attendre d’autres révélations encore plus extraordinaires ou inattendues ?… Je ne sais… D’ailleurs, je me hâte de dire que mon interruption avait été assez étourdie et ma conjecture assez inexacte.

— Quel enfant vous faites, décidément ! dit Valenton ; vous allez d’un excès à l’autre avec une déconcertante désinvolture !… Non, il n’existe probablement plus d’anthroposaures, ni dans les abîmes de la mer, ni au Pôle, ni ailleurs… Mais quelque part il y a quelque chose

Il sortit d’une de ses poches, — toujours gonflées de brochures, de livres et de papiers, — une liasse épaisse qu’il me tendit :

— Vous lirez cela, ajouta-t-il. J’ai rapporté de mon voyage autre chose que des os datant de milliers et de milliers d’années. Ces papiers étaient enfermés dans un objet bien moderne, dans un de ces bidons d’essences comme nos automobilistes en achètent chaque jour à la porte des garages !… Je dois vous dire que si j’avais trouvé cet objet dans un fossé de la banlieue de Londres ou de Paris, mon âme de paléontologue n’aurait pas prêté grande attention à cette banale modernité ; mais, là-bas, dans les glaces boueuses du rivage de l’Ialmal, vers les bouches de l’Ob, la rencontre ne laissait pas d’être imprévue… Ayant constaté que le bidon n’était pas vide, je l’adjoignis à mon bagage après un instant d’hésitation. Je crois que j’ai lieu de m’en féliciter… Sur le bateau qui me ramenait, je l’éventrai et j’en tirai les papiers que voici ; ils y avaient été glissés un à un, assez soigneusement numérotés, par l’étroite ouverture : je les ai sommairement classés et lus à la hâte… Non ! ne me demandez rien ; vous lirez ça…

Il sourit un instant de ma curiosité impatiente, puis :

— Vous lirez ça, et vous le publierez. Vous comprenez que, cet hiver, j’aurai assez de travail avec le montage de mes ossements fossiles et la rédaction de mon rapport… Comme vous voyez, vous me rendrez service…

Sitôt rentré en France, je me suis mis au travail. Les feuillets couverts d’une hâtive écriture au crayon étaient par endroits horriblement difficiles à déchiffrer. Je pense toutefois avoir accompli ma tâche avec toute l’attention et toute la conscience désirables et offrir à mes lecteurs une transcription aussi satisfaisante que possible.

Pour le reste, j’avertis ceux qui, une fois ce livre fermé, resteraient incrédules, que je tiens chez moi à leur disposition le manuscrit original et le bidon d’essence, tels qu’ils furent rapportés de l’Ialmal par M. Louis Valenton, membre de l’Institut, professeur au Collège de France. J’espère pour eux que l’honorabilité de mon illustre ami et la haute situation qu’il occupe dans le monde scientifique leur interdira de persister un instant de plus dans l’idée qu’ils se trouvent en face d’une vulgaire mystification.