Le Phare du bout du monde/Chapitre VI

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Hetzel (p. 68-80).

VI

À LA BAIE D’ELGOR.

L’opération du renflouage avait donc pleinement réussi. Mais tout n’était pas terminé. Il s’en fallait que la goélette eût entière sécurité dans cette anse creusée dans le littoral du cap Saint-Barthélemy. Elle y était trop exposée à la houle du large et aux tempêtes du nord-ouest. À l’époque des fortes marées d’équinoxe, elle n’aurait pas même pu rester vingt-quatre heures à cette relâche.

Kongre ne l’ignorait pas. Aussi, son intention était-elle d’abandonner l’anse, au jusant du lendemain, dont il comptait profiter pour remonter en partie le détroit de Lemaire.

Auparavant, toutefois, il était indispensable de compléter la visite du navire, de vérifier l’état de sa coque à l’intérieur. Bien qu’on eût cette certitude qu’il ne faisait pas d’eau, il se pouvait néanmoins que, sinon son bordage, du moins sa membrure eût souffert de l’échouage, et qu’il fût nécessaire de procéder à des réparations en vue d’une traversée assez longue.

Kongre mit aussitôt ses hommes à la besogne, afin de déplacer le lest qui remplissait la cale jusqu’à la hauteur des varangues de bâbord et de tribord. On ne serait pas, d’ailleurs, obligé de le débarquer, ce qui épargnerait du temps et de la fatigue, le temps surtout, dont il importait de se montrer avare, dans la situation peu sûre où se trouvait la Maule.

La vieille ferraille, qui constituait le lest, fut d’abord reportée de l’avant à l’arrière dans la cale pour permettre d’examiner la partie antérieure du vaigrage.

Cet examen fut soigneusement fait par Kongre et Carcante, aidés d’un Chilien, nommé Vargas, qui avait travaillé autrefois comme charpentier dans les chantiers de construction de Valparaiso et connaissait bien ce métier.

Dans toute la portion comprise entre l’étrave et l’emplanture du mât de misaine, aucune avarie ne fut constatée. Varangues, membrure, bordé étaient en bon état ; chevillés en cuivre, ils ne se ressentaient pas du choc de l’échouage sur le banc de sable.

Le lest repoussé vers l’avant, la coque fut trouvée également intacte du mât de misaine au grand mât. Les épontilles n’étaient ni fléchies ni faussées, et l’échelle donnant accès au panneau central n’avait pas été déplacée.

On s’occupa alors du dernier tiers de la cale comprenant le fond de la voûte jusqu’à l’étambot.

Il y avait là une avarie de quelque importance. S’il n’existait pas de voie d’eau, la membrure de bâbord accusait un enfoncement sur une longueur d’un mètre et demi. Cet enfoncement devait provenir d’une collision contre une tête de rocher, avant que la goélette eût été dressée sur le banc de sable. Si le bordage n’avait pas entièrement cédé, si l’étoupe était restée sur place, ce qui avait empêché l’eau de s’introduire dans la cale, cette avarie n’en présentait pas moins une certaine gravité, et un marin devait s’en inquiéter à bon droit.

Une réparation s’imposait donc au moment de reprendre la mer, à moins qu’il ne se fût agi d’une très courte traversée par temps calme. D’ailleurs, il était probable que cette réparation demanderait toute une semaine, en admettant que l’on eût les matériaux et les outils nécessaires au travail.

Lorsque Kongre et ses compagnons surent à quoi s’en tenir, des malédictions justifiées dans les circonstances où l’on se trouvait succédèrent aux hurrahs qui avaient salué le renflouage de la Maule. Est-ce que la goélette allait être hors d’usage ?… Est-ce qu’ils ne pourraient pas enfin abandonner l’Île des États ?…

Kongre intervint en disant :

« L’avarie est grave en effet… Dans son état actuel, nous n’aurions pas à compter sur la Maule, qui, par gros temps, risquerait de s’entr’ouvrir… Et il y a des centaines de milles à parcourir avant d’atteindre les îles du Pacifique !… Ce serait risquer de sombrer en route. Mais cette avarie est réparable, et nous la réparerons.

— Où ? demanda un des Chiliens qui ne cachait point son inquiétude.

— Pas ici, en tout cas, déclara un de ses compagnons.

— Non, répondit Kongre d’un ton résolu. À la baie d’Elgor. »

En quarante-huit heures, la goélette pouvait, en effet, franchir la distance qui la séparait de la baie. Elle n’aurait qu’à longer le littoral de l’île, soit par le sud, soit par le nord. Dans la caverne où avait été laissé tout ce qui provenait du pillage des épaves, le charpentier aurait à sa disposition le bois et les outils que nécessiterait cette réparation. Fallût-il rester en relâche quinze jours, trois semaines, la Maule y resterait. La belle saison devait encore durer deux mois et, du moins, lorsque Kongre et ses compagnons abandonneraient l’Île des États, ce serait à bord d’un navire qui, ses avaries réparées à fond, offrirait toute sécurité.

Au surplus, Kongre avait toujours eu l’intention, en quittant le cap Saint-Barthélemy, de passer quelque temps à la baie d’Elgor. À aucun prix il n’eût voulu perdre les objets de toutes sortes, laissés dans la caverne, lorsque les travaux du phare obligèrent la bande à se réfugier sur l’autre extrémité de l’île. Ainsi, ses projets ne seraient modifiés que quant à la durée de la relâche, qui se prolongerait au delà de ce qu’il eût désiré.

La confiance revint donc, et l’on fit les préparatifs de manière à pouvoir partir au plein de la marée du lendemain.

Quant à la présence des gardiens du phare, ce n’était pas pour inquiéter cette bande de pirates. En quelques mots, Kongre exposa ses projets à cet égard.

« Avant l’arrivée de cette goélette, dit-il à Carcante, dès qu’ils furent seuls, j’étais décidé à reprendre possession de la baie d’Elgor. Mes intentions n’ont pas changé. Seulement, au lieu d’arriver par l’intérieur de l’île, en évitant d’être aperçus, nous arriverons par mer, ouvertement. La goélette ira mouiller dans la crique… on nous y accueillera sans rien soupçonner… et… »

Un geste auquel Carcante ne se méprit pas acheva la pensée de Kongre. Et, en vérité, toutes les chances de réussite seraient acquises aux projets de ce misérable. À moins d’un miracle, comment Vasquez, Moriz et Felipe échapperaient-ils au sort qui les menaçait ?…

L’après-midi fut consacré aux préparatifs du départ. Kongre fit remettre le lest en place et s’occupa de l’embarquement des provisions, des armes et autres objets apportés au cap Saint-Barthélemy.

Le chargement s’effectua avec rapidité. Depuis le départ de la baie d’Elgor — et cela datait de plus d’un an — Kongre et ses compagnons s’étaient principalement alimentés sur leurs réserves, et il n’en restait plus qu’une faible quantité qui fut déposée dans la cambuse. Quant à la literie, aux vêtements, aux ustensiles, aux matières d’or et d’argent, la cuisine, le poste de l’équipage, le rouf à l’arrière et la cale de la Maule les reçurent, en attendant le matériel encore emmagasiné dans la caverne à l’entrée de la baie.

Bref, on fit telle diligence que, vers quatre heures du soir, cette cargaison était à bord. La goélette aurait pu immédiatement appareiller, mais Kongre ne se souciait pas de naviguer, pendant la nuit, le long d’un littoral hérissé de récifs. Il ne savait même pas s’il prendrait ou non le détroit de Lemaire pour s’élever à la hauteur du cap San Juan. Cela dépendrait de la direction du vent. Oui, s’il halait le sud, et non, s’il se tenait dans le nord et tendait à fraîchir. Dans ce cas, il lui paraîtrait préférable de passer au sud de l’île, ce qui assurerait à la Maule l’abri de la terre. Au surplus, quelle que fût la route choisie, cette traversée, à son estime, ne devait pas durer plus d’une trentaine d’heures, compris la relâche pendant la nuit.

Le soir venu, aucune modification de l’état atmosphérique ne s’était produite. Aucune brume au coucher du soleil, et telle était la pureté de la ligne du ciel et de l’eau qu’un rayon vert traversa l’espace, à l’instant où le disque disparaissait derrière l’horizon.

Il y avait donc apparence que la nuit serait calme, et elle le fut en effet. La plupart des hommes l’avaient passée à bord, les uns dans le poste, les autres dans la cale. Kongre occupait la cabine du capitaine Pailha à droite, et Carcante celle du second à gauche du carré.

À plusieurs reprises, ils vinrent sur le pont observer l’état du ciel et de la mer, s’assurer que, même au plein de la marée, la Maule ne courait aucun risque, et que rien ne retarderait le départ du lendemain.

En effet, le lever du soleil fut superbe. À cette latitude, il est rare de le voir apparaître au-dessus d’un horizon si net.

Dès la première heure, Kongre débarqua avec le canot, et, à travers un étroit ravin, presque à l’amorce du cap Saint-Barthélemy, il gagna l’arête de la falaise.

De cette hauteur, son regard put parcourir un vaste espace de mer sur les trois quarts du compas. À l’est seulement il rencontrait les masses montagneuses qui s’élèvent entre le cap Saint-Antoine et le cap Kempe.

La mer, calme dans la région du sud, était assez houleuse à l’ouvert du détroit, parce que le vent prenait de la force et tendait à fraîchir.

Du reste, pas une voile, pas une fumée au large, et, sans doute, la Maule ne croiserait aucun navire pendant sa courte traversée jusqu’au cap San Juan.


De cette hauteur, son regard put parcourir un vaste espace.

Le parti de Kongre fut aussitôt résolu. Craignant avec raison qu’il ne ventât grand frais, et désireux avant tout de ne pas fatiguer la goélette, en l’exposant aux houles du détroit, toujours dures lors du renversement de la marée, il se décida à longer la côte méridionale de l’île, et à gagner la baie d’Elgor en doublant les caps Kempe, Webster, Several et Diegos. Que ce fût par le sud ou par le nord, la distance était à peu près égale d’ailleurs.

Kongre redescendit, regagna la grève, se dirigea vers la caverne, constata qu’aucun objet n’y avait été oublié. Rien ne décèlerait donc la présence d’une troupe d’hommes sur l’extrémité ouest de l’Île des États.

Il était un peu plus de sept heures. Le jusant, qui commençait déjà, favoriserait la sortie de la crique.

L’ancre fut aussitôt ramenée au bossoir, puis on hissa la trinquette et le foc, qui, avec cette brise du nord-est, devaient suffire à pousser la Maule en dehors des bancs.

Kongre tenait la barre, tandis que Carcante veillait à l’avant. Dix minutes, il n’en fallut pas davantage pour se dégager du semis des récifs et la goélette ne tarda pas à ressentir un peu de roulis et de tangage.

Sur l’ordre de Kongre, Carcante fit établir la misaine et la brigantine qui est la grande voile dans le gréement d’une goélette, puis hisser le hunier à bloc. Ces voiles amurées et bordées, la Maule mit le cap au sud-ouest grand largue, afin de doubler l’extrême pointe du cap Saint-Barthélemy.

En une demi-heure, la Maule en eut contourné les roches. Elle lofa alors en grand et prit direction vers l’est, de manière à serrer le vent au plus près. Mais il favorisait sa marche, sous l’abri de la côte méridionale de l’île, que le bâtiment gardait à trois milles au vent.

Entre temps, Kongre et Carcante purent reconnaître que ce léger navire se comportait bien sous toutes les allures. Assurément, pendant la belle saison, on ne courrait aucun danger à s’aventurer sur les mers du Pacifique, après avoir laissé en arrière les dernières îles de l’archipel magellanique.

Peut-être Kongre aurait-il pu arriver à l’entrée de la baie d’Elgor dans la soirée, mais il préférait s’arrêter en un point quelconque du littoral avant que le soleil n’eût disparu derrière l’horizon. Il ne força donc pas de toile, il ne se servit ni du petit perroquet de misaine, ni du flèche du grand mât, et se contenta d’une moyenne de cinq à six milles à l’heure.

Pendant cette première journée, la Maule ne rencontra aucun navire, et la nuit allait se faire lorsqu’elle vint relâcher à l’est du cap Webster, ayant effectué à peu près la moitié de sa traversée.

Là s’entassaient d’énormes roches et s’élevaient les plus hautes falaises de l’île. La goélette mouilla à une encablure du rivage dans une anse couverte par la pointe ; un bâtiment n’eût pas été plus tranquille au fond d’un port et même dans un bassin. Assurément, si le vent halait le sud, la Maule eût été très exposée en cet endroit, où la mer, lorsqu’elle est soulevée par les tempêtes polaires, est aussi violente qu’aux abords du cap Horn.

Mais le temps semblait devoir se maintenir avec brise de nord-est, et la chance continuait à favoriser les projets de Kongre et des siens !

La nuit du 25 au 26 décembre fut des plus calmes. Le vent, qui était tombé vers dix heures du soir, reprit aux approches du jour vers quatre heures du matin.

Dès les premières blancheurs de l’aube, Kongre prit ses dispositions pour l’appareillage. On rétablit la voilure, restée sur ses cargues pendant la nuit. Le cabestan ramena l’ancre à poste, et la Maule se mit en marche.

Le cap Webster se prolonge d’environ quatre à cinq milles en mer, du nord au sud. La goélette dut donc remonter pour retrouver la côte qui court vers l’est jusqu’à la pointe Several, sur une longueur d’une vingtaine de milles environ.

La Maule reprit sa marche dans les mêmes conditions que la veille, dès qu’elle eut rallié le littoral où elle retrouva des eaux paisibles sous l’abri des hautes falaises.

Quelle côte affreuse et plus effrayante encore que celle du détroit ! Amoncellement de blocs énormes et d’un équilibre instable, car nombre de ces masses encombraient les grèves jusqu’aux extrêmes relais de marée, prodigieuse étendue de récifs noirâtres, qui ne laissaient pas une place libre, où, non pas un navire de petit tonnage mais une simple embarcation aurait pu accoster. Pas une crique qui fût abordable, pas un banc de sable, sur lequel il eût été possible de mettre le pied ! Et n’était-ce pas le monstrueux rempart que l’Île des États opposait aux terribles houles venues des parages antarctiques.

La goélette filait sous moyenne voilure, à moins de trois milles du littoral. Kongre, ne connaissant pas cette côte, craignait avec raison de trop s’en approcher. D’autre part, ne voulant point fatiguer la Maule, il se maintenait au milieu des eaux tranquilles qu’il n’eût pas rencontrées plus au large de la terre.

Vers dix heures, arrivé à l’ouvert de la baie Blossom, il ne put cependant éviter complètement la houle. Le vent, embouquant le golfe qui se creuse profondément dans les terres, soulevait la mer en longues lames que la Maule recevait par le travers en gémissant. Kongre laissa porter, afin de doubler la pointe qui limite la baie du côté oriental, puis, cette pointe franchie, il serra le vent au plus près, et, bâbord amures, tira un bord vers le large.

Kongre avait pris la barre lui-même, et, les écoutes raidies à bloc, il serrait le vent le plus possible. Ce fut seulement vers quatre heures de l’après-midi qu’il s’estima avoir assez gagné au vent pour atteindre son but d’un seul bord. Virant alors lof pour lof, il changea ses amures et mit franchement le cap sur la baie d’Elgor, la pointe Several lui restant à ce moment à quatre milles dans le nord-ouest.

De cette distance, la côte montrait son entier développement jusqu’au cap San Juan.

En même temps, au revers de la pointe Diegos, apparaissait la tour du Phare du bout du Monde que Kongre voyait pour la première fois. Avec la longue-vue trouvée dans la cabine du capitaine Pailha, il put même distinguer un des gardiens qui, posté sur la galerie, observait la mer. Le soleil devant rester pendant trois heures encore au-dessus de l’horizon, la Maule serait certainement au mouillage avant la nuit.


C’est à cet instant que la goélette fut « raisonnée » par deux hommes.

Il était certain que la goélette n’avait pu échapper aux regards des gardiens, et que son arrivée dans les eaux de l’Île des États était signalée maintenant. Tant que Vasquez et ses camarades l’avaient vue piquer vers le large, ils devaient penser qu’elle se dirigeait vers les Malouines. Mais, depuis qu’elle serrait le vent tribord amures, ils ne pouvaient douter qu’elle ne cherchât à donner dans la baie.

Peu importait, d’ailleurs, à Kongre, que la Maule eût été aperçue, ni même qu’on lui supposât l’intention de relâcher. Cela ne modifierait en rien ses projets.

À son extrême satisfaction, cette fin de la traversée allait s’effectuer dans des conditions assez favorables. Le vent venait un peu plus de l’est. En tenant ses voiles bordées à plat, prêtes à ralinguer, la goélette remontait sans avoir à courir des bordées pour doubler la pointe Diegos.

C’était une très heureuse circonstance. Peut-être, dans l’état de sa coque, n’aurait-elle pu supporter une série de virements qui l’eussent fatiguée, et qui sait si une voie d’eau ne se serait pas déclarée avant l’arrivée dans la crique.

C’est même ce qui se produisit. Alors que la Maule n’était plus qu’à deux milles de la baie, un des hommes qui venait de s’affaler dans la cale, remonta en criant que l’eau y pénétrait par une fissure du bordage.

C’était précisément à cet endroit de la coque où la membrure avait cédé au choc d’une roche. Si le bordage avait tenu jusque-là, il venait de s’entr’ouvrir, mais seulement sur une longueur de quelques pouces.

En somme, cette avarie ne présentait pas une très sérieuse importance. En déplaçant le lest, Vargas parvint sans trop de peine à boucher la voie d’eau au moyen d’un tampon d’étoupe.

Mais, on le comprend, il serait indispensable de se réparer avec soin. Dans l’état où l’avait mise son échouage au cap Saint-Barthélemy, la goélette n’aurait pu, sans courir à une perte certaine, affronter les mers du Pacifique.

Il était six heures, lorsque la Maule se trouva à l’ouvert de la baie d’Elgor, à la distance d’un mille et demi. Kongre fit alors serrer les voiles hautes dont il pouvait maintenant se passer. On ne conserva que le hunier, le grand foc et la brigantine. Sous cette voilure, la Maule atteindrait sans peine le mouillage de la crique au fond de la baie d’Elgor, sous le commandement de Kongre, qui, on le répète, connaissait parfaitement la route à suivre et eût pu servir de pilote.

D’ailleurs, vers six heures et demie du soir, un faisceau de rayons lumineux fut projeté sur la mer. Le phare venait d’être allumé, et le premier navire dont il allait éclairer la marche à travers cette baie était une goélette chilienne, tombée entre les mains d’une bande de pirates.

Il était près de sept heures, et le soleil déclinait derrière les hauts pics de l’Île des États, lorsque la Maule laissa sur tribord le cap San Juan. La baie s’ouvrait devant elle. Kongre y donna vent arrière.

Kongre et Carcante, en passant devant les cavernes, purent s’assurer que leurs orifices ne semblaient pas avoir été découverts sous l’entassement des pierres et le rideau des broussailles qui les obstruaient. Rien n’avait donc signalé leur présence sur cette partie de l’île, et ils retrouveraient le produit de leurs rapines dans l’état où ils l’avaient laissé.

« Cela va bien, dit Carcante à Kongre près duquel il se tenait à l’arrière.

— Et cela ira mieux encore tout à l’heure ! » répondit Kongre.

En vingt minutes au plus, la Maule eut gagné la crique où elle devait jeter l’ancre.

C’est à cet instant qu’elle fut « raisonnée » par deux hommes qui venaient de descendre du terre-plein sur la grève.

Felipe et Moriz étaient là. Ils préparaient leur chaloupe pour monter à bord de la goélette. Quant à Vasquez, il se trouvait de service dans la chambre de quart.

Lorsque la goélette fut arrivée au milieu de la crique, sa brigantine et son hunier étaient déjà cargués et elle ne portait plus que son grand foc que Carcante fit amener.

Au moment où l’ancre était envoyée par le fond, Moriz et Felipe sautèrent sur le pont de la Maule.

Aussitôt, sur un signe de Kongre, le premier était frappé d’un coup de hache à la tête et tombait. Simultanément deux coups de revolver abattaient Felipe près de son camarade. En un instant, tous deux étaient morts.

À travers une des fenêtres de la chambre de quart, Vasquez avait entendu les coups de feu, et vu le meurtre de ses camarades.

Le même sort lui était réservé, si l’on s’emparait de sa personne. Aucune grâce n’était à espérer de ces assassins. Pauvre Felipe, pauvre Moriz, il n’avait rien pu faire pour les sauver, et il restait là-haut, épouvanté de cet horrible crime accompli en quelques secondes !

Après le premier moment de stupeur, il reprit son sang-froid et envisagea rapidement la situation. Il fallait à tout prix échapper aux coups de ces misérables. Peut-être ignoraient-ils son existence, mais il était à supposer que, les manœuvres du mouillage terminées, plusieurs d’entre eux auraient l’idée de monter au phare et, sans doute, avec l’intention de l’éteindre et de rendre la baie impraticable, au moins jusqu’au jour ?…

Sans hésiter, Vasquez quitta la chambre de quart et se précipita par l’escalier dans le logement du rez-de-chaussée.

Il n’y avait pas un instant à perdre. On entendait déjà le bruit de la chaloupe qui débordait la goélette et allait mettre à terre quelques hommes de l’équipage.

Vasquez prit deux revolvers qu’il passa dans sa ceinture, mit quelques provisions dans un sac qu’il jeta sur son épaule, puis il sortit du logement, descendit rapidement le talus de l’enceinte, et, sans avoir été aperçu, disparut au milieu de l’obscurité.