Le Philinte de Molière ou la suite du Misanthrope/Acte II

La bibliothèque libre.
Texte établi par Adolphe Rion, chez tous les libraires (p. 19-37).
◄  Acte I
Acte III  ►

ACTE DEUXIÈME


Scène I

DUBOIS, L’AVOCAT.
DUBOIS.

Mon maître est sur mes pas : bientôt vous l’allez voir.
Mais, monsieur l’avocat, voulez-vous vous asseoir ?

L’AVOCAT.

Non, car je suis pressé. Retournez, je vous prie.
Comme, dans ce moment, le temps me contrarie,
Dites à votre maître, en grâce, de hâter
L’entretien qu’il demande.

DUBOIS.

L’entretien qu’il demande.Oui, je vais l’exciter
(Il va et vient.)
À venir… Voyez-vous, certain tracas l’assomme…
Mais vous serez content, car c’est un honnête homme.


Scène II

L’AVOCAT, seul.

Je ne peux retarder un si pressant secours.
Dans deux heures d’ici j’ai rendez-vous, j’y cours ;
Et si l’on me procure une prompte audience,
Mon fripon n’aura pas tout le succès qu’il pense.
Rien n’est tel qu’un fripon, pour démêler d’abord
Le front d’un honnête homme. Et, quelque grand effort
Que j’aie, à son aspect, pu faire sur moi-même,
Le fourbe a démêlé ma répugnance extrême.
Sa lettre me le prouve. Il est aisé de voir
Que, si je ne me hâte, il trompe mon espoir.
Jusques au moindre mot, si je l’ai bien comprise,
Tout y montre son but… Mais que je la relise.

(Il lit la lettre d’une manière lente, bien articulée et réfléchie.)

« Après tout ce que je vous ai dit hier, monsieur l’avocat, je ne vois pas pourquoi vous n’avez pas déjà fait choix d’un procureur qui comprenne et hâte comme il faut notre affaire. J’arriverai demain au soir (aujourd’hui) de Versailles à Paris. Si dans la journée vous n’avez pourvu à cela, pour contraindre, sans retard, le comte de Valancès au paiement de son billet, et d’une manière convenable à bien lier ce comte de Valancès, il faudra chercher d’autres moyens. Je suis votre serviteur. Robert. »

(Il plie la lettre et la serre.)

Ah ! Fourbe dangereux ! Robert, monsieur Robert,
Dans les crimes adroits vous êtes un expert.
Mais je vous préviendrai, pour peu qu’on me seconde.
On vient… Çà, pour remplir l’espoir où je me fonde,
Dépêchons…


Scène III

DUBOIS, ALCESTE, L’AVOCAT.
ALCESTE.

Dépêchons…Eh ! Dubois !… sors ; et fais qu’un moment
On me laisse tranquille en cet appartement.

(Dubois sort.)

Aux périls du hasard, monsieur, sans vous connaître,
Je vous fais appeler, et j’ai bien fait peut-être ;
Car, si tout votre aspect est un parfait miroir,
Vous êtes honnête homme, autant que je puis voir.

L’AVOCAT.

Monsieur…

ALCESTE.

Monsieur…Ne croyez pas qu’ici je m’en informe :
De telles questions sont toujours pour la forme ;
Et c’est dans le travail que je vais vous livrer
Que je verrai, de vous, ce qu’il faut augurer.

L’AVOCAT.

N’attendez pas non plus, monsieur, que je m’épuise
À vous persuader sur ma grande franchise.

Dès le premier abord, deux hommes ont le droit
De se juger entre eux sur ce que chacun croit :
C’est l’usage, au surplus. Je sais ce que je pense ;
Et je n’arrache pas, monsieur, la confiance.

ALCESTE.

Vous me plaisez ainsi. Venons au fait. Exprès…

L’AVOCAT.

Avant de me mêler, monsieur, à vos secrets,
Apprenez-moi s’il faut, sans délai ni remise,
Dans quelque objet pressant prêter mon entremise ?

ALCESTE.

Dans ce jour, tout à l’heure, à l’instant.

L’AVOCAT.

Dans ce jour, tout à l’heure, à l’instant.Je ne puis
M’en charger.

ALCESTE.

M’en charger.Savez-vous en quel état je suis,
Monsieur ? Et pouvez-vous, dans une telle affaire,
Sans trahir les devoirs de votre ministère,
Me refuser les soins que j’implore de vous ?
C’est une iniquité.

L’AVOCAT.

C’est une iniquité.Calmez votre courroux ;
À de nouveaux devoirs chaque fois qu’on m’appelle,
J’y vole avec plaisir, je puis dire avec zèle ;
Et c’est pour le prouver que je me trouve ici.
Tous ceux que j’entreprends, je les remplis. Aussi
Quand l’esprit d’une affaire ou mon temps m’en éloignent,
Il n’est point de motif ni de lois qui m’enjoignent
De me charger, sans choix, de soins embarrassants,
Pour négliger alors les plus intéressants.

ALCESTE.

L’affaire qui me touche est pressée, importante ;
Arrivé cette nuit, je pars demain. L’attente
Peut être dangereuse.

L’AVOCAT.

Peut être dangereuse.Une même raison,
Dans deux heures au plus, m’appelle en ma maison.

ALCESTE.

Ah ! monsieur, est-ce donc la chaleur noble et forte
Qui devrait animer les gens de votre sorte ?

L’AVOCAT.

Mais, monsieur…

ALCESTE.

Mais, monsieur…On devrait, par une expresse loi,
Défendra à l’avocat de disposer de soi.

L’AVOCAT.

Je suis flatté, vraiment, de cette préférence
Qui vous fait…

ALCESTE.

Qui vous fait…Vous avez gagné ma confiance,
Et c’est en abuser.

L’AVOCAT.

Et c’est en abuser.De grâce, différons…

ALCESTE.

Mais vous prendrez ma cause, ou, parbleu ! nous verrons.

L’AVOCAT.

Monsieur, daignez m’entendre ; et, loin que ces murmures
Puissent, dans mon esprit, passer pour des injures,
Loin de m’en offenser, peut-être ce courroux
Détermine, à l’instant, mon estime pour vous.
Et, s’il faut en donner une preuve certaine,
Apprenez seulement le motif qui m’enchaîne,
Et qui pour quelques jours, du moins pour aujourd’hui,
M’empêche à vos désirs de prêter mon appui.
Vous allez décider du zèle qui me pousse,
Et si c’est justement que monsieur se courrouce,
Quand je refuse un temps que je viens d’engager,
Pour parer, sans retard, au plus pressant danger.

ALCESTE.

Voyons, monsieur… Ce ton me frappe et m’intéresse.

L’AVOCAT.

Je tais dans mon récit, et par délicatesse,
Les noms des deux acteurs d’un obscur démêlé,
Où l’un est le voleur et l’autre le volé ;
Car j’ignore, après tout, quelle en sera la suite.
Un homme, à moi connu par sa lâche conduite,

Sans probité ni mœurs, un homme qu’autrefois
Je sauvai par pitié de la rigueur des lois,
Qui n’eut jamais de bien ni de ressource honnête,
Avant-hier vient à moi, me dit en tête-à-tête
Qu’une somme montant à deux cent mille écus,
Portée en un billet, en termes bien conçus,
Est due à lui parlant. La signature est vraie,
J’en suis sûr, et voilà, monsieur, ce qui m’effraye ;
La dette ne l’est pas : je vais vous le prouver.

ALCESTE.

Ô grand Dieu !…

L’AVOCAT.

Ô grand Dieu !…Cependant, je ne sais où trouver
L’homme trop confiant qui signa ce faux titre
Que je tiens en mes mains, sans en être l’arbitre.

ALCESTE.

Mais vous savez le nom de ce monsieur ?

L’AVOCAT.

Mais vous savez le nom de ce monsieur ? D’accord
J’ai demandé, cherché, couru partout d’abord :
On ne sait quel il est. Deux jours n’ont pu suffire ;
Et le fripon adroit refuse de m’instruire.
Jusqu’à ce qu’un éclat, finement ménagé,
Me tienne en un procès à sa cause engagé.

ALCESTE.

C’est un grand malheureux.

L’AVOCAT.

C’est un grand malheureux.Il se repent sans doute
De m’en avoir trop dit, et veut changer de route.

ALCESTE.

Le traître !

L’AVOCAT.

Le traître ! Écoutez-moi, monsieur ; vous allez voir
La parfaite évidence en un crime si noir.
Je dis crime à la lettre, et je n’en veux de preuve
Qu’un seul trait du fripon pour me mettre a l’épreuve.
Car, me voyant enfin quelque peu soupçonneux,
Après certains détails, et… même des aveux,
Pour se faire appuyer à poursuivre son homme,

Il m’ose offrir un tiers pour ma part dans la somme…
J’ai caché devant lui mon indignation,
Et gardé le silence en cette occasion,
Pour sauver, s’il se peut, d’une ruine sûre
Un homme qui sans doute à cette fraude obscure
Ne s’attend nullement, non plus qu’à son malheur,
Et croit n’avoir signé qu’un titre sans valeur,
Quelque simple mandat, ou bien quelque quittance.

ALCESTE.

Vous me faites frémir. En cette circonstance,
Que ne dénoncez-vous soudain au magistrat
La manœuvre et le cœur d’un pareil scélérat ?

L’AVOCAT.

Eh ! monsieur, en ceci ma certitude intime
Suffit-elle à la loi pour attester le crime ?
Cette loi le protège, et je crains aujourd’hui
De le forcer lui-même à s’en faire un appui.
Contraint par le péril à plus d’effronterie,
Il soutiendrait l’éclat de cette fourberie ;
Et de ce mauvais pas, en procès converti,
L’opprimé ne pourrait tirer aucun parti.

ALCESTE.

Que ferez-vous, monsieur ? Je vous vois fort en peine.

L’AVOCAT.

Il me reste à trouver la demeure certaine
De l’homme que menace un semblable billet.
Le fripon est rusé, ma lenteur lui déplaît :
J’ai peur que de ma main bientôt il ne retire
Son titre frauduleux… Je n’ai rien à lui dire ;
À des gens moins au fait, moins délicats que moi,
Ce billet peut passer ; et dans ce cas, je voi
De fort grands embarras.

ALCESTE.

De fort grands embarras.Quelle est votre ressource ?
Ne puis-je vous aider de mes soins, de ma bourse ?
Car sur votre récit je me sens en courroux,
Et je prends à l’affaire intérêt comme vous.

L’AVOCAT.

Monsieur… un homme en place… un ministre propice

Qui, sans bruit, sans éclat, sans forme de justice,
Manderait devant lui le faussaire impudent,
Pour éclaircir le fait d’un ton sage et prudent,
À prévenir le coup réussirait peut-être.
Je n’hésiterais pas, en ce cas, à paraître.
À mon aspect lui seul, le fourbe confondu,
Tout rempli d’épouvante et se croyant perdu,
Se trouverait sans voix, sans détours, sans défense ;
Et l’aveu de son crime obtiendrait la clémence.

ALCESTE.

Fort bien imaginé ! Je peux vous y servir.

L’AVOCAT.

Inconnu, sans crédit, je ne peux réussir
Dans ce projet sensé, mais dangereux peut-être,
Si, sans ménagement, je me faisais connaître.
On m’en promet ce soir un moyen positif.
J’ai rendez-vous bientôt pour ce pressant motif,
Et voilà les raisons qui m’empêchent de prendre
Tous les soins que de moi vous aviez droit d’attendre.

ALCESTE, vivement.

Ne parlons plus de moi ; c’est pour un autre jour.
Nous nous verrons. Je songe à votre heureux détour,
Pour confondre un méchant… J’ai, je crois, votre affaire.

L’AVOCAT.

Vous, monsieur ?

ALCESTE.

Vous, monsieur ? Grand crédit auprès du ministère.

L’AVOCAT.

Est-il possible ? Vous !

ALCESTE.

Est-il possible ? Vous ! Non pas moi : mes amis.

L’AVOCAT.

Quelle rencontre !

ALCESTE.

Quelle rencontre ! Allez où vous avez promis,
Et revenez, monsieur, s’il se peut, dans une heure.
Je ne sortirai pas, et pour vous je demeure ;
Écrivez votre adresse, ici, pour achever ;

Car les gens tels que vous sont rares à trouver.
Dubois !


Scène IV

ALCESTE, L’AVOCAT, DUBOIS.
ALCESTE, à Dubois, qui entre.

Dubois !Servez monsieur. (À l’avocat.)
Dubois !Servez monsieur. Je vole à l’instant même,
Vous chercher un appui dans votre stratagème.
Que vous me comblez d’aise en vos soins obligeants !
Ah ! grâce au ciel, il est encor d’honnêtes gens !


Scène V

DUBOIS, L’AVOCAT.
DUBOIS.

Que faut-il à monsieur ?

L’AVOCAT.

Que faut-il à monsieur ? Papier, plume, écritoire.

DUBOIS.

Je comprends. Vous allez barbouiller du grimoire ;
Et nous n’en sommes pas quittes de ce coup-ci.
Nous en avons reçu notre saoul, Dieu merci !
Je comptais, chaque jour, sur un paquet énorme…
Et toujours on disait : « Monsieur, c’est pour la forme. »

L’AVOCAT.

Hâtez-vous, je vous prie.

DUBOIS.

Hâtez-vous, je vous prie.Ah ! pardon. Croyez fort
(Il va et vient.)
Que je ne pense pas que vous ayez grand tort.
Lorsque les chicaneurs, que Dieu puisse confondre !
Vous attaquent, vraiment, il faut bien leur répondre,
Rendre guerre pour guerre, et papier pour papier.
À qui la faute ? à vous ? Non pas ; c’est au métier.

L’AVOCAT.

Vous m’arrêtez ici, mon ami ; donnez vite.

DUBOIS, allant chercher du papier.

Du papier ? Vous allez en avoir tout de suite.

L’AVOCAT, à lui-même.

À ce nouvel appui me serais-je attendu ?
Que je me sais bon gré de m’être ici rendu !
Cet homme m’a fait voir une âme non commune.

DUBOIS, revenant.

Pardon, encore un coup, si je vous importune.
Je ne puis vous servir, monsieur, à votre gré :
Vous écrivez toujours sur du papier timbré,
Et nous n’en avons pas.

L’AVOCAT.

Et nous n’en avons pas.Eh non ! En diligence
Donnez-m’en, quel qu’il soit.

DUBOIS, s’en allant.

Donnez-m’en, quel qu’il soit.C’est une différence.

L’AVOCAT.

À cet air de candeur, je vois de ce côté,
Pour aller à mon but, plus de célérité.
Quel zèle véhément !…

DUBOIS, apportant ce qu’il faut pour écrire.

Quel zèle véhément !…Voici sur cette table
Ce qu’il vous faut, monsieur. Quel procès détestable !
Nous suivra-t-il partout ?… Jugez donc ! de courir
Trente postes, au moins, sans pouvoir en sortir.
J’aimerais mieux, je crois, faire une maladie :
On guérit, ou l’on meurt.

L’AVOCAT, de sa table en écrivant.

On guérit, ou l’on meurt.Dites-moi, je vous prie,
Le nom de votre maître ?

DUBOIS.

Le nom de votre maître ? Oui-dà… Je ne sais point
Tous ses titres.

L’AVOCAT.

Tous ses titres.Son nom ? C’est assez de ce point.

DUBOIS.

Monsieur Jérôme Alceste. (L’avocat écrit.)

L’AVOCAT.

Monsieur Jérôme Alceste.Il suffit. (Il se lève.)
Monsieur Jérôme Alceste.Il suffit. Sans remise,
Vous rendrez à monsieur mon adresse précise.

(L’avocat sort.)
DUBOIS, seul.

Il l’aura dans l’instant. Il faut la lui porter.


Scène VI

DUBOIS ALCESTE, PHILINTE.
PHILINTE, en entrant, à Alceste.

Vous prenez donc plaisir à m’impatienter ?

DUBOIS, à Alceste.

Monsieur…

ALCESTE.

Monsieur…Que me veux-tu ?

DUBOIS, donnant l’adresse.

Monsieur…Que me veux-tu ? Voilà…

ALCESTE, la prenant.

Monsieur…Que me veux-tu ? Voilà…Sors, et me laisse.


Scène VI

ALCESTE, PHILINTE.
ALCESTE.

Vous vous en chargerez, j’en ai fait la promesse.

PHILINTE.

J’en suis fâché pour vous : mais je promets bien, moi,
De ne pas m’en mêler. Alceste, en bonne foi,
N’est-il donc pas étrange, et même ridicule,
Jusques à cet excès de pousser le scrupule ?
Et que vous regardiez comme un devoir formel
Ce zèle impatient et plus que fraternel
Qui vous fait sans réserve, avec tant d’imprudence,
Offrir à tout venant votre prompte assistance ?

Sur ce pied, vous aurez de l’occupation ;
Et vous en trouverez souvent l’occasion.

ALCESTE.

Pas tant que je voudrais ; et, quelque bien qu’on fasse,
C’est peu si d’un bienfait on ne choisit la place.
Mais quand l’homme d’honneur vient pour vous implorer,
Lui refuser la main, c’est se déshonorer :
Et c’est ici surtout, dans cette affaire même,
Que vous allez aider la probité suprême.
Mon avocat m’enflamme ; et, bien que de mon cœur
Je fasse un jugement digne en tout de l’honneur,
Fort au-dessus de moi je tiens cet honnête homme,
D’autant plus élevé que moins on le renomme.
Et quel êtes-vous donc, si ce que j’en ai dit,
Si l’horreur du forfait dont j’ai fait le récit,
Si le péril touchant de l’homme qu’on friponne,
Tout étrangère enfin que nous soit sa personne,
Ne vous émeuvent point, vous laissent endurci
Jusques à refuser le peu qu’il faut ici ?
Car de quoi s’agit-il, Philinte, au bout du compte ?
Qu’un oncle qui vous aime et qui vous a fait comte,
Un oncle homme de bien, qui, j’en suis assuré,
D’une bonne action, pour lui, vous saura gré ;
Que cet oncle, en un mot, fasse, à votre prière,
Un acte généreux, facile et nécessaire ?
Ah ! lorsque je compare à votre grand pouvoir
Cette facilité, le fruit d’un tel devoir,
Je ne saurais, morbleu ! me mettre dans la tête
Que vous puissiez avoir la moindre excuse honnête.
Refusez ; je vous compte avec ces inhumains
Qui d’un bienfait jamais n’ont honoré leurs mains,
Et qui sur cette terre, en leur lâche indolence,
La fatiguent du poids de leur froide existence.

PHILINTE.

De ce feu véhément, unique en ses excès,
N’attendez, n’espérez, Alceste, aucun succès.
Le devoir…

ALCESTE.

Le devoir…Un refus ?

PHILINTE.

Le devoir…Un refus ? Clair et net, je vous jure.

ALCESTE.

Adieu : votre amitié me serait une injure.

PHILINTE.

Écoutez, s’il vous plaît…

ALCESTE.

Écoutez, s’il vous plaît…Eh ! que me direz-vous,
Pour excuser l’horreur… ?

PHILINTE.

Pour excuser l’horreur… ? Oh ! s’il faut du courroux
Et sortir hors des gonds, à son tour, pour répondre
On aura de l’humeur, et de quoi vous confondre.
J’entends, je vois, je sens l’objet dont il s’agit,
Et par tous ses côtés, et dans tout son esprit.
Mais faut-il pour cela, suivant votre marotte,
Dans les événements faire le don Quichotte ?
Un homme est malheureux : aussitôt, tout en pleurs,
Jetez-vous comme un sot à travers ses malheurs,
Et, pour prix de vos soins et de votre entremise,
Vous aurez votre part du fruit de sa sottise.
Oui, sottise souvent, oui, monsieur ; et, du moins,
Je vois qu’elle est ici claire dans tous les points.
L’homme imprudent pour qui votre cœur sollicite
Dans son revers fâcheux n’a que ce qu’il mérite.
Un fripon trouve un sot ; et, par un lâche abus,
Lui surprend un billet de deux cent mille écus ;
Tant pis pour le perdant ! il payera ses méprises :
Car on ne fit jamais de pareilles sottises.

ALCESTE.

Ne se trompe-t-on pas, et n’est-on pas trompé ?

PHILINTE.

Non, jamais à ce point.

ALCESTE.

Non, jamais à ce point.Avez-vous échappé,
Vous, monsieur, constamment, toujours, à l’imposture ?

PHILINTE.

Toujours. Et si jamais, mon cher, je vous le jure,
On me surprend avec cette dextérité,

Je ne m’en plaindrai pas ; je l’aurai mérité.

ALCESTE.

Mais cet homme est perdu, ruiné, sans ressource.

PHILINTE.

Eh bien ! c’est un trésor qui changera de bourse.

ALCESTE.

Quelle horreur !

PHILINTE.

Quelle horreur ! Mais pas tant que vous l’imaginez.

ALCESTE.

Vous me faites frémir !

PHILINTE.

Vous me faites frémir ! Ah ! frémir !… Devinez,
Vous, monsieur, qui savez la fin de toutes choses,
Ce qu’il peut résulter des plus injustes causes.
Tout est bien.

ALCESTE.

Tout est bien.Savez-vous que vous extravaguez ?

PHILINTE.

Tout est bien : et le fait qu’ici vous alléguez
De cette vérité peut prouver l’évidence.
L’adresse avec succès a volé l’imprudence :
C’est un mat. Eh bien ! soit. Que le vol soit remis,
Le mal restera mal toujours ; il est commis.
Que le fripon triomphe, il lui faut des complices.
Des agents, des suppôts : par mille sacrifices,
De mille parts du vol il sera dépouillé ;
Le trésor coule et fuit ; distribué, pillé,
Il se disperse : enfin, par un reflux utile,
La fortune d’un homme en enrichit deux mille.
Un sot a tout perdu, mais l’État n’y perd rien.
Ainsi j’ai donc raison de dire : Tout est bien.

ALCESTE.

Ô mœurs !

PHILINTE.

Ô mœurs ! Ô clarté ! Moi, je prêche ici…

ALCESTE.

Ô mœurs ! Ô clarté ! Moi, je prêche ici…Des crimes.
Je ne veux pas répondre à ces lâches maximes.

Vous fûtes mon ami…

PHILINTE.

Vous fûtes mon ami…Quand on se voit pressé.

ALCESTE.

J’en suis honteux pour vous.

PHILINTE.

J’en suis honteux pour vous.Dites embarrassé.

ALCESTE.

Embarrassé, grand Dieu ! Si sur votre paresse
Je ne jetais l’affront que vous fait votre adresse,
Si ces principes-là conduisaient votre cœur,
Je ne vous verrais plus qu’avec des yeux d’horreur.
Et voilà donc comment les heureux de la terre
Savent se dispenser aujourd’hui de bien faire !
Tout est bien, dites-vous ? Et vous n’établissez
Ce système accablant, que vous embellissez
Des seuls effets du crime et des couleurs du vice,
Que pour vous dispenser de rendre un bon office
À quelque infortuné, victime d’un pervers !
Allez ! pour vous punir d’un si cruel travers,
Je ne voudrais vous voir qu’un instant en présence
De cet infortuné réclamant la vengeance
Et du ciel et des lois, au moment douloureux
Qu’il se verra frappé de ce coup désastreux.
Ses cris, son désespoir, sa famille affligée,
Sa probité, peut-être, à ses biens engagée,
Verriez-vous tout cela d’un œil sec et cruel ?

PHILINTE.

Je lui dirais : « Mon cher, votre état actuel,
Croyez-moi, chaque jour est celui de mille autres.
Tel nomme était sans biens, et s’enrichit des vôtres.
Vous les aviez : pourquoi ne les aurait-il pas ?
Rappelez la fortune, et courez sur ses pas.
Quand vous l’aurez, craignez qu’on ne vous la dérobe ;
Vous n’êtes qu’un atome et qu’un point sur le globe.
Voulez-vous qu’en entier il veille à votre bien.
Il s’arrange en total ; » en total, tout est bien.

ALCESTE.

Non, je ne croyais pas, je dois enfin le dire,

Que la soif de mal faire allât jusqu’au délire.
Je ne sais plus quel mot pourrait être emprunté
Pour peindre cet excès d’insensibilité,
Cet esprit de vertige et ces lueurs ineptes
Qui réduisent ainsi l’égoïsme en préceptes.
Tout est bien ? insensés ! Et vous ne pouvez pas,
Sans toucher votre erreur, faire le moindre pas.
Tout est bien ? Oui sans doute, en embrassant le monde,
J’y vois cette sagesse éternelle et profonde
Qui voulut en régler l’immuable beauté ;
Mais l’homme n’a-t-il point sa franche liberté ?
Ne dépend-il donc pas d’un impudent faussaire
De ne pas friponner ainsi qu’il veut le faire ?
Ne tient-il pas à vous de prêter votre appui
À l’homme infortuné qu’on ruine aujourd’hui ?
Ne tient-il pas à moi, sur un refus tranquille,
De vous fuir à jamais comme un homme inutile ?
Or, on peut faire ou non le bien comme le mal :
Si nous avons ce droit favorable ou fatal
Dans ce que l’homme a fait au gré de son caprice,
Or donc, tout n’est pas bien ; ou vous niez le vice ?
Parmi les braves gens, loyaux, sensibles, bons,
Il faudrait donc aussi des méchants, des fripons ?
Dans l’optimisme affreux que votre esprit épouse,
De sa perfection la nature est jalouse,
Sans doute ; et c’est toujours le but de ses bienfaits.
Mais nous ne sommes pas comme elle nous a faits.
Moins nous avons changé, plus nous sommes honnêtes ;
Et je vous ai connu bien meilleur que vous n’êtes.
Laissez ce faux système à ces vils opulents
Qui jusque dans le crime, énervés, indolents,
Dans la mort de leur cœur sommeillent et reposent,
Loin des maux qu’ils ont faits et des plaintes qu’ils causent,
Eh quoi ! si tout est bien, à ce cri désastreux,
Que va-t-il donc rester à tant de malheureux,
Si vous leur ravissez jusques à l’espérance ?
Vous endurcissez l’homme à sa propre souffrance ;
Il allait s’attendrir, vous lui séchez le cœur :
Vous clouez le bienfait aux mains du bienfaiteur !

Ah ! je n’ose plus loin pousser cette peinture.
Pour le bien des humains, et grâce à la nature,
Aux erreurs de l’esprit la pitié survivra.
L’homme sent qu’il est homme ; et tant qu’il sentira
Que les malheurs d’autrui peuvent un jour l’atteindre,
Il prendra part aux maux qu’il a raison de craindre.
Quoi qu’il en soit enfin, voulez-vous m’obliger ?
À servir ces gens-ci puis-je vous engager,
Solliciterez-vous votre oncle ?

PHILINTE.

Solliciterez-vous votre oncle ? Mais, de grâce,
Observez donc, Alceste…

ALCESTE.

Observez donc, Alceste…Au fait. Le temps se passe :
Mon homme va venir. Répondez.

PHILINTE.

Mon homme va venir. Répondez.Je ne vois…

ALCESTE.

Monsieur, le voulez-vous ? pour la dernière fois.

PHILINTE.

Mais vous êtes pressant d’une étrange manière :
Il est mille raisons, qu’avec pleine lumière
Je peux vous exposer : raisons fortes pour nous
Mais on ne peut jamais s’expliquer avec vous.

ALCESTE.

Ah ! juste ciel ! Pourquoi, dans mon inquiétude…
Cherchai-je des amis, de qui l’ingratitude…


Scène SCÈNE VIII.

ALCESTE, L’AVOCAT, PHILINTE.
ALCESTE, à l’avocat, et vivement.

Venez. Voilà monsieur, dont je vous ai parlé,
Qui peut finir d’un mot un fâcheux démêlé ;
Qui se dit mon ami ; que l’égoïsme abuse
Jusques à se parer d’une honteuse excuse
Pour ne pas engager un oncle, son soutien,
Ministre généreux, vraiment homme de bien,

À servir un projet aussi simple qu’honnête.
À le persuader je perds en vain la tête ;
Sur son âme intraitable et qu’à présent je voi,
Prenez, si vous pouvez, plus d’ascendant que moi.

L’AVOCAT.

Je ne puis d’aucun droit appuyer ma demande ;
Et ma crainte pourtant ne fut jamais plus grande.
En sortant, j’ai trouvé, monsieur, sur mon chemin
Cet ami qui devait me procurer demain
L’entretien et l’appui d’un homme d’importance :
Il remet à huit jours cette utile audience.
Le temps fuit, le mal vole ; et, dans ses vils détours,
Le crime peut asseoir son succès en huit jours.
Je reviens vous conter cet accident funeste ;
Car votre âme à présent est l’espoir qui me reste.

ALCESTE.

Eh bien, Philinte ? eh bien ?

L’AVOCAT, à Philinte.

Eh bien, Philinte ? eh bien ?Monsieur, je n’ose pas
Vous prier à mon tour ; mais de mon embarras
Si vous êtes instruit, comme vous devez l’être,
Un malheur aussi grand vous touchera peut-être.
Peut-être, répandu dans un monde élevé,
Plus que monsieur, d’hier seulement arrivé,
Plus que moi, qui n’ai pu rechercher quelque trace
Qu’auprès de quelques gens d’une moyenne classe ;
Peut-être, dis-je, vous, monsieur, vous connaîtrez
L’homme à qui l’on surprit ce billet. Vous verrez.
(Il tire son portefeuille, et fait mine de chercher le billet.)
Je consens, sur la foi d’une exacte prudence,
À vous faire du tout entière confidence,
Vous allez voir…

PHILINTE.

Vous allez voir…Non, non, monsieur ; je ne veux pas
Pénétrer ces secrets : ils sont trop délicats.

L’AVOCAT.

Cependant…

PHILINTE.

Cependant…Jugez mieux de ma délicatesse.

ALCESTE, tendant la main.

Mais voyons…

PHILINTE, le retenant.

Mais voyons…Non, mon cher ; les gens dans la détresse
Ne sont pas satisfaits que des yeux étrangers
Pénètrent leurs besoins ainsi que leurs dangers.
La curiosité peut-être vous attire ;
Mais si vous le lisez, soudain je me retire.
(À l’avocat, qui resserre son portefeuille avec une confusion douloureuse.)
Monsieur, sans me mêler de fait ni d’entretien
Au péril qui ne doit me regarder en rien,
Je vous observerai qu’un homme raisonnable,
D’une honteuse affaire et fort désagréable,
Ne doit pas épouser les soins infructueux.
Et vous voyez déjà cet ami vertueux,
D’abord impatient jusqu’à l’étourderie
Par ce premier aspect d’une friponnerie,
Qui, grâces au secours de la réflexion,
Vous éconduit vous-même en cette occasion.
Sagesse naturelle et louable…

ALCESTE.

Sagesse naturelle et louable…J’enrage.
Je me sèche d’humeur à ce honteux langage,
Comble d’égarement des hommes vicieux,
De s’étayer du mal qui vient frapper leurs yeux ;
De pratiquer ce mal, d’en être les apôtres,
Parce qu’il fut commis et pratiqué par d’autres !

PHILINTE.

Cet autre dont je parle, homme incroyable et prompt,
A fait ce qu’il faut faire, et ce que tous feront.
Et, sans trop m’ériger en censeur, je demande
À monsieur que voilà, dont la chaleur est grande
Pour divulguer à tous, par excès de pitié,
Un secret important qui lui fut confié ;
Je demande si, vu le poste qu’il occupe,
Il est tout à fait bien, pour sauver une dupe,
Un sot, un maladroit, à lui très inconnu,
De trahir le client secrètement venu
Vers lui, dans cet espoir et dans cette assurance

Qu’un avocat ne peut tromper sa confiance ?

ALCESTE, en fureur.

Vous tairez-vous, Philinte ? Ah ! c’en est trop… Grand Dieu !
Allons, il faut mourir, il n’est point de milieu,
Quand on voit ces détours, ces défenses subtiles…
Oh, morbleu !… C’est ici le venin des reptiles…
Quoi ! pour autoriser l’insensibilité,
Blâmer la vertu même en sa sublimité !
Sachez donc…

L’AVOCAT, avec dignité.

Sachez donc…Non, monsieur ; c’est à moi de répondre
Au reproche étonnant qui ne peut me confondre.
Les discours, je le vois, deviendraient superflus ;
Quand on sent bien son cœur, on ne dispute plus ;
Et lorsqu’à cet excès l’esprit peut se méprendre,
On doit se retirer pour n’en pas trop entendre.

(Il sort.)

Scène IX.

ALCESTE, PHILINTE.
PHILINTE, suivant de l’œil et avec dépit l’avocat qui sort.

Qu’est-ce à dire ?… Ce ton… Ces grands airs de vertu…

ALCESTE.

Il fait bien. Vous n’avez que ce qui vous est dû.
Raillez l’homme de bien, aimables gens du monde ;
Il vous reste toujours cette trace profonde,
Ce trait désespérant, qui dans vos cœurs jaloux,
Pour vous humilier, s’enfonce malgré vous.
Adieu. N’attendez pas, Monsieur, que je vous prie.
Je vais voir Éliante ; et son âme attendrie
Deviendra notre appui. Par un lâche conseil,
Plus endurci toujours, à vous-même pareil,
Faites donc échouer cet espoir qui me reste ;
Et comptez bien alors sur la haine d’Alceste.