Le Philinte de Molière ou la suite du Misanthrope/Acte V

La bibliothèque libre.
Texte établi par Adolphe Rion, chez tous les libraires (p. 70-79).

ACTE CINQUIÈME


Scène I

ÉLIANTE, PHILINTE.
PHILINTE.

Vous ne voulez donc pas absolument m’entendre,
Madame ? ou vous feignez de ne me pas comprendre ?
Ne parlé-je pas clair ? Oui, je cours le hasard
De voir nos biens saisis, saisis de toute part ;
Et comme de ces biens la plus grande partie,
Parce qu’elle est à vous, peut être garantie,
Il est bon d’empêcher, et par provision,
La gêne et le tracas de cette invasion.
Et si vous ne venez, oui, vous-même en personne,
Opposer à la loi les droits qu’elle vous donne,
Quand bien même nos vœux auraient un plein succès,
Il faudra soutenir la longueur d’un procès ;
Et si l’on saisit tout une fois, la chicane
Saura bien reculer ce que la loi condamne.
Vos droits seront très bons, mais vos biens très saisis.
Prévenons donc les coups que l’on aurait choisis.
L’active avidité nous entoure et nous presse.
Tant qu’il reste à jouir, caressons la paresse.
Mais quand de tous côtés on se voit investi,
Il faut bien se résoudre à prendre son parti.
Hâtons-nous donc, madame, et prenons l’avantage.
Je compte vingt maisons à voir dans ce voyage,
Notaires, avocats, agents à prévenir,
La moitié de Paris ensemble à parcourir.

ÉLIANTE.

Je comprends très bien. Mais, en mon âme éperdue,
Une voix plus puissante est encore entendue.
De vos précautions le but intéressant,
Fût-il encore, monsieur, mille fois plus pressant,
Je crois que les malheurs du généreux Alceste

Veulent nos premiers soins ; notre intérêt, le reste.

PHILINTE.

Que dites-vous, madame, et quel est ce discours ?
Lui fais-je, s’il vous plaît, refus de mes secours ?

ÉLIANTE.

Vous rentrez seulement, et vous venez de faire
Une assez longue absence…

PHILINTE.

Une assez longue absence…Eh oui ! pour mon affaire.

ÉLIANTE.

Et je vois que pour nous, inquiet, empressé,
À ce sincère ami vous n’avez pas pensé.
Ah ! Philinte…

PHILINTE.

Ah ! Philinte…Écoutez : venez, chère Éliante ;
Je vous demande une heure, et vous serez contente.

ÉLIANTE.

Ah ! tout ce que j’apprends me frappe et m’attendrit ;
Alceste, Alceste seul occupe mon esprit.
Oubliez-vous si tôt sa peine et ses services ?
Avez-vous fait pour lui d’assez grands sacrifices ?
Mon ami, redoutez un peu moins vos dangers :
À qui fait son devoir les maux sont plus légers.
Rappelez, croyez-moi, votre cœur à lui-même ;
Et, malgré les efforts de ma tendresse extrême,
Ne laissez pas le soin à ma timide voix
D’exciter l’amitié, d’en retracer les lois.
Elle parle à votre âme, écoutez ses murmures.
Laissez pour aujourd’hui dans leurs routes obscures
Les méchants préparer leurs inutiles coups.
Alceste à leur fureur vient de s’offrir pour vous ;
Et quand, d’une autre part, on l’attaque, on l’arrête,
Seriez-vous le premier à détourner la tête ?
Allons le voir ; peut-être attend-il notre appui.
Nous serons pour demain ; mais Alceste aujourd’hui.

PHILINTE.

Demain, sera-t-il temps de prévenir l’orage ?
Et demain cependant, avec double avantage,
Débarrassé de soins, d’un cœur plus affermi

Je pourrai, sans retard, voler vers mon ami.

ÉLIANTE.

Vers votre ami, monsieur ! Comment de votre bouche.
Ce nom peut-il sortir ainsi, sans qu’il vous touche ?
Et savez-vous quel sort le menace à présent ?
Ce qu’on a fait de lui ? ce qu’il fait ? ce qu’il sent ?
Ce dont il a besoin ? qu’il réclame peut-être ?
Eh ! devant lui, du moins, hâtons-nous de paraître ;
Et s’il peut être vrai qu’on peut l’abandonner,
Qu’il ne puisse, monsieur, du moins le soupçonner.
Sachez vous conserver l’honneur de son approche ;
Que son premier regard ne soit point un reproche.

PHILINTE.

Mais déjà près de lui j’aurais porté mes pas,
Je m’y rendrais encor… Mais ne voyez-vous pas
Qu’une fois entraîné dans ses propres affaires,
Je m’interdis alors mille soins nécessaires ?
Nécessaires pour vous ! mais vous vous refusez
À juger sainement de nos périls. Pesez,
Mais pesez donc, madame, avec exactitude
La gêne, les soucis, l’ennui, l’inquiétude,
Qui vont nous assaillir, s’il faut que ma maison
Languisse sous l’effort de cette trahison.
Ah ! cette crainte seule à l’instant me décide.
Partons, voyons nos gens…

ÉLIANTE.

Partons, voyons nos gens…Ah ! je suis moins timide
Ou plus épouvantée et plus faible que vous.
Mais de ces deux périls le nôtre a le dessous.
Mais l’image d’un homme innocent de tout crime,
Arrêté dans vos bras, où, noble et magnanime,
Il se rend l’instrument de votre liberté ;
Qui, par un jeu cruel de la fatalité,
Se voit chargé des fers dont sa main vous délivre ;
Que vous laissez aller tout à coup, sans le suivre ;
Que, depuis la douleur de ce coup imprévu,
Vous n’avez ni soigné, ni consolé, ni vu…
Ah ! monsieur, cette idée…

PHILINTE, avec humeur.

Ah ! monsieur, cette idée…Un peu de complaisance,
Madame, s’il vous plaît. J’ai de votre éloquence
Déjà plus d’une preuve, et d’assez bons garants
Pour que, dans la chaleur de pareils différends,
Vous n’ayez pas besoin, soit zèle ou politique,
D’en étaler l’éclat pour faire ma critique.
Certes, vous m’étonnez dans vos façons d’agir ;
Vos efforts ne tendront qu’à me faire rougir.
Et lorsqu’à le bien prendre, on ne me voit sensible
Qu’à vos seuls intérêts ; lorsqu’un amour visible
Éclate assurément dans les soins d’un époux ;
Que cet époux enfin, épouvanté pour vous,
Veut, par délicatesse, épargner à son âme
L’aspect humiliant des chagrins d’une femme,
Cette gêne subite et ces privations
Que peut-être bientôt, en mille occasions,
Vous me reprocherez vous-même, à tout vous dire ;
Quoi ! c’est alors qu’afin d’étaler votre empire,
Vous affectez ici des soins compatissants ?
Mais, madame, après tout, comme vous je les sens ;
Et vous voudrez, de grâce, observer que peut-être
Je suis tout à la fois sensible, juste, et maître.

ÉLIANTE, la larme à l’œil.

Ah ! monsieur !…

PHILINTE.

Ah ! monsieur !…Pardonnez à mon juste dépit
Et suivons notre affaire, ainsi que je l’ai dit.

ÉLIANTE, avec une soumission douloureuse.

Allons, monsieur…

PHILINTE.

Allons, monsieur…Allons. Champagne, mon carrosse !
Nous allons commencer par le banquier Mendoce.


Scène II

ÉLIANTE, L’AVOCAT, PHILINTE.
ÉLIANTE, courant à l’avocat.

Ah ! monsieur, vous voilà ! quittez-vous notre ami ?

Que fait-il ?…

L’AVOCAT.

Que fait-il ?…Sur son sort vos âmes ont gémi.
Mais je viens dissiper cette douleur cruelle,
Et vous apprendre au moins une bonne nouvelle :
Il est en liberté.

ÉLIANTE, avec transport.

Il est en liberté.Se peut-il ? Quel bonheur !

PHILINTE.

Heureux événement !

L’AVOCAT.

Heureux événement ! C’est ainsi que l’honneur,
Et la noble pitié d’une âme généreuse,
Triomphent aisément d’une atteinte honteuse.
Il court au magistrat, comme vous le savez :
À peine devant eux sommes-nous arrivés
(Ils étaient deux ensemble), on le plaint, on l’accueille,
On l’instruit. Sur-le-champ ouvrant son portefeuille,
Sans proférer un mot, mais l’œil étincelant,
Votre ami leur remet un seul titre parlant,
Une lettre, où le style, avec la signature,
Prouvent par quel motif et par quelle imposture
Ses lâches ennemis ont osé, contre lui,
Surprendre le décret qui l’arrête aujourd’hui.
Cette preuve est si claire, entière, incontestable,
Que le juge aussitôt, d’une voix formidable,
Atteste la justice, et promet d’amener
Devant elle celui qui l’osa profaner.
Vous, lui dit-il, monsieur, soyez libre sur l’heure ;
Rendez la bienfaisance à sa noble demeure.
Qu’on ose l’y poursuivre encore et l’outrager,
Soyez sûr que les lois viendront la protéger.
Après quelques discours et les égards d’usage,
Votre ami, d’un ton vif, le feu sur le visage,
M’emmène ; et, sans parler de ce qu’il vient de voir :
Remplissons, m’a-t-il dit, le plus sacré devoir.
Grâce au ciel, je suis libre, et je puis, sans contrainte,
Inspirer aux méchants encore quelque crainte !
Ensemble allons trouver l’agent pernicieux

Qui poursuit nos amis.

ÉLIANTE.

Qui poursuit nos amis.Est-il bien vrai ? Grands dieux !

L’AVOCAT.

Nous allons chez Rolet… Triste et bonne rencontre !
Robert à ses côtés à nos regards se montre.
« Le hasard est heureux, suivant ce que je voi, »
Me dit monsieur Alceste en s’approchant de moi.
« Volez vers nos amis ; ma funeste aventure
« Doit les tenir en peine. Allez, je vous conjure ;
« Rassurez-les bien vite, instruisez-les de tout ;
« Et, pour pousser enfin nos scélérats à bout,
« Revenez sur-le-champ avec monsieur Philinte :
« Il peut faire à Robert mettre bas toute feinte. »
D’accord de ce projet, je viens donc vous chercher

ÉLIANTE.

Ô secours généreux ! ah ! qu’il doit vous toucher,
Monsieur !…

L’AVOCAT.

Monsieur !…Ne tardons pas ; cet espoir qui nous reste…

PHILINTE.

Oui, mon carrosse est prêt ; venez.


Scène III

ÉLIANTE, PHILINTE, L’AVOCAT, ALCESTE.
ÉLIANTE.

Oui, mon carrosse est prêt ; venez.Que vois-je ? Alceste !…

PHILINTE.

Est-ce vous, cher ami ?…

ÉLIANTE, avec sentiment, prenant les mains d’Alceste.

Est-ce vous, cher ami ?…Vous n’imaginez pas
Ma joie à vous revoir.

ALCESTE.

Ma joie à vous revoir.Je plains votre embarras.
J’ai senti vos douleurs bien plus que mon outrage,
Madame ; et des pervers si j’ai trompé la rage,
Je bénis mes destins, assez favorisés

Pour réparer les pleurs que je vous ai causés.

PHILINTE.

Comment se pourrait-il… ?

ALCESTE, criant d’exclamation cet hémistiche.

Comment se pourrait-il… ?Écoutez, je vous prie.

L’AVOCAT.

J’ai tout dit…

ALCESTE.

J’ai tout dit…Poursuivons. Jamais, je le parie,
Il ne fut dans le monde un plus hardi méchant
Que ce lâche Robert, jadis votre intendant.
L’œil fixe sur le sien, j’ai beau de cent manières
Circonvenir son cœur ; menaces ni prières
N’en viennent pas à bout ; et, sa perversité
Dans l’œil de son agent puisant la fermeté,
Il m’ose tenir tête avec une impudence
À lasser mille fois la plus forte constance.
Il fait plus ; et, prenant un langage imprévu,
Il m’ose, à moi, citer l’honneur et sa vertu.
Oh ! morbleu ! pour le coup la fureur me transporte.
Le fourbe veut sortir, j’empêche qu’il ne sorte ;
Les efforts de Dubois, à cette trahison,
De ses bruyants éclats remplissent la maison.
On accourt, on survient. Le front rouge de honte,
J’implore, à cris pressés, justice la plus prompte.
Bonne inspiration, puisque, dès le moment,
Un commissaire, archers, sont dans l’appartement
Ah ! fourbe, je te tiens ! dis-je avec véhémence.
Le misérable encore fait bonne contenance.
Mais je n’hésite point ; et, m’adressant alors
À l’homme que la loi rend maître en ce discord :
« On a commis, lui dis-je, un faux abominable.
« Dès longtemps la justice a frappé le coupable ;
« Nous avons de ce faux trente preuves en main :
« Il y va de la vie, et voici mon chemin.
« Si Robert à l’instant, à l’instant ne me donne
« Le billet frauduleux, ainsi que je l’ordonne,
« Comme faussaire, ici, je le livre à la loi.
« Je demande, je veux qu’on l’arrête avec moi ;

« Qu’un emprisonnement, jusqu’au bout de l’affaire,
« Au criminel des deux garantisse un salaire.
« C’est moi, moi, comte Alceste, homme de qualité,
« Qui, sans aller plus loin, réclame ce traité. »
À ces mots, soutenus de ce que le courage
Peut donner d’énergie ainsi que d’avantage,
Le procureur affecte un scrupuleux soupçon :
Robert, épouvanté, fait bien quelque façon,
Et sous de vains propos sa crainte se déguise.
Mais, infaillible effet d’une ferme franchise
Qui va droit au méchant, il succombe à cela :
On me rend le billet, et je l’ai : le voilà.

(Il donne sèchement le billet à Philinte.)
ÉLIANTE.

Cher Alceste ! Ô vertu ! quel zèle magnanime !

ALCESTE.

Pour vous toujours, madame, égal à mon estime.
Et quand il éclatait, même hors de ces lieux,
Votre douleur, sans cesse, était devant mes yeux.

L’AVOCAT, à Alceste.

Combien de vos succès mon cœur vous félicite !

ALCESTE, à l’avocat.

Je le crois. Voulez-vous, monsieur, que je m’acquitte
D’en avoir, par vos soins, obtenu le moyen ?

L’AVOCAT.

Monsieur…

ALCESTE.

Monsieur…Soyons amis.

L’AVOCAT.

Monsieur…Soyons amis.Ce fortuné lien…

ALCESTE.

L’acceptez-vous ?

L’AVOCAT.

L’acceptez-vous ? Monsieur, du plus vrai de mon âme.

ALCESTE.

Eh bien ! libre aujourd’hui d’une poursuite infâme,
Je retourne à ma terre : y voulez-vous venir ?
C’est là que l’amitié saura vous retenir :
Vous me convenez fort, nous y vivrons ensemble.

L’AVOCAT.

C’est un bonheur de plus, et…

ALCESTE.

C’est un bonheur de plus, et…Tant mieux. Je ressemble
À quantité de gens, et j’ai de grands défauts :
Vous les tempérerez, et j’aurai moins de maux.

PHILINTE, à Alceste.

Digne ami !… Quoi !…

ALCESTE, l’éloignant du geste, et avec un mépris tempéré de dignité.

Digne ami !… Quoi !…Monsieur, de ce nom je suis digne,
Je le crois. Mais qu’ici votre cœur se résigne
Pour jamais à ne plus appartenir au mien,
Ni par aucun discours, ni par aucun lien.
Je vous déclare net qu’à votre âme endurcie
Nul goût, nul sentiment, et rien, ne m’associe.
Je vous rejette au loin, parmi ces êtres froids
Qui de ce beau nom d’homme ont perdu tous les droits,
Morts, bien morts dès longtemps avant l’heure suprême,
Et dont on a pitié pour l’honneur de soi-même.

ÉLIANTE.

Cher Alceste, il craignait qu’un imprudent secours…

ALCESTE.

Madame, avec regret je lui tiens ce discours ;
Mais nos nœuds précédents sont ma louable excuse.
Quand j’abjure un ami, jamais je ne l’abuse.
Je le lui dis encore, ce nœud m’était sacré ;
Mais je le romps, dès lors qu’il l’a déshonoré.
Trop de bonheur encor, madame, est son partage
Vous êtes son épouse. Ah ! de cet avantage,
L’unique qui demeure à ses jours malheureux,
Puisse-t-il profiter pour le bien de vous deux !
Puisse la cruauté qu’il a pour ses semblables
S’adoucir chaque jour par vos vertus aimables !
La vertu d’une épouse est l’empire charmant,
Le plus doux, le dernier qui reste au sentiment.
Par ce vœu que je fais lorsque je l’abandonne,
Il doit voir à quel prix ma tendresse pardonne.
Adieu ; je pars, madame, après cet entretien.
Qu’il regrette mon cœur, et se souvienne bien

Que tous les sentiments dont la noble alliance
Compose la vertu, l’honneur, la bienfaisance,
L’équité, la candeur, l’amour et l’amitié,
N’existèrent jamais dans un cœur sans pitié.

(Il sort avec l’avocat.)

Scène IV

ÉLIANTE, PHILINTE.
ÉLIANTE, affectueusement, allant à Philinte.

Mon ami !

PHILINTE, confondu.

Mon ami ! J’ai tort.

ÉLIANTE.

Mon ami ! J’ai tort.Ma tendresse demande
De vous dédommager d’une perte si grande.
Reposez-vous sur moi du soin de recouvrer
Un ami si parfait, que nous devons pleurer.