Le Piège aux maris/Le départ

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Alexandre Cadot, éditeur (p. 45-54).

Le départ.

Comme la tristesse est plus triste à Paris qu’en province ! Comme, au milieu de la foule qui couvre les boulevards, l’homme malheureux souffre plus que parmi les rares passants de la petite ville ! Qu’un départ, dans une gare de chemin de fer, est plus pénible que dans un bureau de messagerie !

Une gare, c’est le temple de l’action. — A la porte, des files de voitures qu’on décharge ; à l’intérieur, des colis qu’on roule sur des voitures à bras ; des fadeurs, des portefaix, des voyageurs groupés ou solitaires, allant affairés, çà et là, ou fumant paisiblement ; des soldats avec leurs fusils, des chasseurs avec leurs chiens, des nourrices avec leurs marmots, des citadins et des paysans, des gentlemen et des commis ; —des bruits de roues et des coups de sifflets, des voix distinctes et des murmures confus. Et, par-dessus tout, cette horloge inflexible, dont on ne saurait arrêter l’aiguille, dont l’heure tinte comme un glas fatal. Au conducteur de la diligence, on disait : Attendez un peu. Prenez un verre de vin ; trinquez avec nous. — Le chef de train est invisible. Il est là-bas, de l’autre côté, soldat esclave de sa consigne, être de raison qui donne le signal du départ, comme la pendule sonne l’heure. Dans la cour de la diligence, il n’y avait que les parents et les amis de ceux qui parlaient ; ici, les indifférents pullulent On n’ose pas se faire, devant eux, les recommandations enfantines et touchantes ; on n’ose pas se dire qu’on s’aime ; on n’ose pas pleurer ; — on s’embrasse devant des badauds qui rient !

Le lundi est venu. Dix heures du soir ! Pierre va partir : il faut qu’il parte. Il a attendu le dernier train. Mais, justement, parce que c’est le dernier, il n’y a plus moyen de tarder davantage. Adieu ! adieu !

Le voici, avec ses sœurs, son père et son ami Fanfan, dit Maçonnais.

Les deux compagnons marchent en avant.

Le père les suit par derrière, une de ses filles à chaque bras.

Il s agit de faire viser sa feuille de route au guichet du contrôle, de payer son quart de place, de faire enregistrer son petit bagage. Il s’agit surtout de ces dernières recommandations, qui sont, comme le post-scriptum d’une lettre pour celui qui l’écrit, les plus importantes pour celui qui les fait.

— Fanfan ! dit Pierre , tu me promets d’aller, toutes les semaines, les voir au moins une fois.

— J’irai tous les soirs.

— S’ils avaient besoin de quelque chose, tu m’écrirais ou bien tu t’adresserais au patron, en cas d’urgence.

— C’est convenu.

— De temps en temps, un mot de morale au père, mais sans le blesser.

— Tu me connais, sois calme !

— La Bise ne m’inquiète pas, elle est travailleuse ; mais l’autre a besoin de bons conseils. Il faudrait en causer de temps en temps avec son aînée.

— Ça me regarde. Tiens ferme !

— Enfin, s’il y avait quelque chose de nouveau… à… la… forge ?…

— Compris ! qu’il dit, dit-il, comme dit cet autre !

— Si mademoiselle Antoinette….

— Tiens ferme ! Il faut que je tape !… Regarde un peu ! Par là !… bon !

— Fanfan ! mon vieux Fanfan ! c’est elle ! Vous, mademoiselle ! Vous, patron !

— Faut pas m’en vouloir, garçon ; — c’est ma fille qui l’a voulu.

— C’est-à-dire que vous vouliez venir seul, mon père.

— Pour ça, c’est vrai. — Or, mon cher enfant, voilà ce qui m’amène. Ce matin donc, comme tu sortais de la forge, je me suis dit :

— En route, on aime à savoir l’heure, pas vrai ? Pierre n’a pas de montre ; si je lui en achetais une. C’est un bon ouvrier, la bourgeoise ne dira rien. Pour lors, je suis allé te chercher une pas grand’chose qui vaille, mais c’est solide, c’est garanti pour deux ans, ça pèse et ça dit l’heure ! La voilà !

— Mon cher patron ! mon ami ! mademoiselle ! — Je vais le dire à mon père, à mes sœurs !

— Nous allons avec vous, dit Antoinette.

Les deux groupes n’en formaient plus qu’un.

— Bon ouvrier ! dit sentencieusement Michel Baldi au père de Pierre, en lui désignant son fils.

— Et bon sujet ! répliqua le père. Espérons qu’il nous reviendra bientôt.

— Venez me voir ! disait mademoiselle Antoinette aux deux jeunes filles. Vous me donnerez de ses nouvelles !

— C’est bien de l’honneur pour nous, dit Titi.

— Nous irons certainement ! fit avec vivacité La Bise.

— J’irai de mon côté chez vous.

— Nous ne souffrirons pas que vous vous dérangiez ainsi, mademoiselle ! dit Titi.

Et La Bise, aussitôt :

Si ! — Venez, mademoiselle, nous serons bien heureuses ! Antoinette lui serra la main. Elle se sentait comprise de ce côté.

— Plus qu’un quart d’heure ! dit Fanfan.Le temps passe-t-il, Dieu de Dieu ! Le temps passe-t-il ! on dirait qu’on s’amuse !

— Écoute un peu, toi, dit le père de Pierre à son fils. Un mot ! Je ne te recommande pas de te conduire en honnête homme !

— Pour çà, mon père.

— Bon, suffit ! Tu nous donneras de tes nouvelles. — Si j’avais été riche, lu le sais, tu ne serais pas parti. Enfin, on fait ce qu’on peut. Je vous ai élevés tous les trois, vous avez des états. Peut-être bien que je fais un peu trop le lundi. Chacun ses défauts. Je te dis ça parce que tu pars. Je ne suis pas en fonds ces jours-ci. V’là cent sous pour boire une bouteille. Embrasse-moi !

— De tout mon cœur.

C’était au tour de La Bise !

— Pierre ! dit-elle, tu peux compter sur moi.

— Je le sais bien ! dit le jeune homme. Tu es la vraie mère à présent, ma pauvre Bise.

— Pierre, c’est moi qui ai fait ta malle. Sous les chemises, tu trouveras une petite bourse que je t’ai tricotée. Un jour que nous nous promenions, tu m’en as montré une dans un étalage. Tu la trouvais jolie. Celle-là est toute pareille !…

— J’espère bien que tu n’as rien mis dedans, au moins ?

— Presque rien ! mes économies. Ça n’est pas lourd, va ! quand on gagne trente sous par jour.

— Ma Bise, je n’ai besoin de rien. Je ne souffrirai pas !…

— Si tu m’embrassais, Titi attend son tour.

— Ma bonne Titi, sois bien sage, pense à moi !

— Et moi donc ! dit Michel Baldi.

— Pierre ! murmura la douce voix d’Antoinette. Donnez-moi la main.

Au revoir.

— Embrassez-vous, tant pis ! dit le forgeron. On ne part pas tous les jours, et ma femme n’est pas là !

Antoinette tendit son front rougissant au jeune homme, qui l’effleura de ses lèvres.

— Et les joues donc ! dit gaiement Fanfan, qui ne doutait de rien. — Et les joues aussi, si cela lui fait plaisir ! dit Michel. Pierre se pencha de nouveau vers la jeune fille. Il faisait encore bonne contenance. Pourtant les larmes le gagnaient.

— Ne me refusez pas ! dit-elle bien bas et d’une voix suppliante.

Pierre sentit que la main de la jeune fille glissait quelque chose dans la sienne.

— Adieu, toi ! cria-t-il, en se jetant au cou de Fanfan. Adieu ! J’étouffe !

Une cloche !... Puis ce cri : — Les voyageurs pour la ligne de Lyon !

— Garçon ! voilà Je moment. Une poignée de main. Je ne te dis que ça !

— Mon père ! que je t’embrasse encore !

— Et nous ! et nous ! et nous !

Oh ! la cloche inflexible !

Enfin, il s’est arraché des bras de tout ce qu’il aime. Il a dépassé la barrière qui sépare ceux qui restent de ceux qui s’en vont. Il est seul.

— Eh ! dis donc, Pousse-Cailloux ! crie une voix bien connue.

C’est Fanfan, Fanfan qui a séduit l’employé préposé au passage, Fanfan qui vient lui donner la dernière accolade, Fanfan qui le saisit par le poignet , lui glisse de force quelque chose dans sa poche, et lui dit tout d’une haleine :

— Est-ce qu’on part comme ça ! Est-ce que le gouvernement, qu’il dit, dit-il, comme dit c’t’autre, donne cent sous par jour aux fantassins, pour boire bouteille. Et, que tu vas me prendre ça et un peu vite, grand nigaud, que je t’embrasse !

— Fanfan ! mon frère !

— Ton frère ! ça y est. Tiens ferme, que je tape !

Le train part. Il est parti. Les voyageurs s’accotent, se tassent dans les wagons. Les uns s’endorment, les autres songent, d’autres regardent au dehors. Tantôt leurs yeux se lèvent vers le ciel tout constellé d’étoiles, tantôt ils essaient de compter les arbres noirs et fantastiques. Divers tableaux se succèdent. Après la nuit blanche semée de grandes ombres, c’est la bande lointaine de lumière qui s’élargit et s’étend sans cesse, tournant du gris au blanc, du blanc au jaune, du jaune au rouge pourpre ; c’est le jour qui renaît avec sa gaieté et sa vie. La nature immuable raille l’homme ; elle a l’air de lui dire : Partie de mon grand tout que caractérise la vanité, pourquoi te donner le ridicule de croire éternelles tes douleurs ou tes joies ? Les unes et les autres glissent sur ton égoïsme, comme le jour ou la nuit sur ma sérénité.