Le Piéton de Paris/Le Musée des Mondes perdus

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Gallimard (p. 122-129).

LE MUSÉE DES MONDES PERDUS

Les documents anatomiques relatifs à tous les animaux que l’œil de l’homme ait pu connaître ou reconstituer depuis l’apparition de la vie sur la planète, comme le résultat des fouilles qui expédient nos mémoires aux époques antédiluviennes et aux empreintes digitales de l’homme préhistorique, ont été accumulés au Jardin des Plantes, le long de la rue de Buffon, non loin de la station du métro d’Austerlitz, station cauchemar, aux spasmes de montagnes russes et qui évoque, autour du Muséum d’Histoire Naturelle, les soubresauts de la Terre, grande mangeuse de fossiles et d’ossements qu’elle ne peut digérer.

Tous ces os d’animaux défunts et pour toujours disparus, tous ces squelettes de géants et de machines, ces thorax de dieux et ces fémurs de locomotives occupent aujourd’hui le plus bel étage de la maison. C’est le genre ameublement du Monde, la galerie des vedettes dans le royaume des phénomènes. Sorte de groom aplati et pétrifié en forme de meule de gruyère, c’est la Testudo Gigas qui vous accueille dans le fouillis solennel de l’anatomie comparée. La Testudo Gigas est la plus grande tortue terrestre. On l’a trouvée à Bournoncle-Saint-Pierre, dans la Haute-Loire. Bien qu’on l’ait localisée de façon péremptoire en un décor de miocène… ou de jurassique, je ne puis m’empêcher de penser que Louis XI, se sentant mourir, fit envoyer chercher des tortues au Cap Vert, par caravelles… Et rien ne nous dit qu’une d’elles ne se soit amusée de grandir dans le domaine de quelque gentilhomme à qui le roi l’eût donnée…

Cette tortue de France passe le visiteur à une tortue de Madagascar qui, dit-on, bat tous les records de dimensions : c’est la Grandidieri, au nom magnifique de princesse italienne pour cabinets particuliers de grands restaurants. Ce musée des os passés commence comme tous les musées et brusquement, avec le fémur gauche d’un Mastodon, cadeau du président Jefferson à la patrie de La Fayette, nous entrons dans le colossal et le sans bornes…

Les dimensions des animaux antédiluviens et les grands escogriffes des temps préhistoriques ont toujours inspiré les humoristes et les beaux-pères que les familles de jeunes mariés traînent le dimanche dans leur sillage. Il ne se passe d’ailleurs pas de semaine que je ne voie au moins deux mammouths et un diplodocus dans les gazettes satiriques américaines où l’on montre infiniment de talent dans le spacieux grotesque. Il ne se passe pas de jour non plus que quelque visiteur ne se livre, devant les vastes thorax d’éléphants, pareils à des garages, aux métaphores traditionnelles que le fantastique inspire à la médiocrité humaine. « Quel tour de taille !… Ah ! dis donc, celui-là, quand il vous marchait sur les nougats ?… Et quand il éternuait ? C’est plus des côtes, c’est des skis !… Des skis ? T’es pas fou, c’est des mâts ! etc… » Et la plupart des visiteurs, loin d’être jetés dans l’impression de Création du Monde qui bout encore en cette nostalgie d’ossements, plaisantent pâteusement, la langue lourde, et courent s’emboîter les uns dans les autres dans quelque cinéma sudorifère où triomphe aujourd’hui la métaphysique du médiocre.

Moi et quelques autres, nous restons là, devant le Diplodocus, à rêver à la taille des herbes qu’il foulait, à la quantité de l’oxygène tout frais dont il se gonflait comme un zeppelin — encore qu’il ne s’agisse ici que d’une copie, du fantôme d’un fantôme : le vrai diplodocus, celui de vingt-sept mètres, se trouvant au musée de Pittsburg. Celui de Paris n’est qu’un moulage. Quelques vibrations manquent ainsi, et les âmes douées d’une sensibilité particulière ne se sentent point bombardées par les atomes de présence et de vie dont chaque chose dispose par millions…

Selon certains savants, les diplodocus étaient bêtes comme des camions : nuit et jour ils pataugeaient dans une boue phosphorescente d’où montaient des fusées comestibles… Puis, tout couverts de goémons moirés et de fientes verdâtres, ils s’en allaient galoper sur un gazon ravissant qu’ils ont esquinté, gazon que nous appelons aujourd’hui Montagnes Rocheuses.

Le Diplodocus interrogé, scruté, vidé de sa poésie de cathédrale vue aux rayons X, le regard de l’homme d’aujourd’hui, pourtant habitué aux parachutes, viaducs et auto-mitrailleuses, ne se pose pas sans stupeur sur l’Iguanodon, dinosaurien du genre lézard. L’Iguanodon, au corps de chalutier, avait une tête de murène ivre au bout d’un tuyau d’arrosage. C’est le genre dévastateur. Dressé sur ses pattes de derrière, l’Iguanodon eût pu facilement déguster une douzaine de paniers d’huîtres au balcon d’un sixième étage. Après quoi il eût culbuté la maison comme on plie sa serviette et retourné trois tramways d’un coup de queue, histoire de dépenser un peu de phosphore. Nous avons beau être habitués aux trains « aérodynamiques » et aux immeubles de trente étages : ces monstres, qui poussaient comme des arbres au lieu de naître des cerveaux, ces bêtes de plusieurs tonnes descendent au fond de l’émotion et secouent fortement nos vieilles peurs éparses…

Moins énorme, l’Arsinotherium et le Triceratops commencent la série des Mastodontes à cornes, bœufs-rhinocéros, hippopotames crochus, sangliers-dirigeables, dragons à pieds d’éléphants ou phoques sur châssis de dromadaires. Ces phénomènes se permettaient des cornes sur le front, sous le nez, entre les oreilles, dans les yeux ou sur les joues, comme nous avons des poils, des verrues ou des taches de rousseur. Ils nous sont arrivés des âges sans hommes, hélas ! en pièces détachées qu’il a fallu rafistoler et recoudre, et se présentent ainsi en un débraillé un peu sommaire : puzzle que nos imaginations désespérées et appauvries reconstituent avec passion. La plus grande partie de ces monstres viennent de l’Alaska, du Turkestan ou du Kenya, et le Français moyen se sent toujours un peu frustré d’animaux antédiluviens, comme il est privé d’or, d’émeraudes, d’esturgeons et d’hermines. Aussi pousse-t-il un soupir de nationalisme béat en présence du Mastodon de Sansan, dans le Gers, et qui, dit le pedigree scientifique, suivait un régime omnivore, comme celui des pachydermes du groupe des cochons…

Entrons dans les poids-mouches. Voici l’Hipparion Gracile, venu tout droit de l’Attique. Cette jeune cavale, qui portait ses ramures de cerf comme un panache, est le plus élégant des fossiles. Je donnerais toutes les Académies du monde, tous les chèques et tous les Jeux Olympiques pour l’avoir vue galoper parmi les Centaures et les Amazones. Pourtant, les modèles légers sont rares en ce salon de l’os. L’Hipparion gracile, avion de chasse, a déjà pour voisin le Glyptodon, tatou géant à carapace rigide, sorte d’animal du genre chauffage central, dont la lignée finit en tourelles de béton sur la ligne Maginot… « On croit savoir, proclame la fiche anthropométrique du Glyptodon, que les hommes primitifs se servaient de sa carapace comme abri quand il n’y avait pas de grottes… » Ainsi, déjà, des guerres de machines et d’embuscades… Signalons encore, dans la série militaire antédiluvienne, le Mégathérium, ou petit tank de combat, première mouture du char d’assaut. Pareil au fourmilier, le Mégathérium galopait sur ses ongles recourbés dont la sole était résistante. Comme il ne pouvait grimper aux arbres, qu’il laissait sans feuilles après les avoir dévorés comme des salades, il les abattait, ou plutôt il les couchait, il les pliait, il les dépiautait !

À Durfort, dans le Gard, on a découvert les restes d’un Elephas meridionalis qui semblerait, au sentiment de certains savants, beaucoup plus ancien que le mammouth classique. D’où crise de patriotisme anatomique en préparation. L’Elephas meridionalis, comme d’ailleurs la plupart des éléphants qui se baladaient autrefois en Europe, n’avait pas de fourrure et se distinguait par des défenses assez contournées, genre modern-style. Dans ce secteur des galeries de Paléontologie, le président Jefferson, l’homme du fémur, a trouvé un collègue : le baron Haussmann, autre mécène. C’est, en effet, le baron Haussmann qui a offert au Muséum d’Histoire Naturelle l’humérus gauche de l’éléphant trouvé à Montreuil-sous-Bois. (À vous, Georges Simenon : L’éléphant de Montreuil-sous-Bois ?…) J’en suis encore à me demander si la première rame de métro qui est arrivée à Montreuil n’a pas fondu d’admiration devant quelque féerie d’ossements, vestiges de l’ancienne France, quand nous n’étions encore que de jeunes garçons…

Passons chez les fauves. Car il faut bien qu’il y ait eu de grands lions, d’immenses tigres, puisqu’il y a eu d’immenses lézards et des rhinocéros luisants et armés comme des torpilleurs. Voici le Machairodus, grand chat à petite queue, comme le veut son nom de famille, et le Raton Crabier, dont celui-là devait faire ses délices, puisque le premier est grand comme un âne et le second petit comme un lièvre.

Le baron Edmond de Rothschild, qui a enrichi la plupart des collections publiques françaises, a offert un assez bon choix de carnassiers au Muséum d’Histoire Naturelle : trois ours, trois lions, une hyène et un loup de l’époque quaternaire. Le lion, ô miracle ! a été découvert dans les cavernes de l’Ariège. Il est beaucoup plus grand que le lion abyssin, le lion des ménageries ou le lion de la Metro-Goldwyn. Ce devait être un bon lion de cauchemar de géant ! D’une façon générale, les marins semblent être allés de la baleine à l’anchois, les terriens du diplodocus au cobaye et les oiseaux de l’autruche au serin. Que nos cerfs de chasse à courre, nos cerfs pour cocus sont ridicules à côté du Cervus Megaceros d’Irlande au bois d’auroch ! Que notre autruche serait déplacée, mal vêtue, mal ficelée dans cette rangée de volatiles lourds qui termine la galerie sous le nom de Dinornis

…Ces trois petits duvets incolores, pareils à ceux que nous croyons détachés des pigeons et qui planent au printemps dans les toiles d’araignée du soleil, quelle main pieuse les a encadrés, quelle imagination particularisée les a baptisés : « plumes de Dinornis » ? Le duc de Berry, frère de Charles V, ne possédait-il pas dans ses collections une plume de l’aile de l’Ange de l’Annonciation ?

C’est ici, dans ces galeries, que la force et le charme de la Création s’expriment le plus étrangement par la poésie poignante et mystérieuse de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, mais dans une sorte d’angoisse et de doute. Où, et comment, surgit un jour la bizarre personnalité de cet inconnaissable animal qui chemine si lentement sur le sol secret de la planète ?…

« Allez ! comme disait Jules Moinaux, remettons le monde en question ! »