Le Piéton de Paris/Montparnasse

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Gallimard (p. 146-153).

MONTPARNASSE

Montmartre n’a pas, dans la langue, de déformation populaire. Quelques chansonniers ont bien dit Montmertre, mais le mot n’a pas fait fortune. Tandis que Montparnasse a accepté d’être Montparno, comme Sébastopol est devenu Sébasto ; puis Topol. Je suis de ceux qui préfèrent Montmartre à Montparnasse, même depuis que Montmartre est devenu un repaire de danseurs, de bricoleurs frivoles et bien vêtus, et de gens du monde « qui font la nuit comme on fait de la peinture ». Montmartre a pour moi plus d’humanité, plus de poésie, plus de classe, et, comme dit l’autre, on s’y défend encore, ce qui signifie que l’on y est encore chez soi. Tout autre est l’atmosphère de Montparnasse, quartier minuscule et grouillant, sans histoire et sans légende, et dont le grand homme paraît bien être Antoine, qui fit partir de la rue de la Gaîté tout le théâtre moderne.

Il y a deux Montparnasse. Celui qui se livre sans discrétion, sans retenue, celui de la rue. Celui du carrefour Montparnasse-Raspail, où s’étale tout le déchet — et parfois l’élite — de l’Europe « intellectuelle et artistique ». Tel poète obscur, tel peintre qui veut réussir à Bucarest ou à Séville, doit nécessairement, dans l’état actuel du Vieux Continent, avoir fait un peu de service militaire à la Rotonde ou à la Coupole, deux académies de trottoir où s’enseigne la vie de Bohème, le mépris du bourgeois, l’humour et la soulographie. La crise a porté un assez sérieux coup à Montparnasse. Mais nous y connûmes une agitation qui tenait du déluge, du grand siècle et de la fin du monde. Des taxis ont véhiculé des nuits durant rue Delambre, rue Vavin ou rue Campagne-Première, des Lithuaniens, faiseurs de vers hirsutes, des Chiliens en chandail qui peignaient avec des fourchettes à escargots, des nègres agrégés, des philosophes abyssins, des réfugiés russes experts dans l’art d’inventer des soporifiques, des loteries ou des maisons de couture. Cette atmosphère de maisons de fous n’était pas toute déplaisante.

Pendant l’hiver 1929-1930, j’allais rendre visite à un délicieux Portugais qui vivait en meublé non loin de la librairie Larousse. Je le trouvais généralement nu, déambulant dans sa chambre et s’arrêtant soudain pour crayonner les murs, comme faisait Scribe quand il avait besoin de répliques vraies. Mais le Portugais n’improvisait aucune scène : il était à la recherche d’un art nouveau qui devait, dans son esprit, réunir les avantages de la peinture, de la littérature et du papier peint. Sollicité dix fois par jour, et même serré de près par des fournisseurs de vers du quartier, il vendait sans hésitation un fauteuil, une glace, un guéridon de la maison pour six ou sept francs, ne conservant qu’un petit complet veston mastic couvert de taches dont il avait besoin « pour vivre », expliquait-il. Il se livrait à ces opérations avec un détachement et une élégance qui faisaient impression sur la logeuse. Pendant des mois, celle-ci n’osa pas ouvrir la bouche. Elle regardait fuir son mobilier et ses carpettes avec une réserve touchante. Un jour elle alla même jusqu’à racheter pour une trentaine de francs un vase clos que le Portugais avait laissé pour cent sous. Mais il n’y a pas de sainteté toute faite. Une nuit, la bonne femme s’aperçut que sa patience venait soudain de céder la place à l’indignation. Dégoûtée de la peinture, du Portugal, des gigolos, en un clin d’œil elle se leva, décrocha un parapluie, sortit de sa chambre comme une furie, fit irruption chez son locataire, le roua de coups sans l’avertir et le jeta finalement dehors, tout nu, prétendant qu’il ne reverrait son complet mastic que le jour où il se serait acquitté envers elle. Il devait, compte tenu des meubles vendus, des avances faites par la logeuse et des mois de location impayés, quelque chose comme soixante-cinq mille francs. Ce qui lui permettait de s’en aller nu sans trop renauder. Quelques minutes plus tard, il apparaissait à la Rotonde tout revêtu de morceaux d’affiches, coiffé de Paris-Sport et chaussé de boue, car il pleuvait. On l’accueillit comme un explorateur. Il conta son aventure. Aussitôt la Lettonie, le Danemark, l’Espagne, le Mozambique et la Patagonie, représentés là par divers aquarellistes, modèles et révolutionnaires, proposèrent de se constituer en ligue vengeresse, en Bal des Quat’-Zarts, et de démolir le garni. Le Portugais trouva plus commode de s’installer daris un hôtel voisin où on le toléra quelques mois. Car le logeur de la Rive Gauche est assez crédule : il croit à l’art Nègre, au Pré-Hellénique, au Munichois, Toulousain et N’importe quoi, que d’anciens cancres commentent en sa présence à grand renfort de gestes, de whisky et de Camel. Montparnasse est un des endroits du monde où il est le plus facile de vivre sans rien faire, et parfois même de gagner de l’argent. Il y suffit, la plupart du temps, de porter un pull-over voyant, de fumer une pipe un peu compliquée, et de danser en croquenots à clous. En revanche, le moindre talent se trouve plutôt gênant : il est même le seul moyen de crever carrément de faim. Depuis dix ans, les arrondissements chics envoient régulièrement, à la Cabane Cubaine, au Select, à la Villa, au Jockey ou en d’autres lieux toujours exotiques, des délégations de snobs que démange l’envie de s’affranchir, et qui éprouvent une volupté réelle à dire : « C’est régulier, c’est correct, je suis à la page, j’en ai marre, un truc marle, un malabar, etc. » Plaisir innocent, qui est à l’origine de cette Internationale mi-intellectuelle, mi-nocturne, où fraternisent les riches, les ratés, les paresseux et les illuminés de Chine, d’Afrique, de l’avenue Friedland, de Londres ou d’Asnières. Louis Barthou, avec qui je dinais un jour dans une gentille boutique du quartier, me disait que l’un de nous, poète, peintre ou chroniqueur, aurait bien dû collectionner pour les amateurs futurs l’ensemble des revues et publications qui virent le jour à Montparnasse, afin de constituer une documentation qui deviendrait indispensable à ceux qui, plus tard, voudraient écrire l’histoire touffue, un peu folle, de la Rive Gauche. Barthou n’aimait pas beaucoup Montparnasse, mais il avait un faible pour les documents, manuscrits, autographes et palimpsestes… Je l’entends encore me demander de sa petite voix, rongeant son lorgnon, furetant du nez, cherchant à prendre une connaissance exacte de l’endroit où il se trouvait : « Je me sens un peu égaré dans cette mer de peintres, d’architectes, de fantaisistes. C’est une sorte de gazouillis de pensées fausses, d’idées avortées, d’inventions charmantes, de velléités artistiques. Mais rien n’apparaît, rien ne domine. Y a-t-il un maître ? Un chef d’école ? Un dogme ? »

À ce moment, s’approcha de nous un Don Quichotte chevelu et édenté, un singulier gaillard tout couvert de taches de rousseur, décoré de crayons, encombré de cartons, et qui nous proposa gentiment, d’une voix de gendarme : « Un petit souvenir de Montparnasse ? » Il faisait des silhouettes-express pour cinquante centimes…

À côté de ce Montparnasse de terrasses, de tangos, de cacahuètes et de boissons originales, existe dans l’air, comme une mélodie, le vrai Montparnasse, celui qui n’a ni murs ni portes et qui, plus que tout autre sanctuaire, pourrait revendiquer le célèbre mot de passe, un peu retouché : « Nul n’entre ici s’il n’est artiste. » Montparnasse doré, aérien, tendre, qui met en fuite les démons de la solitude, celui de Baudelaire, de Manet, d’Apollinaire, et de tant d’autres pour qui la vie en marge des institutions et coutumes bourgeoises n’était pas une affectation, mais une nécessité en quelque sorte congénitale. Le véritable état-major de Montparnasse se composait de Moréas, de Whistler, de Jarry, de Cremnitz, de Derain, de Picasso, de Salmon, de Max Jacob, haut patronage de morts et de vivants qui donne encore le ton aux débutants dans l’art d’avoir du génie. Il y a un peu plus de vingt ans, quand Picasso vint s’établir aux environs de la Rotonde, tout le monde comprit à Paris qu’une colonie nouvelle, qui s’étendrait jusqu’à la porte d’Orléans, allait remplacer la rue Lepic agonisante. Le restaurant Baty connut une vogue soudaine et eut l’honneur de faire crédit à Léon Trotsky, lequel, encore qu’il ait inventé l’armée rouge et la position de révolutionnaire absolu, restera toujours un type de Montparnasse, et montrait bien des points communs avec Modigliani, Vlaminck ou le douanier Rousseau, autres clients de Montparnasse, plutôt touristes d’ailleurs, Vlaminck arrivant de la grande banlieue et Modigliani de Montmartre. Cette présence de peintres, d’esthètes, de courtiers en tableaux, de poètes et de midinettes toujours prêtes à se déshabiller pour poser un nu n’a pas été sans influencer fortement la gent « vadrouillarde » du quartier. Le « mec » du Raspail ou de l’avenue du Maine n’est pas semblable à ses confrères de Grenelle. Il a un peu d’éducation, de très gentilles dispositions pour l’humour, sait danser à la moderne et, au besoin, la promiscuité artistique aidant, faire un petit croquis à propos de bottes. S’il est dur avec les filles, il n’est pas hostile aux poètes. Il a connu Foujita, il reconnaît Kisling, et les secrétaires d’ambassades lointaines qui viennent dîner à la Coupole avec les peintres « de chez eux ». Je vais souvent prendre un verre de porto chez un ancien modèle qui vit aujourd’hui très bourgeoisement dans un petit appartement coquet de la rue de Vaugirard et qui est pour moi un petit musée de Montparnasse : On y trouve une cravate de Mécislas Golberg, une carte postale de Max Jacob, un menu de chez Baty, un vieux tablier qui appartint à quelque plongeur de la Rotonde, des Utrillo, une coupure de journal rappelant que le petit hôtel de Picasso à Montrouge avait été un jour cambriolé, un bouquin sur Van Gogh, et des quantités de souvenirs cubistes, futuristes, pornographiques ou touchants qui rappellent que Montparnasse, avant d’être le quartier des faux peintres arrivés, a longtemps été un petit paradis…

Je ne saurais terminer cette promenade dans Montparnasse sans rappeler que la première lampe qui s’alluma pour éclairer ce quartier désormais célèbre dans le monde entier fut une vieille lampe à barbe, celle du douanier Rousseau, qui habitait vers 1895 à l’avenue du Maine, tout contre le pont du chemin de fer. Au hasard des flâneries et des cafés, nous le découvrîmes un jour, Alfred Jarry et moi-même. Il finit, non sans réfléchir, par nous emmener dans son atelier. Il ne devait pas tarder d’ailleurs à faire notre portrait chacun à notre tour. Il m’avait représenté, moi, avec la barbe en pointe que je portais alors, devant une fenêtre où défilait un chemin de fer empêtré d’une fumée lourde comme le panache d’un chevalier… Je ne sais ce qu’est devenu ce portrait, qu’il ne m’avait d’ailleurs pas donné. Il avait coutume de dire, à cette époque : « Nous avons quatre grands écrivains : M. Octave Mirbeau, M. Jarry, M. Fargue et M. Prudent-Dervillers. » (Ce dernier était le conseiller municipal du quartier.)

Le premier café où se posa vraiment, pour l’éclairer, cette vieille lampe de Rousseau, fut la Rotonde, qui ne se composait en ce temps-là que d’un zinc et d’une petite arrière-salle aux glaces entièrement voilées d’une taie par la gravure de cent mille déclarations d’amour… Il me faut maintenant évoquer, avant de reprendre le chemin de la rive droite, la figure de Bubu de Montparnasse, le héros de mon pauvre grand Charles-Louis Philippe. Bubu était le marlou d’avant la guerre, relativement sage et presque sentimental. Il allait de temps en temps rendre visite à sa mère, qui était épicière avenue du Maine. Et, quand il y trouvait des voisins et des commères, il les saluait, disait Philippe, avec cette politesse appuyée qui fait que nos parents jamais ne nous renieront…