Le Piccinino/Chapitre 03

La bibliothèque libre.
Le Piccinino
◄  II.
IV.  ►

III.

MONSEIGNEUR.


Malgré ce renoncement héroïque à tous les rêves de sa jeunesse, le pauvre Michel éprouvait en cet instant une sorte de terreur douloureuse. Le voyage l’avait étourdi sur les conséquences de son sacrifice. La vue de l’Etna l’avait exalté. La joie qu’il éprouvait de revoir son excellent père et sa chère petite sœur l’avait soutenu. Mais cet accident fortuit d’une légère blessure au pied, et la nécessité de s’arrêter un instant, lui donnèrent, pour la première fois depuis son départ de Rome, le temps de la réflexion.

Il y avait aussi dans cet instant quelque chose de bien solennel pour sa jeune âme. Il saluait les coupole de sa ville natale, une des plus belles villes du monde, même pour quiconque vient de Rome, et celle dont la situation offre peut-être le coup d’œil le plus imposant.

Cette ville, si souvent bouleversée par le volcan, n’est pas fort ancienne, et le style du dix-septième siècle, qui y domine, n’a pas la grandeur ou la pureté des époques antérieures. Néanmoins, Catane, bâtie sur un plan vaste et avec une largeur antique, a un caractère grec dans son ensemble. La couleur sombre des laves dont elle est sortie, après avoir été engloutie par elles, comme si elle avait repris la vie dans ses propres cendres, à la manière du phénix, la plaine ouverte qui l’environne et les durs rochers de lave qui ont pris racine dans son port, comme pour assombrir de leur reflet austère jusqu’à l’éclat des flots, tout en elle est triste et majestueux.

Mais ce n’était pas l’aspect de cette cité qui préoccupait le plus notre jeune voyageur. Sa propre situation la lui faisait paraître plus morne et plus terrible que ne l’a rendue le passage des feux vomis de l’antre des Cyclopes. Il voyait là un lieu d’épreuves et d’expiations, devant lequel une sueur froide parcourait ses membres. C’est là qu’il allait dire adieu au monde des arts, à la société des gens éclairés, aux libres rêveries, et aux loisirs érudits de l’artiste destiné à de hautes destinées. C’est là qu’il fallait reprendre, après dix ans d’une existence privilégiée, le tablier du manœuvre, le hideux pot à colle, le feston classique, la peinture d’antichambre et de corridor. C’est là surtout qu’il faudrait travailler douze heures par jour et se coucher brisé de fatigue, sans avoir le temps ou la force d’ouvrir un livre ou de rêver dans un musée ; là qu’il faudrait ne plus connaître d’autre intimité que celle de ce peuple sicilien, si pauvre et si malpropre, que la poésie de ses traits et de son intelligence peut à peine percer sous les haillons et l’accablement de la misère. Enfin, la porte de Catane était, pour ce pauvre proscrit, celle de la cité maudite dépeinte par le Dante.

À cette idée, un torrent de larmes, longtemps contenu ou détourné, s’échappa de ses yeux, et, qui l’eût vu ainsi, jeune, beau, pâle, assis à la porte d’un palais, et la main négligemment posée sur sa jambe douloureuse, eût songé au gladiateur antique blessé dans le combat, mais pleurant sa défaite plus que sa souffrance.

Les grelots de plusieurs mulets qui montaient la colline, et l’apparition d’une étrange caravane qui se dirigeait sur lui, apportèrent une distraction forcée aux pénibles réflexions de Michel-Ange Lavoratori. Les mulets étaient superbes et richement caparaçonnés et empanachés. Sur leurs longues housses de pourpre brillaient les insignes du cardinalat, la triple croix d’or, surmontée du petit chapeau et des glands. Ils étaient chargés de bagages et menés en main par des valets vêtus de noir, à figure triste et méfiante ; puis venaient des abbés et d’autres personnages ecclésiastiques avec des culottes noires, des bas rouges et de larges boucles d’argent sur leurs souliers ; les uns à cheval, les autres en litière. Un personnage fort gros, en habit noir, cheveux en bourse, le diamant au doigt, l’épée au côté, venait gravement, sur un âne magnifique. À son air d’importance, plus naïf que les physionomies cauteleuses des gens d’église qui l’entouraient, on pouvait reconnaître le médecin de Son Éminence. Il escortait pas à pas Son Éminence elle-même, portée dans une chaise, ou plutôt dans une grande boîte, par deux hommes vigoureux auprès desquels se tenaient quatre porteurs de rechange. Ce cortége se composait d’une quarantaine de personnes, et l’inutilité de chacune d’elles pouvait se mesurer au degré de recueillement et d’humilité qui se montrait sur sa figure.

Michel, curieux de voir défiler ce cortége qui renchérissait sur tout ce que Rome pouvait lui offrir de plus classique et de plus suranné en ce genre, se leva et se tint près de la porte, afin de regarder de plus près la figure du personnage principal. Il fut d’autant plus à même de satisfaire sa curiosité, que les porteurs s’arrêtèrent devant la vaste grille dorée, tandis qu’une espèce d’abbé à figure repoussante, mettant pied à terre, l’ouvrait lui-même d’un air d’autorité et avec un étrange sourire.

Le cardinal était un homme fort âgé, qui, de replet et coloré, était devenu maigre et pâle, par l’effet d’une lente et cruelle destruction. La peau de son visage, détendue et relâchée, formait mille plis et faisait ressembler sa face à une terre sillonnée par le passage des torrents. Malgré cette affreuse décomposition, il y avait un reste de beauté impérieuse sur cette figure morne, qui ne pouvait ou ne voulait plus faire aucun mouvement, mais où brillaient encore deux grands yeux noirs, dernier sanctuaire d’une vie obstinée.

Le contraste d’un regard perçant et dur avec une figure de cadavre frappa tellement Michel, qu’il ne put se défendre d’un sentiment de respect, et qu’il se découvrit instinctivement devant ce vestige d’une volonté puissante. Tout ce qui offrait un caractère de force et d’autorité agissait sur l’imagination de ce jeune homme, parce qu’il portait en lui-même l’ambition de ces choses, et, sans l’expression de ces yeux tyranniques, il n’eût peut-être pas songé à ôter son chapeau de paille.

Mais comme sa mise modeste et sa chaussure poudreuse annonçaient un homme du peuple beaucoup plus qu’un grand peintre en herbe, les gens du cardinal et le cardinal lui-même devaient s’attendre à ce qu’il se mît à genoux, ce que Michel ne fit point, et ce qui les scandalisa énormément.

Le cardinal s’en aperçut le premier, et, au moment où ses porteurs allaient franchir la grille, il fit avec les sourcils un signe qui fut aussitôt compris de son médecin, lequel, marchant toujours à sa portière, avait la consigne de tenir toujours ses yeux attachés sur ceux de Son Éminence.

Le docteur avait tout juste assez d’esprit pour comprendre au regard du cardinal que celui-ci voulait manifester une volonté quelconque ; alors il commandait la halte et avertissait l’abbé Ninfo, secrétaire de Son Éminence, le même qui venait d’ouvrir la grille de sa propre main, avec une clef tirée de sa propre poche. L’abbé accourait, comme il accourut en ce moment même, et, couvrant de son corps la portière de la chaise, il la cachait au reste du cortége. Alors il s’établissait entre lui et l’Éminence un dialogue mystérieux, tellement mystérieux que nul ne pouvait dire si l’Éminence se faisait comprendre au moyen de la parole ou par le seul jeu de sa physionomie. À l’ordinaire, le cardinal paralytique ne faisait entendre qu’une sorte de grognement inintelligible, qui devenait un affreux hurlement lorsqu’il était en colère ; mais l’abbé Ninfo comprenait si bien ce grognement, aidé du regard expressif de Son Éminence et de la connaissance qu’il avait de son caractère et de ses desseins, qu’il traduisait et faisait exécuter les volontés de son maître avec une intelligence, une rapidité et une précision de détails qui tenaient du prodige. Cela paraissait même trop surnaturel pour être accepté par les autres subalternes, et ils prétendaient que Son Éminence avait conservé l’usage de la parole ; mais que, par une intention diplomatique des plus profondes, elle ne voulait plus s’en servir qu’avec l’abbé Ninfo. Le docteur Recuperati assurait pourtant que la langue de Son Éminence était aussi bien paralysée que ses bras et que ses jambes, et que les seules parties vivantes de son être étaient les organes du cerveau et ceux de la digestion. « Avec cela, disait-il, on peut vivre jusqu’à cent ans, et remuer encore le monde, comme Jupiter ébranlait l’Olympe avec le seul froncement de son arcade sourcilière. »

Du dialogue fantastique qui s’établit encore, cette fois, entre les yeux pénétrants de l’abbé Ninfo et les sourcils éloquents de Son Éminence, il résulta que l’abbé se retourna brusquement vers Michel et lui fit signe d’approcher. Michel eut grande envie de n’en rien faire et de forcer l’abbé à marcher vers lui ; mais tout à coup l’esprit sicilien se réveilla en lui, et il se mit sur ses gardes. Il se rappela tout ce que son père lui avait dit des dangers qu’il avait à craindre de l’ire d’un certain cardinal, et quoiqu’il ne vît point si celui-ci était paralysé ou non, il s’avisa tout de suite que ce pouvait bien être le cardinal prince Ieronimo de Palmarosa. Dès lors il résolut de dissimuler et approcha de la chaise dorée, fleuronnée et armoriée de Son Éminence.

― Que faites-vous à cette porte ? lui demanda l’abbé d’un ton rogue. Êtes-vous de la maison ?

― Non, Excellence, répondit Michel avec un calme apparent, bien qu’il fût tenté de souffleter ce personnage. Je passe.

L’abbé regarda dans la chaise, et apparemment on lui fit comprendre qu’il était inutile d’effrayer les passants, car il changea tout à coup de langage et de manières en se retournant vers Michel :

― Mon ami, dit-il d’un air bénin, vous ne paraissez pas heureux ; vous êtes ouvrier ?

― Oui, Excellence, répondit Michel résolu à parler le moins possible.

― Et vous êtes fatigué ? vous venez de loin ?

― Oui, Excellence.

― Cependant vous êtes fort pour votre âge. Quel âge avez-vous bien ?

― Vingt et un ans.

Michel pouvait risquer ce mensonge ; car, quoiqu’il n’eût encore presque pas de barbe au menton, il était arrivé à toute sa croissance, et son cerveau actif et inquiet lui avait déjà fait perdre la première fraîcheur de l’adolescence. Dans cette dernière réponse, il se conformait à une instruction particulière que son père lui avait donnée en le quittant, et qui lui revenait fort à propos dans la mémoire. « Si tu viens me rejoindre un jour ou l’autre, lui avait dit le vieux Pier-Angelo, souviens-toi bien, tant que tu ne seras pas auprès de moi, de ne jamais répondre un mot de vérité aux gens qui te paraîtront curieux et questionneurs. Ne leur dis ni ton nom, ni ton âge, ni ta profession, ni la mienne, ni d’où tu viens, ni où tu vas. La police est plus tracassière que clairvoyante. Mens effrontément et ne crains rien. »

« Si mon père m’entendait, pensa Michel, après s’être ainsi tiré d’affaire, il serait content de moi. »

― C’est bien, dit l’abbé, et il se retira de la portière du prélat, afin que celui-ci pût voir le pauvre diable qui avait attiré ainsi son attention. Michel rencontra le regard terrible de ce moribond, et, cette fois, il sentit plus de méfiance et d’aversion que de respect pour ce front étroit et despotique. Averti par un pressentiment intérieur qu’il courait un certain danger, il changea l’expression habituelle de sa figure, et, mettant une feinte puérilité à la place de l’orgueil, il plia le genou, puis, baissant la tête pour échapper à l’examen du prélat, il feignit d’attendre sa bénédiction.

― Son Éminence vous bénit mentalement, répondit l’abbé après avoir consulté les yeux du cardinal, et il fit signe aux porteurs de se remettre en marche.

La chaise franchit la grille et pénétra lentement dans l’avenue.

« Je voudrais bien savoir, se disait Michel en regardant passer le cortége, si mon instinct ne m’a pas trompé et si c’est là l’ennemi de ma famille. »

Il allait se retirer, lorsqu’il remarqua que l’abbé Ninfo n’avait pas suivi le cardinal, et qu’il attendait, pour refermer la grille et remettre la clef dans sa poche, que le dernier mulet eût passé. Ce soin étrange, de la part d’un homme attaché de si près à la personne du cardinal, avait lieu de le frapper, et le regard oblique et attentif que ce personnage déplaisant jetait sur lui à la dérobée le frappait encore plus.

« Il est évident qu’on m’observe déjà dans ce pays de malheur, pensa-t-il ; et que mon père n’avait pas rêvé les inimitiés contre lesquelles il me mettait en garde. »

L’abbé lui fit signe à travers la grille, au moment où il retirait la clef. Michel, convaincu qu’il fallait jouer son rôle avec plus de soin que jamais, approcha d’un air humble :

― Tenez, mon garçon, lui dit l’abbé en lui présentant un tharin, voilà pour vous rafraîchir au premier cabaret, car vous me paraissez bien fatigué.

Michel s’abstint de tressaillir. Il accepta l’outrage, tendit la main et remercia humblement ; puis il se hasarda à dire :

― Ce qui m’afflige, c’est que Son Éminence n’ait pas daigné m’octroyer sa bénédiction. »

Cette platitude bien jouée effaça les méfiances de l’abbé.

« Console-toi, mon enfant, répondit-il d’un ton dégagé : la divine Providence a voulu éprouver notre saint cardinal en lui retirant l’usage de ses membres. La paralysie ne lui permet plus de bénir les fidèles qu’avec l’esprit et le cœur.



Tenez, mon garçon. (Page 7.)

― Que Dieu la guérisse et la conserve ! reprit Michel ; et il s’éloigna, bien certain, cette fois, qu’il ne s’était pas trompé, et qu’il venait d’échapper à une rencontre périlleuse.

Il n’avait pas descendu dix pas sur la colline qu’il se trouva face à face, au détour d’un rocher, avec un homme qui vint tout près de lui sans que ni l’un ni l’autre se reconnussent, tant ils s’attendaient peu à se rencontrer en ce moment. Tout à coup ils s’écrièrent tous les deux à la fois, et s’unirent dans une étreinte passionnée. Michel embrassait son père.

― Ô mon enfant ! mon cher enfant ! toi, ici ! s’écria Pier-Angelo. Quelle joie et quelle inquiétude pour moi ! Mais la joie l’emporte et me donne l’esprit plus courageux que je ne l’avais il y a un instant. En songeant à toi, je me disais : Il est heureux que Michel ne soit pas ici, car nos affaires pourraient bien se gâter. Mais te voilà, et je ne puis pas m’empêcher d’être le plus heureux des hommes.

― Mon père, répondit Michel, n’ayez pas peur : je suis devenu prudent en mettant le pied sur le sol de ma patrie. Je viens de rencontrer notre ennemi face à face, j’ai été interrogé par lui, et j’ai menti à faire plaisir.

Pier-Angelo pâlit. ― Qui ? qui ? s’écria-t-il, le cardinal ?

― Oui, le cardinal en personne, le paralytique dans sa grande boîte dorée. Ce doit être le fameux prince Ieronimo, dont mon enfance a été si effrayée, et qui me paraissait d’autant plus terrible que je ne savais pas la cause de ma peur. Eh bien, cher père, je vous assure que s’il a encore l’intention de nuire, il ne lui en reste guère les moyens, car toutes les infirmités semblent s’être donné le mot pour l’accabler. Je vous raconterai notre entrevue ; mais parlez-moi d’abord de ma sœur, et courons la surprendre.

― Non, non, Michel, le plus pressé c’est que tu me racontes comment tu as vu de si près le cardinal. Entrons dans ce fourré, je ne suis pas tranquille. Dis-moi, dis-moi vite !… Il t’a parlé, dis-tu ?… Cela est donc certain, il parle ?

― Rassurez-vous, père, il ne parle pas.

― Tu en es sûr ? Tu me disais qu’il t’avait interrogé ?


Au lieu de gronder, vous devriez aider à clouer. (Page 13.)

― J’ai été interrogé de sa part, à ce que je suppose ; mais, comme j’observais tout avec sang-froid, et que l’espèce d’abbé qui lui sert de truchement est trop mince pour cacher tout l’intérieur de la chaise, j’ai fort bien vu que Son Éminence ne pouvait parler qu’avec les yeux. De plus, Son Éminence est affligée de surdité complète, car, lorsque j’ai fait savoir mon âge, qu’on me demandait, je ne sais trop pourquoi, j’ai vu l’abbé se pencher vers monseigneur et lui montrer deux fois de suite ses dix doigts, puis le pouce de sa main droite.

― Muet, impotent, et sourd par-dessus le marché ! Je respire. Mais quel âge t’es-tu donc donné ? vingt et un ans ?

― Vous m’aviez recommandé de mentir dès que j’aurais mis le pied en Sicile ?

― C’est bien, mon enfant, le ciel t’a assisté et inspiré en cette rencontre.

― Je le crois, mais j’en serais encore plus certain si vous me disiez comment le cardinal peut s’intéresser à ce que j’aie dix-huit ou vingt et un ans.

― Cela ne peut l’intéresser en aucune façon, dit Pier-Angelo en souriant. Mais je suis charmé que tu te sois souvenu de mes conseils et que tu aies acquis soudainement cette prudence dont je ne te croyais pas capable. Eh, dis-moi encore, l’abbé Ninfo, car c’était lui qui t’interrogeait, j’en suis sûr… il est fort laid ?

― Il est affreux, louche, camard.

― C’est bien cela ! Que t’a-t-il demandé encore ? Ton nom, ton pays ?

― Non, aucune autre question directe que celle de mon âge, et la manière brillante dont je lui ai répondu l’a tellement satisfait apparemment, qu’il m’a tourné le dos en me promettant la bénédiction de Son Éminence.

― Et Son Éminence ne te l’a pas donnée ? elle n’a pas levé une main ?

― L’abbé lui-même m’a dit, un peu plus tard, que Son Éminence était complètement privée de l’usage de ses membres.

― Quoi ! cet homme t’a encore parlé ? Il est revenu vers toi, ce suppôt d’enfer ?

En parlant ainsi, Pier-Angelo se grattait la nuque, le seul endroit de sa tête où sa main agitée pût trouver des cheveux. C’était, chez lui, le signe d’une grande contention d’esprit.