Le Piccinino/Chapitre 07

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Le Piccinino
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VII.

UN REGARD.

Lorsque la princesse de Palmarosa parut au haut de l’escalier, Michel crut voir une fille de quinze ans, tant elle était svelte et souple dans sa taille et dans son attitude ; mais, à chaque marche qu’elle descendit, il vit apparaître une année de plus sur son front ; et, quand il l’observa de près, il put juger qu’elle en avait trente. Cela ne l’empêchait pas d’être belle ; non pas éclatante et superbe, mais pure et suave comme le bouquet de cyclamens blancs qu’elle portait à la main. Elle avait une réputation de grâce et de charme plus que de beauté, car elle n’avait jamais été coquette et ne cherchait point à faire de l’effet. Beaucoup de femmes beaucoup moins belles avaient allumé des passions, parce qu’elles l’avaient voulu. La princesse Agathe n’avait jamais fait parler d’elle, et, s’il y avait eu des émotions dans sa vie, les gens du monde n’en avaient rien su positivement.

Elle était fort charitable, et comme exclusivement occupée de répandre des aumônes ; mais cela se faisait sans faste et sans ostentation, et on ne la nommait point la mère des pauvres. La plupart du temps, les gens qu’elle secourait ignoraient la source du bienfait. Elle n’était pas très-assidue à l’église et au sermon, sans cependant fuir les cérémonies religieuses. Elle avait des goûts d’artiste et s’entourait avec discernement des plus belles choses et des plus nobles esprits. Mais elle ne brillait point au centre, et ne se faisait un piédestal ni de ses relations, ni de ses richesses. En tout, il semblait qu’elle aimât à faire comme tout le monde, et que, soit apathie, soit bon goût, soit timidité intérieure, elle eût pris à tâche de ne point se faire remarquer. Il n’était point de femme plus inoffensive. On l’estimait, on l’aimait sans enthousiasme, on l’appréciait sans jalousie. Mais l’appréciait-on à sa juste valeur ? C’est ce qu’il eût été difficile de dire. Elle ne passait point pour un grand esprit. Ses plus anciens amis disaient d’elle, comme éloge culminant, que c’était une personne très-sûre et d’une humeur toujours égale.

Tout cela pouvait se juger dès le premier coup d’œil jeté sur elle, et le jeune Michel, en la voyant descendre l’escalier avec une grâce nonchalante, sentit son aversion se dissiper avec sa crainte. Il était impossible de se conserver irrité en présence d’un visage si pur, si calme et si doux. Mais comme, au milieu de sa colère, il s’était préparé à affronter le terrible regard d’une beauté arrogante et splendide, il éprouva comme un soulagement intérieur à voir une femme ordinaire. Déjà il pressentait que, si elle venait pour gronder, elle n’aurait ni l’énergie, ni peut-être l’esprit d’être blessante. Son cœur s’apaisa, et il la regarda avec une tranquillité croissante, comme si le fluide rafraîchissant émané d’une sérénité intérieure se fût communiqué d’elle à lui.

Elle était simplement et richement vêtue d’une robe d’étoffe de soie lourde et mate d’un blanc lacté, sans aucun ornement. Une légère guirlande de diamants ornait ses cheveux d’un noir doux, séparés en bandeaux sur un front lisse et pur. Sans doute elle eût pu avoir de plus riches pierreries, mais sa couronne était une œuvre d’art d’un excellent travail, et ne fatiguait point d’un poids abrutissant sa tête fine et admirablement attachée. Ses épaules, à demi découvertes, avaient perdu l’intéressante maigreur de l’adolescence et ne se noyaient pas encore dans l’embonpoint fastueux de la troisième ou quatrième jeunesse des femmes. Il y avait encore des contours délicats dans ses formes, et dans tous ses mouvements une souplesse abandonnée, qui semblait s’ignorer elle-même et ne poser pour personne.

Elle écarta lentement, du bout de son éventail, le laquais et l’intendant qui s’évertuaient à lui faire faire place, et passa devant eux, enjambant avec facilité et sans empressement maladroit les planches et les tapis roulés qui s’opposaient encore à sa marche ; laissant traîner, avec une sorte d’insouciance humble ou opulente, les longs plis de sa belle robe de soie blanche sur la poussière qu’avaient laissée les pieds des manœuvres. Elle effleura, sans éprouver de dégoût ou sans les remarquer, les ouvriers baignés de sueur, qui ne pouvaient se ranger assez vite. Elle passa dans un groupe de jardiniers qui remuaient des caisses énormes, et ne parut pas s’apercevoir ou se soucier du danger d’être écrasée ou blessée. Elle salua ceux qui la saluaient, sans prendre aucun air de commandement ou de protection ; et, quand elle fut au milieu de la cohue des hommes, des toiles, des planches et des échelles, elle s’arrêta fort tranquillement, promena ses regards sur ce qui était achevé et sur ce qui ne l’était pas, et dit d’une voix douce et encourageante : ― Eh bien, Messieurs, espérez-vous avoir fini à temps ? Nous n’avons plus guère qu’une demi-heure.

― Je vous réponds de tout, ma chère princesse, répondit Pier-Angelo en s’approchant d’elle d’un air enjoué ; ne voyez-vous pas que je mets la main à tout ?

― En ce cas, je suis tranquille, répondit-elle, et je compte aussi sur tout le monde. Il serait fâcheux de laisser imparfait un aussi bel ouvrage. Je suis extrêmement contente. Tout cela est conçu avec goût et exécuté avec soin. Je vous remercie beaucoup de la peine que vous prenez pour bien faire, Messieurs, et cette fête sera à votre gloire.

― Mon fils Michel en aura sa part, j’espère, reprit le vieux peintre en décors ; Votre Seigneurie veut-elle me permettre de le lui présenter ? Allons, Michel, approche, et baise la main de la princesse, mon enfant : c’est une bonne princesse, tu vois !

Michel ne fit pas un mouvement pour s’approcher. Quoique la manière dont la princesse venait de gronder son père l’eût attendri et gagné, il ne se souciait pas de faire acte de servilité devant elle. Il savait bien que la coutume italienne de baiser la main à une dame est l’hommage d’un ami ou la prosternation d’un inférieur, et, ne pouvant prétendre à l’un, il ne voulait pas descendre à l’autre. Il ôta son bonnet de velours et se tint droit, affectant de regarder la princesse avec aplomb.

Elle fixa alors ses yeux sur lui, et soit, qu’il y eût dans son regard une habitude de bonté et d’effusion qui fît contraste avec la nonchalante bienveillance de ses manières, soit que Michel fût frappé d’une étrange hallucination, il fut remué jusqu’au fond des entrailles par ce regard inattendu. Il lui sembla qu’une flamme insinuante, mais intense et profonde, pénétrait en lui à travers les douces paupières de la grande dame ; qu’une ineffable tendresse, partant de cette âme inconnue, venait s’emparer souverainement de tout son être ; enfin que la tranquille princesse Agathe lui disait dans un langage plus éloquent que toutes les paroles humaines : « Viens dans mes bras. Viens sur mon cœur. »

Michel étourdi, fasciné, hors de lui, tressaillit, pâlit, s’approcha par un mouvement convulsif et involontaire, prit en tremblant la main de la princesse, et au moment de la porter à ses lèvres, leva encore ses yeux sur les siens, croyant s’être trompé et pouvoir sortir d’un rêve à la fois pénible et délicieux. Mais ces yeux purs et transparents lui exprimaient un amour si absolu et si confiant qu’il perdit la tête, se sentit défaillir et tomba comme terrassé aux pieds de la signora.

Quand il recouvra sa présence d’esprit, la princesse était déjà à quelques pas de lui. Elle s’éloignait suivie de Pier-Angelo, et, quand ils furent isolés au bout de la salle, ils parurent s’entretenir de quelque détail de la fête. Michel était honteux : son émotion se dissipait rapidement, à la pensée qu’il avait donné à tous ses compagnons le spectacle d’une faiblesse et d’une présomption inouïes : mais, comme les bonnes paroles de la princesse les avaient tous électrisés, comme on s’était remis au travail avec une sorte de rage joyeuse, on remuait, on chantait, on frappait autour de lui, et son aventure n’était qu’un incident perdu, ou du moins incompris, dans la foule. Quelques-uns avaient remarqué, en souriant, qu’il saluait plus bas qu’il n’était besoin, et qu’apparemment c’était une manière aristocratique et galante qu’il avait apportée de loin avec son air fier et ses beaux habits. D’autres pensèrent qu’il avait trébuché sur des planches en voulant s’incliner, et que sa maladresse lui avait fait perdre contenance.

Le seul Magnani l’avait observé attentivement et à moitié deviné.

― Michel, lui dit-il au bout de quelques instants, quand un travail commun les eut rapprochés, tu parais fort timide, mais je te crois follement hardi. Il est certain que la princesse t’a trouvé beau garçon et qu’elle t’a regardé d’une certaine manière qui aurait pu signifier tout autre chose de la part d’une autre femme ; mais ne sois pas trop présomptueux, mon enfant ; cette bonne princesse est une dame vertueuse ; on ne lui a jamais connu d’amant, et si elle en voulait prendre un, il n’est pas probable qu’elle commencerait par un petit peintre à la détrempe, lorsque tant d’illustres seigneurs…

― Taisez-vous, Magnani, dit Michel avec impétuosité ; vos plaisanteries me blessent, et je ne vous ai point autorisé à me railler de la sorte ; je ne le souffrirai pas.

― Allons, pas de colère, reprit le jeune artisan ; je n’ai pas l’intention de t’offenser, et quand on a des bras comme les miens, on serait lâche de provoquer un enfant tel que toi. D’ailleurs, je n’ai pas l’âme malveillante, et, je te l’ai dit, si je te parle franchement, c’est parce que je me sens disposé à t’aimer. Je sens en toi un esprit au-dessus du mien qui me plaît et me charme. Mais je sens aussi que ton caractère est faible et ton imagination folle. Si tu as plus d’intelligence et de finesse, j’ai plus de raison et d’expérience. Ne prends pas mes réflexions en mauvaise part. Tu n’as pas encore d’amis parmi nous, et déjà tu compterais plus d’une antipathie prête à éclater, si tu cherchais à voir clair autour de toi. Je pourrai t’être bon à quelque chose, et, si tu écoutes mes avertissements, tu éviteras beaucoup d’ennuis que tu ne prévois point. Voyons, Michel, me dédaignes-tu, et refuses-tu mon amitié ?

― Je te la demande, au contraire, répondit Michel, ému et subjugué par l’accent de franchise de Magnani ; et, pour m’en montrer digne, je veux me justifier. Je ne sais rien, je ne crois rien, je ne pense rien de la princesse. Je vois, pour la première fois, d’aussi près, une aussi grande dame, et… Mais pourquoi souris-tu ?

― Tu t’arrêtes à mon sourire pour ne point achever ta phrase. Je vais la compléter pour toi. Tu trouves qu’une grande dame est quelque chose de divin, et tu en tombes épris comme un fou. Tu aimes la grandeur ! J’ai bien compris cela le premier jour où je t’ai vu.

― Non, non ! s’écria Michel, je ne tombe pas amoureux ; je ne connais pas cette femme, et, quant à sa grandeur, j’ignore où elle réside. Autant vaudrait dire que je suis épris de son palais, de sa robe, ou de ses diamants, car jusqu’ici je ne lui vois d’autre supériorité que celle d’un goût auquel nous aidons beaucoup, ce me semble, ainsi que son joaillier et sa couturière.

― Puisque tu ne la connais pas autrement, c’est assez bien parlé, reprit Magnani ; mais alors m’expliqueras-tu pourquoi tu as failli t’évanouir en lui baisant la main ?

― Explique-le-moi toi-même si tu peux ; quant à moi je l’ignore. Je savais bien que les dames avaient une manière de se servir de leurs yeux, qui était plus hardie que celle des courtisanes, et en même temps plus dédaigneuse que celle des nonnes. Oui, j’avais remarqué cela : et ce mélange de provocation et de fierté me mettait hors de moi quand il m’arrivait, malgré moi, d’en coudoyer quelques-unes dans la foule. Et c’est pour cela que je haïssais les grandes dames… Mais celle-ci a un regard qui ne ressemble à celui de personne. Je ne saurais dire si c’est langueur voluptueuse ou stupidité bienveillante ; mais jamais aucune femme ne m’a regardé ainsi, et… que veux-tu, Magnani ? je suis jeune, impressionnable, et cela m’a donné le vertige : voilà tout. Je ne suis point enivré de vanité, je le jure, car je suis bien certain qu’elle t’eût regardé de même si le hasard eût mis ta figure devant elle à la place de la mienne.

― Je n’en crois rien, dit Magnani tout pensif.

Il avait laissé tomber son marteau ; il s’était assis sur un gradin. Il paraissait chercher assez péniblement à résoudre un problème.

― Ah ! jeunes gens ! leur dit le vieux Pier-Angelo, en passant auprès d’eux ; vous babillez et ne travaillez pas : il n’y a que les vieux qui sachent se dépêcher.

Sensible au reproche, Michel courut aider à son père, après avoir dit à demi-voix à son nouvel ami qu’il reprendrait plus tard cet entretien avec lui.

― Le mieux pour toi, lui dit à la dérobée Magnani d’un air singulier, sera d’y penser le moins possible.

Michel aimait ardemment son père, et il avait raison. Pier-Angelo était un homme de cœur, de courage et de sens. Artiste à sa manière, il suivait, dans son travail, de bonnes vieilles traditions et ne s’irritait point de voir innover autour de lui. Tout au contraire, il s’assimilait très-vite les progrès qu’on lui faisait comprendre. C’était un caractère facile et enjoué, optimiste en général et tolérant en particulier, ne croyant presque jamais aux mauvaises intentions, mais ne transigeant point avec elles quand il ne pouvait plus se faire d’illusion généreuse ; une âme droite, simple, désintéressée, se contentant de peu, s’amusant de tout, aimant le travail pour lui-même et l’argent pour les autres, c’est-à-dire vivant au jour le jour, et ne sachant rien refuser à son prochain.

La Providence avait donné au bouillant Michel le seul guide qu’il fût capable d’accepter : car ce jeune homme était tout le contraire de son père sous plusieurs rapports. Il était inquiet, ombrageux, un peu personnel, porté à l’ambition, au doute et à la colère. Et pourtant c’était une belle âme aussi, parce qu’elle était sincèrement éprise du beau et du grand, et s’abandonnait avec enthousiasme quand on avait justifié sa confiance. Mais il est bien certain que le caractère était moins heureux qu’il n’eût pu l’être, que l’intelligence active et chercheuse se dévorait souvent elle-même ; enfin, que l’esprit tumultueux et délicat livrait parfois une bataille acharnée à la tranquillité du cœur.

Si une main rude, la pesante main d’un ouvrier acharné au gain, ou porté à toutes les jalouses indignations républicaines, eût voulu manier le caractère mobile et l’âme souffrante du jeune Michel, elle les eût exaspérés et promptement brisés ou éteints. L’humeur imprévoyante et joviale du vieux Pier-Angelo avait servi de contre-poids et de calmant à ses instincts exaltés. Il lui parlait rarement le langage de la raison froide, et ne contrariait jamais ses inclinations changeantes. Mais il y a dans l’insouciance vaillante de certaines natures une action sympathique qui nous fait rougir de nos faiblesses, et qui agit plus sur nous par l’exemple, par le précepte mis en action simplement et noblement, que tous les discours et les sermons ne sauraient le faire. C’est par là que le bon Pier-Angelo, tout en paraissant céder aux désirs et aux fantaisies de Michel, exerçait pourtant sur lui le seul ascendant qu’il eût été jusque-là capable de subir.