Le Piccinino/Chapitre 13

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Le Piccinino
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XIII.

AGATHE.

« Je t’écoute, Michel, je t’écoute beaucoup, au contraire, répondit Magnani, et je suis triste parce que je sens la force de ton raisonnement. Tu n’es pas le premier avec lequel je cause de ces choses-là : j’ai déjà connu plus d’un jeune ouvrier qui aspirait à quitter son métier, à devenir commerçant, avocat, prêtre ou artiste ; et, il est vrai de dire que, tous les ans, le nombre de ces déserteurs augmente. Quiconque se sent de l’intelligence parmi nous se sent aussitôt de l’ambition, et jusqu’ici, j’ai combattu avec force ces velléités dans les autres et dans moi-même. Mes parents, fiers et entêtés comme de vieilles gens et de sages travailleurs qu’ils étaient, m’ont enseigné, comme une religion, de rester fidèle aux traditions de famille, aux habitudes de caste ; et mon cœur a goûté cette morale sévère et simple. Voilà pourquoi j’ai résolu, en brisant parfois mon propre élan, de ne pas chercher le succès hors de ma profession ; voilà pourquoi aussi j’ai rudement tancé l’amour-propre de mes jeunes camarades aussitôt que je l’ai vu poindre ; voilà pourquoi mes premières paroles de sympathie et d’intérêt pour toi ont été des avertissements et des reproches.



Son père faisant une partie de flageolet à l’orchestre. (Page 35.)

« Il me semble que jusqu’à toi j’ai eu raison, parce que les autres étaient réellement vaniteux, et que leur vanité tendait à les rendre ingrats et égoïstes. Je me sentais donc bien fort pour les blâmer, les railler et les prêcher tour à tour. Mais avec toi je me sens faible, parce que tu es plus fort que moi dans la théorie. Tu peins l’art sous des couleurs si grandes et si belles, tu sens si fortement la noblesse de sa mission, que je n’ose plus te combattre. Il me semble que toi, tu as droit de tout briser pour parvenir, même ton cœur, comme j’ai brisé le mien pour rester obscur… Et pourtant ma conscience n’est pas satisfaite de cette solution. Cette solution ne m’en paraît pas une. Voyons, Michel, tu es plus savant que moi ; dis moi qui de nous deux a tort devant Dieu.

― Ami, je crois que nous avons tous deux raison, répondit Michel. Je crois qu’à nous deux, dans ce moment, nous représentons ce qui se passe de contradictoire, et pourtant de simultané, dans l’âme du peuple, chez toutes les nations civilisées. Tu plaides pour le sentiment. Ton sentiment fraternel est saint et sacré. Il lutte contre mon idée : mais l’idée que je porte en moi est grande et vraie : elle est aussi sacrée, dans son élan vers le combat, que l’est ton sentiment dans sa loi de renoncement et de silence. Tu es dans le devoir, je suis dans le droit. Tolère-moi, Magnani, car moi, je te respecte, et l’idéal de chacun de nous est incomplet s’il ne se complète par celui de l’autre.

― Oui, tu parles de choses abstraites, reprit Magnani tout pensif, je crois te comprendre ; mais dans le fait, la question n’est pas tranchée. Le monde actuel se débat entre deux écueils, la résignation et la lutte. Par amour pour ma race, je voudrais souffrir et protester avec elle. Par le même motif peut-être, tu veux combattre et triompher en son nom. Ces deux moyens d’être homme semblent s’exclure et se condamner mutuellement. Qui doit prévaloir devant la justice divine, du sentiment ou de l’idée ? Tu l’as dit : « Tous deux ! » Mais sur la terre, où les hommes ne se gouvernent point par des lois divines, où trouver l’accord possible de ces deux termes ? Je le cherche en vain !

― Mais à quoi bon le chercher ? dit Michel, il n’existe pas sur la terre à l’heure qu’il est. Le peuple peut s’affranchir et s’illustrer en masse par les glorieux combats, par les bonnes mœurs, par les vertus civiques, mais individuellement, chaque homme du peuple a une destinée particulière : à celui qui se sent né pour toucher les cœurs, de vivre fraternellement avec les simples ; à celui qui se sent appelé à éclairer les esprits, de chercher la lumière, fût-ce dans la solitude, fût-ce parmi les ennemis de sa race. Les grands maîtres de l’art ont travaillé matériellement pour les riches, mais moralement pour tous les hommes, car le dernier des pauvres peut puiser dans leurs œuvres le sentiment et la révélation du beau. Que chacun suive donc son inspiration et obéisse aux vues mystérieuses de la Providence à son égard ! Mon père aime à chanter de généreux refrains dans les tavernes ; il y électrise ses compagnons ; ses récits, sur un banc, au coin de la rue, sa gaieté et son ardeur au chantier, dans le travail en commun, font grandir tous ceux qui le voient et l’entendent. Le ciel l’a doué d’une action immédiate, par les moyens les plus simples, sur la fibre vitale de ses frères, l’enthousiasme dans le labeur, l’expansion dans le repos. Moi, j’ai le goût des temples solitaires, des vieux palais riches et sombres, des antiques chefs-d’œuvre, de la rêverie chercheuse, des jouissances épurées de l’art. La société des patriciens ne m’alarme pas. Je les trouve trop dégénérés pour les craindre ; leurs noms sont à mes yeux une poésie qui les relève à l’état de figures, d’ombres si tu veux, et j’aime à passer en souriant parmi ces ombres qui ne me font point peur. J’aime les morts ; je vis avec le passé ; et c’est par lui que j’ai la notion de l’avenir ; mais je t’avoue que je n’ai guère celle du présent, que le moment précis où j’existe n’existe pas pour moi, parce que je vais toujours fouillant en arrière, et poussant en avant toutes les choses réelles. C’est ainsi que je les transforme et les idéalise. Tu vois bien que je ne servirais pas aux mêmes fins que mon père et toi, si j’employais les mêmes moyens. Ils ne sont pas en moi.

« Michel, dit Magnani en se frappant le front, tu l’emportes ! Il faut bien que je t’absolve, et que je te délivre de mes remontrances ! Mais je souffre, vois-tu, je souffre beaucoup ! Tes paroles me font un grand mal !

― Et pourquoi donc, cher Magnani ?

― C’est mon secret, et pourtant je veux te le dire sans en trahir la sainteté. Crois-tu donc que, moi aussi, je n’aie pas quelque ambition permise, quelque désir secret et profond de m’affranchir de la servitude où je vis ? Ignores-tu que tous les hommes ont au fond du cœur le désir d’être heureux ? Et crois-tu que le sentiment d’un sombre devoir me fasse nager dans les délices ?

« Tiens ! juge de mon martyre. J’aime éperdûment, depuis cinq ans, une femme que son rang dans le monde place aussi loin de moi que le ciel l’est de la terre. Ayant toujours regardé comme impossible qu’elle eût seulement un regard de compassion pour moi, je me suis rattaché à l’enthousiasme de ma souffrance, de ma pauvreté, de ma nullité forcée parmi les hommes. C’est avec une sorte d’amertume que j’ai résolu de ne point imiter ceux qui veulent parvenir et qui s’exposent à être bafoués en haut et en bas. Si j’étais de ceux-là, pensais-je, un jour viendrait peut-être où je pourrais porter galamment à mes lèvres la main de celle que j’adore. Mais dès que j’ouvrirais la bouche pour trahir le mystère de ma passion, je serais sans doute repoussé, raillé, foulé aux pieds ; j’aime mieux rester perdu dans la poussière de mon métier, et ne jamais élever jusqu’à elle des prétentions insensées. J’aime mieux qu’elle croie à jamais impossible une aspiration de moi vers elle ! Au moins, sous la livrée de l’ouvrier, elle respectera ma souffrance ignorée ; elle ne l’envenimera point en la découvrant, en rougissant de l’avoir inspirée, en croyant nécessaire de s’en préserver. À l’heure qu’il est, elle passe près de moi comme à côté d’une chose qui lui est indifférente, mais qu’elle ne se croirait pas le droit d’insulter et de briser. Elle me salue, me sourit et me parle comme à un être d’une autre nature que la sienne : il n’y paraît point, mais cet instinct est en elle, je le sens et m’en rends compte. Du moins elle ne songe pas à m’humilier, elle ne le voudrait pas ; et, moins j’ai l’orgueil de lui plaire, moins je crains qu’elle ne m’outrage par sa pitié. Tout cela changerait si j’étais peintre ou poëte, si je lui présentais son portrait fait de ma main tremblante, ou un sonnet de ma façon en son honneur ; elle sourirait autrement, elle me parlerait autrement. Il y aurait de la réserve, de la raillerie ou de la compassion dans sa bonté, soit que j’eusse réussi ou échoué dans ma tentative d’art. Oh ! que cela m’éloignerait d’elle et me ferait descendre plus bas que je ne suis ! J’aime mieux être l’ouvrier qui lui rend service en lui vendant l’emploi de ses bras, que le débutant qu’elle protégerait comme faible ou qu’elle plaindrait comme fou !

― Je t’approuve, ami, dit Michel, devenu pensif à son tour. J’aime ta fierté, et je crois que ce serait un bon exemple à suivre, même dans ma position et avec les projets que je nourris, d’ailleurs, si j’étais tenté de chercher l’amour au delà de certains obstacles, absurdes, il est vrai, mais énormes !

― Oh ! toi, Michel, c’est bien différent. Ces obstacles qui existeraient aujourd’hui entre toi et une grande dame seront rapidement franchis, et, tu l’as dit toi-même, un jour viendra où ces femmes-là te feront des avances. Cette parole, qui s’est échappée de ton cœur, m’a d’abord semblé présomptueuse et ridicule. À présent que je te comprends, je la trouve naturelle et légitime. Oui, tu plairas aux femmes les plus haut placées, toi, parce que tu es dans la fleur de la jeunesse, parce que ta beauté a un caractère délicat et un peu efféminé qui te fait ressembler aux hommes nés pour l’oisiveté, parce que tu as l’habitude de l’élégance, l’instinct des belles manières et de l’aisance dans les habits que tu portes ; car il faut tout cela, joint au génie et au succès, pour que ces femmes orgueilleuses oublient l’origine plébéienne de l’artiste. Oui, tu pourras leur paraître un homme, tandis que moi je voudrais en vain me farder ; je ne serai jamais qu’un manœuvre, et ma rude enveloppe percera malgré moi. Il serait trop tard à présent : j’ai vingt-six ans !… Mais je frissonne sous une émotion étrange, en pensant qu’il y a cinq ans, quand j’étais encore maniable comme la cire, comme l’enfance, si quelqu’un eût légitimité et ennobli à mes yeux les instincts qui naissaient en moi, si quelqu’un m’eût parlé comme tu viens de le faire, j’eusse pu suivre une direction analogue à la tienne, et m’élancer dans une carrière enivrante. J’avais l’esprit ouvert au sentiment du beau ; je pouvais chanter comme le rossignol, sans m’expliquer mes propres accents, mais avec la puissance de l’inspiration sauvage. Je pouvais lire, comprendre et retenir beaucoup de livres ; je comprenais aussi la nature ; je lisais dans le ciel et dans l’horizon des mers, dans la verdure des forêts et l’azur des grandes montagnes. Il me semble que j’aurais pu être musicien, poëte ou paysagiste. Et déjà l’amour parlait à mon cœur ; déjà m’était apparue celle dont je ne puis détacher ma pensée. Quel stimulant pour moi si je m’étais livré à de violentes tentations !

« Mais j’ai tout refoulé dans mon cœur, craignant d’être parjure envers mes parents et mes amis, craignant de m’avilir à leurs yeux et aux miens en voulant m’élever. Je me suis endurci au travail : mes mains sont devenues calleuses, et mon esprit aussi. Ma poitrine s’est élargie, il est vrai, et mon cœur s’y est développé comme un polype qui me ronge, qui absorbe toute ma vie ; mais mon front s’est rétréci, j’en suis certain ; l’imagination s’est affaissée sur elle-même ; la poésie est morte en moi ; il ne m’est resté que la raison, le dévouement, la fermeté, le sacrifice… c’est-à-dire la souffrance ! Ah ! Michel, déploie tes ailes et quitte cette terre de douleurs ! vole, comme un oiseau, aux coupoles des palais et des temples, et, de là-haut, regarde ce pauvre peuple qui se traîne et gémit sous tes pieds. Plains-le, du moins, aimes-le si tu peux, et ne fais jamais rien qui puisse le rabaisser dans ta personne. »

Magnani était profondément ému ; mais tout à coup son agitation sembla changer de nature : il tressaillit, se retourna vivement et porta la main sur les branches d’un épais buisson de myrte rose qui masquait derrière lui un enfoncement obscur de la muraille. Ce rideau de verdure, qu’il entr’ouvrit convulsivement, ne cachait qu’une entrée de corridor dérobé, lequel, ne conduisant probablement qu’à des chambres de service, n’était pas indiqué à la circulation du public invité. Michel, étonné du mouvement de Magnani, jeta un regard sur ce couloir à peine éclairé d’une lampe pâlissante et dont l’extrémité se perdait dans les ténèbres. Il lui sembla qu’une forme blanche glissait dans ces ombres, mais si vague, qu’elle était presque insaisissable, et qu’on pouvait être abusé par un reflet de lumière plus vive, que l’écartement du buisson entr’ouvert aurait fait passer sur cette profondeur. Il voulut y pénétrer ; Magnani le retint en lui disant :

« Nous n’avons pas le droit d’épier ce qui se passe dans les parties voilées de ce sanctuaire. Mon premier mouvement de curiosité a été irréfléchi : j’avais cru entendre marcher légèrement auprès de moi… et j’ai rêvé, sans doute ! je m’imaginais voir remuer ce buisson. Mais c’est une illusion produite par la peur qui s’emparait de moi à l’idée que mon secret allait s’échapper de mes lèvres. Je te quitte, Michel ; ces épanchements sont dangereux, ils me troublent ; j’ai besoin de rentrer en moi-même et de laisser à la raison le temps de calmer les tempêtes soulevées dans mon sein par ta parole et ton exemple !… »

Magnani s’éloigna précipitamment, et Michel recommença à parcourir le bal. L’aveu de son jeune compagnon, pris d’amour insensé pour une grande dame, avait réveillé en lui une émotion dont il croyait avoir triomphé. Il erra autour des danses pour chercher à s’en distraire, car il sentait sa folie aussi dangereuse, pour le moment, que celle de Magnani. Bien des années devaient s’écouler encore avant qu’il pût se croire de niveau, par son génie, avec toutes les positions sociales : aussi se fit-il un amusement plein d’angoisses à regarder les plus jeunes danseuses, et à chercher en rêve, parmi elles, celle qu’un jour il pourrait regarder avec des yeux enflammés d’amour et d’audace. Probablement il ne la découvrit pas, car il attacha successivement sa fantaisie à plusieurs, et, comme dans ces sortes de châteaux en Espagne, on ne risque rien à être fort difficile, il ne cessa pas de chercher et de discuter avec lui-même le mérite comparé de ces jeunes beautés.

Mais, au milieu de ces aberrations de son cerveau, il vit passer tout à coup la princesse de Palmarosa. Attentif jusque-là à se tenir à une certaine distance des groupes dansants, et à circuler discrètement derrière les gradins de l’amphithéâtre, il se rapprocha involontairement ; et, quoique la foule ne fût pas assez compacte pour autoriser ou masquer sa présence, il se trouva presque aux premiers rangs parmi des personnes plus titrées ou plus riches les unes que les autres.

Cette fois, son instinct de fierté ne l’avertit point du péril de sa situation. Un invincible aimant l’attirait et le retenait : la princesse dansait.

Sans doute c’était pour la forme, par convenance, ou par obligeance, car elle ne faisait que marcher, et ne paraissait pas y prendre le moindre plaisir. Mais elle marchait mieux que les autres ne dansaient, et, sans songer à chercher aucune grâce, elle les avait toutes. Cette femme avait réellement un charme étrange qui s’insinuait comme un parfum subtil et finissait par tout dominer ou tout effacer autour d’elle. On eût dit d’une reine au milieu de sa cour, dans quelque royaume ou régnerait la perfection morale et physique.

C’était la chasteté des vierges célestes avec leur sérénité puissante, une pâleur qui n’avait rien d’exagéré ni de maladif, et qui proclamait l’absence d’émotions vives. On disait cette vie mystérieuse consacrée à une abstinence systématique ou à une indifférence exceptionnelle. Pourtant ce n’était point l’apparence d’une froide statue. La bonté animait son regard un peu distrait, et donnait à son faible sourire une suavité inexprimable.

Là, au feu de mille lumières, elle apparaissait à Michel tout autre qu’il ne l’avait vue dans la grotte de la Naïade, une heure auparavant, lorsqu’une étrange clarté ou sa propre imagination la lui avaient fait trouver un peu effrayante. Sa nonchalance était maintenant plus calme que mélancolique, plus habituelle que forcée. Elle avait repris juste assez de vie pour s’emparer du cœur et laisser les sens tranquilles.