Le Piccinino/Chapitre 24

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Le Piccinino
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XXIV.

LE PICCININO.

Au flanc de la montagne que Fra-Angelo et Michel n’avaient cessé de gravir pendant deux heures, le grand bourg de Nicolosi, dont la population est considérable, est la dernière étape civilisée où le voyageur qui veut visiter l’Etna s’arrête, avant de s’engager dans la région austère et grandiose des forêts. Cette seconde région s’appelle Silvosa ou Nemorosa, et le froid s’y fait vivement sentir. La végétation y prend un grand caractère d’horreur et d’abandon, jusqu’à ce qu’elle disparaisse sous les lichens et les graviers arides, après lesquels il n’y a plus que de la neige, du soufre et de la fumée.

Nicolosi et le magnifique paysage qui l’entoure étaient déjà perdus dans la vapeur du soir, lorsque Michel essaya de se rendre compte du lieu où il se trouvait. La masse imposante de l’Etna ne présentait plus qu’une teinte uniforme, et c’est tout au plus s’il pouvait distinguer à un mille au-dessus de lui le sinistre mamelon de Monte-Rosso, ce volcan inférieur, un des vingt ou trente fils de l’Etna, fournaises éteintes ou récemment ouvertes, qui se dressent en batterie à ses pieds. C’est le Monte-Rosso qui ouvrit sa bouche noire, il n’y a pas deux siècles, pour vomir cette affreuse lave dont la mer de Catane est encore sillonnée. Aujourd’hui, les paysans y cultivent la vigne et l’olivier sur des débris qui ont l’air de brûler encore.

L’habitation du Piccinino, isolée dans la montagne, à un demi-mille du bourg, dont un ravin assez escarpé la séparait, marquait la limite d’un terrain fertile, baigné d’une atmosphère tiède et suave. À quelques centaines de pas plus haut, il faisait froid déjà, et déjà l’horreur du désert s’annonçait par l’absence de culture, et des courants de laves si nombreux et si larges, que la montagne de ce côté ne semblait plus accessible. Michel observa que cette situation favorisait parfaitement les vues d’un homme qui s’était fait moitié citoyen, moitié sauvage. Chez lui, il pouvait goûter toutes les aises de la vie ; au sortir de chez lui, il pouvait échapper à la présence de l’homme et aux exigences de la loi.

La colline, escarpée d’un côté, adoucie et fertile sur son autre face, était couverte, à son sommet, d’une magnifique végétation, dont une main laborieuse et intelligente entretenait à dessein la splendeur mystérieuse. Le jardin de Carmelo Tomabene était renommé pour sa beauté et l’abondance de ses fruits et de ses fleurs. Mais il en défendait l’entrée avec jalousie, et de grandes palissades couvertes de verdure le fermaient de tous côtés. La maison, assez vaste et bien bâtie, quoique sans luxe apparent, avait été élevée sur les ruines d’un petit fort abandonné. Quelques restes de murailles épaisses, et la base d’une tour carrée, dont on avait tiré parti pour étayer et augmenter la nouvelle construction, et qui portaient les traces de réparations bien entendues, donnaient au modeste édifice un caractère de solidité et un certain air d’importance demi-rustique, demi-seigneuriale. Ce n’était pourtant que la maison d’un cultivateur aisé, mais on sentait bien qu’un homme distingué dans ses habitudes et dans ses goûts pouvait y vivre sans déplaisir.

Fra-Angelo approcha de la porte ombragée, et prit, dans les chèvrefeuilles qui l’encadraient d’un riche berceau, une corde qui suivait une longue tonnelle de vigne, et qui répondait à une cloche placée dans l’intérieur de la maison ; mais le bruit de cette cloche était si étouffé qu’on ne l’entendait pas du dehors. La corde, glissant dans la verdure, n’était point apparente, et il fallait être initié à l’existence de ce signal pour s’en servir. Le moine tira la corde à trois reprises différentes, avec attention et lenteur ; puis il la tira cinq fois, puis deux, puis trois encore ; après quoi il se croisa les bras pendant cinq minutes, et recommença les mêmes signaux dans le même ordre et avec la même circonspection. Un coup de plus ou de moins, et l’hôte mystérieux les eût fort bien laissés attendre toute la nuit sans ouvrir.

Enfin, la porte du jardin s’ouvrit. Un homme de petite taille, enveloppé d’un manteau, s’approcha, prit Fra-Angelo par la main, lui parla à l’oreille quelques instants, revint vers Michel, le fit entrer, et marcha devant eux après avoir refermé la porte avec soin. Ils suivirent la longue tonnelle, qui dessinait une croix dans toute l’étendue du jardin, et traversèrent une sorte de péristyle champêtre formé de piliers grossiers, tout couverts de vigne et de jasmin ; après quoi leur hôte les introduisit dans une grande pièce propre et simple, où tout annonçait l’ordre et la sobriété. Là, il les fit asseoir, et, s’étendant sur un vaste canapé couvert d’indienne rouge, il alluma tranquillement son cigare ; puis, sans regarder Michel, sans faire aucune démonstration d’amitié au moine, il attendit que celui-ci portât la parole. Il ne montrait aucune impatience, aucune curiosité. Il n’était occupé qu’à se débarrasser lentement de son manteau brun, doublé de rose, à en plier le collet avec soin, et à rajuster sa ceinture de soie, comme s’il eût eu besoin d’être parfaitement à son aise pour écouter ce qu’on avait à lui confier.

Mais quelle fut la surprise de Michel lorsqu’il reconnut, peu à peu, dans le jeune villano de Nicolosi, l’étrange cavalier qui avait fait sensation un instant au bal de la princesse, et avec lequel il avait échangé, sur le perron du palais, des paroles fort peu amicales !

Il se troubla en pensant que cet incident disposerait mal en sa faveur l’homme auquel il venait demander un service. Mais le Piccinino ne parut pas le reconnaître, et Michel pensa qu’il ferait aussi bien de ne pas réveiller le souvenir de cette fâcheuse aventure.

Il eut donc le loisir d’examiner ses traits et de chercher, dans sa physionomie, quelque révélation de son caractère. Mais il lui fut impossible, dans ces derniers moments, de constater une émotion quelconque, une volonté, un sentiment humain, sur cette figure terne et impassible. Il n’y avait pas même de l’impertinence, quoique son attitude et son silence pussent indiquer l’intention de se montrer dédaigneux.

Le Piccinino était un jeune homme de vingt-cinq ans environ. Sa petite taille et ses formes délicates justifiaient le surnom qu’on lui avait donné, et qu’il portait avec plus de coquetterie que de dépit[1]. Il était impossible de voir une organisation plus fine, plus délicate, et en même temps plus parfaite que celle de ce petit homme. Admirablement proportionné, et modelé comme un bronze antique, il rachetait le défaut de force musculaire par une souplesse extrême. Il passait pour n’avoir point d’égal dans tous les exercices du corps, quoiqu’il ne pût se servir que de son adresse, de son sang-froid, de son agilité et de la précision de son coup d’œil. Personne ne pouvait le fatiguer à la marche, ni le suivre à la course. Il franchissait des précipices avec l’aplomb d’un chamois ; il visait au fusil comme au pistolet ou à la fronde, et, dans tous les jeux de ce genre, il était tellement sûr de gagner tous les prix, qu’il ne se donnait plus la peine de concourir. Excellent cavalier, nageur intrépide, il n’y avait aucun moyen de locomotion ou de combat qui ne lui assurât une supériorité marquée sur quiconque oserait s’attaquer à lui. Connaissant bien les avantages de la force physique dans un pays de montagnes, et avec une destinée de partisan, il avait voulu acquérir de bonne heure, à cet égard, les facultés que la nature semblait lui avoir refusées. Il les avait exercées et développées en lui avec une âpreté et une persistance incroyables, et il était parvenu à faire de son organisation débile l’esclave fidèle et l’instrument docile de sa volonté.

Cependant, à le voir ainsi couché sur son lit de repos, on eût dit d’une femme maladive ou nonchalante. Michel ne savait point qu’après avoir fait vingt lieues à pied, dans la journée, il prenait un nombre d’heures de repos systématique, et qu’il savait exactement, tant il s’observait et s’étudiait en toutes choses, ce qu’il devait passer d’instants dans la position horizontale, pour échapper à l’inconvénient d’une courbature.

Sa figure était d’une beauté étrange : c’était le type siculo-arabe dans toute sa pureté. Une netteté de lignes incroyable, un profil oriental un peu exagéré, de longs yeux noirs veloutés et pleins de langueur, un sourire fin et paresseux, un charme tout féminin, une grâce de chat dans les mouvements de tête, et je ne sais quoi de doux et de froid qu’il était impossible d’expliquer au premier examen.

Le Piccinino était vêtu avec une recherche extrême et une propreté scrupuleuse. Il portait le costume pittoresque des paysans montagnards, mais composé d’étoffes fines et légères. Ses braies, courtes et collantes, étaient en laine moelleuse rayée de soie jaune sur brun ; il laissait voir sa jambe nue, blanche comme l’albâtre, et chaussée de spadrilles écarlates. Sa chemise était en batiste brodée garnie de dentelle, et laissait voir une chaîne de cheveux enroulée à une grosse chaîne d’or sur sa poitrine. Sa ceinture était de soie verte brochée d’argent. De la tête aux pieds il était couvert de contrebande, ou de quelque chose de pis ; car, si on eût examiné la marque de son linge, on eût pu se convaincre qu’il sortait de la dernière valise qu’il avait pillée.

Tandis que Michel admirait avec un peu d’ironie intérieure l’aisance avec laquelle ce beau garçon roulait dans ses doigts, effilés comme ceux d’un bédouin, sa cigarette de tabac d’Alger, Fra-Angelo, qui ne paraissait ni surpris ni choqué de son accueil, fit le tour de la chambre, ferma la porte au verrou, et, lui ayant demandé s’ils étaient bien seuls dans la maison, ce à quoi le Piccinino répondit par un signe de tête affirmatif, il commença ainsi :

« Je te remercie, mon fils, de ne m’avoir point fait attendre ce rendez-vous ; je viens te demander un service : As-tu le pouvoir et la volonté d’y consacrer quelques jours ?

― Quelques jours ? dit le Piccinino d’un son de voix si doux que Michel eut besoin de regarder le muscle d’acier de sa jambe pour ne point croire encore une fois qu’il entendait parler une femme ; mais l’inflexion de cette parole signifiait, à ne pas s’y méprendre : « Vous vous moquez ! »

― J’ai dit quelques jours, reprit le moine avec tranquillité ; il faut descendre de la montagne, suivre à Catane le jeune homme que voici, et qui est mon neveu, et demeurer près de lui jusqu’à ce que tu aies réussi à le délivrer d’un ennemi qui l’obsède. »

Le Piccinino se retourna lentement vers Michel et le regarda comme s’il ne l’eût pas encore aperçu ; puis, tirant de sa ceinture un stylet richement monté, il le lui présenta avec un imperceptible sourire d’ironie et de dédain, comme pour lui dire : « Vous êtes d’âge et de force à vous défendre vous-même. »

Michel, blessé de la situation où son oncle le plaçait sans son aveu, allait répondre avec vivacité, lorsque Fra-Angelo lui coupa la parole en lui mettant sa main de fer sur l’épaule.

― Tais-toi, mon enfant, dit-il ; tu ne sais pas de quoi il s’agit, et tu n’as rien à dire ici. Ami, ajouta-t-il en s’adressant à l’aventurier, si mon neveu n’était pas un homme et un Sicilien, je ne te l’aurais pas présenté. Je vais te dire ce que nous attendons de toi, à moins que tu ne me dises d’avance que tu ne veux pas ou que tu ne peux pas nous servir.

― Père Angelo, répondit le bandit en prenant la main du moine, et en la portant à ses lèvres avec une grâce caressante et un regard affectueux qui changèrent entièrement sa physionomie, quelque chose que ce soit, pour vous je veux toujours. Mais aucun homme ne peut faire tout ce qu’il veut. Il faut donc que je sache ce que c’est.

― Un homme nous gêne…

― J’entends bien.

― Nous ne voulons pas le tuer.

― Vous avez tort.

― En le tuant nous nous perdons ; en l’éloignant nous sommes sauvés.

― Il faut donc l’enlever ?

― Oui, mais nous ne savons comment nous y prendre.

― Vous ne le savez pas, vous, père Angelo ! dit le Piccinino en souriant.

― Je l’aurais su autrefois, répondit le capucin. J’avais des amis, des lieux de refuge. À présent, je suis moine.

― Vous avez tort, répéta le bandit avec la même tranquillité. Donc, il faut que j’enlève un homme. Est-il bien gros, bien lourd ? ― Il est fort léger, répondit le moine, qui parut comprendre cette métaphore, et personne ne te donnera un ducat de sa peau.

― En ce cas, bonsoir père ; je ne peux pas le prendre seul et le mettre dans ma poche comme un mouchoir. Il me faut des hommes, et l’on n’en trouve plus pour rien comme de votre temps.

― Tu ne m’as pas compris, tu taxeras toi-même le salaire de tes hommes, et ils seront payés.

― Est-ce vous qui répondez de cela, mon père ?

― C’est moi.

― Vous seul ?

― Moi seul. Et, quant à ce qui te concerne, si l’affaire n’eût pas été magnifique, je ne t’aurais pas choisi.

― Eh bien, nous verrons cela la semaine prochaine, dit le bandit pour amener un plus ample exposé des produits de l’affaire.

― En ce cas, n’en parlons plus, dit le moine un peu blessé de sa méfiance ; il faut marcher sur l’heure, ou point.

― Marcher sur l’heure ? Et le temps de rassembler mes hommes, de les décider et de les instruire ?

― Tu le feras demain matin, et demain soir ils seront à leur poste.

― Je vois que vous n’êtes pas pressés, car vous m’auriez dit de partir cette nuit. Si vous pouvez attendre jusqu’à demain, vous pouvez attendre quinze jours.

― Non ; car je compte t’emmener tout de suite, t’envoyer dans une villa où tu parleras avec une des personnes intéressées au succès, et te donner jusqu’à demain soir pour visiter les environs, connaître tous les détails nécessaires, dresser tes batteries, avertir tes hommes, les distribuer, établir des intelligences dans la place… Bah ! c’est plus de temps qu’il ne t’en faut ! À ton âge, je n’en eusse pas demandé la moitié à ton père. »

Michel vit que le capucin avait enfin touché la corde sensible ; car, à ce titre de fils du prince de Castro-Reale, que tout le monde n’osait pas ou ne voulait pas lui accorder ouvertement, le Piccinino tressaillit, se redressa, et bondit sur ses pieds comme prêt à se mettre en route. Mais tout d’un coup, portant la main à sa jambe et se laissant retomber sur son sofa :

« C’est impossible, dit-il ; je souffre trop.

― Qu’y a-t-il donc ? dit Fra-Angelo. Es-tu blessé ? Est-ce donc toujours cette balle morte de l’année dernière ? Autrefois, nous marchions avec des balles dans la chair. Ton père a fait trente lieues sans songer à faire extraire celle qu’il reçut dans la cuisse à Léon-Forte, mais les jeunes gens d’aujourd’hui ont besoin d’un an pour guérir une contusion. »

Michel crut que son oncle avait été un peu trop loin, car le Piccinino se recoucha avec un mouvement de dépit concentré, s’étendit sur le dos, envoya au plafond plusieurs bouffées de cigare, et laissa malicieusement au bon père l’embarras de renouer la conversation.

Mais Fra-Angelo savait bien que l’idée des ducats avait remué l’esprit positif du jeune bandit, et il reprit sans la moindre hésitation :

« Mon fils, je te donne une demi-heure, s’il te la faut absolument ; une demi-heure, c’est beaucoup pour le sang qui coule dans tes veines ! après quoi nous partirons tous les trois.

― Qu’est-ce que c’est donc que ce garçon-là ? dit le Piccinino en désignant Michel du bout du doigt, sans déranger ses yeux et son visage tournés vers la muraille.

― C’est mon neveu ; je te l’ai dit : et le neveu de Fra-Angelo est bon pour agir. Mais il ne connaît pas le pays et n’a pas les relations nécessaires pour une affaire du genre de celle-ci.

― Craint-il de se compromettre, le signorino ?

― Non, Monsieur ! » s’écria Michel impatienté et incapable de supporter plus longtemps l’insolence du bandit et la contrainte que lui imposait son oncle. Le bandit se retourna, le regarda en face avec ses longs yeux un peu relevés vers les tempes, et dont l’expression railleuse était parfois insupportable. Cependant, en voyant la figure animée et les lèvres pâles de Michel, il passa à une expression plus bienveillante, quoiqu’un peu suspecte, et, lui tendant la main :



Michel observa que cette situation favorisait… (Page 62.)

« Soyons amis, lui dit-il ; en attendant que nous n’ayons plus d’ennemis sur les bras ; c’est ce que nous avons de mieux à faire. »

Comme Michel était assis à quelque distance, il lui eût fallu se lever pour prendre cette main royalement tendue vers lui. Il sourit et ne se dérangea point, au risque de mécontenter son oncle et de perdre le fruit de sa démarche.

Mais le moine ne fut pas fâché de voir Michel prendre de suite cette attitude vis-à-vis du bandit. Ce dernier comprit qu’il n’avait point affaire à une âme molle, et, se levant avec effort, il alla lui prendre la main en disant :

« Vous êtes cruel, mon jeune maître, de ne point vouloir faire deux pas vers un homme brisé de fatigue. Vous n’avez pas fait vingt lieues dans votre journée, vous, et vous voulez que je parte, quand j’ai pris à peine deux heures de repos !

― À ton âge, dit le moine impitoyable, je faisais vingt lieues le jour, et je ne prenais pas le temps de souper pour recommencer. Voyons, es-tu décidé ? partons-nous ?

― Vous y tenez donc beaucoup ? l’affaire vous intéresse donc personnellement ?

― J’y tiens comme à mon salut éternel, et l’affaire intéresse ce que j’ai de plus cher au monde, aujourd’hui que ton père est dans la tombe. Mon frère est compromis ainsi que ce brave jeune homme, pour lequel j’exige ton amitié sincère et loyale.

― Ne lui ai-je pas serré la main ?

― Aussi je compte sur toi. Quand je te verrai prêt, je te dirai ce qui doit t’allécher plus que l’or et la gloire.

― Je suis prêt. Est-ce un ennemi du pays qu’il faut tuer ?

― Je t’ai dit qu’il n’y avait personne à tuer ; tu oublies que je sers le Dieu de paix et de miséricorde. Mais il y a quelqu’un à contrarier beaucoup et à faire échouer complètement dans ses desseins perfides ; et, cet homme-là, c’est un espion et un traître.

― Son nom ?

― Viendras-tu ?

― Ne suis-je pas debout ?


Il se lança au milieu des rochers… (Page 67.)

― C’est l’abbé Ninfo. »

Le Piccinino se mit à rire d’une manière silencieuse qui avait quelque chose d’effrayant.

« Il me sera permis de le contrarier ? dit-il.

― Moralement. Mais pas une goutte de sang répandu !

― Moralement ! allons, j’aurai de l’esprit. Aussi bien le courage n’est pas de mise avec cet homme-là ; mais puisque nous voici d’accord ou à peu près, il est temps de m’expliquer pourquoi cet enlèvement.

― Je te l’expliquerai en route, et tu réfléchiras chemin faisant.

― Impossible. Je ne sais pas faire deux choses à la fois. Je ne réfléchis que quand j’ai le corps en repos. »

Et il se recoucha tranquillement après avoir rallumé sa cigarette.

Fra-Angelo vit bien qu’il ne se laisserait pas emmener les yeux fermés.

― Tu sais, dit-il sans laisser percer aucune impatience, que l’abbé Ninfo est le suppôt, l’espion, l’âme damnée d’un certain cardinal ?

Ieronimo de Palmarosa.

― Tu sais aussi qu’il y a dix-huit ans, mon frère aîné, Pier-Angelo, a été forcé de fuir…

― Je le sais. C’était bien sa faute ! Mon père vivait encore. Il eût pu se joindre à lui au lieu d’abandonner son pays.

― Tu te trompes ; ton père venait de périr. Tu étais enfant ; j’étais moine ! Il n’y avait plus rien à faire ici.

― Continuez.

― Mon frère est revenu, comme tu sais, il y a un an ; et son fils, Michel-Angelo que voici, est revenu il y a huit jours.

― Pourquoi faire ?

― Pour aider son père dans son métier, et son pays dans l’occasion. Mais une dénonciation pèse déjà sur sa tête ainsi que sur celle de son père. Le cardinal a encore de la mémoire et ne pardonne point. L’abbé Ninfo est prêt à agir en son nom.

― Qu’attendent-ils ?

― J’ignore ce que le cardinal attend pour mourir ; mais je puis dire que l’abbé Ninfo attend la mort du cardinal.

― Pourquoi ?

― Pour s’emparer de ses papiers avant qu’on ait eu le temps de mettre les scellés et d’avertir l’héritière.

― Qui est l’héritière ?

― La princesse Agathe de Palmarosa.

― Ah ! oui ! dit le bandit en changeant de position. Une belle femme, à ce qu’on dit !

― Cela ne fait rien à l’affaire. Mais, comprends-tu maintenant pourquoi il est nécessaire que l’abbé Ninfo disparaisse pendant les derniers moments du cardinal ?

― Pour qu’il ne s’empare point des papiers, vous l’avez dit. Il peut frustrer la princesse Agathe de titres importants, soustraire un testament. L’affaire est grave pour elle. Elle est fort riche, cette dame ? Grâce aux bons sentiments de son père et de son oncle, le gouvernement lui a laissé tous ses biens et ne l’écrase pas de contributions forcées.

― Elle est fort riche, donc c’est pour toi une grande affaire, car la princesse est aussi généreuse qu’opulente.

― J’entends. Et puis, c’est une très-belle femme ! »

L’insistance de cette réflexion fit passer un frisson de colère dans les veines de Michel ; l’impertinence du bandit lui paraissait intolérable ; mais Fra-Angelo ne s’en inquiéta point. Il croyait savoir que c’était, chez le Piccinino, une manière de voiler sa cupidité sous un air de galanterie.

« Ainsi, reprit le bandit, c’est pour votre frère et votre neveu que je dois agir incidemment, tandis qu’en réalité j’ai à sauver la fortune à venir de madame de Palmarosa en m’emparant de la personne suspecte de l’abbé Ninfo ? C’est bien cela ?

― C’est bien cela, dit le moine. La signora doit veiller à ses intérêts et moi à ma famille. Voilà pourquoi je lui ai conseillé de te demander ton aide, et pourquoi j’ai voulu être porteur de sa requête. »

Le Piccinino parut rêver un instant ; puis, tout à coup, se renversant sur ses coussins : « L’excellente histoire ! dit-il d’une voix entrecoupée par de grands éclats de rire. C’est une des meilleures aventures où je me sois trouvé. »

  1. Le Piccinino est un diminutif amical que les montagnards aventuriers avaient pu lui donner à cause de sa petite taille. Mais la locution piccin-piccino (farsi), signifie aussi l'action de se cacher afin de prouver son alibi.