Le Piccinino/Chapitre 33

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Le Piccinino
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XXXIII.

LA BAGUE.

« Voilà ! dit la jeune fille en refermant la porte avec un peu de dépit, le malin esprit m’en veut ! C’est assez que j’aie eu la fantaisie d’arroser une pauvre fleur, pour que je risque d’être déchirée par les mauvaises langues et grondée par mon père !… et surtout par Michel, qui est si taquin avec moi !

― Cher enfant, dit Magnani, on n’oserait parler de vous comme on parle des autres ; vous êtes si différente de toutes les jeunes filles du faubourg ! On vous aime et on vous respecte comme aucune d’elles ne le sera jamais. D’ailleurs, puisque c’est à cause de moi… ou plutôt seulement à cause de mes fleurs, que vous courez ce risque… soyez tranquille… Malheur à qui oserait en médire !

― N’importe, je n’oserai jamais passer devant ce maudit cordonnier.

― Et vous ferez bien. L’heure de son repas est venue. Sa femme l’a déjà appelé deux fois. Il va s’en aller. Attendez ici quelques instants, une minute peut-être… D’autant plus que je voudrais bien vous dire un mot, Mila.

― Et qu’avez-vous à me dire ? » répondit-elle en s’asseyant sur une chaise qu’il lui offrait, et qui était la seule de l’appartement. Elle tremblait d’une violente émotion intérieure, mais elle affectait un air dégagé que semblait lui imposer la circonstance. Ce n’est pas qu’elle eût peur de Magnani ; elle le connaissait trop pour craindre qu’il prît avantage du tête-à-tête ; mais elle craignait, plus que jamais, qu’il ne devinât le secret de son cœur.

« Je ne sais pas trop ce que j’ai à vous dire, reprit Magnani un peu troublé. Il me semblait que ce serait à vous de me dire quelque chose ?

― Moi ! s’écria la fière Mila en se levant : je n’ai rien à vous dire, je vous jure, signor Magnani ! »

Et elle allait sortir, préférant les propos du voisinage au danger d’être devinée par celui qu’elle aimait, lorsque Magnani, surpris de son mouvement, et remarquant sa rougeur subite, commença à pressentir la vérité.

« Chère Mila, lui dit-il en se plaçant devant la porte, un moment de patience, je vous en supplie ; ne vous exposez pas aux regards et ne vous fâchez pas contre moi, si je vous retiens un instant. Les conséquences d’un pur hasard peuvent être bien graves pour un homme résolu à tuer ou être tué pour défendre l’honneur d’une femme.

― En ce cas, ne parlez pas si haut, dit Mila, frappée de l’expression de Magnani ; car ce cordonnier de malheur pourrait nous entendre. Je sais bien, dit-elle en se laissant ramener à sa chaise, que vous êtes brave et généreux, et que vous feriez pour moi ce que vous feriez pour une de vos sœurs. Mais, moi, je ne me soucie pas que cela arrive, car vous n’êtes pas mon frère, et vous ne me justifieriez pas en prenant mon parti. On n’en dirait que plus de mal de moi, ou bien nous serions forcés de nous marier ensemble, ce qui ne ferait plaisir ni à vous ni à moi. »

Magnani examina les yeux noirs de Mila, et les voyant si fiers, il renonça vite à l’éclair de présomption qui venait de lui faire à la fois peur et plaisir.



Le cordonnier qui demeurait sur le même palier… (Page 87.)

« Je comprends fort bien que vous ne m’aimiez pas, ma bonne Mila, lui dit-il avec un sourire mélancolique ; je ne suis pas aimable ; et ce qu’il y aurait de plus triste au monde, après avoir été compromise par moi, ce serait de passer votre vie avec un être aussi maussade.

― Ce n’est pas là ce que j’ai voulu dire, reprit l’adroite petite fille ; j’ai beaucoup d’estime et d’amitié pour vous, je n’ai pas de raisons pour vous le cacher ; mais j’ai une inclination pour un autre. Voilà pourquoi je souffre et je tremble de me trouver ici enfermée avec vous.

― S’il en est ainsi, Mila, dit Magnani en poussant le verrou de sa porte et en allant fermer le contrevent de sa fenêtre, avec tant de vivacité qu’il faillit briser le reste de son liseron, prenons toutes les précautions possibles pour que personne ne sache que vous êtes ici ; je vous jure que vous en sortirez sans que personne s’en doute, dussé-je écarter de force tous les voisins, dussé-je faire le guet jusqu’à ce soir. »

Magnani essayait d’être enjoué, et se croyait fort soulagé de n’avoir pas à se défendre de l’amour de Mila ; mais il venait d’être frappé d’une tristesse subite en entendant cette jeune fille déclarer son affection pour un autre, et sa figure candide exprimait malgré lui un désappointement assez pénible. Ne le lui avait-elle pas avoué déjà durant leur veillée, et, par cette confidence, ne l’avait-elle pas investi, en quelque sorte, des devoirs d’un frère ? Il était résolu à remplir dignement cette mission sacrée ; mais, d’où vient qu’un instant auparavant il venait de tressaillir en la voyant courroucée ; et pourquoi son cœur, nourri d’une amère et folle passion, s’était-il senti vivifié et rajeuni par la présence inattendue de cette enfant qui était entrée par sa fenêtre comme un rayon du soleil ?

Mila l’observait à la dérobée. Elle vit qu’elle avait touché juste. « Ô cœur sauvage ! se dit-elle avec une joie muette et forte, je te tiens ; tu ne m’échapperas point.

« Mon cher voisin, lui dit cette petite rusée, ne soyez pas offensé de ce que je viens de vous confier, et n’y voyez pas une insulte à votre mérite. Je sais que toute autre que moi serait flattée d’être compromise par vous, avec l’espoir d’être votre femme ; mais je ne suis ni menteuse ni coquette. J’aime, et comme j’ai confiance en vous, je vous le dis. Je sais que cela ne peut vous faire aucune peine, puisque vous avez renoncé au mariage, et que vous détestez toutes les femmes, hormis une seule qui n’est pas moi. »



Elle lui présenta son aiguière. (Page 91.)

Magnani ne répondit rien. Le cordonnier chantait toujours. « Il est dans ma destinée, pensait Magnani, de n’être aimé d’aucune femme et de ne pouvoir guérir. »

Mila, inspirée par l’espèce de divination que l’amour donne aux femmes, même sans expérience et sans lecture, se disait avec raison que Magnani, étant stimulé dans sa passion par la souffrance et le manque d’espoir, serait effrayé et révolté à l’idée d’une affection qui s’offrirait à lui, facile et provoquante ; en conséquence, elle lui montrait son cœur comme invulnérable et préservé de lui par une autre inclination. C’était le prendre par la douleur, et c’était là la seule manière de le prendre, en effet. En le faisant changer de supplice, elle préparait sa guérison.

« Mila, lui dit-il enfin, en lui montrant une grosse bague d’or ciselé qu’il avait au doigt et qu’elle avait déjà remarquée, pouvez-vous m’apprendre d’où me vient ce riche présent ?

― Cela ? dit-elle en regardant la bague avec un feint étonnement. Il m’est impossible de vous en rien dire… Mais, je n’entends plus votre voisin, adieu. Tenez, Magnani, vous avez l’air bien fatigué. Vous reposiez quand je suis entrée, vous feriez bien de reposer encore un peu. Il n’y a de danger pour aucun de nous dans ce moment-ci. Il n’y en a pas pour moi, puisque mon père et mon frère sont debout. Il n’y en a pas pour eux, puisqu’il fait grand jour et que la maison est pleine de monde. Dormez, mon brave voisin. Ne fût-ce qu’une heure, cela vous rendra la force de recommencer votre rôle de gardien de la famille.

― Non, non, Mila. Je ne dormirai pas, et je n’en aurai même plus envie ; car, quoi que vous en disiez, il se passe encore dans cette maison des choses bizarres, inexplicables. J’avoue que, lorsque le jour commençait à poindre, j’ai eu un instant d’engourdissement. Vous reposiez, vous étiez enfermée, l’homme au manteau était parti. J’étais assis sous votre galerie, me disant que le premier pas qui l’ébranlerait me réveillerait vite si je me laissais vaincre par le sommeil. Et alors, en effet, le sommeil m’a vaincu. Cinq minutes peut-être, pas davantage, car le jour n’avait fait qu’un progrès insensible pendant ce temps-là. Eh bien ! quand j’ai ouvert les yeux, j’ai cru voir un pan de robe ou de voile noir, qui passait près de moi et disparaissait comme un éclair. Ma main entr’ouverte à mon côté et pendante sur le banc fit un mouvement vague et fort inutile pour saisir cette vision. Mais il y avait dans ma main, ou à côté, je ne sais lequel, un objet que je fis tomber à mes pieds, et que je ramassai aussitôt : c’était cette bague ; savez-vous à qui elle peut appartenir ?

― Une si belle bague ne peut appartenir à personne de la maison, répondit Mila ; mais je crois pourtant la connaître.

― Et moi aussi, je la connais, dit Magnani : elle appartient à la princesse Agathe. Il y a cinq ans que je la vois à son doigt, et elle y était déjà le jour où elle entra chez ma mère.

― C’est une bague qui lui vient de la sienne ; elle me l’a dit, à moi ! Mais comment se trouve-t-elle à votre main aujourd’hui ?

― Je comptais précisément sur vous pour m’expliquer ce prodige, Mila ; c’est là ce que j’avais à vous demander.

― Sur moi ? Et pourquoi donc sur moi ?

― Vous seule ici êtes assez protégée par la princesse pour avoir reçu ce riche présent.

― Et si je l’avais reçu, dit-elle d’un ton moqueur et superbe, vous pensez que je m’en serais dessaisie en votre faveur, maître Magnani ?

― Non, certes, vous n’auriez pas dû le faire, vous ne l’eussiez pas fait ; mais vous auriez pu passer sur la galerie et le laisser tomber, puisque j’étais précisément au dessous de la balustrade.

― Cela n’est point ! Et, d’ailleurs, n’avez-vous pas vu flotter une robe noire à côté de vous ? Est-ce que je suis habillée de noir ?

― J’ai pensé pourtant aussi que vous étiez sortie dans la cour pendant cet instant de sommeil qui m’avait surpris, et que, pour m’en punir ou m’en railler, vous m’aviez fait cette plaisanterie. S’il en est ainsi, Mila, convenez-en, la punition était trop douce, et vous eussiez dû m’arroser le visage, au lieu de réserver l’eau de votre aiguière pour mes liserons. Mais reprenez votre bague, je ne veux pas la garder plus longtemps. Il ne me conviendrait pas de la porter, et je craindrais de la perdre.

― Je vous jure que cette bague ne m’a pas été donnée, que je ne suis pas sortie dans la cour pendant que vous dormiez, et je ne prendrai pas ce qui vous appartient.

― Comme il est impossible que la princesse Agathe soit venue ici ce matin…

― Oh ! certes, cela est impossible ! dit Mila avec un sérieux plein de malice.

― Et pourtant elle y est venue ! dit Magnani, qui crut lire la vérité dans ses yeux brillants. Oui, oui, Mila, elle est venue ici ce matin ! Jesens que vous êtes imprégnée du parfum que ses vêtements exhalent ; ou vous avez touché à sa mantille, ou elle vous a embrassée, il n’y a pas plus d’une heure. »

« Mon Dieu ! pensa la jeune fille, comme il connaît tout ce qui tient à la princesse Agathe ! comme il devine, quand il s’agit d’elle ! Si c’était d’elle qu’il est si amoureux ? Eh bien ! veuille le ciel que cela soit, car elle m’aiderait à le guérir : elle m’aime tant ! »

« Vous ne répondez plus, Mila ? reprit Magnani. Puisque vous êtes devinée, avouez donc.

― Je ne sais pas seulement ce que vous avez dit, répondit-elle ; je pensais à autre chose… à m’en aller !

― Je vais vous y aider ; mais auparavant, je vous prierai de mettre cette bague à votre doigt pour la rendre à madame Agathe, car, à coup sûr, elle l’a perdue en passant près de moi.

― En supposant qu’elle fût venue ici en effet, ce qui est absurde, mon cher voisin, pourquoi ne vous aurait-elle pas fait ce présent ?

― C’est qu’elle doit me connaître assez pour être certaine que je ne l’accepterais pas.

― Vous êtes fier !

― Très-fier, vous l’avez dit, ma chère Mila ! Il n’est au pouvoir de personne de mettre un prix matériel au dévouement que mon âme donne avec joie. Je conçois qu’un grand seigneur présente une chaîne d’or, ou un diamant, à l’artiste qui l’a charmé une heure par son génie, mais je ne comprendrais jamais qu’il entendit payer à prix d’or l’homme du peuple auquel il a cru pouvoir demander une preuve d’affection. D’ailleurs, ce ne serait pas ici le cas. En m’avertissant que votre frère courait un danger, madame Agathe ne faisait que m’indiquer un devoir que j’aurais rempli avec le même zèle, si tout autre m’eût donné le même avis. Il me semble que je suis assez son ami, celui de votre père, et j’oserai dire aussi le vôtre, pour être prêt à veiller, à me battre, et à me faire mettre en prison pour l’un de vous, sans y être excité par qui que ce soit. Vous ne le croyez pas, Mila ?

― Je le crois, mon ami, répondit-elle ; mais je crois aussi que vous interprétez très-mal ce cadeau, si cadeau il y a. Madame Agathe est femme à savoir encore mieux que vous et moi qu’on ne paie pas l’amitié avec de l’argent et des bijoux. Mais elle doit sentir, comme vous et moi, que quand des cœurs amis se réunissent pour s’entr’aider, l’estime et la sympathie augmentent en raison du zèle que chacun y porte. Dans bien des cas, une bague est un gage d’amitié et non le paiement d’un service ; car vous avez rendu service à la princesse en nous protégeant, cela est certain : quoique je ne sache pas comment cela se fait, sa cause est liée à la nôtre, et notre ennemi est le sien. Si vous pensiez à ce que je vous ai dit, vous reconnaîtriez bien que cette bague est moralement précieuse à la princesse, et non pas matériellement, comme vous le dites ; car c’est un joyau qui n’a pas une grande valeur par lui-même.

― Vous m’avez dit qu’il lui venait de sa mère ? dit Magnani ému.

― Et vous avez remarqué vous-même qu’elle la portait toujours ! À votre place, si j’étais sûr que cette bague m’eût été donnée, je ne m’en séparerais jamais. Je ne la porterais pas à mon doigt, où elle fixerait trop l’attention des envieux, mais sur mon cœur, où elle serait comme une relique.

― En ce cas, ma chère Mila, dit Magnani, attendri des soins délicats que prenait cette jeune fille pour adoucir l’amertume de son âme, et pour lui faire accepter avec bonheur le don de sa rivale, reportez-lui cette bague, et, si elle a voulu me la donner en effet, si elle insiste pour que je la garde, je la garderai.

― Et vous la porterez sur votre cœur comme je vous l’ai dit ? demanda Mila en le pénétrant d’un regard plein de courage et d’anxiété. Songez, ajouta-t-elle avec énergie, que c’est le gage d’une sainte patronne ; que la femme dont vous êtes épris, quelle qu’elle soit, ne peut pas mériter que vous lui en fassiez le sacrifice, et qu’il vaudrait mieux jeter ce gage dans la mer que de le profaner par une ingratitude ! »

Magnani fut ébloui du feu qui jaillissait des grands yeux noirs de Mila. Devinait-elle la vérité ? Peut-être ! mais si elle se bornait à pressentir la vénération de Magnani pour celle qui avait sauvé sa mère, elle n’en était pas moins belle et grande, en voulant lui procurer la douceur de croire à l’amitié de cette bonne fée. Il commençait à se sentir gagné par l’ardeur chaste et profonde qu’elle portait cachée dans son cœur, et ce cœur fier et passionné se révélait malgré lui, au milieu de ses efforts pour se vaincre ou se taire.

Un élan de reconnaissance et de tendresse fit plier les genoux de Magnani auprès de la jeune fille.

« Mila, lui dit-il, je sais que la princesse Agathe est une sainte, et j’ignore si mon cœur serait digne de receler une relique d’elle. Mais je sais qu’il n’existe au monde qu’un seul autre cœur auquel je voudrais la confier ; ainsi, soyez tranquille ; aucune femme, si ce n’est vous, ne me paraîtra jamais assez pure pour porter cette bague. Mettez-la à votre doigt maintenant, afin de la rendre à la princesse ou de me la conserver. »

Mila, rentrée dans sa demeure, eut un instant d’éblouissement, comme si elle allait s’évanouir. Un mélange de consternation et d’ivresse, de terreur et de joie enthousiaste faisait bondir sa poitrine. Elle entendit enfin la voix de son père, qui s’impatientait pour son déjeuner : « Eh bien, petite ! criait-il, nous avons faim, et soif surtout ! car il fait déjà chaud, et les couleurs nous prennent à la gorge. »

Mila courut les servir ; mais, quand elle posa son aiguière sur le banc où ils déjeunaient, elle s’aperçut qu’elle était vide. Michel voulut aller la remplir, après avoir raillé sa sœur de ses distractions. Sensible au reproche, et se faisant un point d’honneur d’être l’unique servante de son vieux père, Mila lui arracha l’amphore et se dirigea légère et bondissante vers la fontaine.

Cette fontaine était une belle source qui jaillissait du sein même de la lave, dans une sorte de précipice situé derrière la maison. Ces phénomènes de sources envahies par les matières volcaniques et retrouvées au bout de quelques années, se produisent au milieu des laves. Les habitants creusent et cherchent l’ancien lit. Parfois, il n’est que couvert ; d’autres fois, il s’est détourné à peu de distance. L’eau s’est frayé un passage sous les feux refroidis du volcan, et, dès qu’on lui ouvre une issue, elle s’élance à la surface, aussi pure, aussi saine qu’auparavant. Celle qui baignait le pied de la maison de Pier-Angelo était située au fond d’une excavation profonde que l’on avait pratiquée dans le roc, et où l’on descendait par un escalier pittoresque. Elle formait un petit bassin pour les laveuses, et une quantité de linge blanc suspendu à toutes les parois de la grotte y entretenait l’ombre et la fraîcheur. La belle Mila, descendant et remontant dix fois le jour cet escalier difficile, avec son amphore sur la tête, était le plus parfait modèle pour ces figures classiques que les peintres du siècle dernier plaçaient inévitablement dans tous leurs paysages d’Italie ; et au fait, quel accessoire plus naturel et quelle plus gracieuse couleur locale pourrait-on donner à ces tableaux, que la figure, le costume, l’attitude à la fois majestueuse et leste de ces nymphes brunes et fières ?