Le Pilote (Cooper)/17

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 3p. 176-187).


CHAPITRE XVII.


Pol. Cela ressemble beaucoup à une baleine.
Shakspeare.


Quoique l’objet de leur expédition fût d’un intérêt général, on croira facilement qu’il y avait quelque motif particulier dans l’empressement que Griffith et Barnstable montrèrent pour raccompagner le pilote.

Ce conducteur mystérieux n’avait encore passé que bien peu de temps avec ses nouveaux compagnons, et cependant il connaissait déjà parfaitement leur caractère. Quand ils eurent jeté l’ancre dans la petite anse dont nous avons déjà parlé, il résolut de faire une reconnaissance pour s’assurer si les individus dont il s’agissait de s’emparer devaient toujours se réunir le lendemain au rendez-vous qui avait été indiqué pour une partie de chasse. Il ne voulut prendre avec lui que Griffith et Manuel, laissant Barnstable sur le schooner qu’il commandait, pour y attendre leur retour et couvrir leur retraite.

Il fallut plus d’un raisonnement et même l’autorité de son officier supérieur pour déterminer Barnstable à consentir à cet arrangement ; mais comme son bon sens lui disait qu’il ne fallait rien hasarder sans nécessité jusqu’à ce que le moment de frapper le coup décisif fût arrivé, il finit par s’y résigner ; il eut grand soin de recommander à Griffith de ne pas manquer de comprendre l’abbaye de Sainte-Ruth dans la reconnaissance qu’il allait faire. Griffith n’avait garde de l’oublier, et ce fut le désir qu’il avait de se conformer à cette injonction qui fit qu’il obtint de ses compagnons de se détourner un peu du chemin direct qu’ils auraient dû suivre, ce qui amena les conséquences que nous avons déjà rapportées.

La reconnaissance devant se faire dans le cours de la nuit, il avait été convenu que Barnstable se rendrait, à la pointe du jour, avec sa barque, aussi près du rivage qu’il le pourrait, du côté de l’abbaye, pour avoir une entrevue avec ses compagnons, et apprendre d’eux quelles mesures ils auraient définitivement adoptées pour se rendre maîtres de ceux qu’ils cherchaient ; car c’était dans la soirée suivante que le pilote comptait surprendre les personnes qu’il voulait arrêter dans le moment où les plaisirs de la table auraient succédé à ceux de la chasse. Cependant, si le pilote et ses compagnons ne reparaissaient pas à l’heure indiquée, les instructions de Barnstable étaient de retourner sur son schooner stationné dans une anse peu fréquentée, et cachée de toutes parts par des rochers escarpés.

Pendant que le cornette Fitzgerald avait les yeux fixés sur la barque que Dillon avait aperçue le premier, et qui attendait en effet le pilote, l’heure où celui-ci devait être de retour était expirée, et Barnstable, quoique fort à regret, crut devoir obéir à la lettre à ses instructions, et se fier à l’adresse et à la sagacité de Griffith et de ses compagnons pour rejoindre l’Ariel. Depuis le lever du soleil la barque avait été maintenue aussi près du rivage qu’il avait été possible, et les yeux de tout l’équipage se tournaient à chaque instant vers les rochers pour y chercher le signal qui devait avertir de s’approcher de l’endroit où il était possible de débarquer. Après avoir regardé vingt fois sa montre et puis le rivage avec inquiétude, le lieutenant s’écria :

— Une charmante vue, maître Coffin, mais, à ce qu’il me semble, un peu trop poétique pour votre goût, car je crois que vous n’aimez pas la terre ferme.

— Je suis né sur l’eau, Monsieur, et il est dans la nature des choses que chacun aime son pays natal. Je ne nierai pas que je ne préfère jeter l’ancre sur un fond de vase où elle puisse mordre ; et cependant, capitaine Barnstable, Je n’ai pas de rancune contre la terre ferme.

— Et moi je ne lui pardonnerai jamais, Tom, s’il est arrivé quelque accident à Griffith dans cette excursion. Son pilote peut être plus habile sur mer que sur terre.

Le contre-maître tourna la tête du côté de son commandant avec un air expressif, mais encore plus grave et plus solennel que de coutume.

— Depuis que je vis sur les eaux, Monsieur, répondit-il, c’est-à-dire depuis la première ration qui m’a été donnée par ma mère, vu que je suis né à bord d’un bâtiment de Nantucket, je n’ai jamais vu pilote arriver plus à propos que celui que nous avons pêché hier en courant quelques bordées le long des côtes dans cette baie.

— Oui, le drôle a joué son rôle en bon marin ; l’occasion était importante, et il a prouvé qu’il était en état de faire ce qu’il avait entrepris.

— Les matelots de la frégate m’ont dit qu’il la maniait comme une toupie. Il est vrai que c’est un bâtiment dont la quille a une antipathie naturelle pour le fond de la mer.

— En dites-vous autant de cette barque, maître Coffin ? Ne la laissez pas tant s’avancer vers les brisants, où elle sera jetée sur les rochers comme un baril vide. Vous devez songer que nous ne sommes pas en état de lever la tête au-dessus de deux brasses d’eau.

Le contre-maître regarda d’un air d’indifférence l’écume dont les vagues couvraient les brisants à quelques toises de distance, et cria à ses gens :

— Allons ! un coup de rames ou deux !

Les rames battirent l’eau avec la même régularité que si elles avaient été mises en mouvement par la machine la mieux organisée, et la barque légère flottait sur l’onde comme un oiseau aquatique qui s’approche sans crainte du danger le plus imminent, et qui l’évite au moment le plus critique, sans efforts apparents. Tandis que cette manœuvre indispensable s’exécutait, Barnstable se leva, jeta encore un coup d’œil sur les rochers, mais il n’y vit pas le signal qu’il cherchait.

— Écartez-vous de la terre, et dirigez-vous vers l’Ariel sans faire force de rames, dit-il à son équipage. Ayez toujours l’œil sur les rochers ; il est possible qu’ils y soient cachés dans quelque trou, car la besogne qu’ils sont allés faire ne leur permet guère de se montrer en plein jour.

On obéit à cet ordre, et ils avaient fait près d’un mille dans le plus profond silence, quand on entendit une espèce de sifflement dans l’air, qui fut suivi sur-le-champ d’une grande agitation dans l’eau, à peu de distance.

— De par le ciel ! Tom, s’écria Barnstable, c’est une baleine qui souffle.

— Oui, Monsieur, oui, répondit le contre-maître avec le plus grand sang-froid ; je l’ai reconnue sur-le-champ. Elle n’est pas à un demi-mille de nous. Le vent d’est l’aura poussée vers la terre, et elle commence à se trouver à court d’eau. La paresseuse se sera endormie quand elle aurait dû travailler à regagner le large.

— Elle prend la chose assez bien, au surplus, car elle ne paraît pas pressée de retourner en mer.

— Je crois plutôt, Monsieur, dit Coffin en mâchant son tabac avec le plus grand calme, quoique ses yeux commençassent à briller de plaisir, que la bête navigue sans boussole, et qu’elle ne sait de quel côté se tourner pour trouver une eau plus profonde.

— Ce ne peut être qu’un cachalot, et il ne tardera pas à se tirer d’embarras.

— Un cachalot ! non, non, Monsieur, c’est une vraie baleine. J’ai vu la manière dont elle fait jaillir l’eau. C’est une véritable tonne d’huile que cette créature.

Barnstable sourit, jeta un nouveau regard vers les rochers, toujours aussi inutilement, reporta ses yeux presque involontairement sur le cétacé dont la masse énorme s’élevait en ce moment de plusieurs pieds hors de l’eau. La tentation était forte, car il avait plusieurs fois assisté à la pêche de la baleine, et il fallut y céder.

Se tournant vers son contre-maître : — Y a-t-il dans la barque, lui demanda-t-il, une corde pour l’attacher à ce harpon, qui ne vous quitte pas plus que votre jaquette bleue ?

— Jamais la barque ne quitte le schooner, capitaine Barnstable, sans que j’aie soin d’y avoir tout ce qui peut être nécessaire. Il y a quelque chose de naturellement agréable pour mes yeux dans la vue d’une pareille tonne d’huile flottant sur la mer.

Barnstable regarda à sa montre, jeta un coup d’œil sur les rochers, et s’écria d’un ton joyeux :

— Allons ! ramez, ramez, camarades ; puisque nous n’avons rien de mieux à faire, faisons sentir la pointe du harpon à cette impudente.

Les marins poussèrent un grand cri de joie, et le visage sérieux du contre-maître se permit une grimace de plaisir, tandis que la barque s’élançait sur les eaux comme un cheval de course entrant dans la carrière. Pendant ce temps, Tom Coffin passa sur la proue et fit tous les préparatifs nécessaires pour harponner le monstre marin quand on serait à portée. Une corde ayant à peu près moitié de la longueur de celle qu’on emploie ordinairement à la pêche de la baleine, et qui était roulée dans un tonneau, fut placée près de Barnstable, et le lieutenant prit, en place de la barre du gouvernail qu’on démonta, une rame pour gouverner la barque, dans le cas où il deviendrait nécessaire de virer pendant qu’elle serait stationnaire.

Le cétacé, ou ne les vit pas s’avancer, ou s’en inquiéta peu. Il continuait à faire jaillir deux jets d’eau formant un arc, et à battre la mer de temps en temps de son énorme queue. Cependant quand nos marins furent à une centaine de pieds de lui, il enfonça sa tête sous l’eau sur laquelle la partie postérieure de son corps était encore élevée de plusieurs pieds, et il agita sa queue redoutable avec un bruit qui ressemblait au souffle d’un ouragan.

Le contre-maître était debout, levant son harpon, prêt à le lancer dès qu’il serait à distance convenable. Mais quand il vit le monstre marin prendre cette formidable attitude, il fit un signe de la main à son commandant, qui ordonna aussitôt qu’on cessât de ramer. La barque resta stationnaire quelques instants, pendant lesquels la baleine continuait à battre la mer de sa queue, avec un bruit qui, répété par les rochers, ressemblait à celui qu’auraient produit des coups de canon. Après avoir donné ces preuves de sa force, le monstre s’enfonça sous l’eau et disparut.

— De quel côté est-elle partie, Tom ? demanda Barnstable.

— Je crois qu’elle n’a fait que s’enfoncer, Monsieur, répondit le contre-maître sans lever les yeux de l’endroit où l’on venait de voir la baleine. Elle va se frotter le museau à fond de cale, mais elle ne tardera pas à remonter sur le pont pour humer l’air. Avançons de quelques brasses à tribord, Monsieur, et je vous réponds que nous n’en serons pas bien loin.

L’expérience du vieux marin ne fut pas trompée dans cette conjecture. Au bout de quelques minutes les ondes se fendirent à quelques toises de la barque, de nouvelles trombes d’eau jaillirent en l’air, et la masse énorme de la baleine reparut sur l’eau en occasionnant un refoulement de vagues semblable à celui que produit un vaisseau qu’on lance à la mer. Après cette évolution, elle resta tranquillement sur la surface de son élément sans faire aucun effort pour s’éloigner.

Barnstable et le contre-maître suivaient des yeux ses moindres mouvements, et dès qu’ils virent le cétacé dans une sorte de repos, le lieutenant donna ordre à l’équipage de reprendre les rames, qui amenèrent bientôt la chaloupe à côté de la baleine ; la proue toucha presque une des énormes nageoires qui se montrait de temps en temps à la vue, tandis que l’animal se laissait indolemment entraîner par le roulis des vagues. Tom Coffin brandit un instant son harpon en l’air, et le lança ensuite avec une telle force, que le fer se cacha tout entier dans le corps de la baleine.

Dès qu’il eut lancé son harpon, Tom Coffin s’écria avec un empressement singulier :

— En arrière, tous !

— En arrière, tous ! répéta Barnstable. Et tous les marins, agitant leurs rames et réunissant leurs efforts, firent reculer la barque pour la mettre à l’abri des redoutables coups de queue de leur antagoniste. La baleine alarmée ne méditait pourtant aucun acte d’agression. Elle ne connaissait ni sa force, ni la faiblesse de ses ennemis, et elle chercha son salut dans la fuite. Elle fut un instant saisie d’une sorte d’inertie stupide, quand elle sentit l’atteinte du harpon ; élevant ensuite en l’air son énorme queue, elle en battit la mer avec une violence qui l’agita à une grande distance, et disparut avec la vitesse de l’éclair au milieu des flots écumants.

— Ferme, Tom ! s’écria Barnstable ; la voilà qui se remontre déjà ; tâchez de l’arrêter.

— Oui, Monsieur, répondit le contre-maître avec beaucoup de sang-froid, en saisissant la corde filant avec une rapidité qui rendait cette manœuvre assez hasardeuse, et qu’il parvint à diminuer en lui faisant faire un demi-tour autour d’un gros bloc de bois qui avait été assujetti sur la proue à cet effet. Cette opération tendit la corde qui, se montrant de temps en temps à la surface de l’eau, indiquait dans quelle direction l’animal allait reparaître pour respirer. Cependant la baleine blessée ne songeait plus qu’à fuir, et fendant rapidement les eaux, elle entraînait la barque avec une célérité qui paraissait à chaque instant devoir engloutir le frêle esquif dans les abîmes de l’Océan. Elle reparut encore en ce moment, et Tom ne put retenir un cri de triomphe, quand il vit que l’eau qu’elle faisait jaillir était teinte par le sang que perdait sa victime.

— Oui, dit-il, je l’ai blessée à mort. Il faut qu’il y ait plus de deux pieds de graisse sur une baleine, pour que mon harpon ne pénètre pas dans quelque partie vitale.

— Je crois que vous n’aurez pas besoin de vous servir de la baïonnette que vous venez d’arranger au bout d’un bâton en guise de lance, dit Barnstable, qui voyait ce spectacle avec l’ardeur d’un homme qui avait passé sa première jeunesse à cette pêche. Mais tâtez la corde, Tom-le-Long, et voyez s’il n’y a pas moyen de remorquer la bête de notre côté, car je n’aime pas la route qu’elle prend, elle nous éloigne du schooner.

— C’est la manière de ces créatures, Monsieur, répondit Tom ; vous savez qu’il faut qu’elles hument l’air de temps en temps ni plus ni moins que des hommes. Mais nous allons voir. Allons ! ferme à la corde !

Tout l’équipage saisit la corde et la tira avec force ; la barque se rapprocha de la baleine, dont la course devenait moins rapide à mesure que la perte du sang l’affaiblissait. Au bout de quelques minutes elle parut cesser d’avancer, et se montra à la surface de l’eau, où elle resta dans un état d’immobilité.

— Avancerons-nous ? demanda Barnstable. Deux ou trois coups de baïonnette l’achèveront.

Le contre-maître examina quelques instants la baleine, et lui répondit d’un air grave :

— Non, Monsieur, non ; il ne faut pas déshonorer l’arme d’un soldat en l’employant contre une baleine. Elle va mourir ; en arrière ! vite en arrière ! elle va entrer dans les fureurs de l’agonie.

L’équipage obéit promptement aux ordres du prudent contre-maître, et laissa un intervalle raisonnable entre la barque et la baleine. Sortant alors de son état de tranquillité apparente, le monstre leva en l’air sa terrible queue, et en battit la mer avec une telle violence qu’il disparut sous des flots d’écume teints de sang. Ses cris ressemblaient aux mugissements d’un troupeau de bœufs, et quelqu’un qui n’aurait pas connu cette pêche aurait cru que mille monstres marins se livraient un combat mortel derrière le brouillard ensanglanté qui cachait la baleine à tous les yeux. Peu à peu ses efforts diminuèrent de violence ; l’agitation de l’eau se calma ; le cours régulier des vagues ne fut plus interrompu, la baleine épuisée resta sans mouvement sur la surface de la mer ; et quand, tournant sur le côté sa masse noire, elle laissa apercevoir la peau blanche et luisante qui lui couvre le ventre, les marins connurent que leur victoire était complète.

— Et qu’en ferons-nous maintenant ? dit Barnstable dont l’ardeur commença à se calmer dès qu’il vit que l’attaque avait réussi ; le vent va pousser cette carcasse à terre, et elle fournira de l’huile à nos ennemis.

— Si je tenais cette créature dans la baie de Boston, dit Tom Coffin, ma fortune serait faite ; mais voilà comme je suis toujours heureux. Quoi qu’il en soit, approchons-en, afin que je dégage mon harpon et que nous reprenions notre corde. Il ne sera pas dit que ces chiens d’Anglais en profiteront, tant qu’il restera un souffle au vieux Tom Coffin.

— Ne parlez pas si vite, dit le rameur chargé de régler le mouvement des autres ; qu’ils aient votre morceau de fer ou non, les voilà en chasse.

— Que voulez-vous dire ? s’écria vivement Barnstable.

— Regardez vous-même, capitaine, et vous verrez si ce que je dis est vrai.

Le jeune marin se retourna, et vit l’Alerte qui s’avançait avec toutes ses grandes voiles déployées, et favorisé par le vent. Ce bâtiment venait de doubler un promontoire et ne paraissait qu’à environ deux milles de l’endroit où était alors la barque.

— Passez-moi le télescope, dit-il d’un ton calme. Cela nous promet de l’ouvrage de manière ou d’autre. Si c’est un bâtiment armé, ce sera à nous à gagner du terrain ; dans le cas contraire, nous sommes assez forts pour nous en emparer.

Un coup d’œil lui suffit pour lui faire reconnaître la force du navire qui était en vue, et il dit en replaçant le télescope avec beaucoup de sang-froid :

— Le drôle a de longs bras ; il est armé de dix bonnes dents, et le pavillon du roi George flotte au haut du grand mât. Allons, mes enfants, force de rames ! il y va de la vie. Quelque amour qu’ait maître Coffin pour son harpon, je n’ai nulle envie que John Bull vienne me lier les bras, quand ce serait Sa Majesté elle-même qui riverait les fers.

Les rameurs obéirent avec promptitude, et jetant bas leurs casaques ils se mirent sérieusement à l’ouvrage. Pendant une demi-heure un silence profond régna sur la barque, qui s’éloignait avec une rapidité prodigieuse. Cependant bien des circonstances conspiraient en faveur du cutter : la mer était calme, le vent lui était favorable, et il se trouvait dans un courant qui lui donnait un nouveau degré de vitesse. Au bout du temps que nous venons d’indiquer, sa marche avait tellement gagné sur celle de la barque qu’il n’était que trop évident que la distance qui les séparait avait diminué de moitié. Barnstable conservait son air de fermeté, mais on pouvait voir sur son front une expression d’inquiétude qui annonçait qu’il sentait le danger de sa position.

— Ce drôle a de longues jambes, maître Coffin, dit-il d’un ton enjoué ; il faut jeter à la mer ce tonneau et cette corde, pour alléger la barque, et vos mains délicates voudront bien aussi manier la rame.

Tom se leva avec sa gravité ordinaire, jeta à la mer le tonneau et la corde, et s’asseyant en tête des rameurs, fit mouvoir la rame avec toute la force de ses bras vigoureux.

— Je reconnais votre philosophie à ce coup de rame, Tom-le-Long, s’écria son commandant. Courage, mes enfants ! si nous ne gagnons pas autre chose, nous gagnerons au moins du temps pour prendre une détermination. Qu’en pensez-vous, maître Coffin ? Nous avons trois partis à prendre ; voyons lequel vous préférez. D’abord nous pouvons faire face à l’ennemi, le combattre ; et nous faire couler à fond ; ensuite nous pouvons regagner la terre, y débarquer, et tâcher de joindre ainsi le schooner ; enfin, en passant le long des rochers, sous le canon de l’ennemi, nous pouvons gagner le vent, car il nous en faudrait pour respirer, comme tout à l’heure à la baleine. Au diable la baleine ! si elle ne nous eût détournés de notre route, nous serions à présent à bord de l’Ariel.

— Si nous nous battons, répondit le contre-maître avec autant de calme que son commandant, nous serons pris ou coulés à fond. Si nous débarquons, je ne puis, quant à moi, manquer d’être pris, car je n’ai jamais su voguer sur terre. Et si nous côtoyons les rochers pour prendre le vent, nous serons exposés à la fusillade de ces fainéants que vous y voyez, et qui semblent y rester pour avoir le plaisir de lâcher quelques coups de mousquet à d’honnêtes marins.

— Vous parlez avec autant de vérité que de philosophie, Tom, répondit Barnstable, qui vit effectivement sur les hauteurs des hommes armés, à pied et à cheval. Il paraît que ces Anglais n’ont pas dormi la nuit dernière, et je crains qu’il ne soit arrivé quelque accident à Griffith et à Manuel. Mais ce coquin de bâtiment a le vent à ses ordres, il avance comme un cheval de course. Ah ! le voilà qui commence à parler.

Tandis qu’il prononçait ces mots, une colonne de fumée blanche s’éleva au-dessus du cutter ennemi, et le bruit d’un coup de canon se fit entendre. Le boulet fit plusieurs ricochets sur la surface de l’eau ; mais il tomba à une grande distance de la barque. Tout l’équipage porta la vue de ce côté, mais sans avoir un air d’alarme et d’effroi.

Le contre-maître, qui avait suivi la marche du boulet avec un œil plus exercé que ses camarades, s’écria : — L’Anglais parle bien, et il a la voix claire ; mais il regrettera de n’avoir pas été muet, si l’Ariel l’entend.

— Vous êtes le prince des philosophes, maître Coffin, dit Barnstable ; il y a en cela un espoir raisonnable. Que l’Anglais parle, et je réponds sur ma vie que l’Ariel ne prendra pas sa voix pour le bruit du tonnerre. Donnez-moi un mousquet. Je tirerai de mon côté.

On présenta un fusil à Barnstable, qui le déchargea plusieurs fois, comme en dérision de l’ennemi qui le poursuivait, et son projet réussit complètement. Courroucé de cette espèce de bravade insultante, le commandant de l’Alerte fit encore tirer sur la petite barque plusieurs coups de canon, dont aucun ne l’atteignit, attendu qu’elle n’était pas encore à portée. Cependant un dernier boulet tomba assez près pour couvrir d’eau l’équipage ; mais bien loin d’y trouver un sujet d’alarme, les intrépides marins ne firent qu’en rire, et le contre-maître s’écria :

— Une grande distance, un petit objet et des vagues élevées, sont le meilleur abri possible. Il ne faut pas loucher pour percer la quille d’un navire.

Malgré le peu de succès de sa canonnade, le cutter gagnait constamment sur la barque, et il paraissait sur le point d’arriver à une distance plus favorable, quand le bruit d’un coup de canon tiré du côté opposé du cutter répondit à un coup de fusil tiré par Barnstable. Il se retourna aussitôt, et il eut le plaisir de voir l’Ariel sortant de l’anse où il était à l’ancre ; la fumée produite par le coup qu’il venait de tirer formait un petit nuage autour de ses mâts.

À cette vue, qui leur rendait l’espérance, Barnstable et tout son équipage poussèrent de grands cris de joie ; et le cutter, déployant toutes ses petites voiles pour doubler encore sa vitesse, lâcha une bordée à mitraille contre les fugitifs. Mais la mitraille tomba encore dans la mer, à quelque distance, et ne fit qu’y élever un brouillard d’écume.

— C’est comme la baleine à l’agonie, dit Tom Coffin avec une gravité risible.

— Si le commandant est un brave, s’écria Barnstable, il ne nous quittera pas sans faire plus ample connaissance. Forcez de rames, mes amis, forcez de rames ; je voudrais voir ce cutter de plus près.

Les rameurs sentaient la nécessité de faire de nouveaux efforts, et ils n’épargnèrent pas leurs bras. Au bout de quelques minutes, la barque rejoignit l’Ariel, où Barnstable et ses compagnons furent reçus avec des acclamations. Elles retentirent jusqu’aux oreilles des spectateurs mécontents de ce dénouement, qui contemplaient cette scène du haut des rochers.