Le Pilote (Cooper)/22

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 3p. 237-249).


CHAPITRE XXII.


Laissez-le moi pour compagnon, il a l’air de faire un soldat de sang-froid.
Shakspeare. Henry V.


Barnstable resta quelques minutes sur le rivage, c’est-à-dire tant qu’il put entendre le bruit des pas de Dillon et du contre-maître. Remontant alors sur sa barque, il donna ordre à l’équipage de la diriger vers l’anse qu’il avait désignée à Tom Coffin comme l’endroit où il attendrait son retour.

Pendant qu’il s’y rendait, il commença à concevoir des craintes sérieuses sur la bonne foi de son prisonnier. Maintenant que Dillon n’était plus en son pouvoir, son imagination lui représenta plusieurs petites circonstances dans la conduite de ce jeune homme qui pouvaient inspirer des doutes sur sa sincérité. Ce fut le seul objet de ses réflexions ; et quand il fut arrivé au lieu du rendez-vous, et qu’il eut fait jeter un petit grappin à la mer, ses craintes l’agitèrent de plus en plus. Nous le laisserons pourtant se livrer à des inquiétudes qui n’étaient pas tout à fait sans motif, et nous suivrons Dillon et son intrépide compagnon, qui ne concevait aucun soupçon, dans leur marche vers l’abbaye.

Les vapeurs dont il avait été question dans la discussion qui s’était élevée sur le temps entre le contre-maître et son commandant, semblaient se condenser et se fixer plus près de terre pour y former un épais brouillard à travers lequel on sentait à peine un souffle de vent, et qui ajoutait encore à l’obscurité de la nuit. Un homme qui n’aurait pas connu les localités aussi bien que Dillon aurait donc eu quelque peine à trouver le chemin qui conduisait à la demeure du colonel Howard ; mais le futur juge réussit bientôt à le découvrir, et, dès qu’il fut sûr d’être sur la route, il doubla le pas pour arriver à son but.

— Sans doute, sans doute, dit Tom qui n’avait pas besoin de grands efforts pour le suivre ; vous autres gens de terre vous connaissez tous les gisements pour diriger votre course quand vous êtes une fois en rade. J’ai été une fois laissé à Boston par un bâtiment de l’équipage duquel je faisais partie, et j’avais à me rendre à Plymouth[1], ce qui est une affaire de quinze lieues ou environ. Après y être resté en panne pendant huit jours, ne trouvant aucune occasion pour partir par mer, je finis par me décider à m’embarquer sur la terre ferme. Je passai encore près d’une semaine à chercher quelque lougre de terre qui pût me prendre à bord, comptant bien gagner mon passage en travaillant à la manœuvre, car l’argent n’était pas plus commun alors qu’aujourd’hui dans la poche de Tom Coffin, et il est probable qu’il en sera de même, à moins qu’il ne m’arrive quelque rencontre plus heureuse qu’hier, en guise de pêche ; mais il paraît que les chevaux, les ânes et le bétail à cornes sont privilégiés pour faire toute la manœuvre à bord de vos lougres de terre, si bien que je fus obligé de payer une semaine de mes gages pour la traversée, et de me contenter de pain et de fromage depuis l’instant où je mis à la voile de Boston jusqu’à celui où je jetai l’ancre à Plymouth.

— C’était sans doute une exaction déraisonnable de la part des propriétaires de la diligence envers un homme dans votre situation, dit Dillon d’un ton doux et amical.

— Ma situation était celle d’un passager de cabane, car, indépendamment du bétail dont je vous ai parlé, il n’y avait sur le gaillard d’avant que deux bras occupés de la manœuvre, et c’étaient ceux du pilote. Au surplus, sa besogne n’était pas difficile, car sa course était toute tracée, tantôt par des murs, tantôt par des barrières de clôture. Quant aux nœuds de sa route, ils étaient tout faits, car de distance en distance il y avait de petites colonnes de pierre pour lui apprendre combien il en avait filé. D’ailleurs il y avait tant de gisements à prendre, qu’il ne fallait avoir que la moitié d’un œil ouvert pour n’avoir pas à craindre de donner contre des brisants.

— Vous devez vous être trouvé comme dans un nouveau monde.

— C’était à peu près la même chose que si l’on m’eût fait naviguer dans un pays inconnu, quoiqu’on puisse dire en quelque sorte que je sois natif des environs, puisque je ne suis né qu’à quelques milles des côtes en mer. J’ai souvent entendu vos gens de terre prétendre qu’il y a dans le monde autant de terre que d’eau, ce que j’ai toujours regardé comme le plus grand des mensonges, vu qu’il m’est arrivé de voguer toutes voiles déployées pendant des mois entiers, sans apercevoir assez de terre pour qu’une mouette pût y conserver ses œufs. Cependant je dois convenir que dans ma traversée de Boston à Plymouth nous avons vogué deux bons quarts sans voir une goutte d’eau.

Dillon continua cette conversation intéressante, et lorsqu’ils arrivèrent près de la muraille qui entourait l’enclos de l’abbaye, le contre-maître en avait entamé un autre sur l’Océan Atlantique et le continent américain.

Évitant d’entrer par la grande porte qui communiquait avec la cour, en face du bâtiment, Dillon suivit le mur jusqu’à une petite porte qu’il savait qu’on fermait rarement la nuit avant l’heure où chacun se retirait. Cette porte le conduisit aux bâtiments situés derrière l’édifice principal, et Tom Coffin le suivit avec une entière confiance, en sa bonne foi, confiance qu’avait encore augmentée leur conversation amicale pendant la route. Il ne conçut même aucun soupçon en le voyant entrer dans une chambre dont on avait fait une sorte de caserne pour les soldats du capitaine Borroughcliffe. Dillon lui ayant dit de l’attendre à la porte, eut une courte conférence avec le sergent, et revint sur-le-champ en disant au contre-maître de le suivre. Faisant ensuite le tour de ces bâtiments, ils pénétrèrent dans l’abbaye : c’était par la même porte que miss Howard et ses compagnes étaient sorties la nuit précédente pour aller visiter les prisonniers. Après avoir traversé divers corridors étroits qui ne réconcilièrent pas Tom Coffin avec la navigation sur terre, ils entrèrent dans une galerie longue et obscure, au bout de laquelle une porte entr’ouverte leur fit voir un appartement bien éclairé.

Dillon s’avança rapidement vers cette porte, et l’ouvrant tout à fait montra aux yeux du contre-maître une scène semblable, dans tous ses détails, à celle que nous avons décrite en présentant pour la première fois le colonel Howard à nos lecteurs. On y remarquait de même un excellent feu de charbon brillant dans la grille de la cheminée, les lumières sur la table et le buffet, la table d’acajou bien luisante, le flacon de cristal plein d’une liqueur généreuse ; la seule différence était dans le nombre des convives. Le maître de la maison et Borroughcliffe étaient assis en face l’un de l’autre, s’entretenant des événements du jour et se passant assez fréquemment l’un à l’autre le cristal contenant la liqueur qu’ils aimaient tous deux presque également, et que chaque instant rendait plus léger.

— Si seulement Kit revenait, s’écria le colonel qui avait le dos tourné du côté de la porte ; s’il me montrait son front loyal couronné de lauriers, comme il l’est, ou comme il doit l’être, je crois, Borroughcliffe, que je serais le plus heureux des sujets de Sa Majesté !

Le capitaine, qui depuis la victoire qu’il avait remportée se trouvait relevé de son vœu et libre d’humecter son gosier sans contrainte, étendit une main vers la porte, tandis qu’il prenait le flacon de l’autre, et s’écria :

— Eh ! voici le cacique lui-même, et son front qui attend le diadème ! Ah ! qui avons-nous donc à la suite de Son Altesse ? De par Dieu ! seigneur cacique, si vous voyagez avec une garde du corps composée de pareils grenadiers, le vieux Frédéric de Prusse lui-même pourra vous porter envie. Six pieds, sur ma foi, sans autres bas que ceux de la nature, et un bras digne de l’arme qu’il porte !

Le colonel n’écouta pas la moitié des exclamations de son compagnon ; car, s’étant retourné à la hâte, il aperçut l’homme dont il avait tant désiré la présence, et il le reçut avec un plaisir d’autant plus vif qu’il était inattendu. Pendant quelques minutes Dillon fut obligé d’écouter les questions rapides et multipliées de son vénérable parent, et il y répondit avec une réserve inspirée peut-être par la présence du contre-maître.

Tom Coffin restait avec un sang-froid imperturbable appuyé sur son harpon, regardant d’un air plus dédaigneux qu’étonné l’appartement le plus splendide qu’il eût jamais vu.

Cependant le colonel causait à voix basse avec Dillon, et la conversation devenant plus intéressante, ils finirent par se retirer dans un coin de la chambre. Borroughcliffe n’y fit aucune attention ; et ne croyant pas que l’absence de son compagnon de table dût interrompre ses libations, il se versa coup sur coup, comme s’il se croyait obligé en conscience de boire et pour lui-même et pour celui qui l’avait abandonné. Quand ses yeux se détournaient un instant de son verre, c’était pour se fixer avec un air d’admiration sur la taille presque gigantesque de Tom Coffin, dont l’air martial et robuste était fait aussi pour attirer l’attention d’un officier recruteur. Cependant il fut enfin distrait de ce double plaisir par la voix de son hôte, qui l’invitait à venir prendre place au conseil privé.

Le colonel épargna à Dillon la tâche désagréable de répéter le conte artificieux que celui-ci avait jugé convenable de faire à son digne parent ; et il fit avec ardeur et vivacité le rapport mensonger qui donnait à la trahison de Dillon les couleurs d’une ruse de guerre, et du zèle le plus louable pour le service de son prince. En résultat, Tom devait être gardé comme prisonnier ; et il s’agissait d’aller surprendre Barnstable et ses compagnons pour leur faire partager le même sort.

Il paraît que le capitaine anglais ne fut pas tout à fait la dupe de cette histoire, car, tout en écoutant les éloges que le colonel prodiguait à son cousin, il fixait sur lui un regard pénétrant qui força le juge en herbe à baisser les yeux. Mais si Borroughcliffe hésita un instant sur ce qu’il devait faire, il fut décidé par un nouveau coup d’œil qu’il jeta sur le contre-maître, qui s’imaginait, dans sa simplicité, que la conférence dont il était témoin était un préalable à la mise en liberté de M. Griffith.

— Drill, dit Borroughcliffe à haute voix, approchez pour recevoir vos ordres.

En entendant cet ordre inattendu, Tom Coffin tourna la tête, et s’aperçut pour la première fois qu’il avait derrière lui un sergent et quatre soldats bien armés.

— Conduisez cet homme au corps-de-garde, continua le capitaine ; nourrissez-le bien, et ayez soin qu’il ne meure pas de soif.

Il n’y a rien d’alarmant dans un pareil ordre, et Tom, obéissant à un signe du capitaine, suivait déjà les soldats quand leurs pas furent arrêtés dans la galerie par le cri : — Halte !

— Toutes réflexions faites, Drill, dit Borroughcliffe d’un ton qui n’avait rien de dictatorial, en s’avançant vers la porte, conduisez cet homme dans ma propre chambre, et veillez à ce qu’il ne lui manque rien. Vous m’entendez ?

Le sergent répondit par un geste qu’il avait compris, car son capitaine était accoutumé à ce langage muet ; Borroughcliffe retourna à sa bouteille, et le contre-maître suivit Drill avec un empressement et une gaieté qu’il devait à l’ordre réitéré qu’il avait entendu donner de le bien traiter.

Heureusement pour son impatience l’appartement du capitaine n’était pas très-éloigné, et le repas promis ne tarda pas à arriver. La chambre donnait sur un corridor communiquant à la galerie dont nous avons déjà parlé, et le repas consistait en un reste froid de ce mets de prédilection des Îles Britanniques, le roast-beef, dont la cuisine du colonel Howard était toujours fournie.

Le sergent, qui avait compris que le signe de son capitaine annonçait qu’il fallait diriger une attaque contre la citadelle de la tête du contre-maître, avait arrangé de ses propres mains un pot de grog d’une telle force qu’il pensait qu’il aurait pu faire tomber le quadrupède dont Tom dévorait les restes avec une vivacité surprenante ; mais il fut déçu dans ses calculs sur la résistance de la tête du contre-maître. Le brave Américain avalait verre sur verre avec un plaisir évident, mais sa raison n’en restait pas moins ferme à son poste, tandis que le sergent, qui croyait par honneur devoir l’exciter à boire en buvant lui-même, sentait que la sienne était sur le point de déserter. Heureusement l’arrivée de son capitaine lui épargna la honte de se griser complètement en voulant en griser un autre.

Borroughcliffe, en entrant dans l’appartement, ordonna au sergent de se retirer, et ajouta :

— M. Dillon vous donnera des instructions et vous lui obéirez.

Drill, à qui il, restait encore assez de présence d’esprit pour craindre le mécontentement de son officier si celui-ci s’apercevait de l’état dans lequel il se trouvait, se hâta de partir, et Tom Coffin se troua tête à tête avec le capitaine. L’ardeur de ses attaques contre le roast-beef était alors un peu refroidie, et il était dans cet état de jouissance paisible que le palais goûte encore quelque temps après que l’appétit est rassasié. Dédaignant de se servir d’une chaise, il s’était assis sur un des coffres de Borroughcliffe, et ayant placé son assiette sur ses genoux, il se servait de son couteau avec une dextérité égale à celle de la Goule des Mille et une Nuits quand elle enfilait ses grains de riz avec la pointe de son aiguille. Le capitaine s’assit près de Tom, et avec une familiarité mêlée de beaucoup de condescendance, vu leur condition respective, il commença le dialogue suivant :

— J’espère que ce qu’on vous a servi était à votre goût, Monsieur… ? je ne sais pas encore quel est votre nom.

— Tom, répondit le contre-maître les yeux attachés sur ce qui restait dans son assiette ; Tom-le-Long, comme m’appellent mes camarades sur le vaisseau.

— Vous avez fait voile avec des navigateurs sages et habiles, puisqu’ils connaissent si bien la longitude. Mais vous avez un nom patronymique. Je veux dire un autre nom.

— Coffin. On m’appelle Tom dans les cas pressés, comme lorsqu’il s’agit de hisser ou de carguer une voile ; Tom-le-Long quand on veut rire avec un vieux marin par un beau temps, et Tom Coffin-le-Long quand on veut m’appeler de telle sorte qu’aucun de tous les parents du même nom, que je puis avoir ne soit tenté de répondre pour moi ; car je crois que le plus long d’entre eux n’a guère plus d’une brasse, à le mesurer du haut du mât jusqu’à la quille.

— Vous êtes un digne homme ; monsieur Coffin, et il est pénible de penser à quel destin la trahison de M. Dillon vous a consigné.

Les soupçons de Tom, s’il en avait jamais eu, avaient été trop bien dissipés par la manière dont il avait été accueilli, pour que ce peu de mots les fissent renaître. Après avoir renoué connaissance avec le pot de grog, il répondit avec beaucoup de simplicité :

— Je n’ai été consigné à personne, vu que je n’ai amené d’autre cargaison que ce M. Dillon, qui doit me donner en échange M. Griffith, ou revenir avec moi sur l’Ariel, comme mon prisonnier.

— Hélas ! mon bon ami, je crains que vous n’appreniez que trop tôt qu’il n’a dessein d’exécuter ni l’une ni l’autre de ces conditions.

— Je veux être damné s’il n’en exécute pas l’une des deux. J’ai reçu mes ordres, et je m’y conformerai. Il faut qu’il revienne avec moi, ou que M. Griffith, qui pour son âge est un aussi bon marin qu’aucun de ceux qui ont jamais marché sur un tillac, coupe son câble pour sortir de cet ancrage.

Borroughcliffe affecta de le regarder avec un air d’intérêt, mais ce fut peine perdue. Les copieuses libations du contre-maître avaient redoublé sa confiance en excitant sa bonne humeur. Incapable lui-même de perfidie, il ne pouvait en soupçonner facilement un autre. Le capitaine, voyant qu’il était nécessaire de parler plus clairement, renouvela l’attaque de la manière suivante :

— Je suis fâché d’avoir à vous dire qu’il ne vous sera pas permis de retourner vers l’Ariel ; que votre commandant, M. Barnstable, sera prisonnier sous une heure, et que votre schooner sera pris avant le lever du soleil.

— Et qui le prendra ? demanda le contre-maître avec un sourire sardonique, quoique cette accumulation de menaces commençât à faire impression sur lui.

— Vous devez vous rappeler qu’il est sous le feu d’une batterie qui peut le couler à fond en quelques minutes. Un exprès a déjà été envoyé à l’officier d’artillerie qui est à ce poste pour l’informer que l’Ariel est un bâtiment ennemi, et comme le vent commence à souffler de la mer, il est impossible qu’il s’échappe.

La vérité avec toutes ses conséquences terribles commença enfin à briller aux yeux de Tom Coffin. Il se rappela les pronostics qu’il avait tirés lui-même sur le temps ; et le schooner, privé de plus de la moitié de son équipage, restait sous le commandement d’un enfant, tandis que son commandant était lui-même sur le point d’être fait prisonnier. L’assiette tomba de ses genoux par terre, sa tête se pencha sur sa poitrine ; il se cacha le visage avec ses larges mains, et en dépit de tous ses efforts il ne put retenir un long gémissement.

Borroughcliffe éprouva un moment d’émotion véritable en voyant la douleur d’un homme sur la tête duquel le temps commençait déjà à imprimer les marques de son passage ; mais l’habitude qu’il s’était faite depuis quelques années de chercher des victimes pour la guerre, avait considérablement émoussé sa sensibilité naturelle, et les considérations relatives à son métier reprenant l’ascendant, l’officier recruteur ne songea plus qu’à profiter de son avantage.

— Je plains de toute mon âme, dit-il, les pauvres diables qui se sont laissé égarer par de mauvais conseils ou par de fausses idées de leurs devoirs ; mais étant pris dans cette île les armes à la main contre leur souverain légitime, il faut qu’on en fasse un exemple pour effrayer les autres. À moins qu’ils ne puissent faire leur paix avec le gouvernement, je crains qu’ils ne soient tous condamnés à mort.

— Qu’ils fassent donc leur paix avec Dieu ! car votre gouvernement n’a que peu de chose à faire pour régler le compte d’un homme qui a fini son quart dans ce monde.

— Mais en faisant leur paix avec ceux qui ont le pouvoir, il est possible que leur vie soit épargnée, dit le capitaine examinant l’effet que ces paroles produiraient sur le contre-maître.

— Il n’importe guère à quelle époque on décroche son hamac pour la dernière fois ; on sera de quart dans l’autre monde quand on ne le sera plus dans celui-ci. Mais voir l’Ariel tomber dans des mains ennemies, c’est un coup qu’il doit être impossible d’oublier, même quand on est rayé du contrôle de l’équipage des vivants. J’aimerais mieux recevoir vingt boulets dans ma vieille carcasse que de savoir qu’il en entrera un seul dans les planches du schooner.

— Après tout je puis me tromper, dit Borroughcliffe avec un air d’insouciance. Il peut se faire qu’au lieu de vous condamner à mort on se borne à vous donner à tous quelque vieux navire pour prison, et vous pourrez y passer le temps fort agréablement pendant dix ou quinze ans.

— Que me dites-vous ? s’écria Tom Coffin en tressaillant ; ne parlez-vous pas de prison dans un vieux navire ? Vous pouvez leur dire qu’il y a un homme dont ils peuvent épargner les rations en le fusillant, si bon leur semble, et cet homme, c’est Tom Coffin.

— On ne peut répondre des caprices du gouvernement. Aujourd’hui il peut faire fusiller une douzaine d’entre vous comme rebelles ; demain il lui plaira peut-être de considérer les autres comme prisonniers de guerre, et de les laisser pourrir dans une prison.

— Eh bien ! faites-lui savoir que je suis un rebelle, mon camarade, et vous ne ferez pas un mensonge ; un homme qui a combattu pour l’Amérique, depuis le temps de Manly dans la baie de Boston jusqu’à ce jour. Ah ! j’espère que notre petit midshipman saura faire sauter le schooner ; Richard Barnstable mourrait de chagrin s’il voyait l’Ariel entre les mains des Anglais !

— Je connais un moyen, dit Borroughcliffe en feignant de réfléchir, qui vous éviterait certainement la prison ; car en y pensant bien je ne crois pas qu’on vous condamne à mort ; mais je n’en connais qu’un.

— Eh bien ! que faut-il faire ? demanda le contre-maître en se levant d’un air un peu inquiet, dites-le-moi, mon brave officier ; et si cela est au pouvoir de l’homme, je le ferai.

— Oh ! dit le capitaine en lui appuyant familièrement la main sur l’épaule tandis que Tom Coffin l’écoutait avec la plus grande attention, c’est une chose bien facile pour un homme comme vous, et qui n’a rien en soi de bien redoutable. Vous connaissez l’odeur de la poudre ? vous savez la distinguer de celle de l’essence de rose ?

— Oui, oui ; je l’avais encore sous le nez il n’y a que quelques heures.

— Eh bien ! ce que j’ai à vous proposer n’a donc rien qui puisse vous effrayer. Que dites-vous du roast-beef et du grog ? étaient-ils de votre goût ?

— Oui, oui, pas mauvais ! Mais qu’importe pour un vieux marin ? dit le contre-maître en tirant Borroughcliffe par le collet de son habit avec une sorte d’impatience ; que faut-il que je fasse ? Commandez-moi la manœuvre.

Le capitaine ne montra aucun mécontentement de ce geste familier, et, souriant de l’air le plus affable, il crut que le moment était arrivé de démasquer sa batterie et de lâcher sa bordée.

— Vous n’avez, dit-il, qu’a servir votre roi comme vous ayez servi le congrès, et ce sera moi qui vous montrerai les couleurs que vous devez porter.

Tom Coffin ouvrit de grands yeux, et les fixa avec attention sur le capitaine ; mais il était évident qu’il ne comprenait pas parfaitement la proposition qu’on lui faisait.

— En bon anglais, mon brave homme, ajouta Borroughcliffe, enrôlez-vous dans ma compagnie, et je vous garantis la vie et la liberté.

Le sourire ne pouvait guère briller sur la physionomie farouche de Tom Coffin ; mais tous ses traits se contractèrent pour produire une sorte de grimace qui annonçait le mépris et l’ironie. Dans le même instant Borroughcliffe sentit les doigts de fer qui tenaient encore le collet de son habit lui entourer le cou ; son corps attiré par un bras vigoureux se rapprocha insensiblement de celui du contre-maître ; et lorsque leurs têtes furent à six pouces l’une de l’autre, Coffin exhala tout son ressentiment en ces termes :

— Un étranger vaut mieux qu’un ennemi ; un camarade vaut mieux qu’un étranger ; un étranger vaut mieux qu’un chien, mais un chien vaut mieux qu’un soldat.

En parlant ainsi, son bras nerveux secouait le capitaine à demi étouffé, et en finissant il le repoussa loin de lui avec une telle force que Borroughcliffe alla tomber à l’autre bout de la chambre, après avoir renversé en route une table et deux ou trois chaises. Quand il fut sorti de l’espèce de stupeur dans laquelle l’avait jeté cet acte de violence inattendu, Borroughcliffe se releva, et tira son épée.

— Comment ? drôle ! s’écria-t-il, il faut donc t’apprendre à vivre ?

Dès que le contre-maître vit la main du capitaine se poser sur la garde de son épée, il saisit son harpon, qui était appuyé derrière lui contre la muraille, et en dirigea la pointe contre la poitrine de son adversaire d’un air qui lui annonçait le danger qu’il courait s’il avançait d’un seul pas.

Le courage ne manquait pas à Borroughcliffe, et, piqué au vif par l’insulte qu’il avait reçue, il fit une tentative désespérée pour écarter avec son épée l’arme redoutable de son ennemi ; mais un seul tour de poignet de Tom Coffin lui fit sauter l’épée des mains ; et il se trouva désarmé et complètement à la merci du contre-maître. Celui-ci n’abusa pourtant pas de sa victoire ; car abandonnant son harpon, il s’avança vers le capitaine, et le saisit d’une de ses larges mains. Une nouvelle lutte s’ensuivit ; mais elle ne fut pas longue, et Borroughcliffe reconnut bientôt qu’il ne pouvait résister à un homme dont la force était telle qu’il ne semblait pas avoir besoin de plus d’efforts que s’il avait voulu châtier un enfant. L’Américain le saisit de nouveau à la gorge pour prévenir ses cris ; une main lui suffit pour cela, et de l’autre il tira de ses poches des bouts de cordes et de ficelles de toute espèce, dont il paraissait avoir un assortiment complet ; il se mit ensuite à lier les bras de l’officier à une des colonnes de son lit avec un sang-froid qui n’avait pas été troublé un instant depuis le commencement des hostilités, dans le plus profond silence, et avec une dextérité dont un marin seul était capable.

Lorsqu’il eut terminé cette opération, il resta un moment les bras croisés, regardant de tous côtés dans la chambre, comme s’il eût cherché quelque chose. L’épée du capitaine frappa ses yeux, il se détourna pour aller la ramasser, et revint ensuite vers son captif avec un air déterminé qui effraya tellement l’officier anglais, qu’il ne s’aperçut pas que son vainqueur avait brisé la lame, et avait déjà attaché deux bouts de corde à la poignée.

— Pour l’amour du ciel ! s’écria Borroughcliffe, ne n’assassinez pas de sang-froid !

Il n’eut que le temps de prononcer ces mots ; car déjà le pommeau d’argent de son épée entrait dans sa bouche, et les deux cordes nouées derrière son cou le laissèrent dans l’état ou plus d’un soldat mutin avait été mis par ses ordres, c’est-à-dire bien bâillonné.

Tom Coffin parut alors se regarder comme ayant droit à tous les privilèges d’un vainqueur ; car prenant une chandelle, il se mit en devoir de faire la revue de tous les effets du vaincu. Divers objets faisant partie de l’équipement militaire lui tombèrent d’abord sous la main, et il les rejeta avec mépris comme indignes de son attention. Il en trouva pourtant deux autres parfaitement semblables, d’un métal qui charme ordinairement tous les yeux, et il les considéra avec plus de curiosité, car il ne pouvait deviner quel était leur usage. La forme de ces petits instruments l’embarrassait beaucoup, surtout les deux petites roues qui en garnissaient une extrémité ; il les essaya à son cou, à ses poignets, et les examina avec la même curiosité qu’un sauvage éprouve en voyant une montre. Enfin il conclut que ces deux babioles faisaient partie des vaines décorations d’un soldat de terre, et il les rejeta avec dédain.

Borroughcliffe, quoiqu’un peu à la gêne, suivait des yeux tous les mouvements de son vainqueur, avec une bonne humeur qui aurait rétabli l’harmonie entre eux s’il avait pu exprimer la moitié de ce qu’il pensait ; il vit avec grand plaisir ses éperons favoris sauvés du pillage, quoiqu’il fût à demi suffoqué par une envie de rire à laquelle il ne pouvait se livrer.

Enfin le contre-maître, en continuant son examen, trouva une paire de pistolets bien montés. C’était une arme qu’il connaissait parfaitement, et il reconnut qu’ils étaient chargés. Cette vue parut lui rappeler le danger que couraient son commandant et l’Ariel, et lui faire sentir la nécessité de partir sans délai. Il mit les pistolets dans sa ceinture de toile bleue, et reprenant son harpon, il s’approcha du lit au pied duquel Borroughcliffe était assis par terre.

— Écoutez, l’ami, lui dit-il, que Dieu vous pardonne aussi bien que je le fais moi-même d’avoir voulu faire un soldat d’un marin qui a vécu sur l’eau depuis l’instant où il a ouvert les yeux, et qui espère mourir sur l’Océan pour être enterré dans l’eau salée ! Je ne vous veux pas de mal, mais il faudra que vous gardiez le bouchon dans le goulot jusqu’à ce que quelqu’un de vos camarades vienne de ce côté, et je souhaite que ce soit dès que j’aurai pris le large.

Après ces souhaits de condoléances, Tom Coffin sortit de la chambre, laissant à Borroughcliffe la lumière et la possession de son appartement, quoiqu’il y fût dans une position fort gênante et dans une situation d’esprit à laquelle personne n’aurait porté envie. Quand le contre-maître fut sorti, le capitaine entendit le bruit du double tour qu’il fermait, et celui de la clef qu’il retirait de la serrure ; double précaution qui annonçait que le vainqueur voulait assurer sa retraite en prolongeant, au moins pour quelque temps, la détention du vaincu.


  1. Port dans le Massachusetts, et premier établissement des Anglais en Amérique.