Le Pilote du Danube/Chapitre III

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Hetzel (p. 37-56).

III

LE PASSAGER D’ILIA BRUSCH.

Elle était donc commencée, cette descente du grand fleuve, qui allait promener Ilia Brusch à travers un duché : celui de Bade ; deux royaumes : le Wurtemberg et la Bavière ; deux empires : l’Autriche-Hongrie et la Turquie ; trois principautés : le Hohenzollern, la Serbie et la Roumanie[1]. L’original pêcheur n’avait à redouter aucune fatigue pendant ce long parcours de plus de sept cents lieues. Le courant du Danube se chargerait de le transporter jusqu’à l’embouchure, à raison d’un peu plus d’une lieue à l’heure, soit, en moyenne, une cinquantaine de kilomètres par jour. En deux mois, il serait ainsi au terme de son voyage, à condition qu’aucun incident ne l’arrêtât en route. Mais pourquoi aurait-il éprouvé des retards ?

Le canot d’Ilia Brusch mesurait une douzaine de pieds. C’était une sorte de barge à fond plat, large de quatre pieds en son milieu. À l’avant, s’arrondissait un rouf, un tôt, si l’on veut, sous lequel deux hommes auraient pu s’abriter. À l’intérieur de ce rouf, deux coffres latéraux, placés en abord, contenaient la garde-robe très réduite du propriétaire, et pouvaient, une fois refermés, se transformer en couchettes. À l’arrière un autre coffre formait banc, et servait à loger divers ustensiles de cuisine.

Inutile d’ajouter que la barge était pourvue de tous les engins qui constituent le matériel du véritable pêcheur. Ilia Brusch n’aurait pu s’en passer, puisque, d’après le projet communiqué par lui à ses collègues le jour du concours, il devait, pendant ce voyage, vivre exclusivement du produit de sa pêche, soit qu’il le consommât en nature, soit qu’il l’échangeât contre espèces sonnantes et trébuchantes, qui lui permettraient de composer des menus plus variés sans donner d’entorse à son programme.

Dans ce but, Ilia Brusch irait, le soir venu, vendre le poisson capturé pendant le jour, et ce poisson aurait des amateurs sur l’une et l’autre rive, après le bruit fait autour du nom du pêcheur.

Ainsi s’écoula la première journée. Toutefois, un observateur, qui aurait pu ne pas quitter des yeux Ilia Brusch, aurait été à bon droit surpris du peu d’ardeur que le lauréat de la Ligue Danubienne semblait mettre à la pêche, seule raison d’être, pourtant, de son excentrique entreprise. Se croyait-il à l’abri des regards, il s’empressait de lâcher la ligne pour l’aviron, et godillait de toutes ses forces, comme s’il eût voulu activer la marche du bateau. Quelques curieux apparaissaient-ils, au contraire, sur l’une des berges, ou croisait-il un batelier, il saisissait aussitôt son arme professionnelle, et, son habileté aidant, ne tardait pas à tirer hors de l’eau quelque beau poisson, qui lui valait les applaudissements des spectateurs. Mais, les curieux cachés par un mouvement de la rive, le batelier disparu à un tournant, il reprenait l’aviron, et imprimait à sa lourde barge une vitesse qui s’ajoutait à celle de l’eau.

Ilia Brusch avait-il donc quelque motif de chercher à abréger un voyage que personne, cependant, ne l’avait forcé à entreprendre ? Quoi qu’il en soit à cet égard, il avançait assez vite. Entraîné par un courant plus rapide à l’origine du fleuve qu’il ne le sera plus tard, godillant chaque fois qu’il estimait l’occasion favorable, il dérivait à raison de huit kilomètres à l’heure, sinon davantage.

Après avoir passé devant quelques localités sans importance, il laissa derrière lui Tuttlingen, centre plus considérable, sans s’y arrêter, bien que quelques-uns de ses admirateurs lui fissent, de la berge, signe d’accoster. Ilia Brusch, déclinant du geste l’invitation, se refusa à interrompre sa dérive.

Vers quatre heures de l’après-midi, il arrivait à la hauteur de la petite ville de Fridingen, à quarante-huit kilomètres de son point de départ. Volontiers il aurait brûlé — si toutefois cette expression est de mise quand on suit un chemin liquide — Fridingen comme les stations précédentes, mais l’enthousiasme public ne le lui permit pas. Dès qu’il apparut, plusieurs barques, d’où s’élevaient d’innombrables hoch !, se détachèrent de la rive et cernèrent le glorieux lauréat.

Celui-ci se rendit de bonne grâce. D’ailleurs n’avait-il pas à chercher preneur pour le poisson capturé au cours de sa pêche intermittente ? Barbeaux, brèmes, gardons, épinoches frétillaient encore dans son filet, sans compter plusieurs de ces mulets qui sont plus particulièrement désignés sous le nom de hottus. Évidemment il ne pouvait consommer tout cela à lui seul. Du reste, il n’en était pas question. Les amateurs étaient nombreux. Aussitôt que la barge fut arrêtée, une cinquantaine de Badois se pressèrent autour de lui, l’appelant, l’entourant, lui rendant les honneurs dus au lauréat de la Ligue Danubienne.

« Eh ! par ici, Brusch !

— Un verre de bonne bière, Brusch ?

— Nous achetons votre poisson, Brusch !

— Vingt kreutzers, celui-ci !

— Un florin, celui-là ! »

Le lauréat ne savait à qui répondre, et sa pêche eut vite fait de lui rapporter quelques jolies pièces sonnantes. Avec la prime déjà touchée au concours cela finirait par former une belle somme, si l’enthousiasme se propageait également des sources du grand fleuve à son embouchure.

Et pourquoi eût-il pris fin ? Pourquoi cesserait-on de se disputer les poissons d’Ilia Brusch ? N’était-ce pas un honneur de posséder une pièce sortie de ses mains ? Certes, il n’aurait même pas la peine d’aller à domicile débiter sa marchandise que le public se disputerait sur place. Cette vente était décidément une idée géniale.

Ce soir-là, outre qu’il vendit aisément son poisson, les invitations ne lui manquèrent pas. Ilia Brusch, qui semblait désireux de quitter son embarcation le moins possible, les repoussa toutes, comme il refusa avec énergie les bons verres de vin et les bons moss de bière, qu’on le priait de tous côtés de venir boire dans les cabarets de la rive. Ses admirateurs durent y renoncer et se séparer de leur héros, après avoir pris rendez-vous pour le lendemain au moment du départ.

Mais, le lendemain, ils ne trouvèrent plus la barge. Ilia Brusch était parti avant l’aube, et, profitant de la solitude de cette heure matinale, il godillait avec ardeur en se maintenant au milieu du fleuve, à égale distance de ses rives assez escarpées. Aidé par le courant rapide, il passa vers cinq heures du matin à Sigmaringen, à quelques mètres du Rendez-vous des Pêcheurs. Sans doute, un peu plus tard, l’un ou l’autre des membres de la Ligue Danubienne viendrait s’accouder au balcon du cabaret, afin de guetter l’arrivée de son glorieux collègue. Il la guetterait vainement. Le pêcheur alors serait loin, s’il continuait à aller de ce train.

À quelques kilomètres de Sigmaringen, Ilia Brusch laissa derrière lui le premier affluent du Danube, un simple ruisseau, le Louchat, qui s’y jette sur la rive gauche.

Profitant de l’éloignement relatif séparant les centres habités dans cette partie de son parcours, Ilia Brusch activa, durant toute cette journée, la marche de son embarcation, en ne pêchant que le minimum indispensable. À la nuit, n’ayant capturé que tout juste le poisson nécessaire à sa consommation personnelle, il s’arrêta en pleine campagne, un peu en amont de la petite ville de Mundelkingen dont les habitants ne le croyaient certainement pas si proche.

À cette deuxième journée de navigation succéda la troisième, qui fut presque identique. Ilia Brusch dériva rapidement devant Mundelkingen avant le lever du soleil, et il était encore de bonne heure qu’il avait déjà dépassé le gros bourg d’Ehingen. À quatre heures, il coupait l’Iller, important affluent de droite, et cinq heures n’avaient pas sonné, qu’il était amarré à un anneau de fer scellé dans le quai d’Ulm, première ville du royaume de Wurtemberg, après Stuttgart, sa capitale.

L’arrivée du célèbre lauréat n’avait pas été signalée. On ne l’attendait que le lendemain vers les dernières heures du soir. Il n’y eut donc pas l’empressement habituel. Très satisfait de son incognito, Ilia Brusch résolut d’employer la fin du jour à une visite sommaire de la ville.

Toutefois, dire que le quai était désert ne serait pas scrupuleusement exact. Il avait au moins un promeneur, et même tout portait à croire que ce promeneur attendait Ilia Brusch, puisque, depuis le moment où la barge était apparue, il l’avait suivie, en marchant le long de la rive. Selon toute probabilité, le lauréat de la Ligue Danubienne n’éviterait donc pas l’ovation habituelle.

Cependant, depuis que la barge était amarrée à quai, le promeneur solitaire ne s’en était pas rapproché. Il restait à quelque distance, paraissant observer, comme soucieux de n’être pas vu lui-même. C’était un homme de taille moyenne, sec, l’œil vif, bien qu’il eût certainement dépassé la quarantaine, le corps serré dans un vêtement à la mode hongroise. Il tenait à la main une valise de cuir.

Ilia Brusch, sans lui prêter aucune attention, amarra solidement son bateau, ferma la porte du tôt, s’assura que le couvercle des coffres était bien cadenassé, puis sauta à terre, et gagna la première rue remontant vers la ville.

L’homme aussitôt de lui emboîter le pas, après avoir rapidement déposé dans la barge la valise de cuir qu’il tenait à la main.

Traversée par le Danube, Ulm est wurtembergeoise sur la rive gauche, et bavaroise sur la rive droite, mais, sur les deux rives, c’est une ville bien allemande.

Ilia Brusch allait le long des vieilles rues bordées de vieilles boutiques à guichets, boutiques dans lesquelles la pratique n’entre guère et où les marchés se concluent à travers la devanture vitrée. Quand le vent siffle, quel tapage de ferrailles sonores, alors que se balancent, au bout de leurs bras, les pesantes enseignes découpées en ours, en cerfs, en croix et en couronnes !

Ilia Brusch, après avoir gagné l’ancienne enceinte, parcourut le quartier, où bouchers, tripiers et tanneurs ont leurs séchoirs, puis, tout en flânant à l’aventure, il arriva devant la cathédrale, l’une des plus hardies de l’Allemagne. Son munster avait l’ambition de s’élever plus haut que celui de Strasbourg. Cette ambition a été déçue, comme tant d’autres plus humaines, et l’extrême pointe de la flèche wurtembergeoise s’arrête à la hauteur de trois cent trente-sept pieds.

Ilia Brusch n’appartenant pas à la famille des grimpeurs, l’idée ne lui vint pas de monter au munster, d’où son regard aurait embrassé toute la ville et la campagne environnante. S’il l’eût fait, il aurait été certainement suivi par cet inconnu, qui ne le quittait pas, sans qu’il s’aperçût de cette étrange poursuite. Du moins en fut-il accompagné, lorsque, entré dans la cathédrale, il en admira le tabernacle, qu’un voyageur français, M. Duruy, a pu comparer à un bastion avec logettes et mâchicoulis, et les stalles du chœur, qu’un artiste du XVe siècle a peuplées de personnages célèbres de l’époque.

L’un suivant l’autre, ils passèrent devant l’hôtel de ville, vénérable édifice du XIIe siècle, puis redescendirent vers le fleuve.

Avant d’arriver au quai, Ilia Brusch fit une halte de quelques instants, pour regarder une compagnie d’échassiers juchés sur leurs longues échasses, exercice très goûté à Ulm, bien qu’il ne soit pas imposé aux habitants, comme il l’est encore, dans l’antique cité universitaire de Tubingue, par un sol humide et raviné impropre à la marche des simples piétons.

Afin de mieux jouir de ce spectacle, dont les acteurs étaient une troupe de jeunes gens, de jeunes filles, de garçons et de fillettes, tous en joie, Ilia Brusch avait pris place dans un café. L’inconnu ne manqua pas de venir s’asseoir à une table voisine de la sienne, et tous deux se firent servir un pot de la bière fameuse du pays.

Dix minutes après, ils se remettaient en route, mais dans un ordre inverse à celui du départ. L’inconnu, maintenant, marchait le premier au pas accéléré, et quand Ilia Brusch, qui le suivait à son tour sans s’en douter, atteignit sa barge, il l’y trouva installé et paraissant attendre depuis longtemps. Il faisait encore grand jour. Ilia Brusch aperçut de loin cet intrus, confortablement assis sur le coffre d’arrière, une valise de cuir jaune à ses pieds. Très surpris, il hâta le pas.

« Pardon, Monsieur, dit-il, en sautant dans son embarcation, vous faites erreur, je pense ?

— Nullement, répondit l’inconnu. C’est bien à vous que je désire parler.

— À moi ?

— À vous, monsieur Ilia Brusch.

— Dans quel but ?

— Pour vous proposer une affaire.

— Une affaire ! répéta le pêcheur très surpris.

— Et même une excellente affaire, affirma l’inconnu, qui invita du geste son interlocuteur à s’asseoir.

Invitation quelque peu incorrecte, à coup sûr, car il n’est pas d’usage d’offrir un siège à qui vous reçoit chez lui. Mais ce personnage parlait avec tant de décision et de tranquille assurance, qu’Ilia Brusch en fut impressionné. Sans mot dire, il obéit à l’offre incongrue.

— Comme tout le monde, reprit l’inconnu, je connais votre projet et je sais par conséquent que vous comptez descendre le Danube, en vivant exclusivement du produit de votre pêche. Je suis moi-même un amateur passionné de l’art de la pêche, et je désirerais vivement m’intéresser à votre entreprise.

— De quelle façon ?

— Je vais vous le dire. Mais, auparavant, permettez-moi une question. À combien estimez-vous la valeur du poisson que vous pêcherez au cours de votre voyage ?

— Ce que pourra rapporter ma pêche ?

— Oui. J’entends ce que vous en vendrez, sans tenir compte de ce que vous consommerez personnellement.

— Peut-être une centaine de florins.

— Je vous en offre cinq cents.

— Cinq cents florins ! répéta Ilia Brusch abasourdi.

— Oui, cinq cents florins payés comptant et d’avance.

Ilia Brusch regarda l’auteur de cette singulière proposition, et son regard devait être très éloquent, car celui-ci répondit à la pensée que le pêcheur n’exprimait pas.

— Soyez tranquille, monsieur Brusch. J’ai tout mon bon sens.

— Alors, quel est votre but ? demanda le lauréat mal convaincu.

— Je vous l’ai dit, expliqua l’inconnu. Je désire m’intéresser à vos prouesses, y assister même. Et puis, il y a aussi l’émotion du joueur. Après avoir mis sur votre chance cinq cents florins, cela m’amusera de voir la somme rentrer par fractions tous les soirs, au fur et à mesure de vos ventes.

— Tous les soirs ? insista Ilia Brusch. Vous auriez donc l’intention de vous embarquer avec moi ?

— Certainement, dit l’inconnu. Bien entendu, mon passage ne serait pas compris dans nos conventions et serait payé par une égale somme de cinq cents florins, ce qui fera mille florins au total, toujours comptant et d’avance.

— Mille florins ! répéta derechef Ilia Brusch de plus en plus surpris.

Certes, la proposition était tentante. Mais il est à supposer que le pêcheur tenait à sa solitude, car il répondit brièvement :

— Mes regrets, Monsieur. Je refuse.

Devant une réponse aussi catégorique, formulée d’un ton péremptoire, il n’y avait qu’à s’incliner. Tel n’était pas l’avis, sans doute, du passionné amateur de pêche, qui ne parut aucunement impressionné par la netteté du refus.

— Me permettrez-vous, monsieur Brusch, de vous demander pourquoi ? interrogea-t-il placidement.

— Je n’ai pas de raisons à donner. Je refuse, voilà tout. C’est mon droit, je pense, répondit Ilia Brusch avec un commencement d’impatience.

— C’est votre droit, assurément, reconnut sans s’émouvoir son interlocuteur. Mais je n’excède pas le mien en vous priant de bien vouloir me faire connaître les motifs de votre décision. Ma proposition n’était nullement désobligeante, au contraire, et il est naturel que je sois traité avec courtoisie.

Ces mots avaient été débités d’une manière qui n’avait rien de comminatoire, mais le ton était si ferme, si plein d’autorité même, qu’Ilia Brusch en fut frappé. S’il tenait à sa solitude, il tenait encore plus sans doute à éviter une discussion intempestive, car il fit droit aussitôt à une observation en somme parfaitement justifiée.

— Vous avez raison, Monsieur, dit-il. Je vous dirai donc tout d’abord que j’aurais scrupule à vous laisser faire une opération certainement désastreuse.

— C’est mon affaire.

— C’est aussi la mienne, car mon intention n’est pas de pêcher au delà d’une heure par jour.

— Et le reste du temps ?

— Je godille pour activer la marche de mon bateau.

— Vous êtes donc pressé ?

Ilia Brusch se mordit les lèvres.

— Pressé ou non, répondit-il plus sèchement, c’est ainsi. Vous devez comprendre que, dans ces conditions, accepter vos cinq cents florins serait un véritable vol.

— Pas maintenant que je suis prévenu, objecta l’acquéreur sans se départir de son calme imperturbable.

— Tout de même, répliqua Ilia Brusch, à moins que je ne m’astreigne à pêcher tous les jours, ne fût-ce qu’une heure. Or, je ne m’imposerai jamais une telle obligation. J’entends agir à ma fantaisie. Je veux être libre.

— Vous le serez, déclara l’inconnu. Vous pêcherez quand il vous plaira, et seulement quand il vous plaira. Cela augmentera même les charmes du jeu. D’ailleurs, je vous sais assez habile pour que deux ou trois coups heureux suffisent à m’assurer un bénéfice, et je considère toujours l’affaire comme excellente. Je persiste donc à vous offrir cinq cents florins à forfait, soit mille florins, passage compris.

— Et je persiste à les refuser.

— Alors, je répéterai ma question : Pourquoi ?

Une telle insistance avait véritablement quelque chose de déplacé. Ilia Brusch, fort calme de son naturel, commençait néanmoins à perdre patience.

— Pourquoi ? répondit-il plus vivement. Je vous l’ai dit, je crois. J’ajouterai, puisque vous l’exigez, que je ne veux personne à bord. Il n’est pas défendu, je suppose, d’aimer la solitude.

— Certes, reconnut son interlocuteur sans faire le moins du monde mine de quitter le banc sur lequel il semblait incrusté. Mais, avec moi, vous serez seul. Je ne bougerai pas de ma place et même je ne dirai pas un mot, si vous m’imposez cette condition.

— Et la nuit ? répliqua Ilia Brusch, que la colère gagnait. Pensez-vous que deux personnes seraient à leur aise dans ma cabine ?

— Elle est assez grande pour les contenir, répondit l’inconnu. D’ailleurs, mille florins peuvent bien compenser un peu de gêne.

— Je ne sais pas s’ils le peuvent, riposta Ilia Brusch de plus en plus irrité, mais moi je ne le veux pas. C’est non, cent fois non, mille fois non. Voilà qui est net, je pense.

— Très net, approuva l’inconnu.

— Alors ?… demanda Ilia Brusch en montrant le quai de la main.

Mais son interlocuteur parut ne pas comprendre ce geste pourtant si clair. Il avait tiré une pipe de sa poche et la bourrait avec soin. Un pareil aplomb exaspéra Ilia Brusch.

— Faudra-t-il donc que je vous dépose à terre ? s’écria-t-il hors de lui.

L’inconnu avait achevé de bourrer sa pipe.

— Vous auriez tort, dit-il, sans que sa voix trahît la moindre crainte. Et cela, pour trois raisons. La première, c’est qu’une rixe ne pourrait manquer de provoquer l’intervention de la police, ce qui nous obligerait à aller tous deux chez le commissaire décliner nos noms et prénoms et répondre à un interminable interrogatoire. Cela ne m’amuserait guère, je l’avoue, et, d’un autre côté, cette aventure serait peu propre à abréger votre voyage, comme vous semblez le désirer.

L’obstiné amateur de pêche comptait-il beaucoup sur cet argument ? Si tel était son espoir, il avait lieu d’être satisfait. Ilia Brusch, subitement radouci, semblait disposé à écouter jusqu’au bout le plaidoyer. Le disert orateur, très occupé à allumer sa pipe, ne s’aperçut pas, d’ailleurs, de l’effet produit par ses paroles.

Il allait reprendre sa placide argumentation, quand, à cet instant précis, une troisième personne, qu’Ilia Brusch, absorbé par la discussion, n’avait pas vue s’approcher, sauta dans la barge. Ce nouveau venu portait l’uniforme des gendarmes allemands.

— Monsieur Ilia Brusch ? demanda ce représentant de la force publique.

— C’est moi, répondit l’interpellé.

— Vos papiers, s’il vous plaît ?

La demande tomba comme une pierre au milieu d’une mare tranquille. Ilia Brusch fut visiblement anéanti.

— Mes papiers ?… bégaya-t-il. Mais je n’ai pas de papiers, moi, si ce n’est des enveloppes de lettres et les quittances de loyer pour la maison que j’habite à Szalka. Cela vous suffit-il ?

— Ce ne sont pas des papiers, ça, répliqua le gendarme d’un air dégoûté. Un acte de baptême, une carte de circulation, un livret d’ouvrier, un passeport, voilà des papiers ! Avez-vous quelque chose de ce genre ?

— Absolument rien, dit Ilia Brusch avec désolation.

— C’est ennuyeux pour vous, murmura le gendarme, qui paraissait très sincèrement fâché d’être dans la nécessité de sévir.

— Pour moi ! protesta le pêcheur. Mais je suis un honnête homme, je vous prie de le croire.

— J’en suis convaincu, proclama le gendarme.

— Et je n’ai rien à craindre de personne. Je suis bien connu, du reste. C’est moi qui suis le lauréat du dernier concours de pêche de la Ligue Danubienne à Sigmaringen, dont toute la presse a parlé, et, ici même, j’aurai sûrement des répondants.

— On les cherchera, soyez tranquille, assura le gendarme. En attendant, je suis obligé de vous prier de me suivre chez le commissaire, qui s’assurera de votre identité.

— Chez le commissaire ! se récria Ilia Brusch. De quoi m’accuse-t-on ?

— De rien du tout, expliqua le gendarme. Seulement, j’ai une consigne, moi. Cette consigne est de surveiller le fleuve et d’amener chez le commissaire tous ceux que je trouverai non munis de papiers en règle. Êtes-vous sur le fleuve ? Oui. Avez-vous des papiers ? Non. Donc, je vous emmène. Le reste ne me regarde pas.

— Mais c’est une indignité ! protesta Ilia Brusch, qui semblait au désespoir.

— C’est comme ça, déclara le gendarme avec flegme.

L’aspirant passager, dont le plaidoyer avait été si brusquement interrompu, accordait à ce dialogue une attention telle qu’il en avait laissé éteindre sa pipe. Il jugea le moment venu d’intervenir.

— Si je répondais, moi, de M. Ilia Brusch, dit-il, cela ne suffirait-il pas ?

— Ça dépend, prononça le gendarme. Qui êtes-vous, vous ?

— Voici mon passeport, répondit l’amateur de pêche, en tendant une feuille dépliée.

Le gendarme la parcourut des yeux, et aussitôt ses allures changèrent du tout au tout.

— C’est différent, dit-il.

Il replia soigneusement le passeport qu’il rendit à son propriétaire. Après quoi, sautant sur le quai :

— À vous revoir, Messieurs, dit-il, en adressant un salut plein de déférence au compagnon d’Ilia Brusch.

Quant à ce dernier, aussi étonné de la soudaineté de cet incident inattendu que de la façon dont il avait été solutionné, il suivait des yeux l’ennemi battant en retraite.

Pendant ce temps, son sauveur, reprenant le fil de son discours au point même où il avait été brisé, poursuivait impitoyablement :

— La deuxième raison, monsieur Brusch, c’est que le fleuve, pour des motifs que vous ignorez peut-être, est étroitement surveillé, comme vous en avez eu la preuve à l’instant. Cette surveillance se fera plus étroite encore quand vous arriverez en aval, et plus encore, s’il est possible, quand vous traverserez la Serbie et les provinces bulgares de l’Empire ottoman, pays fort troublés et qui sont même officiellement en guerre depuis le 1er juillet. J’estime que plus d’un incident peut naître au cours de votre voyage, et que vous ne serez pas fâché d’avoir, le cas échéant, le concours d’un honnête bourgeois, qui a le bonheur de disposer de quelque influence.

Que ce second argument, dont la valeur venait d’être démontrée avant la lettre, fût de nature à porter, l’habile orateur était fondé à le croire. Mais il n’espérait sans doute pas un succès si complet. Ilia Brusch, pleinement convaincu, ne demandait qu’à céder. L’embarrassant était seulement de trouver un prétexte plausible à son revirement.

— La troisième et dernière raison, continuait cependant le candidat passager, c’est que je m’adresse à vous de la part de M. Miclesco, votre président. Puisque vous avez placé votre entreprise sous le patronage de la Ligue Danubienne, c’est bien le moins qu’elle surveille son exécution, de manière à être en état d’en garantir, au besoin, la loyauté. Quand M. Miclesco a connu mon intention de m’associer à votre voyage, il m’a donné un mandat quasi officiel dans ce sens. Je regrette de n’avoir pas prévu votre incompréhensible résistance, et d’avoir refusé les lettres de recommandation qu’il offrait de me remettre pour vous.

Ilia Brusch poussa un soupir de soulagement. Pouvait-il exister meilleur prétexte d’accorder maintenant ce qu’il refusait avec tant d’acharnement ?

— Il fallait le dire ! s’écria-t-il. Dans ce cas, c’est fort différent, et j’aurais mauvaise grâce à repousser plus longtemps vos propositions.

— Vous les acceptez donc ?

— Je les accepte.

— Fort bien ! dit l’amateur de pêche enfin parvenu au comble de ses vœux, en tirant de sa poche quelques billets de banque. Voici les mille florins.

— En voulez-vous un reçu ? demanda Ilia Brusch.

— Si cela ne vous désoblige pas.

Le pêcheur tira de l’un des coffres de l’encre, une plume et un calepin, dont il déchira un feuillet, puis, aux dernières lueurs du jour, se mit en devoir de libeller le reçu qu’il lisait en même temps à haute voix.

« Reçu, en payement forfaitaire de ma pêche pendant toute la durée de mon présent voyage et pour prix de son passage d’Ulm à la mer Noire, la somme de mille florins de monsieur…

— De monsieur… ? répéta-t-il, la plume levée, d’un ton interrogateur.

Le passager d’Ilia Brusch était en train de rallumer sa pipe.

— Jaeger, 45, Leipzigerstrasse, Vienne », répondit-il entre deux bouffées de tabac.


  1. Ces deux principautés ont été érigées depuis en royaumes, la Roumanie en 1881 et la Serbie en 1882.