Le Piège d’or/XXVI

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Hachette (p. 229-242).


CHAPITRE XXV

LE SIÈGE DE LA CABANE


L’ahurissement du gros Suédois, qui n’en pouvait croire ses yeux, n’avait pas été moindre. Mais, bientôt, un éclair de joie rayonna dans son regard à demi sauvage. Il s’accrocha à la main de Philip, il lui palpa les membres, comme pour s’assurer que ses yeux ne le trompaient point, et finalement il grimaça son rire, comique entre tous.

Ce rire et cette grimace n’appartenaient qu’à Olaf Anderson. Le sang lui montait au visage et ses traits se gonflaient étrangement. C’était un tic qui lui était particulier et qui réjouissait fort ses camarades de la police. Et plus la situation était tragique, plus sa face rougeaude se contorsionnait dans ce rire. On assurait qu’à l’heure même de sa mort, Olaf n’oublierait pas sa grimace.

« Vous arrivez à point », dit-il.

Et sa figure se contorsionnait de plus belle, tandis qu’il semblait vouloir briser la main de Philip.

« Ils sont tous morts, excepté moi… Calkins, Harris et le petit Hollandais, O’Flynn. Froids et raides à cette heure, mon bon Phil. Je me doutais bien qu’une patrouille serait, un jour ou l’autre, envoyée à ma recherche. Je l’attendais avec impatience. Combien d’hommes avez-vous ? »

Il regarda au-delà du traîneau et de la cabane, vers la plaine glacée. Alors sa joyeuse grimace s’éteignit et un hoquet de désappointement le remplaça. L’étonnante vérité s’était révélée à lui.

« Seul ? interrogea-t-il.

— Oui, seul, répondit Philip, avec un signe de tête. Je n’ai avec moi que Célie Armin. Je l’ai ramenée à son père. Un drôle, du nom de Blake, est aussi dans ces parages, en compagnie d’une bande d’Esquimaux. J’ai flanqué à ceux-ci une bonne leçon et les ai momentanément dépistés. Mais j’imagine qu’avant peu nous verrons leur nez.

Olaf se reprit à rire :

« C’est tout à fait drôle, émit-il. Et que Dieu nous bénisse ! Ils vont arriver par le premier train, si j’ose dire. Tandis que la moitié de la tribu était à vos trousses, l’autre me courait après. Mais le plus comique de l’histoire, c’est que vous êtes seul… »

Ses yeux s’arrêtèrent soudain sur le fusil et sur le revolver.

« Des munitions ? demanda-t-il. Et vous avez aussi des vivres ?

— Une quarantaine de cartouches, répondit Philip. Dont un tiers pour le revolver. Puis beaucoup de viande.

— Alors tout va bien ! hurla le Suédois. Enfermons-nous dans la cabane, et les chiens avec nous. Hâtons-nous. »

Une détonation, suivie d’une balle, qui partit de la lisière de la forêt et siffla sur leurs têtes, fut le commentaire des paroles d’Olaf Anderson.

Rapidement les chiens furent poussés dans la cabane, avec le traîneau, qui ne passa point sans difficultés par la porte. Durant cette opération, une demi-douzaine d’autres coups de feu retentirent et une des balles, trouvant entre les bûches un étroit interstice, fila au travers, pour venir claquer dans la pièce intérieure.

Tandis qu’Olaf faisait basculer la barre de bois qui fermait la porte, Philip alla vers Célie. Elle vint au-devant de lui, ses yeux brillant dans la pénombre de la cabane, et elle lui entoura le cou avec ses bras.

Le Suédois, en se retournant, prit un air ébahi et le vieillard à barbe blanche ne parut pas moins étonné.

Célie embrassa Philip. Puis, se tournant vers son père, elle prononça quelques mots. Et, quittant Philip, elle rejoignit le vieillard. Olaf avait compris sans doute, car il poussa un gros soupir.

« Qu’a-t-elle dit ? » interrogea Philip, d’un ton suppliant.

Olaf, qui avait déjà collé son œil à une fente de la porte et s’était mis en observation, répondit :

« Elle a dit qu’elle se marierait avec vous si jamais nous sortions de cette géhenne. Célie Armin épousant un galant et brave chevalier comme vous ! Ce sera tout à fait charmant, si cela arrive jamais… Mais j’en doute, à vrai dire. Et si vous ne me croyez pas, venez vous emplir les yeux de ce qui se passe là-bas ! »

Philip regarda par la fente. Au-delà du petit espace blanc qui entourait la cabane, la lisière du bois pullulait d’Esquimaux. Ils devaient bien être une cinquantaine et ne cherchaient pas le moins du monde à se dissimuler.

« C’est le quarantième jour, expliqua Olaf, d’une voix aussi froide et nette que s’il débitait son rapport à l’un de ses supérieurs, qu’ils nous assiègent ici, le vieux et moi. De nombreuses fois déjà, nous avons repoussé leurs assauts. Nous y avons usé quatre-vingts cartouches et nous nous sommes partagé, entre nous deux, le mois de rations que je possédais. Avant-hier, nous avons fini d’épuiser les cartouches, sauf trois. Hier, tout était tranquille. Mais, n’ayant plus de vivres et comme nous étions condamnés à mourir de faim, je suis parti ce matin en reconnaissance, à la recherche de quelque nourriture. J’ai rencontré un couple d’Esquimaux, qui transportaient de la viande de caribou. J’ai engagé la lutte. D’autres sont arrivés à la rescousse et j’ai encore employé deux cartouches. Il m’en reste une. Ils s’en doutent et voilà pourquoi ils se montrent avec cette effronterie. Mon fusil est du calibre 35. Et le vôtre ?

— Même numéro, répondit Philip, qui commençait à piaffer sur lui-même, dans l’expectative de la bataille imminente. Nous partagerons mes cartouches. Il y a encore là de quoi les faire danser. J’appartiens, entre parenthèses, au détachement du Fort Churchill et je vais vous dire, en deux mots, comment j’ai, de mon propre gré, poussé une pointe jusqu’ici. »

Et, tout en observant ce qui se passait dehors, il conta rapidement à Olaf Anderson sa rencontre avec Bram Johnson et les événements qui avaient suivi. Mille questions lui brûlaient les lèvres, concernant le père de Célie et Célie elle-même, et ce qu’Olaf avait pu apprendre de leur histoire.

Mais le Suédois, qui, par une autre fente, observait, à l’opposé du bois, la plaine où s’épandait la surface glacée de la rivière de la Mine-de-Cuivre, lui tira le bras et lui fit signe de regarder à son tour.

Sur la même piste qu’avait suivie Philip, un traîneau était apparu, suivi bientôt d’un second, puis d’un troisième et d’un quatrième. Derrière les traîneaux trottaient une trentaine de formes, vêtues de fourrures.

« Blake et ses hommes ! » s’exclama Philip.

Les traits impassibles d’Olaf Anderson, contrastant avec l’émotion qui agitait ceux de son camarade, se durcirent et son visage se fit rigide comme du fer. Son sourire même, et la grimace qui l’accompagnait, s’étaient comme métallisés et ses yeux brillaient d’une lueur verdâtre. Lui aussi se préparait à la bataille. Il étendit lentement le bras et désigna, d’un geste circulaire, les quatre murs de la cabane.

« Ceci, dit-il, est l’enjeu de la lutte. Dans chacun de ces murs j’ai pratiqué une meurtrière, afin de pouvoir tirer dans toutes les directions. Le vieil Armin ne saurait pour l’instant nous être utile, puisque nous n’avons que deux fusils. Si nous en arrivons au corps à corps, il se battra avec un gourdin. Les murs de la cabane sont faits avec de jeunes arbres et leur épaisseur n’est pas considérable. Les balles de nos adversaires ne sont pas incapables de les traverser. Là est le péril. Il faut compter aussi avec le savoir-faire de Blake, qui va certainement diriger le combat. C’était après ce coquin que je courais lorsque j’ai rencontré Armin et ses compagnons… »

Pendant ce colloque, Célie se tenait près de son père et tous deux écoutaient sans comprendre. Après avoir transféré la moitié de ses cartouches dans la poche droite de l’uniforme d’Olaf, Philip s’avança vers le vieillard et le salua, les deux mains tendues. Célie se mit à sourire. Armin prit les mains et les serra. Les deux hommes se regardèrent.

Si les cheveux et la barbe du père de Célie étaient blancs, si ses épaules étaient voûtées et ses mains longues et maigres, le regard des yeux, enfoncés profondément dans leurs orbites, n’avait pas vieilli. Pareils à ceux d’un faucon, ils scrutaient ceux de Philip et pénétraient jusqu’au tréfonds de ses pensées, tandis que le jeune homme parlait, d’une voix douce et rapide. Après Philip, Armin parla à son tour et la rougeur subite de Célie commenta suffisamment ses paroles.

Olaf, durant ce temps, chargeait son fusil. Il dit quelques mots à Célie et à son père. Puis, s’adressant à Philip :

« L’heure approche… Tenons-nous prêts ! »

Il lia solidement les chiens à un des montants de la cabane, afin que les bêtes effrayées ne s’affolassent pas au cours de la lutte. Philip s’était remis en observation.

Il se passait du nouveau. Les Esquimaux, quittant la lisière de la forêt, s’étaient mis en mouvement et avançaient.

Ils avançaient sans le moindre désordre, non pas en une masse compacte, mais en formation dispersée, écartés les uns des autres sur la neige, afin d’offrir aux coups de feu une surface moins vulnérable.

Leur objectif était une petite crête, que Philip avait à peine remarquée jusque-là, et qui était formée par un repli du sol, entre le bois et la cabane.

« Ils grouillent, Olaf ! cria Philip. Ceux de Blake et les autres se sont rejoints. Il y en a toute une armée. »

Olaf regarda.

« Ils ne sont pas un cent, répliqua-t-il avec calme. Ne t’affole pas. Mais ils sont en nombre suffisant pour que tous nos coups puissent porter, lorsqu’ils descendront de ce monticule qu’ils sont en train d’escalader. La cible qu’ils vont nous offrir est diablement confortable, comparée aux conditions dans lesquelles Calkins, Harris et O’Flynn sont tombés, tandis que je m’enfuyais dans la nuit. C’est alors qu’ils nous jouèrent un tour pendable et inattendu… Cette fois, nous les tenons. »

Mais la ligne dispersée des petites silhouettes mouvantes s’était arrêtée derrière la crête neigeuse et avait soudain cessé d’avancer. Olaf Anderson poussa un grognement de mauvais augure.

« Allons, bon ! Les voilà maintenant qui font de la stratégie. Attendons ce qu’ils vont décider. C’est un coup de Blake ! »

Philip était à côté de lui, leurs deux corps se frôlant.

« Écoute-moi, Olaf, l’heure que nous vivons est terrible. Nous tirerons-nous jamais de ce pas infernal ? Si je dois mourir, il y a des choses que je voudrais connaître auparavant. Tu sais que j’aime la jeune femme qui est ici. Elle m’a promis de m’épouser. Mais, sauf quelques mots, j’ignore tout de sa langue. Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Que lui est-il advenu ? Pourquoi, lorsque je l’ai rencontrée, était-elle en compagnie de Bram Johnson ? Cela, j’ai soif de l’apprendre de toi. Puisque tu comprends ce qu’elle dit, tu dois être renseigné…

— Ils prennent leurs dernières dispositions pour le combat, interrompit Olaf, sans répondre tout d’abord aux questions de Philip. Ils mijotent quelque projet infernal. Regarde ces petits groupes qui se forment. En voici qui arrivent avec d’énormes troncs d’arbres. Tandis qu’une partie d’entre eux demeurera à l’abri derrière la crête, les autres vont se ruer vers la cabane. Les troncs d’arbres serviront de béliers. »

Il fit une pause, après un grand soupir. Puis, sans transition :

« Calkins, Harris et O’Flynn périrent dans une embuscade, que je te conterai un jour, après s’être vaillamment défendus. Durant sept jours, je m’enfuis devant la horde qui me poursuivait et je tombai sur un campement où se trouvaient Armin, sa fille et deux autres blancs. C’étaient des Russes. Deux Kogmollocks du golfe du Couronnement leur avaient servi de guides et ils descendaient vers le Sud. Mais, le lendemain, la bande des petits démons, ayant Blake à sa tête, nous avait rejoints et nous faisait prisonniers. Par le plus grand des hasards, Bram Johnson l’errant, venu de nulle part et n’allant nulle part, survenait sur ces entrefaites. Pour nos Esquimaux, Bram est un être surnaturel, un grand diable de Diable, et chacun de ses loups un démon incarné. Les coquins s’apprêtaient à nous massacrer, les trois hommes et moi, et Blake à s’attribuer la jeune fille. Mais ces nabots furent déconcertés par la façon dont Bram s’assit en face d’eux et les fixa. Ils en demeurèrent médusés et, jusqu’au lendemain, rien ne se passa. Bram ne s’en allait toujours pas. Je remarquai qu’il avait ramassé sur la neige un des longs cheveux d’or de Célie et qu’il le contemplait avec amour. M’étant avancé, il gronda, comme une bête féroce, semblant craindre que je voulusse le lui ravir. J’eus une inspiration soudaine. Je conseillai à Célie de couper elle-même une petite tresse de ses cheveux et de les offrir à Bram. Elle les tendit de sa propre main, et dès lors le fou veilla sur elle, avec la fidélité d’un chien. J’essayai de converser avec lui, mais en vain. Il semblait ne pas comprendre ce que je lui disais ; à savoir que, dès qu’il se serait éloigné, nous et la jeune fille serions massacrés. »

Le Suédois suspendit pendant un instant son récit et remit l’œil à l’étroite ouverture pratiquée entre les bûches.

« Ils ont achevé, dit-il, de combiner leur attaque. Ceux qui portent les troncs d’arbres, après avoir un peu soufflé, s’apprêtent à se remettre en marche. Veille au grain, Phil ! Nous tirerons quand ils seront à mi-chemin de la cabane. Mais pas avant. Ce sera plus sûr ainsi… Je reviens à mon histoire. Plusieurs jours s’écoulèrent. Bram et ses loups s’éloignèrent, pour aller en chasse. Pendant son absence, Blake et les Esquimaux nous attaquèrent. Les deux Russes furent tués. Armin et moi, nous luttions désespérément, avec la jeune fille derrière nous, lorsque Bram survint, inopiné comme un coup de tonnerre. Il ne combattit point, mais se contenta de saisir la jeune fille, qu’il porta sur son traîneau, et disparut avec elle, au triple galop de ses loups. Profitant du désarroi des Kogmollocks, je tentai de fuir avec le vieillard. Mais nous ne pûmes aller loin. Par un hasard providentiel, nous rencontrâmes cette cabane. Nous nous y sommes enfermés et, quarante jours depuis, quarante nuits… »

La détonation du fusil d’Olaf termina la phrase. Le coup avait porté juste et un des Esquimaux culbutait dans la neige.