Le Plébiscite
Lorsque l’Empereur fut résolu à accomplir la réforme constitutionnelle dans son intégralité, avant de m’écrire la lettre officielle annonçant ses intentions il me demanda de consentir à en causer devant lui avec Rouher, dont le concours nous était indispensable à cause de sa qualité de président du Sénat. J’acceptai. Ce jour-là, comme l’Empereur était malade et qu’il y avait urgence, il nous reçut dans sa chambre à coucher, et ce fut au pied de son lit qu’eut lieu notre conférence. Il me posa quatre conditions : 1° Le respect dans toute leur vigueur des droits d’appel au peuple entre ses mains. 2° Le maintien de l’article 33 ainsi conçu : « En cas de dissolution du Corps législatif, et jusqu’à nouvelle convocation, le Sénat, sur la proposition de l’Empereur, pourvoit par des mesures d’urgence à tout ce qui est nécessaire à la marche du gouvernement. » 3° Le refus de toute discussion au Corps législatif, préalablement au vote du sénatus-consulte. 4° La renonciation à toute idée de plébiscite. « Le prince Napoléon, dit-il, m’a écrit ce matin une longue lettre pour m’en conseiller un, mais je n’en veux pas. »
Sur la première condition il n’y eut aucun désaccord. Sur l’article 33, Rouher fut de l’avis de l’Empereur et conseilla énergiquement de le maintenir. Au contraire, il lui parut impossible de refuser la discussion au Corps législatif, et il jugea un plébiscite indispensable : « Sans cela, notre constitution resterait en l’air sans aucun fondement légal. D’ailleurs, on pourrait tirer de cette consultation populaire un accroissement de la force dynastique en la faisant porter sur l’adjonction au trône du Prince impérial. » C’était une manière ingénieuse d’enlever à notre œuvre libérale la consécration populaire en la noyant dans une question dynastique. L’Empereur ne me laissa pas le temps d’écarter cette combinaison insidieuse. Il le fit spontanément et persista à repousser le plébiscite, même ainsi dynastisé. Je reconnus à mon tour que le plébiscite était juridiquement une nécessité inévitable, quels qu’en fussent les risques ; néanmoins, si l’Empereur était décidé à n’y pas recourir, je présenterais la réforme sans cette clause. « Notre constitution nouvelle sera un peu en l’air, il est vrai, mais c’est souvent ce qui est illogique qui dure le plus. Nous ferons une monarchie parlementaire en présence d’un plébiscite fait contre elle. Ce serait embarrassant si l’opposition avait intérêt à se servir de cette contradiction, mais elle ne se soucie pas plus de plébiscite que Votre Majesté ; la majorité ne le réclamera pas et nous vivrons en paix dans notre illogisme. Quant à refuser la discussion, je le tenterai, mais je ne peux pas promettre à Votre Majesté qu’à un moment donné le Corps législatif ne me l’imposera pas. » Le respect de l’article 33 me parut moins acceptable : il y avait là comme un air de réserve en vue d’un futur coup d’État qui alarmait l’opinion, et, certes, mes collègues n’y accorderaient pas leur assentiment.
Nonobstant mes observations, je reçus le lendemain la lettre suivante : « Monsieur le ministre, Je crois qu’il est opportun, dans les circonstances actuelles, d’adopter toutes les réformes que réclame le gouvernement constitutionnel de l’Empire, afin de mettre un terme au désir immodéré de changement qui s’est emparé de certains esprits, et qui inquiète l’opinion, en créant l’instabilité. Parmi ces réformes, je place au premier rang celles qui touchent à la Constitution et aux prérogatives du Sénat. La Constitution de 1852 devait, avant tout, donner au gouvernement le moyen de rétablir l’autorité et l’ordre ; mais il fallait qu’elle restât perfectible, tant que l’état du pays n’aurait pas permis d’établir sur des fondemens solides les libertés publiques. Aujourd’hui que des transformations successives ont amené la création d’un régime constitutionnel en harmonie avec les bases du plébiscite, il importe de faire rentrer dans le domaine de la loi tout ce qui est plus spécialement d’ordre législatif, d’imprimer un caractère définitif aux dernières réformes, de placer la Constitution au-dessus de toute controverse, et d’appeler le Sénat, ce grand corps qui renferme tant de lumières, à prêter au régime nouveau un concours plus efficace. Je vous prie, en conséquence, de vous entendre avec vos collègues pour me soumettre un projet de sénatus-consulte qui fixe invariablement les dispositions fondamentales découlant du plébiscite de 1852, partage le pouvoir législatif entre les deux Chambres, et restitue à la nation la part du pouvoir constituant qu’elle avait délégué. — Croyez, monsieur le ministre, à mes sentimens de haute estime (21 mars). »
Cette lettre provoqua une acclamation de contentement. Dam, ravi, me dit : « Il faudrait manifester à l’Empereur notre satisfaction. — Mais comment ? — Si nous lui faisions passer une revue de la garde nationale ? — Je crois, répondis-je en souriant, qu’il préférerait autre chose. »
Je me mis aussitôt à rédiger le sénatus-consulte, entièrement d’accord avec l’Empereur, sauf sur l’article 33, encore en discussion. Ce travail m’engagea dans un dissentiment sérieux avec le prince Napoléon. Jusque-là, son droit héréditaire et celui de sa famille dépendaient uniquement fie la volonté de l’Empereur, qui pouvait le lui donner ou le lui enlever. Je le fis inscrire dans la Constitution. C’était beaucoup ; cela ne lui suffit pas. Il voulait, étant entré dans la Constitution, en mettre dehors l’Impératrice, et rejeter le règlement de la Régence dans le domaine purement législatif. L’Empereur eût considéré une telle proposition comme un acte de trahison à son égard. Je me gardai bien de la lui soumettre. Le prince en fut outré. Il ne m’épargna pas dans sa verve sarcastique : ce que je faisais était absurde ; la rupture du testament de Louis XIV prouvait que la Régence est affaire de circonstances, et ne peut être réglée d’avance par une Constitution. Supposant à Rouher une intervention imaginaire, il disait : « Le Provençal a été roulé par l’Auvergnat ; Ollivier n’est qu’un ténor, et non un homme d’État. » Avec ses intimes, il présentait mon refus comme un manquement à notre amitié, et, sans cependant la rompre, il se rangea parmi mes opposans déclarés.
Je conseillai vivement à l’Empereur de ne pas reproduire dans son sénatus-consulte l’article 33, contre lequel l’opinion était butée, et que le Conseil des ministres ne voulait pas accepter. Il me répondit : « Mon cher monsieur É. Ollivier, Je suis bien aise que la lettre que je vous ai écrite ait reçu l’approbation d’un grand nombre de personnes. Je vous prie de bien considérer que je viens de faire encore une grande concession, et qu’il ne faut pas me demander plus que je ne puis tenir. L’article 33 me paraît indispensable comme corollaire d’un appel au peuple, et notez bien que, le Sénat n’ayant plus de pouvoir constituant, l’abus est impossible ; car je ne pourrais pas, le cas échéant, demander au Sénat de revenir sur aucun des articles consacrés ; je ne pourrais que lui faire voter des mesures d’urgence, soit financières, soit d’ordre public, sans aucun inconvénient pour la cause libérale. Je vous prie de bien peser cette question, et de m’éviter des discussions qui me sont toujours très pénibles quand je ne suis pas d’accord avec vous et avec vos collègues. — Croyez à ma sincère et haute estime. » Il revint sur les motifs de sa résistance dans une conversation et les appuya par des argumens auxquels il n’y avait vraiment aucune réponse à opposer : « On prétend que l’article 33 est la pierre d’attente pour un coup d’Etat. C’est exactement le contraire qui est vrai : c’est le préservatif contre un coup d’État. Il est dans la vie des sociétés des situations exceptionnelles, auxquelles les règles ordinaires ne suffisent pas et auxquelles il doit être exceptionnellement pourvu. C’est la ressource que réserve l’article 33. Alors les mesures exceptionnelles, étant autorisées par la loi, n’ont rien de révolutionnaire. Si la loi ne les permet pas et que la force des choses les impose, il s’ensuit un trouble dans la constitution du pays, qui est d’un fâcheux effet et d’un mauvais exemple. »
Malheureusement, quand il ne s’agit pas des intérêts essentiels sur lesquels, dans aucun cas, il n’est permis de transiger, il est des circonstances où on est bien obligé de concédera l’erreur publique quelque chose qu’il eût mieux valu lui refuser. Quoique convaincu que l’Empereur n’avait pas tort, je persistai à ne pas comprendre l’article 33 dans le projet que je portai aux Tuileries le 26 mars. Le lundi 28, l’Empereur vint au Conseil le tenant dans sa main. Il nous dit, le visage tout épanoui : « J’ai beaucoup réfléchi à l’article 33. Je le crois bon : en cas de dissolution de la Chambre, il ne faut pas que l’Empereur soit exposé à gouverner seul, et il vaut mieux qu’il ait près de lui un des grands corps de l’Etat. Je le répète, je crois cet article bon. L’opinion publique ne m’en demande pas la suppression. Mais je l’accorde à mon Cabinet qui me le demande, pour lui donner une preuve de mon désir de marcher d’accord avec lui. »
Nous remerciâmes l’Empereur, et je fis lecture de l’exposé des motifs ainsi que du projet de sénatus-consulte. Dans ce projet était formulé le droit parlementaire par l’établissement de la responsabilité ministérielle, et non moins fermement le droit plébiscitaire que se réservait l’Empereur. Le plébiscite y était consacré sous deux formes : l’une facultative, l’autre obligatoire. L’article XIII consacrait le plébiscite facultatif : « L’Empereur est responsable devant le peuple français auquel IL A TOUJOURS LE DROIT DE FAIRE APPEL[1]. » Ce droit d’appel était indéterminé, général, ne dépendant que de la volonté seule de l’Empereur. Il pouvait s’exercer en toutes matières. Le plébiscite obligatoire était établi dans l’article 5 : « La Constitution ne petit être modifiée QUE PAR LE PEUPLE SUR LA PROPOSITION DE L’EMPEREUR. » Aucune restriction n’était apportée à cette initiative de l’Empereur provoquant l’exercice du pouvoir constituant.
On ne pouvait formuler plus nettement le droit plébiscitaire du souverain, et cependant ni Buffet, ni Daru ne firent la moindre objection. Ils acceptèrent sans mot dire cette coexistence du droit parlementaire et du droit plébiscitaire. Buffet ne présenta de critique que sur l’article 19. Il fit remarquer qu’il y avait contradiction à déclarer : (§ 1er) « les ministres dépendent de l’Empereur » et (§ 2), « ils sont responsables, » ce qui équivaut à : ils dépendent de la Chambre. De la sorte, un paragraphe dit oui et l’autre non. A cela l’Empereur répliqua : « La responsabilité ministérielle est une question de fait plus que de droit, et, ne maintînt-on pas le § 2, je serais obligé de tenir compte, dès que des Chambres existent, de leurs antipathies et de leurs sympathies. Et les ministres eux-mêmes, par suite de leurs rapports nécessaires avec elles, se trouveraient dans la nécessité d’obtenir leur confiance pour gouverner, ou de se retirer si on la leur refusait. La responsabilité ministérielle est une pratique pouvant s’introduire et exister indépendamment de tout texte constitutionnel. Au contraire, le maintien du § 1er s’impose parce qu’il est une des cinq bases votées par le peuple auxquelles il n’est possible de toucher que par plébiscite. Et ni vous, ni moi, ne voulons de plébiscite. »
Sur ces observations auxquelles Buffet ne répondit rien, le sénatus-consulte fut adopté à l’unanimité par le Conseil. L’Empereur dit alors : « Vidons notre sac, et finissons-en avec tout ce qui nous sépare ; l’article 33 n’existe plus ; il n’y a plus entre nous que la question des maires ; finissons-en. La majorité du Conseil croit que le choix des maires doit être réservé au pouvoir exécutif. » Et se tournant vers Daru : « Vous, comte Daru, vous ne pensez pas ainsi. Pouvons-nous nous entendre ? — Sire, nous ne pouvons pas retirer de notre programme un engagement formel ; mais Votre Majesté vient de se montrer si libérale que nous ne ferons pas de l’élection des maires une question de Cabinet et que nous consentons à ce qu’elle reste ouverte et résolue au gré de chacun de nous. » Buffet approuva. « Ainsi, dit encore l’Empereur en insistant fortement, nous voilà d’accord, tout à fait d’accord. » On se sépara enchanté, et j’allai au Sénat lire le projet de sénatus-consulte en présence de tous les ministres, y compris Daru et Buffet.
À ce moment, la situation du Cabinet et de l’Empereur était des plus nettes. Pas plus le souverain que ses ministres n’avaient pensé à un plébiscite actuel sur la nouvelle Constitution ; l’hypothèse même en avait été écartée sans examen. Mais tous les ministres sans exception avaient reconnu à l’Empereur : 1° la faculté de faire appel au peuple par voie de plébiscite chaque fois qu’il le jugerait nécessaire, comme conséquence de sa responsabilité ; 2° l’obligation de recourir à un plébiscite chaque fois qu’il croirait devoir prendre l’initiative réservée à lui seul de modifier le pacte fondamental. Cette faculté et cette obligation n’étaient soumises à aucun examen préalable du pouvoir législatif ; elles dépendaient de sa seule volonté. C’est ce que Buffet et Daru avaient accepté comme tous, et ce qui, dès lors, paraissait acquis irrévocablement.
L’introduction dans le sénatus-consulte du droit plébiscitaire sous sa double forme facultative et obligatoire provoqua aussitôt une ardente polémique. Deux courans d’opinions contraires se dessinèrent. Pas de plébiscite sous aucune forme ! dirent les républicains et les parlementaires orléanistes. C’était, selon les premiers, confisquer le pouvoir constituant au profit de César sous prétexte de le restituer au peuple. C’était, selon les seconds, renverser le fondement du système parlementaire d’après lequel le peuple n’agit que par ses représentans. La Droite, au contraire, approuva chaleureusement la consécration par le vote populaire. Mais il ne suffisait pas qu’il fût possible dans l’avenir, elle réclamait un plébiscite immédiat, et elle reprenait l’argumentation de Rouher : Le sénatus-consulte proposé est incompatible avec les bases plébiscitaires de 1852 ; il serait frappé d’une caducité irrémédiable si un nouveau plébiscite ne le ratifiait.
Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’un matin Daru vint m’interrompre au milieu de mon travail et me dire que, réflexion faite, il croyait indispensable lui aussi un plébiscite immédiat. Il n’était pas frappé par l’argument juridique, car il n’avait pas l’esprit juriste ; il était décidé par une considération de prévoyance politique : si le système nouveau n’était garanti que par un sénatus-consulte, son existence n’aurait pas la même solidité que s’il était consacré par un verdict populaire solennel. Il me prévint qu’il allait faire une démarche dans ce sens auprès de l’Empereur et me demanda de le soutenir. Je lui répondis que j’étais complètement de son avis, comme jurisconsulte et comme homme politique, mais que la question avait déjà été débattue entre l’Empereur et moi, qu’il m’avait imposé, comme condition de la réforme constitutionnelle, qu’il n’y aurait pas de plébiscite, et que, dès lors, je ne pouvais l’aider que de mes conseils et de mes vœux.
Lui-même, d’ailleurs, avait pu constater dans les observations échangées avec Buffet combien l’Empereur répugnait à cette mesure. Néanmoins, Daru ne s’étant pas engagé à l’abstention, il commença aussitôt une campagne. Après chaque entrevue, il venait me raconter où il en était ; je l’encourageais et lui fournissais des argumens. Les amis de l’Empereur, de leur côté, le pressaient d’adopter le parti ainsi préconisé par Daru sans qu’ils le sussent. L’Empereur, ébranlé par cette double action, fléchit, mais voulut, avant de se décider, savoir comment j’accepterais son changement d’opinion. Il me confia sous le sceau du secret que ses amis s’accordaient à lui conseiller de faire un plébiscite, et que Daru l’y engageait aussi : « Consentiriez-vous à ce plébiscite ? — Votre Majesté sait que mon opinion de jurisconsulte est qu’un plébiscite est indispensable. Seulement, moi, je ne cours aucun risque. Si le plébiscite est mauvais, je rentrerai chez moi, et tout sera dit. Mais que ferait Votre Majesté ? » Il réfléchit une minute, puis me dit : « Qui ne risque rien n’a rien. — Eh bien, soit ! répliquai-je, risquons ! » Le soir même, Daru vint chez moi m’annoncer, comme une victoire dont il était fier, qu’il avait obtenu gain de cause.
Le Centre gauche était en effervescence. La consécration du droit plébiscitaire par le sénatus-consulte lui déplaisait fort. Ce déplaisir devint de la colère à la rumeur répandue, par suite d’indiscrétions, que le plébiscite allait cesser d’être une hypothèse théorique et devenir une réalité imminente. Le 1er avril, il se réunit et, à l’issue de cette réunion, Thiers m’écrivit : « Mon cher collègue, j’ai assisté hier à la réunion du Centre gauche (où je ne vais que très accidentellement) parce que je n’ai pu résister aux pressantes invitations qui m’ont été adressées. J’ai trouvé toutes les opinions faites ; je n’ai parlé d’ailleurs que le dernier, et exclusivement sur le plébiscite qu’on dit prochain. On a formé une commission pour vous faire part de ce qui s’était passé, et j’ai refusé d’en faire partie par un sentiment de réserve envers le ministère que vous comprendrez ; mais je suis à votre disposition pour vous dire, de mon côté, l’état vrai des choses. Je me borne à vous l’offrir, car je ne suis pas, comme vous le savez, donneur de conseils. Je n’ai parlé qu’à vous de vos affaires qui sont aussi les nôtres, et je ne vous ai parlé que d’une seule, celle de Rome qu’un hasard de conversation avait fait naître entre nous. Ne voyez donc, dans ce que je vous écris ici, que ce qui s’y trouve, une démarche de loyauté et non d’ingérence. J’ai désiré, je désire et ne cesserai de désirer le maintien du ministère. Recevez mes cordiales amitiés (2 avril). » Le 2 avril, nouvelle réunion dont Thiers m’instruit encore par le billet suivant : « Mon cher collègue, il est indispensable que vous sachiez par moi ce qui s’est passé hier au soir au Centre gauche. Une idée a surgi de la discussion qui pourrait tout arranger. Mais il faut que je vous l’explique. Je suis prêt à monter en voiture, je serai en dix minutes chez vous si je suis sûr de vous trouver. Tout à vous de cœur (3 avril). » Thiers vint me raconter en effet ce qui s’était passé dans les deux réunions. Dans la première, le Centre gauche n’avait pas contesté en principe le droit plébiscitaire de l’Empereur, mais il exigeait que tout plébiscite, avant d’être soumis au peuple, fût discuté et approuvé par les Chambres, et, pour avoir occasion de formuler son exigence, il appuierait la demande d’interpellation que venait de déposer la Gauche et me prierait de ne plus m’y opposer.
L’idée qui avait surgi dans la seconde réunion, et que Thiers lui-même avait suggérée, était qu’on prendrait son parti d’un plébiscite ratificatif du présent sénatus-consulte sans l’approbation préalable du Corps législatif, pourvu que ce précédent ne fit pas loi, et qu’il fût formellement stipulé qu’à l’avenir aucun plébiscite ne pût être proposé au peuple sans une approbation préalable des Chambres. J’expliquai à Thiers que l’Empereur ne concéderait jamais qu’on subordonnât son droit d’appel au peuple à un vote préalable des Chambres ; car c’est précisément en vue d’un désaccord avec elles, tel, par exemple, que celui suscité en Prusse par la loi militaire, qu’il se réservait la faculté de dénouer le conflit sans les Chambres et même contre elles, par un appel direct à la nation. Nous étions arrivés à ce point où la possibilité des concessions était épuisée et où nous nous heurterions à une résistance indomptable : l’Empereur préférerait abdiquer ou recourir à quelque mesure extrême plutôt que renoncer à ce qu’il considérait comme la sauvegarde fondamentale de son autorité. J’ajoutai que je le soutiendrais dans cette résistance. En face de l’opposition implacablement haineuse qui accueillait ses concessions les plus considérables et les plus loyales, alors que publiquement on étalait la volonté de s’en servir pour le déconsidérer, le miner, le détruire, il avait cent fois raison, à mon sens, de se réserver un moyen de se défendre et de faire usage de la force que le peuple avait mise dans sa main et qu’il y maintiendrait. La discussion de l’interpellation de la Gauche sur le pouvoir constituant était tout ce que je solliciterais de l’Empereur de vouloir bien me permettre.
Peu d’heures après, je me retrouvai avec Daru, Buffet et Thiers dans une nouvelle réunion du Centre gauche. Daru fut vivement pris à partie d’avoir abandonné le programme de son groupe en consentant à ce que le pouvoir constituant fût transféré au peuple, au lieu d’être réservé aux représentans de la nation. Il n’eut pas de peine à se défendre de ce reproche : le programme du Centre gauche avait spécifié que l’association du Corps législatif au pouvoir constituant signifierait seulement que l’on détacherait du pouvoir constituant déféré au Sénat tout ce qui avait un caractère législatif et cette promesse était amplement réalisée dans le sénatus-consulte. Dans ces explications il se montra emporté, cassant ; Thiers et moi eûmes de la peine à le modérer. Cette discussion de principes épuisée, on me demanda si nous allions faire vraiment le plébiscite ? Je répondis que rien n’était encore arrêté. Au sortir de la réunion, je me rendis chez l’Empereur, afin qu’il m’autorisât à accepter pour le lundi 4 avril l’interpellation de la Gauche. Il consentit. J’en informai aussitôt Thiers, le Centre gauche et la Gauche.
Le 4 avril, au matin, l’Empereur fit au Conseil communication du secret gardé jusque-là entre lui, Daru et moi. Surprise générale. Buffet tourne son regard vers Daru, attendant l’explosion d’un courroux semblable à celui qui couvait en lui. Il le voit satisfait, souriant. Interpellé par cette interrogation muette, Daru explique même tout au long que c’est à lui qu’appartient le conseil du plébiscite ; le seul collègue auquel il en eût parlé (en me désignant) ne l’avait pas soutenu. Buffet grince, s’agite, mais n’ose pas proposer le rejet du plébiscite qui est adopté à l’unanimité. On m’autorise à en instruire la Chambre.
À la sortie du Conseil, Buffet ne se contient plus. Il se répand en plaintes contre Daru : il a manqué aux règles du régime parlementaire ; il n’avait pas le droit de conseiller une résolution aussi grave de sa propre initiative, sans l’assentiment de ses collègues, etc. Mes paroles d’apaisement l’excitent au lieu de le calmer. Il me quitte, court chez Daru qui l’avait fui, et s’explique en termes tels que celui-ci, ordinairement si courtois, le met presque à la porte.
La discussion qui eut lieu au Corps législatif aviva plutôt qu’elle n’apaisa ses révoltes. Le 7 avril, nous nous réunîmes chez moi en conseil à neuf heures et demie du matin. Il y apporta un ultimatum qu’il me pria de remettre à l’Empereur : « Le présent plébiscite ne sera pas soumis aux Chambres. L’Empereur conservera le droit d’appel au peuple, mais aucun changement à la Constitution ne pourra être opéré sans le consentement préalable des Chambres. » J’allai, après la séance du Corps législatif, porter aux Tuileries cet ultimatum. Je trouvai encore l’Empereur très souffrant. Il ne me parut pas offusqué de la proposition. Mais je venais à peine de le quitter qu’il m’adressa le billet suivant : « Mon cher monsieur E. Ollivier, la proposition que fait M. Buffet a l’air si naturelle qu’au premier abord elle semble devoir être acceptée, mais, en y réfléchissant, je vois qu’elle supprime complètement mon droit d’appel au peuple, et qu’elle rend de nouveau perfectible une Constitution que nous avons voulu rendre immuable ou à peu près. En effet, si un jour j’étais forcé de faire un appel au peuple, ce serait sans doute pour toucher à certains articles de la Constitution. Comment le pourrais-je, si l’article additionnel me forçait de soumettre la question aux deux Chambres ? Il faut véritablement en finir. J’ai été de concessions en concessions, mais il y a un terme à tout. Du reste, j’expliquerai mon refus au Conseil. Croyez à mes sentimens d’amitié. — NAPOLEON. » (7 avril 1870.)
Le lendemain, 8 avril, l’Empereur annonce au Conseil son refus en termes catégoriques n’admettant plus de discussion. Il était toujours très souffrant, ce qui donnait à ses paroles une sécheresse saccadée, inaccoutumée. Buffet présente d’un ton modéré quelques observations, mais ne parle pas encore de démission. Ce fut dans la réunion tenue à une heure chez moi, en dehors de l’Empereur, qu’il annonça sa résolution. Daru, en quelques mots émus, lui demande d’oublier sa vivacité de l’avant-veille et le supplie de ne pas nous abandonner. Talhouët joint ses instances aux siennes. Buffet répond que c’est pour lui un devoir de conscience de donner sa démission, puisque son ultimatum est rejeté. Je le combats véhémentement : « Quand l’Empereur défendait l’article 33, vous et Daru lui répondiez : Ce qui est compris dans cet article vous est assuré par l’appel au peuple. Maintenant que l’article 33 a été abandonné, vous réclamez la suppression de l’appel au peuple, car le soumettre à l’approbation des Chambres, c’est, en réalité, le supprimer. N’est-ce pas manquer à votre parole ? D’ailleurs, aujourd’hui, il n’y a pas lieu à discussion, nous ne pouvons plus reculer ; c’est au ! conseil du 28 mars, alors que personne n’était encore engagé, quand l’Empereur nous a dit : Sommes-nous tous d’accord ? et que nous avons répondu : Oui ; c’est à ce moment qu’il fallait proposer votre ultimatum. Qu’avez-vous fait, au contraire ? Vous êtes venu vous asseoir au banc des ministres au Sénat, entendre la lecture du sénatus-consulte dans lequel le droit d’appel au peuple était inscrit sans la restriction que vous voulez maintenant imposer. Est-ce loyal ? » Sur quoi Buffet m’interrompt vivement : « Mais, alors, il n’était pas question d’un plébiscite immédiat. — Qu’importe ? puisque vous acceptez le plébiscite actuel sans approbation préalable des Chambres, et que ce sont les plébiscites futurs seuls que vous voulez réglementer ? Vous aviez le droit de vous retirer quand on a proposé le plébiscite actuel ; vous n’avez pas celui de contester aux plébiscites futurs une plénitude que vous avez acceptée avant la présentation du sénatus-consulte. Si nous nous retirions, nous ressemblerions à ce Liborio Romano qui, après avoir poussé son souverain dans la liberté, s’est servi de cette liberté pour le livrer à ses ennemis. » Segris m’appuya avec une rude éloquence. « Nous retirer, dit-il, ce serait manquer à l’honneur. » Tous nos collègues s’unirent à nous. Buffet, de plus en plus roidi, ne voulut rien entendre. Le soir nous nous retrouvâmes à dîner chez le maréchal Le Bœuf. Les insistances recommencèrent auprès de Buffet. Il y répondit d’une manière si âpre que Daru sortit, et j’en fis autant.
Le 9 avril, à neuf heures du matin, Buffet vint me voir : il avait passé la nuit en réflexions ; toute sa vie, il serait poursuivi par un remords s’il consentait à ce qu’il considérait comme la destruction du système parlementaire auquel il était passionnément dévoué. Une explication eût été superflue. Je répondis que sa retraite serait un malheur pour notre Cabinet et que je croyais qu’il se trompait. Il se rendit aux Tuileries : « L’Empereur, a-t-il écrit à un ami, lorsque je lui ai porté ma démission, a été très affectueux. Il m’a témoigné à plusieurs reprises le regret que lui causait ma retraite et m’a demandé si ma détermination était irrévocable ; il n’en a pas paru surpris, et il est évident pour moi qu’il s’y attendait. Du reste, il est impossible d’être mieux qu’il ne l’a été pour le ministère pendant tout le temps que j’en ai fait partie. Je n’ai pas le moindre doute relativement à sa ferme intention de continuer à marcher dans la voie où il est entré par le décret du 24 novembre et par les mesures qui l’ont suivi et qui ont eu pour objet le rétablissement en France du gouvernement parlementaire. »
Quand je revis l’Empereur le lendemain, il me dit tranquillement : « M. Buffet m’a donné sa démission, je l’ai acceptée. Vous me restez ; cela me suffit. »
Personne de nous ne supposait que Daru, le promoteur principal de ce plébiscite qui produisait tant de fracas, songerait à imiter Buffet. Mais les orléanistes, les légitimistes, acharnés à la ruine de l’Empire, au milieu desquels il vivait, lui en firent un devoir et le menacèrent de ne plus mettre le pied dans son salon s’il ne s’exécutait. Le pauvre homme succomba. A la suite de quelques pourparlers inutiles avec l’Empereur, sur un ultimatum peu différent de celui de Buffet, il envoya sa démission dans la soirée du 11 avril. Quelques années après, revenant avec moi sur ces divers incidens, il lui échappa de me dire : « Je n’ai pas été, depuis, sans avoir des doutes sur ma résolution. » Aucune déloyauté n’entra certainement dans son intention, mais parfois la faiblesse a un air de déloyauté. Talhouët fut de cet avis. Malgré la pression mondaine très vive qu’on exerça sur lui aussi, il vint me dire qu’il resterait avec nous jusqu’au plébiscite, et même après, s’il était mauvais ; mais s’il était bon, il se retirerait. C’était agir à la fois en ami et en gentilhomme.
Le lendemain 12 avril, nous arriva un dédommagement aux ennuis de cette crise pénible. Un collège électoral était vacant dans le Rhône ; Chevandier avait recommandé notre système d’abstention dans une excellente circulaire, et ses ordres avaient été scrupuleusement suivis par l’intelligent préfet Sencier. Le seul candidat officiel fut celui de la révolution, Fonvielle, l’accusateur du prince Pierre Bonaparte. Sa candidature fut furieusement soutenue par des feuilles d’opposition, propagée par des agens très actifs. Le Pays en prophétisait et en souhaitait le succès, en déclarant qu’il serait dû à la neutralité du gouvernement. A la première heure de la journée du 12, je reçus de Chevandier le billet suivant : « Je vous envoie avec plaisir le résultat du Rhône. Et je défie qu’on puisse faire un seul reproche à l’administration. » Fonvielle n’avait obtenu que 7827 voix, et le candidat libéral indépendant, Mangini, était élu par 15 348 voix.
Au conseil des ministres du 13, Daru n’était pas présent. Sa démission avait été acceptée. L’Empereur vint vers moi en souriant : « Je suis heureux de l’élection du Rhône ; vous aviez raison ; votre système est le bon. » Il n’eût pas écrit ce jour-là, à Fleury, sa lettre sur les effets désastreux de la séance du 24 février. Il nous entretint de la démission de Daru sans aucune expression de regret ; on sentait en lui un véritable allégement d’être délivré de tiraillemens perpétuels.
Il nous proposa Magne en remplacement de Buffet. Je le refusai : « Nous avons assez de ces hommes usés, il faut chercher ailleurs. » Je fis accepter Segris aux Finances. J’eusse voulu le remplacer incontinent par Duruy à l’Instruction publique. L’ancien ministre était populaire même parmi les républicains, et il eût ajouté au caractère libéral de notre ministère en le décléricalisant un peu. C’est ce qui m’empêcha de réussir. Mes collègues partageaient les défiances de leurs amis catholiques contre le propagateur de l’enseignement laïque ; ils craignirent que son adjonction ne rendît décidément hostile au plébiscite le parti catholique encore hésitant. Duruy ne fut pas sans éprouver quelque déplaisir de mon échec ; néanmoins, il ne nous retira pas son concours : « Mon cher Ministre, malgré mes observations et mon vif désir de rester à l’écart, on a mis mon nom sur la liste d’où, ensuite, il a disparu, et vous avez pris la peine de m’en donner l’explication. Je vous en remercie encore. Mais cet incident prouve que, pour certaines personnes, dont j’ai eu peut-être à repousser, à la Chambre, les propositions illégales, il n’y a de force que d’un côté, où je trouve, moi, beaucoup de faiblesse, et, naturellement, elles doivent vous entraîner par là. Mon nom leur déplaît ; il fait peut-être meilleure figure auprès d’un plus grand nombre, car je me souviens d’avoir pu, avec quelques paroles, obtenir de vrais miracles. Et puisque je suis mort, une pointe d’orgueil m’est permise, et je serais sans doute fort indiscret, si je vous demandais lequel de ces conseillers officieux d’hier au soir aurait mis en mouvement des masses de 800 000 hommes pour les faire courir, non au spectacle, mais à l’école ? Cependant, il ne faut pas alarmer ces consciences inquiètes, je me retire donc, et vous servirai mieux en volontaire que dans le rang. Dès que le S.-C. sera voté, j’irai à Mont-de-Marsan, pour y organiser à l’anglaise un de ces comités départementaux sans lesquels l’action de Paris ne dépassera pas la limite de l’octroi. Peut-être aussi trouverai-je moyen d’agir sur les instituteurs, cette armée de 45 000 hommes qui m’a gardé un peu de la confiance qu’elle avait en moi. Votre tout dévoué. » (15 avril 1870.)
La question posée au peuple fut celle-ci :
« Le peuple approuve les réformes libérales opérées dans la Constitution depuis 1860, par l’Empereur, avec le concours des grands corps de l’État, et ratifie le sénatus-consulte du 20 avril 1870. »
Si on pouvait lui reprocher sa complexité, il n’était pas permis de nier sa clarté. Elle portait exclusivement sur la liberté intérieure, et ce qu’elle demandait au peuple, c’était de répondre s’il approuvait ou non l’extension qui lui avait été donnée dans les dernières années. Rien de plus et rien autre. Gambetta s’est plus tard rendu coupable d’une imposture, lorsqu’il a dit : « On vous disait, en 1870, que voter oui, c’était la paix ; nous disions : C’est la guerre ; on vous disait que c’était la liberté ; nous disions : C’est la servitude ; on disait que c’était la stabilité ; nous disions : C’est la Révolution ; on disait que c’était la grandeur de la France ; nous disions : C’est l’invasion. » En 1870, personne, ni l’Empereur dans ses proclamations, ni ses ministres dans les leurs, ni l’opposition dans ses manifestes, n’a posé la question de paix ou de guerre, car cette question alors ne se posait pour personne. Le gouvernement n’y songeait pas : « J’affirme, a dit Buffet plus tard, qu’à ce moment pas un seul membre du ministère ne prévoyait ces événemens ; pas un ne pensait à la guerre possible ni probable ; pas un seul. » Tout au plus, si quelque chose a ressemblé à une préoccupation de guerre, ce sont les déclamations de la Gauche contre Sadowa et sur l’abaissement de la France. L’opposition n’a donc pas eu à démentir des promesses pacifiques qu’elle ne demandait pas et à pronostiquer une invasion qu’elle souhaitait peut-être, mais qu’elle ne se fût pas risquée à prophétiser. Girardin l’a dit à Gambetta lui-même dont il était alors devenu l’auxiliaire politique : « C’est faussement et mensongèrement que l’on a prétendu, après le 4 septembre 1870, que le plébiscite du 8 mai avait posé la question du maintien de la paix. Il n’a jamais posé que la question d’extension de la liberté. » Bien loin d’avoir anathématisé le plébiscite, Gambetta nous avait remerciés dans son discours du 5 avril d’avoir « empêché la prescription du suffrage universel et rendu cet hommage forcé au principe, car le plébiscite est une sanction désormais nécessaire dans les sociétés qui reposent sur le droit démocratique. » Il avait, de plus, reconnu « que la situation que nous traversions nécessitait de la part du gouvernement impérial, plus que de tout autre, un plébiscite. »
Je ne crois pas qu’il soit possible de concevoir une liberté plus illimitée que celle que nous accordâmes à la discussion du plébiscite. A la tribune, dans la presse, on put opposer la République à l’Empire, discuter, calomnier, flétrir l’origine du règne aussi bien que tous ses actes, étaler ce qu’on appelait : « le crime de décembre, la turpitude du Mexique, l’abaissement de Sadowa, la honte de Mentana. » Le nombre des réunions publiques croissait tous les jours. Du 24 avril au 2 mai il y en eut 161, dont 110 où furent nommés présidens d’honneur : Rochefort 78 fois, Mégy 51, Flourens 30. Dans ces réunions, le garde des Sceaux fut injurié de toutes manières, menacé d’assassinat, le ministère entier qualifié de « Dépotoir ; » on proposait d’écrire, sur le bulletin de vote, « le mot de Cambronne ; » le Sénat était traité de bagne et de… W.-C ; l’Empereur de voleur, brigand, filou, escroc, bandit, misérable, assassin, vampire, vieille vache, vieille botte éculée, lâche, infâme, Troppmann ; le Prince Impérial de marmot scrofuleux, galopin, petit tigre ; l’Impératrice d’Espagnole qui s’est fait épouser par un vieillard, accusée de traîner derrière elle l’Inquisition et les Jésuites ; la reine Hortense grossièrement insultée ; l’hérédité contestée, dans l’ordre politique comme dans l’ordre social ; les réformes libérales conspuées ; la Constitution de 1870 et le plébiscite traités de « coup d’Etat. » Enfin, l’Empereur fut condamné à mort comme voleur, brigand, assassin, faux monnayeur ; mais attendu que la République abolit la peine de mort, la condamnation fut réduite aux travaux forcés à perpétuité.
Des comités spéciaux se chargèrent d’ébranler la fidélité de l’armée. On ne distribuait pas les manifestes antiplébiscitaires à la porte des casernes où la surveillance des chefs s’exerçait ; on poursuivait les soldats dans la rue, dans les cabarets, on les attirait dans les réunions publiques. Un chasseur à cheval et un caporal du 50e se montrèrent sur l’estrade. Le caporal dit tout haut qu’ayant peu de mois de service à faire, il se moquait de ce qui pouvait lui arriver ; sur quoi Emmanuel Arago vint lui serrer la main. La propagande antimilitariste devint le principal objet de l’activité révolutionnaire. On avait réussi à glisser dans les casernes un catéchisme à l’usage du soldat dans lequel il était demandé : « Que doit-on faire quand un officier ordonne de faire feu sur le peuple ? — Réponse : Tirer sur lui. »
Les révolutionnaires avaient en vain essayé l’insurrection lors de l’affaire Victor Noir ; des journées et des barricades lors de l’arrestation de Rochefort ; des grèves au Creusot et ailleurs. Partout ils avaient piteusement échoué ; il ne leur restait qu’un moyen, l’assassinat. Flourens crut l’occasion propice de l’organiser. C’est dans l’armée qu’il chercha l’assassin. Il crut avoir trouvé son instrument dans un nommé Beaury, soldat déserteur, et un coquin de même trempe, Fayolle. Il les embaucha et les envoya à Paris pour assassiner l’Empereur. Un des complices, Ballot, dénonça l’entreprise.
La découverte de ce complot nous fut pénible : il nous était impossible de ne pas le poursuivre, et nous ne doutions pas que la mauvaise foi révolutionnaire ne le présentât comme une invention de la police. J’eusse désiré ne pas rompre le secret de l’instruction et, tout en poursuivant avec vigueur, ne pas en faire la confidence au public par un éclat révélateur. Mais les arrestations firent du bruit ; on alla aux renseignemens ; la presse parla ; la rumeur d’un complot contre la vie de l’Empereur devint une nouvelle publique. Les journaux démocratiques nièrent effrontément et dénoncèrent aussitôt « notre manœuvre de la dernière heure. » Les journaux favorables au Cabinet, déconcertés par ces dénégations, ne savaient que penser. Les Débats nous disaient : « Il importe qu’aucun doute ne puisse s’élever sur la réalité de ce complot ; il est bon qu’avant le vote, des documens nombreux et décisifs aient été publiés, des preuves péremptoires portées à la connaissance des électeurs par la voie de la presse ; il est nécessaire qu’au moment où nous serons appelés à voter, il ne puisse pas rester dans l’esprit des gens de bonne foi un doute sur l’exactitude des faits révélés hier soir et ce matin par divers journaux. » Et le Siècle lui-même nous conjurait « de ne pas prolonger plus longtemps un insupportable mystère. »
Nous aurions manqué du tact de la bataille si nous avions refusé plus longtemps d’édifier le pays sur la valeur morale de nos misérables adversaires. Nous nous décidâmes donc à raconter, à raconter complètement, à réunir dans une même communication les faits de février, dont l’instruction était terminée, à ceux d’avril dont l’instruction était en cours, et, vu leur connexité et leur importance, à saisir la Haute Cour de justice de l’un et de l’autre. Dans le rapport qui motivait ces décisions, il n’y avait pas seulement des documens de police, des dénonciations vagues, c’étaient des lettres formelles des inculpés eux-mêmes, notamment des lettres de Flourens et de Beaury, d’une clarté ne permettant aucune dénégation. Du reste, Flourens, plus tard, atout raconté et s’en est vanté. Mais dès ce moment, la réalité des imputations ne fit de doute pour personne. Seulement, les hommes de parti changèrent de tactique. Quand les réduit-on au silence ? Ils avaient commencé par nier l’existence du complot. La leur démontrait-on, c’était la police qui l’avait inventé ou tout au moins perfectionné. Tant que le gouvernement s’était tu, on lui criait de parler ; il parle, on lui crie : Pourquoi n’avez-vous point gardé le silence ? Il faut donc ne pas entendre ces criailleries et ne se préoccuper que de l’opinion des gens sérieux. Ceux-là ne nous accusaient ni d’avoir inventé, ni d’avoir perfectionné le complot. C’est contre une crainte d’un autre genre qu’ils désiraient être rassurés. Ils redoutaient que, troublés par de si menaçantes provocations, nous ne nous laissions entraîner à une politique réactionnaire. Je les rassurai. Le jour même où l’Empereur signait le décret convoquant la Haute Cour, j’écrivis à Paul Dalloz, directeur du Moniteur Universel : « Vous demandez au gouvernement de déclarer qu’il ne sera pas jeté dans la réaction par les douloureuses mesures de résistance auxquelles le contraignent des ennemis qu’auraient dû apaiser des mesures de clémence et de conciliation sans exemple. Lisez, dans les journaux, le compte rendu de l’une des réunions publiques tenues hier à Paris. Existe-t-il en Europe un seul pays dans lequel on puisse dire contre un gouvernement ce que, depuis huit jours, on dit du gouvernement de l’Empereur ? D’ailleurs, qui parle de réaction ? Le gouvernement a dit au peuple : Ni réaction, ni révolution : la liberté ! Y a-t-il quelqu’un qui ait répondu : réaction ? Personne. Mais il en est qui ont répondu : révolution. Ne vous inquiétez donc pas d’une réaction que personne ne conseille. Préoccupez-vous plutôt d’une révolution décidée à ne reculer devant aucun moyen ! La liberté ne serait en péril que si le peuple accueillait avec froideur le plébiscite libéral. Si, comme j’en suis sûr, il l’accueille par une immense majorité, la liberté est irrévocablement fondée sous la sauvegarde des Napoléons. »
Ainsi nous avions dit : Liberté ! L’opposition nous avait répondu : Révolution ! Le 8 mai, le peuple, par plus de 7 millions de suffrages, opta pour la Liberté. A Paris même, l’opposition gardait la majorité, mais elle perdait depuis les élections de 1869 plus de 50 000 voix. L’agonie du parti révolutionnaire, commencée le soir des obsèques de Victor Noir, s’acheva le soir du vote plébiscitaire.
J’éprouvai alors une des rares satisfactions de ma vie publique, non celle de l’ambitieux qui a atteint l’objet de sa convoitise, ni celle du vaniteux qui se flatte d’avoir acquis quelque renommée : c’était celle du penseur qui voit l’expérience confirmer ce que l’étude et l’instinct lui avaient inspiré, celle du savant qui, ayant démontré par ses calculs l’existence d’une étoile dans telle partie du ciel, l’aperçoit au bout de son télescope. En 1857, j’avais prêté le serment et en 1858 j’avais constitué le groupe des Cinq, en vue d’empêcher la prescription contre la liberté et de maintenir allumé le flambeau transmis par nos maîtres. Quand l’amnistie de 1860 eut apaisé mon cœur et que le décret du 24 novembre m’eut montré un souverain capable de comprendre la liberté, j’avais cru qu’il ne serait pas impossible de transformer l’Empire et que le transformer serait plus aisé et plus profitable que le renverser… Je trouvai cette œuvre bonne et je m’y consacrai pendant dix années, sans me laisser ni arrêter par l’acharnement de la résistance, ni leurrer par les caresses, ni troubler par le déchaînement des injures ; ne m’impatientant pas de l’attente, accommodant pour les personnes, facile sur les détails secondaires, irréductible sur les principes, changeant d’auxiliaires sans changer de dessein. Les Cinq s’étant laissé confisquer par les revenans de 1848, j’avais formé le groupe des Quarante-quatre du Tiers parti et continué avec lui ma revendication constitutionnelle. Le 19 janvier 1867, j’avais cru le but atteint. Mais l’Empereur s’était arrêté et m’avait rejeté dans la mêlée. Le suffrage universel ne s’était pas arrêté de même : averti par les fautes commises, endoctriné par des orateurs puissans, qui, en évitant de l’effaroucher par l’étalage de leurs arrière-pensées, célébraient magnifiquement la liberté, il avait, dans les élections de 1869, exprimé sa ferme volonté d’obtenir l’Empire libéral. Je m’étais mis alors à la tête d’un nouveau groupe, celui des Cent seize ; l’Empereur avait hésité, s’était rendu, m’avait appelé. J’avais formé un ministère parlementaire responsable et, par gradations successives, substitué la Constitution libérale à la Constitution autoritaire. Maintenant, le peuple me disait par ses millions de suffrages que je ne m’étais pas trompé en croyant mon œuvre bonne.
Certes, une partie considérable du succès était due à la fidélité inébranlable de ce peuple de France aux Napoléons. La plupart des épouvantés qui avaient appelé, acclamé le coup d’Etat de 1851, l’avaient maudit depuis ; Jacques Bonhomme lui était resté fidèle. Certes, même s’il fût demeuré autoritaire, l’Empire aurait obtenu la majorité, mais cette majorité diminuée, souhaitée par le Centre gauche et redoutée par l’Empereur, et qui ne lui eût laissé qu’une existence précaire, languissante, à la merci de ses implacables ennemis. C’est à la liberté seule qu’il avait dû sa majorité triomphante et le renouvellement de sa force affaiblie. Supposez que j’aie été emporté alors par une fièvre, comme Cavour, j’eusse été célébré unanimement comme un des rares hommes d’État du XIXe siècle, dont le dessein eût été accompli dans son intégralité, ni plus ni moins, et l’on m’eût aussi donné en preuve de ce que peut une volonté.
Mais un cyclone, qu’il me fut impossible de prévenir et contre lequel on ne me laissa pas le temps de lutter, s’abat sur mon œuvre, la fracasse et me rejette au nombre des vaincus condamnés à l’ostracisme. Eschyle a composé un beau poème tragique : il sort ; un aigle qui passe tenant une tortue dans ses serres, la laisse tomber sur sa tête et le tue. Il n’en a pas moins composé un beau poème. C’est ce que dira l’Histoire de l’Empire libéral quand elle jugera la Constitution qui en fut le couronnement.
Pour juger les Constitutions impériales, il faut ne pas perdre de vue que l’Empire n’a pas été une monarchie au sens consacré du mot. Quoique ayant à sa tête un empereur héréditaire, il était, par la nature de ses institutions, une république, comme l’était Venise, régie par un doge viager. Appliquer à une république une constitution véritablement monarchique, c’est la dénaturer. Il suffit au contraire de changer le premier article d’une constitution impériale, d’y écrire Président de la République au lieu d’Empereur pour avoir une constitution dans laquelle une république se mouvrait à l’aise. La Constitution de 1852 conviendrait à une république autoritaire comme celle de 1870 serait la forme excellente d’une république parlementaire.
La Constitution de 1870 a cette première qualité d’être la plus courte de toutes les Constitutions. Elle ne compte que 46 articles ; celle de 1852 en contenait douze de plus ; les Chartes de 1814 et de 1830 étaient divisées, la première en 76 articles, la seconde en 70. La Constitution de l’an VIII allait jusqu’à 95. Celle de l’an III, la plus longue, n’en renfermait pas moins de 377, et elle contenait parmi ses prescriptions celle d’être bon père et bon époux. Cette brièveté augmente la nécessité de faire des lois organiques plus nombreuses. Le droit d’appel au peuple, réservé à l’Empereur, devait être réglé dans ses détails d’exécution, ainsi que la loi électorale législative, la loi municipale, etc. Mais cela même augmentait la stabilité du pacte fondamental qui, réduit aux points essentiels, peut être soustrait aux controverses, aux changemens, et avoir de plus grandes chances de durée. Faisons maintenant fonctionner cette Constitution. Elle détruit l’omnipotence du pouvoir personnel du chef de l’État en le limitant par la responsabilité des ministres devant la Chambre. Il nomme et révoque les ministres, mais il ne peut choisir que ceux désignés par la confiance du Parlement, et il ne peut les révoquer tant que cette confiance persiste. À l’omnipotence détruite du pouvoir du chef de l’État la Constitution ne substitue pas, et ceci est son point original, l’omnipotence collective du Parlement. Toute omnipotence est une calamité ; rien dans ce monde n’existe qui ne doive être limité et contenu, et c’est spécialement vrai dans les affaires d’État. De tout temps, la, division des pouvoirs, c’est-à-dire leur limitation réciproque, a été considérée comme la condition essentielle de la liberté. Reconnaître à un parlement la faculté de tout faire est aussi monstrueux qu’attribuer la toute-puissance législative et judiciaire à la volonté absolue d’un monarque. La liberté est compromise dès qu’un pouvoir est omnipotent. Omnipotence pour omnipotence, s’il fallait choisir, celle d’un pouvoir personnel serait préférable parce qu’elle est responsable, tandis que l’autre ne l’est pas. Cette responsabilité, ne fût-elle que morale, est une garantie que n’offre pas une collectivité ; aucun César n’aurait eu l’audace de commettre les atrocités de la Terreur.
La prévoyance politique conseille de protéger la nation aussi bien contre l’omnipotence anonyme que contre l’omnipotence césarienne. Le premier moyen est de diviser le parlement en deux Chambres et de faire de l’une le frein de l’autre, et d’un Sénat le contrepoids d’un Corps législatif. Pour que l’action de cette Chambre haute soit efficace, il faut qu’elle soit établie dans des conditions très fortes d’autorité. L’essentiel n’est pas son mode de nomination. Qu’elle sorte de l’élection sous une forme quelconque ou de la désignation du prince, peu importe, pourvu qu’elle soit inamovible. Machiavel, dans sa république idéale, voulait un Consiglio degli Scelti, c’est le Sénat, composé de deux cents citoyens, e stessino a vita (qui devait être à vie). J’arrive à cet axiome : Nommez le Sénat par le procédé le plus imparfait, il sera bienfaisant si les sénateurs sont inamovibles ; adoptez le système le plus perfectionné d’élection, il sera un rouage superflu, si les sénateurs ne sont nommés que pour un temps. Dès que le mandat des sénateurs est soumis à des renouvellemens périodiques, les Sénats finissent tôt ou tard par n’être qu’un simple reflet du Corps législatif, sa doublure docile.
Il est important aussi que l’autorité d’un Sénat ne soit pas compromise par l’attribution d’une compétence criminelle exceptionnelle et qu’il ne devienne pas une Haute Cour de justice comme la Chambre des pairs de la Restauration et de Louis-Philippe ; alors il ne paraît plus être que l’instrument d’un parti politique et son action, même législative, est infirmée par cette suspicion. Notre Sénat était inamovible ; et par là était assurée son indépendance à la fois contre la place publique et contre le palais ; sa nomination par le chef de l’État était la garantie d’un choix éclairé et réfléchi : théoriquement, l’élection d’en bas paraît assurer le succès du mérite ; en réalité, elle n’est le plus souvent que la prime gagnée par l’intrigue. Les Florentins, après avoir usé à outrance de l’élection, en étaient arrivés à considérer le tirage au sort sur une liste comme donnant de meilleurs résultats. De plus, notre Sénat n’était pas une Haute Cour de justice : les crimes contre la sûreté de l’Etat ne lui étaient pas déférés, ils étaient attribués au jury national d’une Haute Cour.
Néanmoins, le contrepoids du Sénat n’est pas toujours un préservatif de l’omnipotence parlementaire, car il se peut que les deux Chambres s’accordent dans la même volonté d’exercer la plus terrible tyrannie, celle d’une majorité législative qui n’est plus en conformité d’opinion avec la nation. Quel remède en ce cas ? Selon les parlementaires, il n’en est aucun. Il faudra tout subir jusqu’à ce qu’une réélection culbute les tyrans et les remplace par les vrais représentans de l’opinion dont ils n’ont pas tenu compte. Remède tardif et inefficace ! car lorsque les tyrans parlementaires seront balayés, l’acte dont la nation ne voulait pas sera peut-être passé à l’état de fait accompli irrévocable. Il est donc nécessaire de s’assurer le moyen d’empêcher le fait contraire à la volonté d’un peuple de s’accomplir. Notre Constitution le donnait. C’est celui que la république suisse pratique tous les jours au grand avantage de la paix sociale : l’interrogation directe adressée à tout le peuple de répondre, par un oui ou par un non, s’il agrée ou s’il rejette la loi votée par ses représentans.
La routine des parlementaires s’insurge contre ce procédé, et ils préfèrent la ruine de leurs idées à leur salut par un tel moyen, contraire, disent-ils majestueusement, aux principes. A quoi bon interroger le peuple ? Il a nommé des députés précisément pour le représenter et répondre en son nom. Cette objection constitue l’illusion décevante du parlementarisme. Non ! le peuple n’exprime point sa pensée par l’élection des députés. Dans toute élection de ce genre, l’élément personnel est presque toujours prépondérant : tel est nommé parce qu’il appartient à une famille bien placée dans le pays, qu’il a rendu des services, qu’il est agréable, parle bien, donne de solides poignées de main, et, ayant un bon estomac, trinque infatigablement au cabaret. Mais ce député, dit-on, a fait une profession de foi, sur laquelle on l’a nommé, et le peuple a ainsi indiqué son opinion. — Erreur. Une profession de foi s’engage sur une foule de sujets différens. Quel est celui de ces engagemens qui a valu le vote de l’électeur ? D’ailleurs, n’y aurait-il qu’un seul engagement pris, qui assure que l’élu le tiendra et que le député ne votera pas autrement que le candidat[2] ? Lui imposera-t-on le mandat impératif ? Accordera-t-on à ses électeurs un droit de révocation s’il y manque ? C’est pour le coup que les principes chers aux parlementaires seraient mis en pièces. Il en est deux sans lesquels on ne conçoit pas le système parlementaire : le premier, que le représentant possède un droit propre, intangible, aussi inviolable que celui du juge, à rendre sa sentence ; le second, que l’opinion exprimée dans une profession de foi n’est qu’une opinion provisoire dont il est permis et même obligatoire de se dégager si la discussion en a démontré la fausseté. Sans cela, pourquoi réunir une assemblée, élever une, tribune, pérorer ? Il serait plus simple de réunir quelques greffiers et de les charger d’additionner les opinions contenues dans les mandats impératifs ; la majorité constatée formerait la loi.
L’appel au peuple ou le référendum offre le moyen unique de savoir d’un peuple ce qu’il pense, sur les choses et les institutions, en dehors de toute considération personnelle. Et par cela seul que la question se généralise, elle intéresse un plus grand nombre de personnes, et l’on en voit beaucoup qui, in différens à l’âpreté des luttes personnelles et ne venant jamais voter pour l’élection d’un député, sortent de leur torpeur pour répondre à l’interrogation d’un plébiscite et forment par leur intervention des majorités inattendues.
Les conditions du référendum impérial s’écartaient-elles de celles du référendum démocratique ? Le référendum impérial s’adressait au peuple sans avoir été précédé de l’approbation des Chambres. Le référendum suisse, de même, s’exerce sans l’assentiment des Chambres, et le bon sens indique qu’il n’en peut être autrement ; car si le référendum était subordonné à ce consentement, il n’aurait jamais lieu ; une Chambre ne peut pas admettre qu’une loi qu’elle a votée ne soit point parfaite, sans cela elle ne l’aurait point votée. La différence entre le référendum impérial et le référendum suisse consiste en ceci : le référendum, en dehors du cas de la révision de la Constitution, où il est obligatoire également dans les deux pays, ne pouvait être provoqué en France que par l’Empereur, tandis qu’en Suisse, il peut l’être par l’initiative d’un certain nombre de citoyens. Cette différence n’est pas une preuve d’infériorité du référendum impérial, elle tient à ce que celui-ci se rattache à un pouvoir permanent et l’autre à une république. Le référendum ou l’appel au peuple établi par notre Constitution sans le consentement des Chambres est donc une innovation heureuse. Les parlementaires le contestent : Ce n’est qu’un charlatanisme ou une duperie, disent-ils, et par là votre Constitution n’est pas libérale, elle est césarienne ; le peuple répond toujours oui à ce qu’un gouvernement lui demande. S’il en était ainsi, pourquoi les terroristes ont-ils refusé de soumettre au peuple la condamnation de Louis XVI ? N’est-ce pas un gouvernement établi, lors de l’élection présidentielle de 1848, qui a proposé au peuple le nom du général Cavaignac ? Et cependant, c’est par celui de Napoléon que le peuple a répondu. La pratique du référendum en Suisse a amené à l’état de vérité expérimentale incontestable que le peuple pense souvent tout autrement que les députés qu’il a élus et que souvent il réélira. En voici, un des exemples les plus saisissans : une loi sur l’assurance obligatoire en cas d’accident du travail est votée par les deux Chambres, à l’unanimité, moins une voix. Referendum : la loi est repoussée à 100 000 voix de majorité. Et cependant, presque tous les députés ainsi désavoués furent réélus.
Il faut donc approuver la Constitution de 1870 d’avoir, pour la première fois, introduit le plébiscite dans le mécanisme constitutionnel libéral. De la sorte, la souveraineté du peuple ne s’exerce pas à cette seule minute où le citoyen met dans l’urne un bulletin nommant un député ; elle est toujours vivante et à tout instant peut devenir active. Dès lors, la pondération constitutionnelle est assurée ; il n’y a plus d’omnipotence nulle part : celle du chef de l’État est contenue par le Parlement, celle de la Chambre des députés par le Sénat, celle des deux Chambres réunies par la nation. Faites maintenant un dernier pas : trouvez un moyen de contenir la nation elle-même, de l’obliger à ne pas méconnaître, dans ses égaremens de passions passagères, les nécessités fondamentales de toute justice et de toute société, alors vous arriverez à ce que l’on peut établir de moins imparfait dans ce monde.
Ici, la difficulté est presque insoluble, et l’on ne peut la résoudre qu’approximativement. Le Sénat avait, jusqu’en 1870, eu l’attribution d’annuler ce qui avait été dicté contre la loi constitutionnelle et au mépris du droit des citoyens. Depuis qu’il était devenu une portion du pouvoir législatif, il ne pouvait plus remplir cet office que d’une manière indirecte, en votant contre les lois qu’il avait autrefois le pouvoir d’annuler. Il eût été désirable de combler cette lacune, en établissant, à côté de la Haute Cour de justice criminelle, une seconde Cour de justice politique, imitée de la seule partie vraiment belle de la Constitution américaine. Cet office, pour ne pas créer une institution nouvelle, eût été conféré à la Cour de cassation jugeant à huis clos, toutes chambres réunies. Chaque citoyen se croyant lésé dans son droit constitutionnel par une loi votée aurait eu la faculté de se pourvoir devant cette Cour, qui n’aurait pas été autorisée à casser la loi (ce qui serait empiéter sur le pouvoir législatif), mais aurait pu, si elle trouvait la plainte fondée, dispenser par un jugement de son exécution. Tous les citoyens dans le même cas, après un jugement favorable à l’un d’entre eux, auraient pu exercer le même recours, et la loi, sans être cassée, tombait en désuétude. Mais ma proposition eût soulevé un tolle d’étonnement, tant les saines notions de la liberté étaient encore peu répandues. On me reprochait déjà d’avoir trop le goût des innovations téméraires et je n’osai pas.
La question se posa alors de savoir si je ne convertirais pas mon titre intérimaire en un titre définitif et si je ne resterais pas aux Affaires étrangères. L’Empereur persistait dans son avis de janvier : « C’est trop tôt, me dit-il, nous avons fait beaucoup ; l’essentiel est assuré ; tout est loin cependant d’être terminé, et votre attention ne doit pas encore se détourner des affaires intérieures. Attendons, le temps n’est pas venu de sortir, à l’extérieur, de l’abstention à laquelle nous nous astreignons partout, et d’adopter une politique active bien définie. » Je me décidai donc à rester à la Justice. Plusieurs regrettèrent ma résolution à ce moment même. Quelques diplomates, lord Lyons notamment, m’avaient fort engagé à ne pas quitter le quai d’Orsay : « Vous avez en quelques semaines expédié les affaires avec une rapidité à laquelle nous ne sommes pas habitués ; je ne veux pas vous humilier, ce n’est guère qu’en Turquie qu’elles traînent plus que chez vous. » La Valette m’écrivait de Londres : « Je ne vous cacherai pas qu’on est ici très désappointé. On se croyait sûr de vous garder aux Affaires étrangères. Lord Clarendon s’en est expliqué ce matin avec moi dans les termes les plus sympathiques et les plus aimables pour vous. »
Je cherchai dans la carrière un diplomate qui tiendrait la place, tant que durerait notre période d’effacement, et qui me la rendrait au moment opportun, moyennant une compensation égale à ses mérites. Je m’adressai d’abord à La Tour d’Auvergne. Il refusa pour des raisons de santé. Le hasard me mit en relations avec le duc de Gramont. On a souvent présenté son entrée aux affaires comme la préméditation d’un revirement de notre politique dans le sens belliqueux : il nous aurait été imposé par l’Empereur et par Rouher en vue de fausser notre programme primitif et de nous entraîner insensiblement à la guerre. En réalité, rien de plus imprévu que notre rapprochement. Gramont, ami de Drouyn de Lhuys et de sa politique, n’avait aucune relation avec Rouher. Il était en ce moment en congé. Je le rencontrai chez le prince Napoléon avec qui il était lié. Il vint me voir. Je le trouvai séduisant, éclairé, instructif. A propos du mémorandum de Salzbourg, il me montra sa dépêche de 1866 : il me parut alors perspicace et décidé, et cela m’inspira spontanément l’idée, que personne ne me suggéra, de lui offrir le ministère. J’en parlai à l’Empereur. Il me marqua du goût pour le duc : « C’est un galant homme. » Mais il m’objecta qu’il ne correspondait pas aux exigences du moment ; qu’il n’était ni député, ni sénateur et que, dans les Chambres, on ne serait pas content. Je répondis que ces inconvéniens me semblaient plus que compensés par l’avantage d’avoir à la tête de nos affaires extérieures un diplomate de métier, connaissant les chancelleries et les cours, ayant vu de près tous les événemens depuis le commencement de l’Empire. Là-dessus, l’Empereur l’accepta, ajoutant : « D’ailleurs, n’importe qui conviendra, puisque nous sommes décidés à ne rien faire. » Et voilà comment Gramont devint ministre. En lui annonçant sa nomination, l’Empereur lui dit : « Je vous demande d’être bien avec Ollivier ; je l’aime, même quand il se trompe ; lorsqu’il entre dans mon cabinet, cela me repose ; c’est le seul de mes ministres qui ait eu confiance en moi, et qui n’ait jamais eu aucune arrière-pensée personnelle ; que ne l’ai-je connu plus tôt ! »
Le père de Gramont avait été sauvé, tout enfant, au château de Versailles, par un garde du corps, au moment de l’invasion révolutionnaire d’octobre 1789 ; il avait servi durant l’émigration, dans le régiment anglais de chevau-légers, puis dans divers corps étrangers ; en 1814, ayant pénétré dans le Midi, il travailla activement à la restauration des Bourbons et en 1830 suivit Charles X dans l’exil. Il avait épousé la sœur du comte d’Orsay, le dandy et l’artiste, éblouissante de beauté dans la fraîcheur de ses quinze ans. Leur fils Agénor, né le 14 août 1810, compagnon d’enfance du duc de Bordeaux, était destiné à briller au milieu des ombres vivantes qui se sont mues tant d’années dans le vide autour d’une ombre de royauté. Cependant il entra à l’École polytechnique à l’âge de dix-huit ans, donna sa démission d’officier d’artillerie en 1841 et se fit élire membre du Conseil général des Hautes-Pyrénées. Son esprit actif se lassa de se repaître dans l’oisiveté d’une espérance sans cesse ajournée : son oncle d’Orsay, lié avec le prince Louis-Napoléon, président de la République, le fit envoyer, en décembre 1851, ministre plénipotentiaire à la Cour électorale de Hesse ; ce fut le commencement d’une brillante carrière diplomatique. En mars 1852, il était nommé auprès du roi de Wurtemberg ; en janvier 1853, à Turin, en qualité de ministre extraordinaire ; en août 1857, ambassadeur à Rome, et en août 1861, ambassadeur à la Cour d’Autriche. Il avait épousé, en 1848, une Écossaise, Mary Mac Kinnen, dont il avait eu trois enfans.
Tout en lui était noble, distingué : la personne haute, élégante, d’allure fière ; la tête petite, fine, d’une belle régularité, où se retrouvait encore l’empreinte du grand Béarnais, éclairée par deux yeux sourians et fins. Son commerce était égal, agréable ; il y apportait un tour d’esprit de grâce enjouée et de spirituelle malice qu’il tenait de sa délicieuse mère. On a dit que dans sa politesse, il y avait quelque chose de dédaigneux, je ne l’ai jamais vu ainsi. Quelque insouciance entrait dans cette nature élevée, ce qui, joint à un sentiment de l’honneur toujours en éveil, en faisait le type accompli de notre vieille aristocratie. Il voyait les choses à vol d’oiseau et n’avait pas de goût à se perdre en leurs profondeurs, mais cette vue était claire et juste. Il connaissait les prudences de la diplomatie ; il avait toujours voulu en ignorer les astuces : dans la plupart des dépêches de nos ambassadeurs, le pour et le contre se coudoient et se succèdent afin de parer le démenti des faits ; lui avait un avis décidé ; il l’exprimait fermement dans une langue correcte, aisée, ample, et il ne se préparait pas un argument de sortie pour entrer dans l’avis contraire. Comme ministre des Affaires étrangères, il avait deux qualités précieuses : le sang-froid qui le mettait à l’abri des entraînemens irréfléchis et un courage de résolution qui le préservait des pusillanimités avilissantes. Il n’y avait pas non plus à craindre qu’il désavouât après un insuccès ce qu’il avait trouvé bon avant ; il ne changeait pas selon l’événement, et en toute occasion, il se rappelait la devise de sa maison : Gratia Dei sum id quod sum.
A Turin et à Rome, il avait assisté à la conquête de l’Italie par le Piémont. A Vienne, il observa celle de l’Allemagne par la Prusse ; il n’en garda une vive sympathie pour aucun des deux conquérans, et n’était pas sans inquiétude sur le péril auquel nous exposait ce double voisinage d’ingratitude et de haine. Toutefois, il se rendait compte de ce qu’a d’impérieux le fait accompli et, sans désespérer d’un certain redressement dans l’avenir, il pensait que ce redressement ne résulterait que d’une crise intérieure de l’Allemagne ou de l’Italie et non d’une intervention guerrière de notre part. Il exprimait son véritable état d’esprit en écrivant de Vienne à un journaliste parisien : « Ne croyez pas que ma petite politique, qui est le fruit d’une expérience de dix-huit ans, soit la guerre ou les aventures ; pas le moins du monde. Je ne suis ni prussien, ni autrichien, ni italienne suis français de la tête au cœur ; mais je voudrais prévoir les événemens, au lieu d’être toujours surpris, entraîné, remorqué par eux. Je trouve que nous avons trop souvent employé, à relever le navire, des forces qui eussent suffi, bien dirigées, à l’empêcher d’échouer. »
Dans ces dispositions d’esprit, nous n’eûmes pas de peine à nous entendre. Il pensait en principe, comme Drouyn de Lhuys, comme Moustier, comme Thiers, comme Rouher, comme Daru et nos diplomates, que c’était un intérêt français d’empêcher la violation du traité de Prague par le passage du Mein. Je n’essayai pas d’obtenir l’abandon de, son opinion, mais je lui demandai de renoncer à la manifester d’une manière quelconque, par écrit ou par paroles, en sa qualité de ministre des Affaires étrangères, et de ne s’écarter d’aucune des trois parties du programme initial du Cabinet : acceptation des événemens de 1866, abstention dans le présent, réserve absolue sur ce qu’il conviendrait de faire dans les éventualités de l’avenir. Il adhéra à ce programme et ne s’en est jamais écarté. C’est avec la résolution loyale de contribuer au maintien de la paix, qu’il entra dans un ministère plus que jamais dévoué à la cause de la paix.
Talhouët avait donné sa démission le lendemain du plébiscite (10 mai). Il y avait donc deux ministères à pourvoir : les Travaux publics et l’Instruction publique. Pour les Travaux publics, nous fûmes unanimes à désigner Plichon, appartenant à la portion du Centre gauche qui avait voté oui. Segris désirait passionnément que son ami Laboulaye fût placé à l’Instruction publique, quoique lui aussi n’appartînt pas au Parlement. L’Empereur, beaucoup mieux inspiré, nous proposait Bourbeau, homme de très grande valeur aussi et pour lequel personnellement j’avais beaucoup de sympathie. Mais Segris, je ne sais pourquoi, montrait autant d’antipathie pour Bourbeau que de sympathie pour Laboulaye. Tenant beaucoup à n’être pas désagréable à un collègue pour lequel j’avais estime et affection, je me prêtai à seconder son double sentiment. J’écrivis donc à l’Empereur : « Sire, Chevandier, Segris et d’autres de nos collègues ne croient pas que Bourbeau convienne ; il a le tort à leurs yeux de n’être pas nouveau et d’avoir été compromis dans le Cabinet Forcade. Ils pensent que, pour que nous puissions faire avec succès de la résistance, il est nécessaire que notre couleur libérale ne soit pas douteuse. Laboulaye leur paraît préférable à cause de son remarquable talent oratoire qui lui permettra de me suppléer dans les luttes contre les révolutionnaires et à cause aussi de son influence sur une certaine portion de l’opinion publique et du courage avec lequel il nous a soutenus dans la récente lutte. Ces messieurs viendront causer et exposer leurs raisons à Votre Majesté demain à onze heures : elles me semblent très sérieuses. Affectueusement et respectueusement… »
L’Empereur m’écrivit le 15 mai au matin : « J’ai encore réfléchi à la composition ministérielle : quel que soit le mérite de M. Laboulaye, il m’est impossible ; en présence de la manifestation qui vient d’avoir lieu, d’admettre dans mes conseils un homme qui a fait contre l’Empire la plus odieuse satire. D’un autre côté, je sais que ce choix ayant été ébruité, il a rencontré au Corps législatif la plus grande opposition. Le Sénat de son côté voudrait être représenté dans le Conseil, il faut donc sortir du provisoire et prendre des hommes capables. Tout bien considéré, je mettrais le duc d’Albuféra aux Travaux publics, M. Magne aux Finances, M. Segris à l’Instruction publique. On m’a dit que le duc d’Albuféra accepterait cette combinaison. Voyez, et venez aujourd’hui en causer avec moi, et croyez à ma sincère amitié. »
L’objection de l’Empereur, que Laboulaye n’appartenait pas au Parlement, était sans réplique et je me gardai d’y résister. Je lui écrivis le même jour à deux heures : « Sire, je vais m’arranger pour obtenir de Segris l’abandon de Laboulaye ; quant à Magne, je ne puis être ministre avec lui. Il y a un proverbe arabe qui dit : « Quand ton ami t’a trompé une fois, c’est sa faute ; quand il t’a trompé deux fois, c’est la tienne. » Magne m’a trompé en janvier ; il n’entrerait dans mon ministère que pour me tromper encore, je n’ai aucune confiance en lui et, quel que soit mon désir d’être d’accord avec Votre Majesté, je ne puis accepter cette combinaison. L’honneur, en outre, m’interdit d’infliger à Segris, qui nous est resté fidèle aux momens critiques, de passer des Finances à l’Instruction publique ; il ne l’accepterait d’ailleurs pas et il aurait raison. Quant à d’Albuféra je n’ai aucune objection. » D’Albuféra était un homme d’une capacité et d’une sûreté éprouvées, un de mes principaux soutiens à la Chambre ; mais il convint lui-même que je devais réserver une place au Centre gauche, et d’ailleurs, à cause du labeur que lui donnait le Canal de Suez dont il était administrativement la cheville ouvrière bien plus que Lesseps, il ne se souciait pas de prendre un portefeuille.
A quatre heures et demie, j’écrivis donc à l’Empereur : « Sire, pour en finir, voici ce que je vous propose : Affaires étrangères : Gramont ; Travaux publics : Plichon ; Instruction publique : Mège, Centre droit, président de la Commission du budget, vice-président de la Chambre. Si Votre Majesté approuve, j’apporterai les décrets à signer à six heures. » A six heures, je me rendis chez l’Empereur qui ne fit aucune observation et signa. J’écrivis alors à Mège, que je n’avais pas tenu au courant de mes démarches. Il arriva chez moi à onze heures du soir, tout bouleversé, me dire qu’il acceptait, et les décrets parurent le lendemain au Journal officiel.
Ces choix étaient excellens et défiaient la critique, non seulement parlementairement, mais encore en eux-mêmes. Plichon avait eu un bras fracassé à la chasse, et cela, joint à sa moustache hérissée, à ses cheveux en broussaille, à sa démarche décidée, lui donnait un air martial. Cet air n’était pas trompeur, car s’il était capable, laborieux, expérimenté, il était surtout vaillant. Depuis 1857, il avait lutté avec nous pour toutes les libertés, excepté pour celle des échanges dont il était l’ennemi acharné. Constamment il avait défendu le Pape et l’Eglise. Il n’avait pas d’éloquence, mais sa voix claire, aiguë, forçait l’attention et il exprimait ses opinions dans des termes appropriés, nets, énergiques et d’un accent de conviction qui inspirait le respect. Dans les relations personnelles, c’était l’homme le meilleur, le plus loyal, le plus rempli de bienveillance de cœur et auquel on pouvait le plus pleinement se fier. Mège, dans sa personne robuste comme dans sa parole, avait quelque chose de pesant, mais de cette pesanteur auvergnate sous laquelle on sent la souplesse de l’esprit, la finesse du jugement et qui, à l’occasion, sait s’allumer et devenir chaleureuse et impulsive. Il appartenait à cette partie de la majorité qui, en votant contre nous, dissimulait à peine ses vœux pour notre succès.
Chaque jour je comprenais mieux les inconvéniens d’un arrangement qui me donnait les responsabilités et le fardeau d’un premier ministre sans que j’en eusse l’autorité. Mes excellens collègues le pensaient comme moi et ils avaient décidé de faire une démarche auprès de l’Empereur, afin que, sans renoncer à son titre de président du Conseil, il me conférât celui de vice-président. Je les engageai à attendre la fin de la session, alors que nous opérerions, dans l’organisation du pouvoir, les remaniemens nécessaires : il me semblait mieux que ce qui était la conséquence de la force des choses ne parût pas la récompense accidentelle de la réussite du plébiscite. Jusque-là, il me suffirait d’exercer en fait, du consentement de Gramont, les prérogatives qui me seraient accordées, plus tard, en qualité de vice-président du Conseil. Et il fut convenu que Gramont m’enverrait les extraits des dépêches de nos ambassadeurs comme le ministre de l’intérieur m’envoyait les rapports de police.
Huit jours après son arrivée au pouvoir, le 22 mai, Gramont partit de Paris pour aller à Vienne remettre en personne à l’empereur d’Autriche ses lettres de rappel. Cette démarche n’avait d’autre motif qu’un sentiment de convenance bien naturel après huit années de séjour à la cour d’Autriche, pendant lesquelles il n’avait eu qu’à se louer de François-Joseph et de ses ministres. Il n’était pas fâché non plus d’avoir un dernier entretien avec Beust, qu’il avait quitté quelques semaines auparavant (28 avril) avec l’idée d’un prochain retour. Aussitôt arrivé à Vienne, il se rendit chez le chancelier (24 mai). Après les complimens et les généralités, Beust lui dit qu’il regardait de son devoir de lui communiquer certaines circonstances sur lesquelles il avait dû garder le secret même vis-à-vis de lui. Il s’agissait d’un traité d’alliance offensive et défensive contre la Prusse. Prévoyant que tôt ou tard cette puissance essayerait d’étendre son empire sur l’Allemagne du Sud, il avait pris l’initiative d’une entente commune entre la France et l’Autriche pour la contenir dans la limite que lui assignait le traité de Prague. Il était manifeste que le temps ne travaillait pas en faveur des idées annexionnistes de Bismarck et que la paix en se prolongeant ne faisait qu’augmenter dans les États du Sud leur volonté de n’être pas absorbés. Bismarck avait un intérêt capital à arrêter l’œuvre pacifique du temps et à saisir une occasion favorable d’agir. En vue de cette éventualité, Beust avait proposé un projet de traité à trois (avec l’Italie) et chargé Metternich de conférer avec Napoléon III. Ce projet avait été l’objet de pourparlers qui duraient encore, bien qu’entamés en 1869 Comme il était de la plus haute importance que la Prusse ne pût pas se douter de cette alliance, on était convenu de garder le secret absolu, tellement absolu que le gouvernement français n’avait pas informé même son ambassadeur à Vienne.
En apprenant la nomination de Gramont, Beust télégraphia à Metternich de demander à l’Empereur qu’il l’autorisât à le mettre au courant de la situation. L’Empereur répondit qu’il préférait que Beust ne parlât de rien et qu’il se réservait de tout apprendre à son nouveau ministre. Beust insista, chargeant Metternich de représenter à l’Empereur qu’il était absolument impossible qu’il ne dît rien, alors qu’à son retour à Paris, Gramont découvrirait qu’il lui avait caché un fait si important. L’Empereur consentit, et ce consentement venait d’arriver par le télégraphe. « On comprendra facilement, écrit douloureusement Gramont dans ses Souvenirs, l’effet que produisirent sur mon esprit de semblables révélations. Depuis près de neuf ans, je représentais l’Empereur à Vienne ; les éloges constans, les témoignages de satisfaction qu’il m’avait donnés, ma récente nomination aux Affaires étrangères que je n’avais pas sollicitée, tout m’autorisait à croire que la confiance de mon gouvernement m’était acquise, et cependant, depuis près d’un an, on négociait à mon insu un traité dont j’aurais dû être le premier instruit et le négociateur légitime ; depuis près d’un an, je me rencontrais presque chaque jour avec le chancelier et il existait entre lui et l’Empereur des secrets dont j’étais exclu ! »
Beust mit sous les yeux de Gramont le texte d’un traité à trois entre la France, l’Autriche et l’Italie, dont un exemplaire était également à Paris entre les mains de Metternich, chargé d’en poursuivre la conclusion. C’était une alliance offensive et défensive déterminant la part et le mode d’action de chacune des parties et leurs engagemens réciproques suivant les éventualités. Le traité n’était pas signé, parce que Victor-Emmanuel avait déclaré que, sans l’évacuation du territoire pontifical, il lui était impossible d’entrer en arrangement. Or, jusqu’à ce jour, Napoléon III n’avait pas cru pouvoir prendre un engagement équivalant à l’abandon du Pape aux convoitises de ses ennemis. Beust déplorait ce qu’il appelait un scrupule exagéré, et il croyait le moment venu de laisser l’Italie s’arranger seule avec le Pape. Le traité n’avait donc pas été signé et ratifié, mais pour qu’il en restât quelque chose et que les négociations portassent quelque fruit, il avait été convenu qu’elles seraient considérées comme suspendues et non rompues, afin de pouvoir être reprises au premier moment opportun. Les trois souverains avaient constaté cette situation en échangeant des lettres autographes. « Beust, écrit encore Gramont, me fit lire la lettre de l’empereur François-Joseph et la réponse de mon souverain. C’était un échange de promesses réciproques de bonne entente. Promesse de garder l’un vis-à-vis de l’autre les mêmes sentimens que ceux qui avaient inspiré le traité projeté et de ne pas contracter d’alliance avec un tiers sans s’être préalablement mis d’accord. La lettre de l’empereur d’Autriche, dont j’eus plus tard l’original entre les mains à Paris, était écrite de sa main avec l’assentiment de son chancelier ; elle constituait donc à tous égards un document officiel et authentique. J’appris également par Beust qu’il existait une lettre semblable du roi d’Italie, mais je n’en eus connaissance qu’à mon retour à Paris. »
Gramont arriva à Paris le 29 mai. Le lendemain il alla aux Tuileries, une demi-heure avant la réunion du Conseil, afin de rendre compte des incidens de son voyage. Les premières paroles de l’Empereur furent pour lui demander si Beust l’avait mis au courant, puis ouvrant un des tiroirs de droite de son bureau, il en tira les lettres autographes de l’empereur François-Joseph et du roi Victor-Emmanuel. « La lettre du roi d’Italie, écrit encore Gramont, était conforme à ce que m’en avait dit Beust : le Roi exprimait le regret de ne pouvoir se départir de la condition de l’évacuation du territoire pontifical par nos troupes et l’espoir que bientôt, ce dernier obstacle écarté, il pourrait donner suite à la conclusion d’un traité qui répondait à tous ses sentimens. « Quoi qu’il arrivât, ajoutait le Roi, l’Empereur n’aurait jamais d’ami plus dévoué et plus fidèle. » D’après la teneur de la lettre et ses précautions de style, il était évident que ce document avait été rédigé en conseil ; mais comme il n’y était nulle part fait mention des ministres, la lettre du Roi restait un document privé qui n’engageait pas son gouvernement. Sous ce rapport elle différait de celle de l’empereur d’Autriche. » Gramont demanda à l’Empereur s’il avait la copie de sa réponse à François-Joseph. Il ne l’avait pas. Gramont pria Metternich de la faire venir de Vienne, ce qui eut lieu quelque temps après.
Gramont ne communiqua ni au Conseil, ni à moi-même ces détails importans. Il ne m’en instruisit qu’après les événemens. « Pourquoi, lui demandai-je, ne m’avez-vous point parlé de ce traité et de ces lettres ? — Parce que l’Empereur s’était réservé de les communiquer lui-même au Conseil. S’il avait voulu vous les cacher, je m’y serais opposé, mais je ne pouvais lui refuser de vous les révéler au moment qu’il jugerait opportun. » Ce silence de l’Empereur s’explique-t-il par un manque de confiance envers son Cabinet, qui, à cette époque, aurait envahi son esprit ? Haussmann a raconté dans ses Mémoires[3] que, le 13 juin, il aurait eu à Saint-Cloud, dans le parc, après le déjeuner, un entretien confidentiel avec Napoléon III. « Voici, dit-il, la première parole de Sa Majesté dont je restai comme suffoqué, ne m’attendant à rien de tel : « Je veux changer mon ministère. » Puis, afin de répondre à ma surprise ébahie, l’Empereur ajouta : « Oui ! jamais je n’avais supposé qu’il pût exister des incapacités pareilles à celles qui le composent. — Il faut, continua-t-il, que nous fassions un grand ministère ensemble, à la fin de la session. — Votre Majesté entend donc, dis-je, changeant du tout au tout l’orientation présente de sa politique intérieure, remplacer l’Empire libéral par l’Empire Libéral autoritaire ? — Oui, me déclara l’Empereur en accentuant fortement cette affirmation. L’expérience que je viens de faire, ajouta-t-il, prouve que, chez nous, pour être respecté, le pouvoir doit être un et fort. » D’accord sur tous les points essentiels, nous demeurâmes d’opinions différentes, quant au moment opportun de la véritable révolution administrative et gouvernementale, de l’espèce de coup d’Etat dont il s’agissait : « Je veux attendre la fin de la session et le départ des députés, » répétait l’Empereur. Lorsque je quittai l’Empereur, après notre entretien à Saint-Cloud, l’Impératrice me fit appeler. De ce qu’Elle daigna me dire et me recommanda, j’emportai l’impression que Sa Majesté connaissait, tout au moins, l’intention arrêtée, chez l’Empereur, de changer son ministère, et que, pour des raisons que j’ignore, elle n’était pas contraire à l’ajournement de ce grave projet. Toutefois, j’ai pu me tromper. »
Si ce récit était vrai, si après m’avoir donné tant de preuves de confiance et d’amitié, si, au moment même où il m’écrivait pour me remercier « de mon talent et de mon dévouement, » il avait pu me traiter comme une incapacité sans égale, il eût été le plus fourbe des hommes. Si, au lendemain d’un plébiscite libéral et parlementaire, il eût voulu faire un coup d’Etat contre le verdict populaire sollicité par lui-même, il eût été le plus imbécile des politiques. On n’a jamais commis contre la mémoire de l’Empereur un outrage pareil à ce récit. L’Empereur était loyal et sensé, et jamais il ne s’est servi contre qui que ce soit de qualifications aussi blessantes que celles mises dans sa bouche par Haussmann. Comment aurait-il dérogé à son habitude contre le courageux et dévoué ministère dont l’incapacité sans pareille, en effet, avait consisté à lui procurer les succès de l’affaire Victor Noir et du plébiscite ? Je n’ai jamais douté que ce récit ne fût une imposture. Néanmoins, je désirai connaître l’opinion de l’Impératrice et je la demandai à son fidèle et intelligent secrétaire Franceschini Pietri. Il me transmit la note suivante de l’Impératrice : « L’extrait des Mémoires que M. Ollivier vous a envoyé est aussi peu exact que la partie dans laquelle il est dit que j’étais la filleule du prince Eugène. C’est absurde ! L’Empereur a toujours été loyal et de bonne foi. Quant à moi, je ne me souviens pas d’avoir vu M. Haussmann et je n’ai ni pensé, ni aidé à renverser des ministères[4]. »
Le silence de l’Empereur est une preuve de plus de sa foi au maintien de la paix et de sa volonté de ne pas la troubler. Il considérait comme superflu d’entretenir ses ministres de négociations engagées en vue d’éventualités auxquelles il ne croyait point parce qu’il ne les souhaitait pas.
EMILE OLLIVIER.
- ↑ Thiers, qui contestait alors à l’Empereur le moyen légal de pourvoir exceptionnellement à des situations exceptionnelles, ne s’est pas fait faute d’agir exceptionnellement quand il y a eu intérêt :
« Aux républicains,
« Si l’exercice de certains droits qui appartiennent aux peuples libres peut inquiéter le pays, sachez y renoncer momentanément, et faites à la sécurité publique un sacrifice qui profitera surtout à la République. » (La Liberté, message du 13 novembre 1872. Thiers.) « Il y a quelques mois, les grèves commençant dans le Nord, et prenant un caractère inquiétant pour le pays et pour la liberté de l’industrie, je les ai réprimées à l’instant avec une force dont les gouvernemens antérieurs n’avaient pas donné l’exemple. (Très bien ! très bien ! C’est vrai, à gauche.) Nous n’avons pas souffert un seul banquet public, bien que, sous d’autres gouvernemens, on en ait souffert. » (Discours du 16 novembre 1872.) - ↑ Gambetta : « Vous vous êtes trouvés subitement, au jour même de l’invasion si nombreux sur les bancs de l’Assemblée, à Bordeaux, que l’espérance, et permettez-moi aussi de le dire, le vertige vous a pris et vous avez pensé que la France s’était donnée à vos opinions, alors qu’elle n’avait choisi que vos personnes. » (31 juillet 1874.)
Déclarations de M. Thiers : « L’Assemblée maintient de fait la République : quoique, dans sa majorité, elle paraisse avoir reçu des électeurs le mandat monarchique, elle a la sagesse de comprendre que la République aujourd’hui est devenue la meilleure forme de gouvernement. »
Discours du 8 juin 1871 : « Il y a une portion de cette Assemblée qui a été nommée par des électeurs monarchiques et qui a la foi monarchique ; eh bien ! elle a eu la sagesse, la prudence de ne pas vouloir céder à ses préférences, et elle a permis, elle permet tous les jours que je m’appelle le chef du pouvoir exécutif de la République française. Quel acte de sagesse plus grand attendiez-vous de sa part ? » - ↑ T. II, p. 565.
- ↑ Lettre de Pietri, 31 décembre 1907.