Le Poème de Lucrèce/Avant-Propos de la deuxième édition

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Hachette (p. 13-15).

== AVANT-PROPOS DE LA DEUXIÈME ÉDITION ==


Ce livre, bien accueilli du public et de l’Aca­démie française qui l’a couronné, a pourtant soulevé dans la presse des objections diverses et souvent contraires. Les uns l’ont trouvé timide, d’autres hardi, ce qui me permet de penser que j’ai été dans mes jugements, sinon toujours juste, du moins modéré. Quant aux trop fins critiques qui ont cru voir chez l’auteur une rare habileté à in­sinuer une doctrine qu’il n’aurait pas eu le courage de propager ouvertement, je puis leur répondre avec sincérité : mon livre ne veut dire que ce qu’il dit. Mon unique pensée, clairement exprimée, a été de faire connaître Lucrèce et d’expliquer sa doc­trine par l’histoire des opinions, des besoins et des mœurs antiques.

Je serais heureux si j’avais pu rendre plus accessible à tout le monde et surtout à la jeunesse stu­dieuse les grands problèmes que souvent on se fait un devoir de lui dérober. On s’imagine volontiers en France qu’on supprime les questions en les esquivant, et qu’on détruit les dangers de la science en la laissant ignorer. On va même jusqu’à faire de l’incuriosité une vertu. Sordide et faux calcul qui ne laisse plus à la jeunesse que la ressource des curiosités frivoles. Il faut au contraire lui ouvrir toutes les plus hautes sources de la poésie, de la philosophie, de l’éloquence. Où trouvera-t-elle plus que chez Lucrèce l’enthousiasme moral, les vastes pensées qui agrandissent l’esprit, le goût du sublime qui fait à jamais mépriser les petitesses de l’art, enfin cette naturelle magnificence qui d’un seul vers remplit l’imagination et qu’on ne peut comparer qu’à celle d’Homère ou de Bossuet ?

Il ne s’agit pas de chercher dans le Poëme de la Nature une règle et une foi. Trop de personnes estiment qu’un livre n’est bon que s’il présente une doctrine toute faite qu’on peut revêtir comme un habit. On ne trouve pas chez Lucrèce la vérité, mais des vérités, avec beaucoup d’erreurs qu’il est utile de connaître et de démêler. Le grand profit d’une étude philosophique, c’est l’étude même. Si on ne rencontre pas le trésor espéré, on s’enrichit en le cherchant. C’est le cas de rappeler la leçon que le laboureur de La Fontaine donna à ses enfants. Ceux-ci en retournant le champ paternel ne trou­vèrent pas l’argent cherché, mais pour avoir remué la terre de çà, de là, ils firent une extraordinaire moisson.

On a fait dans cette nouvelle édition quelques changements. La plupart des notes ont été rejetées dans un appendice, quelques-unes ont été sup­primées, d’autres ajoutées, d’autres enfin insérées dans le texte, où on a fait entrer aussi un important morceau, qui y manquait, sur l’origine du langage.

Qu’on me permette de rappeler ici qu’une grande partie de ce livre, dont la première édition parut en 1869, avait été déjà publiée en articles plu­sieurs années auparavant dans diverses revues sous ces titres : de l’Inspiration poétique dans Lucrèce, Revue contemporaine, 15 janvier 1858 ; Pindare et le Génie lyrique, Revue européenne, 15 novem­bre 1859 ; le Poëte Lucrèce, Revue des Deux Mondes, 1er mars 1863.