Le Poème de la Délivrance

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Le Poème de la Délivrance
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 842-861).
LE
POÈME DE LA DÉLIVRANCE

I

DÉTRESSE DE LA TERRE


En ce temps-là, le sang ruisselait sur la terre,
Les cris des naufragés flottaient au ras des eaux,
Et, le ciel même étant un secteur militaire,
Les guerriers dans leur vol surpassaient les oiseaux.

Dans un brouillard de flamme et de morceaux de cuivre,
Si dense qu’on eût cru que rien n’y pouvait vivre,
Un ruban sinistre ondulait,
Passant par des bois morts et d’anciens villages.
Et l’homme de corvée, et l’âne, et le mulet,
Les camions, les attelages
Haletaient et sifflaient par route et par sentiers.
De tous côtés, les trains, sur voie étroite ou large,
Cornaient, sifflaient, tiraient leur charge.
Un mécanisme immense et des peuples entiers,
Obéissant partout à la même consigne,
Tous colorés d’un gris terreux.
S’épuisaient jour et nuit dans un effort fiévreux
Pour alimenter cette ligne.



Derrière, par delà ce terrain convulsé.
Au bas de ce rideau d’orages.
Des moutons vaguaient dans des pâturages.
En paix, pouvait-on croire, ainsi qu’au temps passé.


D’un côté les brusques fumées
Et les secousses violentes
Dont s’enveloppent les armées,
De l’autre, les vapeurs silencieuses, lentes,
Qui s’élèvent le soir de l’habitacle humain-

Mais, à l’aube du lendemain,
La flamme mordait la verdure.
Le village en bordure
De l’effroyable ourlet
A son tour s’écroulait.

Et plus loin en arrière,
Les villes, l’âme émue à ces sourds craquements,
A la hâte envoyaient vers la grande barrière
D’autres canons encore et d’autres régiments.



Les hommes les plus beaux que la bataille appelle
Montaient dans les wagons en se donnant les mains
Tandis que, raidissant leurs doigts gourds sur leur pelle,
Les plus vieux réparaient l’usure des chemins.

Dans l’espace aucun refuge,
Dans le temps aucune trêve,
Des haltes sous un déluge
Et des marches dans un rêve.

Et toujours le bruit du quart
Qui tinte contre la crosse,
Et, précieux, tiède, atroce,
Du rouge sur un brancard-



Les enfants quittaient le collège
Pour coiffer le casque et s’asseoir
Sur des bancs de boue et de neige,
Et l’abri ressemblait à l’étude du soir.


Et le cliquetis des armes,
Et l’éclair des coups de feu
Alternaient avec les larmes
Et les cris jetés vers Dieu
Comme les répons d’un psaume.
Qu’importait au mauvais temps
Qui dispersait les royaumes
Le sort des fils de vingt ans ?
Qu’importait à la tempête
L’espoir placé sur la tête
D’un jeune héros rieur ?

Cible pour les artilleurs,
Feuille pour les balayeurs !



Le mal profond poussait dans la croûte terrestre
Ses fibres toujours plus avant.
De la plaine il gagnait la solitude alpestre
Mais les villes surtout comme un immense orchestre
Gémissaient dans le vent.

La mort à tour de bras y battait la mesure.

Les journaux annonçaient à quel degré d’usure
Chaque peuple était parvenu.
Les diamants brillaient derrière les vitrines
Mais l’âtre était sans feu, la houille et les farines
Atteignaient un prix inconnu.

Les uns s’enrichissaient des misères publiques
A.es autres sanglotaient sur de pauvres reliques.

Les femmes avaient pris la blouse ou le sarrau,
Une haleine puissante ébranlait le carreau :
L’obus tombait par intervalles.

Et la guerre avait deux rivales
Qui marchaient d’un pas plus caché :

L’épidémie et la débauche,
Car qu’importe la main qui fauche,
Pourvu que le pré soit fauché !



La foule, dans la débâcle
De ces temps vertigineux,
Se consolait au spectacle,
Et, sur l’écran lumineux,
Dans une atmosphère ardente,
Défilait devant ses yeux
La vision trépidante
D’un monde silencieux.

Mais, soudain, semant la panique,
Grandissait dans l’espace obscur
Un bourdonnement mécanique.
Et le plafond, le mur,
Tout semblait dérisoire.
Tout rentrait sous la loi qui borne au provisoire
Un univers peu sûr.



L’étrangleur craint les yeux de celui qu’il étrangle,
Mais ce rapide triangle
Dans les nuages, là-haut,
Ignore le soubresaut
Du corps frappé sur sa couche,
Et le flot qui de la bouche
Jaillit sur le traversin,
Et la clameur qui monte : « Assassin ! assassin ! »

Peut-être était-il sans haine.
Ce qu’il voit
C’est à peine
Le biseau luisant d’un toit,
Puis comme un flocon de laine…

Et les plaintes des sirènes,
Et les lointains feux roulants
Annonçaient aux nuits sereines
L’approche des hommes volants.



La mer roulait sa houle ainsi qu’aux anciens jours,
Quand Noé vit venir la colombe vers l’Arche...

Cependant les bateaux dissimulaient leur marche
Et changeaient leur parcours.
La torpille éclatait, le nageur sur la vague
Demeurait sans secours.
Dans la brume émergeait la longue forme vague
D’un monstre ruisselant.
Des hommes quelquefois ricanaient sur sa croupe.
Et, lorsque l’éperon renversait la chaloupe,
Le seul témoin du crime était le goéland.



Et depuis quatre années
La charrue et la herse,
Par les champs, sous l’averse,
Gisent, abandonnées.

La terre jadis brune
Est pareille au talus.
L’antique soc n’a plus
La couleur de la lune.

Mais ferraille et broussaille,
Nuages pluvieux,
Tout est même grisaille.

Le corbeau qui vit vieux
Vole d’une aile lasse,
Et, sans cesse, à ce deuil
De ce qui fut orgueil
Jette une injure basse.




Combien de tonnes de fer.
Combien de barils de poudre
Dépensés par heure à moudre,
A martyriser la chair !

Et des mains s’empressaient de vite la recoudre,
Pour qu’aussitôt cousue elle recommençât
De souffrir avec gloire
Des maux comme jamais n’en souffrit un forçat
Dans son infâme purgatoire.



Cependant, sous le poids du sac,
Les nations courbaient de plus en plus l’épaule.
La tristesse des camps, de bivac en bivac,
Remontait jusqu’au pôle.

Comme des fourmis qu’un danger commun
Dispose en colonne, un par un,
Des convoyeurs, dans les nuits blanches.
Actifs, prudents, posaient des planches
Sous les sabots de leurs chevaux.

Les pionniers creusaient l’abreuvoir dans la glace.

Sous tous les cieux la guerre augmentait ses travaux
Et n’était jamais lasse.

Dans les grands ports de l’Inde ardents et populeux,
De jaunes fronts huileux
Dégouttaient de sueur pour elle.
A la file, les turbans
Franchissaient la passerelle.
Des voix criaient dans les haubans,
La vague écumait sous l’hélice...


Et, pour le même exil et le même supplice
Râflant l’Arabe avec le noir,
D’innombrables vaisseaux venaient chaque semaine
Dire au sol africain qu’aucune race humaine
N’est à l’abri du désespoir.


II

LES DEUX CAMPS


Des deux côtés, on lutte, on souffre,
Dans les deux camps la guerre a les mêmes couleurs :
Même bâche grise où le vent s’engouffre,
Et même croix rouge et mêmes pâleurs.

Nos petits canons ressemblent aux leurs :
Même tablier, même étroit calibre.
Mais l’acier d’un canon peut être noble et pur,
Il peut avoir une âme libre
Ou n’être qu’un métal impitoyable et dur.

Derrière les deux fronts, des poings chaussés de moufles
Se raidissent sur des volants.
Mêmes fracas la nuit, mêmes feux, mêmes souffles
D’énormes poids roulants.

Mais le long des pistes de boue
La giration d’une roue,
Le glissement d’un pas
N’ont point un sens pareil ici comme là-bas.

Les empreintes des clous dans l’argile et la glaise
Sont les marques là-bas d’une fureur mauvaise,
Tandis qu’ici, par les chemins.
Traces de lourds souliers et profondes ornières,
Tout proclame l’effort que font sous nos bannières
Les grands rêves humains.
Les soldats chez nous ont le cœur tranquille.
Et les fanges d’hiver, le cambouis et l’huile
Consacrent leurs pieds et leurs mains.


Des deux côtés, le corps s’effondre,
Plus d’un jeune visage est soudain profané ;
Et cependant peut-on confondre
Les maux du martyr et ceux du damné ?

Peut-on prier pour eux avec les mêmes larmes ?
Peut-on, oubliant leurs desseins,
Dire que les pervers qui meurent sous les armes
Sont les égaux des saints ?

Non, non, dans la bataille un effroyable masque
A beau cacher les traits de ceux que nous aimons
Une vague lueur brille autour de leur casque
Et les distingue des démons.



France, te revoici, naïve, ardente, exacte,
Toujours prompte à remplir le pacte
Que dans les temps anciens tu conclus avec Dieu,
Incrédule, dit-on, mais présent en tout lieu
Où l’âme est en péril et la foi menacée.
Te revoici, fidèle à ta splendeur passée,
A tes morts glorieux, à ton illustre nom,
Empoignant ton cheval aux crins, sautant en selle.
Ou, calme, le front haut, serrant sous ton aisselle
La gueule noire d’un canon.

Te revoici, poussant les fortes lignes bleues
Au combat éternel des bons et des méchants.
Guerrière, dont le cœur pendant de longues lieues
Se berce avec de simples chants.

Te revoici, poudreuse aux carrefours des routes.
Montant au milieu des convois
Vers les grands bastions et les grandes redoutes,
Perdant ta vie à flots, suant à grosses gouttes.
Criant justice encore avec toutes tes voix.


Justice pour le toit crevé par la mitraille,
Pour le mur qui n’est plus que plâtras et pierraille,
Pour la huche et la table et le coffre et le lit,
Pour tout ce que le Mal détruit, insulte et raille,
Et tout ce qu’il salit.

Justice pour la nef, l’abside et la rosace,
Pour les vitraux couvrant de leurs débris la place,
Pareils à des champs de bluets,
Pour tous les volets clos des villages d’Alsace
Etrangement muets.

Justice pour le Belge et pour le peuple serbe
Qui n’a plus pour foyer que les cailloux noircis
Autour desquels, soufflant sur un acre feu d’herbe.
Quelques soldats se sont assis.

Justice pour l’otage accroupi dans la geôle,
Qui sent que la folie au jour tombant le frôle,
Et pour les prisonniers qu’on attache aux poteaux,
Ou qui, rêvant, les yeux aux trous des palissades.
Regardent s’assombrir dans les brumes maussades
Le cercle horrible des coteaux.

Justice pour les arts et les travaux paisibles,
Pour les humbles métiers diligents et joyeux,
Et justice surtout pour les biens invisibles
Que nous tenons de nos aïeux.

Justice pour l’Esprit, pour qu’un soir de défaite.
Dans la confusion dont parle le prophète,
Ne s’éclipse pas tout à coup
Le peu qui fait que l’homme est différent du loup.

Pour que la dernière minute
Qui succède à quatre ans de lutte
Ne rende pas notre effort vain.
Pour que, sous le choc de la brute,
Nous n’allions pas dans notre chute
Renverser le flambeau divin.


Pour qu’au sortir de la tourmente,
Sur la terre encore fumante,
Après le dernier défile,
Par notre victoire tardive
L’espoir reverdisse et revive
Dans la couleur du nouveau blé.



Hélas ! la nuit est longue, et rien n’annonce encore
Dans les cieux étouffants l’approche de l’aurore.
La Bête a fait un nouveau bond.
Il semble que jamais elle ne fût si forte.
Pour la seconde fois Paris sent sous sa porte
Passer un souffle furibond.

Pour la seconde fois, rasant la piste chaude,
De tristes vents flaireurs tournent au pied des murs
C’est la honte qui cherche une entrée et qui rode
Avec ses chiens obscurs.

Amérique, Amérique, en cette nuit pressante,
Par-dessus le fracas du flot contre l’écueil,
Entends la faible voix qui sur l’âme est puissante,
Le cri que jette au ciel dans ses voiles de deuil
La victime innocente.

Hâte-toi d’accourir ! les peuples anciens
Ont uni toutes leurs armées.
Nous avons nos héros, l’Angleterre a les siens,
Et sa flotte est présente autour des eaux fermées.
Les soldats d’Italie ont sur les pics neigeux
Dressé contre Wotan Vénus humaine et claire.
Oui, tous se sont comptés dans un jour de colère
Et tous ont fait leurs jeux.

A ton tour à présent lève-toi, Nouveau-Monde,
Cadet aventureux qui si vite as grandi !
Entre Toul et Verdun prends place dans la ronde.
Tu verras Douaumont qui toujours fume et gronde
Et Vaux dont le volcan ne s’est pas refroidi.


Souviens-toi, souviens-toi quand nous mêlions nos voiles,
Quand, sur les mêmes eaux, sous les mêmes climats,
Nos fleurs-de-lis et les étoiles
Claquaient ensemble au haut des mâts !

Par la faute du Russe un poids affreux retombe
De l’Orient sur l’Occident.
Soissons est dépassé, Château-Thierry succombe.
De Dunkerque à Bel fort le sol n’est qu’une tombe
Et le ciel un dôme strident.

Viens, ne perds pas un jour, l’Europe se déchiffre,
Mais tu n’es pas si loin, notre sort est pareil :
Tu n’es qu’à l’autre bout de ce pauvre navire
Qui fait foule autour du soleil.



L’Amérique embarque et les câbles
Grincent autour des cabestans.
Les vaisseaux anglais impeccables
escortent les convois flottants.

L’ennemi bombarde Compiègne.
Et la nymphe qui sommeillait
Sous l’écorce de l’arbre, saigne.
Nous sommes à la mi-juillet.

Tous les poids sont dans la balance
Or et charbon, pétrole et fer,
Soldats, bétail et blés d’hiver.
Minuit sonne dans le silence.


III

DERNIERS MOIS


L’eau sous les ponts coulait
Comme affaiblie et lasse,
Car c’était la saison où la rivière est basse.
Un rayon par endroits filtrait sous un volet


L’air était orageux et les toits dans la brume
Ressemblaient aux rochers que recouvre l’écume,
Les antennes vibraient au sommet de la Tour.

Une lueur parut qui n’était point le jour,
Rose d’un rose horrible.
De nuage en nuage elle montait dans l’air,
Ayant du sang clair
La hâte terrible.

On entendait les coups lointains
Frappés par les canons aux portes des vallées.
Les aiguilles tournaient sur des cadrans éteints,
Et les lampes étaient voilées.

Et les coups redoublaient, plus sourds au fond des bois,
Plus larges dans la plaine.
Les femmes dans leur lit retenaient leur haleine,
Mais les câbles, les fils parlaient tous à la fois,
Tous les appareils Morse
Déroulaient leur fin ruban bleu :
L’Allemagne attaquait en force,
La ligne de Châlons est déjà sous son feu.



L’obus indifférent couvre sa trajectoire,
Et ceux qui vont mourir poussent leurs derniers cris.
Un homme est sûr de la victoire.
Il s’avance au milieu de quelques manteaux gris.
Reims, où l’âme survit dans la pierre trouée.
Semble un phare qui danse au haut d’une bouée.
L’homme est content de ce qu’il voit.
Il déploie une carte et l’ongle de son doigt
Sous un rayon tremblant erre de ville en ville.
L’aide de camp sourit d’un sourire servile,
Et la voiture attend au bas de la forêt...

Le jour point, la Marne est franchie.
Mais notre ligne au Nord s’est à peine infléchie :
L’ennemi marque un temps d’arrêt.




O pays pouilleux, pays de broussailles,
Entre Argonne et Reims comme tu tressailles !
Quel immense espoir dans la nuit venu
Te fait frissonner, vaste horizon nu ?
Parlez, coteaux blancs, carrières de craie,
Mont-Haut, Saint-Soupplet, Saint-Martin-l’heureux,
Ils ont échoué, la nouvelle est vraie ?
Des milliers des leurs gisent dans les creux.

Notre cœur vous bénit en cette matinée,
O terrains indigents, misérables talus.
Humbles fourrés que l’aube a brusquement élus.

Car le grand renouveau de notre destinée
Est parti du plus pauvre sol.
C’est d’une touffe de bruyère.
D’une fleur couleur de poussière
Que l’alouette a repris son vol !



C’est l’instant. La Bête essoufflée
Gratte l’herbe pelée,
Et roule un œil sanglant.
L’Archer bande son arc, il vise au flanc...
Il tire !

Ah ! la flèche est lourde à vrai dire !
Des centaines de chars d’assaut !
Réunis en secret sous l’obscure feuillée.
Tous, de leur marche ensommeillée,
Avancent à l’endroit qu’il faut.

A votre tour soyez bénis, couverts des branches,
Remises des chevreuils, asiles des pervenches,
Puisque, nous dérobant aux regards des guetteurs
Qui croisent dans les airs à de grandes hauteurs.
Et pendant plusieurs jours étouffant sur les mousses
Le bruit montant de nos essieux,
Vous nous avez prêté l’appui des ombres douces
Et des sous-bois silencieux.




La France passe à la riposte.
Elle offre encore un holocauste
Aux dieux qu’elle a toujours servis.
Peuple au cœur fort, aux lèvres gaies,
Qui vas te déchirant aux haies
Par les sentiers que tu gravis,
Peuple saignant par tant de plaies
Qu’on ne sait plus comment tu vis,
Peuple éternel et sans mesure,
Après quatre ans d’horrible usure
Toujours debout sur les remparts,
Voilà pourtant, peuple prodigue
Semant tes fils aux vents épars,
Lorsqu’on te croit mort de fatigue,
Voilà de quel pied tu repars !

Loué soit notre capitaine !
Nous reprenons Château-Thierry
Et ces jardins où La Fontaine
Comme un arbre rare a fleuri.



A vous, Anglais, dont les mâchoires
N’ont pas desserré leur étau,
Depuis quatre ans qu’un seul marteau
Dans le même brasier forge nos deux histoires !

Compagnons des nuits sans sommeil,
Appuyez notre gauche encore !
Car Roye est toujours sombre à l’Orient vermeil,
Et Bapaume est toujours sonore.

Voilà longtemps déjà qu’il n’est plus rien d’humain,
Que tout est cendre et miette entre la Lys et l’Avre.
Il n’est point de repos sur ce triste chemin,
Même pour le cadavre.


Et pourtant, ces hameaux pareils à des remblais,
A des tas d’ossements blanchis, délivrez-les !
La montée est abrupte et la distance est grande,
Mais vit-on jamais un Anglais
Recevoir des coups qu’il ne rende ?

Allez, messieurs, allez, Dieu garde votre Roi !
Son astre ancien ne peut descendre,
Puisque, tous libres sous sa loi.
Ses vassaux ont passé les mers pour le défendre.

Allez, messieurs, en France on sait ce qu’on vous doit,
On sait que grâce à vous Boulogne un peu respire,
Mais que Brest et Cherbourg n’auraient plus un seul toit,
Si le lord-amiral, un jour, sur son navire,
M’eût pas levé le doigt.

La torpille en tournant ronronne
Et le soleil est déjà haut.
Et la Somme passe à Përonne...
Allez, messieurs, le temps est chaud.



Le mois d’août s’achève et septembre
Apparaît dans un tourbillon.
Saint-Quentin s’arc-boute et Chauny se cambre,
Et Lens au bord du ciel se peint en vermillon.

L’Américain apprend à taper sur l’enclume,
L’Italien s’en mêle et Foch tient le soufflet.
Dès qu’un loyer languit un autre se rallume.
Et c’est l’automne, il pleut, et là-bas, dans la brume,
La ligne Hindenburg étend son bourrelet.

Voici ce que le Mal dans sa puissance triste
Organisa de plus savant.
Tout y fut calculé par le vieil algébriste.
Rien devant ce regard ne doit rester vivant,
Et nous sommes devant...


Qui n’a fait sa prière au moment où l’orgie
A commencé sous ce rideau ?
Quelle que soit sa liturgie,
Qui n’a fait son Credo ?

Qui, s’éveillant la nuit et songeant au massacre,
Ne s’est voilé les yeux dans un frisson d’horreur ?
Mais plus grave et plus fier qu’un roi le jour du sacre.
Plus appliqué, plus doux, plus lent qu’un laboureur,
Le fantassin, placide au plus fort des mêlées,
Marchait innocemment sur les pierres brûlées.

Et le pli du vallon et le flanc du coteau,
Comme pour rejeter un odieux fardeau.
Se secouaient ensemble et tremblaient. Ah ! Justice,
Il est temps que ton pas sur le sol retentisse.
Tu n’es donc plus un grand mot creux,
Ou le mot que murmure un esclave peureux
Sous le poing d’un maître implacable ?
Tu t’es dressée enfin, Justice irrévocable !
Que ta voix dans ce jour a des échos nombreux !
Comme tes serviteurs sont puissants sur la terre !
Et comme, à leur approche, en ses nids de béton,
Le Mal, jouant son sort sur un dernier jeton,
Se sent tout à coup solitaire !

Justice, montre-toi dans toute ta fureur !
Laon rebelle au marteau a cédé sous la lime.
Frappe le faux savant sur les lieux de l’erreur,
Frappe le criminel dans la maison du crime !

Français du Nord, captifs que foule un dur talon,
Pays flamand, pays wallon.
Quel affolant bonheur vous a pris aux entrailles !
Entendez, entendez ! encore un dur moellon
Que le pic arrache aux murailles !

Lille tombe en nos mains, et le Belge à son tour
Après quatre ans d’attente a vu venir son jour.
C’est le grand équinoxe et la mer démontée
Dans un raz formidable emporte la jetée.

La vague se déploie et, chacun, à son rang,
Nous montons. Ludendorff a dû quitter sa chambre.
Nous montons. L’ennemi par centaines se rend.
Nous semblons des pêcheurs qui pèchent le hareng
Sans arrêt, par gros temps, sous le ciel de novembre.
Nous débordons Vervins, nous rentrons dans Rethel.
Sedan, qui .se souvient de son passé tragique,
Nous accueille en criant : « Vive la République ! »
Le prêtre nous bénit du haut du maitre-autel.
On nous jette des fleurs, on embrasse nos armes.
On rit en même temps que l’on verse des larmes,
Et le soldat boueux, ruisselant, cramoisi.
Retrouvant tout à coup au fond de sa mémoire
Le grand geste oublié de l’antique Victoire,
Brandit dans l’air son casque au bout de son fusil !


IV

ET LE JOUR REPARUT


Ils ont lancé dans les nuages
Trois, quatre appels, d’un cœur tremblant
Puis attendu, dévots et sages,
Ces bons maîtres du faux-semblant !
Mais le ciel bas des jours d’automne
Ne leur montrant qu’un œil atone,
Ils ont hissé le drapeau blanc.

Dernier soupir, aveu suprême
Dans le silence des clairons,
Frissonne au vent, étoffe blême,
Moins blême encore que leurs fronts.
La même averse qui te trempe
Et colle tes plis sur ta hampe
Nous lave des anciens affronts.

Ils sont venus par la grand’route
Arès le coucher du soleil.
La pluie et l’herbe qui s’égoutte

Les ont vus en humble appareil.
Cependant Foch près d’une gare
Trouvait que son petit cigare
N’avait jamais eu goût pareil.

Cinq heures du matin. La brume
Est toujours opaque au dehors.
Ces messieurs se passent la plume...
Dressez-vous, millions de morts,
Regardez sur la page blanche,
Regardez l’encre étinceler.
L’un a signé, l’autre se penche,
L’autre attend son tour sans parler.



Le fleuve Rhin là-bas bouillonne entre les roches.
Vibrez jusqu’à lui, son des cloches,
Roulements des tambours.
Sors des ateliers les mains dans les poches,
Peuple des faubourgs.

Submerge en un instant la place et l’avenue,
Laisse ton âme contenue
Exhaler sa clameur.
Enfle dans Paris la vague ingénue
De ta bonne humeur.

O joie, en ce matin, cours visiter la terre,
Rats à Sydney dans chaque artère,
Hurle à San-Francisco.
Frappe à la mairie, au vieux presbytère,
Formidable écho.

Crachez le feu, pétards, au pavé du village,
Perce l’air, petit cri sauvage
De l’enfant en sabots.
Sifflez tout à coup, croiseurs en voyage.
Charbonniers, cargos.


O lumière du jour qu’ils nul humiliée.
Reviens, ta chaîne est déliée,
Le monde est plein de chants,
Reviens te poser, douceur oubliée,
Sur l’herbe des champs.

Oiseaux, ne fuyez plus les bois ou l’homme passe.
Il ne monte plus dans l’espace
Qu’une calme vapeur.
Nous avons détruit la bête rapace
Qui vous faisait peur.

Grands arbres ignorants du mal et du mensonge,
Végétaux dont la force plonge
Sous les gazons épais.
Laissez qu’à vos pieds votre ombre s’allonge.
Méditez en paix.

Réveille-toi, charrue, auprès de la faucille
Promets à sa corne qui brille
Une riche moisson.
Unissez vos vœux, délicate aiguille,
Bât lourd du maçon.

Cloches, encore un branle, et vous, avant de clore
Votre sombre gueule sonore.
Tonnez pour le plaisir,
Canons, saluez cette fois l’aurore
Sans antre désir.

Soldat, mets sac à terre, approche, le vin mousse,
Essuie avec ton large pouce
Le bord du quart d’étain.
Et, buvant, dis-toi que la vie est douce,
Vainqueur du destin.

Joie, allégresse énorme, effarante, imprévue,
Chasse les hommes dans la rue.
Défends-leur de s’asseoir,
Improvise un bal et, sans cesse accrue,
Tourne jusqu’au soir.


Tourne plus ivre encore à la clarté des lampes,
La corniche allume ses rampes,
La façade reluit.
Emporte les cœurs, enfièvre les tempes,
Tourne dans la nuit.



Tout s’est tu. Lentement la poussière retombe,
Et le sommeil enfin s’empare des vivants.
Morts, millions de morts, sortez de votre tombe,
Rassemblez-vous, glissez sur les chemins des vents.
Un souffle obscur gémit à l’entour des trophées
Et secoue en passant les lampions éteints.
Appelez-vous dans l’air de vos voix étouffées,
Morts encore sanglants et morts des jours lointains.
La nouvelle a couru dans le monde où vous êtes.
Apportée à midi par les derniers tombés.
Venez, indifférents aux rumeurs de nos fêtes,
Morts chéris, jeunes fronts que la gloire a courbés.
Remontez cette nuit en colonnes profondes
Des forêts et des champs, de la terre et des ondes.
Camarades, amis, disparus à nos yeux,
Mais présents, les égaux de nos plus grands aïeux,
Vous dont un toucher brusque a pendant la bataille
Haussé dans un éclair la figure et la taille,
Avant tous, avant ceux qui reviendront demain.
Graves, heureux, suivis d’une foule en délire,
Vous, les noms effacés qu’on peut à peine lire
Sur les croix de bois noir qui bordent le chemin,
Vous dont aucun tambour ne rythme plus la marche,
Vous, les premiers, passez sous l’Arche !


FRANÇOIS PORCHÉ.