Coquecigrues/Le Poète

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Ollendorff (p. 213-222).
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LE POÈTE
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LE SONNET
L’ARAIGNÉE


LE SONNET



À Lucien Descaves.


— N’oublions pas, Mesdames et Messieurs, que nous avons parmi nous un poète, un vrai poète, celui-là !

Ainsi parle la maîtresse de maison comme elle dirait autre chose.

Le poète, ses yeux un moment seuls contre les yeux de tous, faiblit la tête et ronronne :

— Je ne sais rien, non, là, franchement. Oh ! si je savais !

Il se défend encore, qu’on l’oublie. En effet, des artistes, des artistes dignes de ce nom, attendaient et se précipitent. Déjà c’est un pianiste qu’on applaudit. Le poète imprudent a cédé son tour. Il rouvre les paupières : il a l’air d’une personne effrayée sans cause qui s’aperçoit soudain de son erreur. Il méprise le pianiste dont il envie le succès, et la gloire lui paraît une femme appétissante quoique vulgaire.

— Je me déciderai, pense-t-il, quand on me priera de nouveau.

La maîtresse de maison se rapproche.

— Alors, vous nous refusez votre concours ?

Au moyen d’une phrase adroite il sauvegarde son orgueil.

— Soit, Madame, mais vous verrez que ça ne portera pas.

— Sommes-nous des imbéciles ? semblent dire les invités.

Et, profitant de l’hésitation, un chanteur aussitôt élève une voix dramatique.

Et toujours le poète au supplice laisse passer son numéro.

Cependant la soirée se termine, très réussie, comme toutes les soirées. La maîtresse de maison reconduit dans l’antichambre, jusqu’au palier même, des gens qui ne se sont jamais tant amusés.

— Vous seul n’avez pas donné, dit-elle au poète. C’est mal de faire des façons entre intimes. Houe ! le vilain !

Et les invités, bravant sans risque le danger, approuvent en chœur :

— Houe ! houe ! le vilain !

— Vous êtes trop aimables, dit le poète qui multiplie les salutations empressées.

— J’espère que nous serons plus heureux une autre fois, dit Madame.

— Certainement, répond le poète.

Puis avec la brusquerie des folles résolutions :

— Tenez, pardonnez-moi. La mémoire qui m’a manqué tout à l’heure me revient : voilà un sonnet.

— Ah ! c’est gentil, dit la maîtresse de maison. Hep ! silence, là-bas ! attendez ! chut un peu !

Et tandis que hâtivement, comme on force l’ami pressé de partir à manger un morceau sur le pouce, le poète récite ses vers, de beaux vers, ma foi, les invités, saisis, n’achèvent pas le geste commencé. Des pardessus font bourrelet aux épaules. Un bras hésite à l’entrée d’une manche. Deux mains qui allaient s’étreindre, retombent. Une canne reste en l’air. On interrompt la lecture des initiales de chapeaux. Cette dame a le doigt pris dans un talon de caoutchouc. Celle-ci ne montre plus qu’une moitié de gorge et s’assied. Les jeunes filles disent : « Maman, écoute ! » Un monsieur, penché sur la cage de l’escalier offre une cigarette au bec de gaz et la lui tient haute. Enfin cet autre, trois marches descendues, s’arrête, un pied levé, prête l’oreille et, poli, se découvre !

L’ARAIGNÉE



À Madame Séverine.


Le poète est couché, à plat ventre, dans l’herbe, et s’il n’en mange pas déjà, il en mâche. Il a le nez sur un trou de grillon certainement habité, comme l’indiquent de petites graines noires, les fraîches crottes du seuil. Au moyen d’un brin d’herbe sec il tente, en l’agaçant, de faire sortir le grillon.

Parfois celui-ci montre sa fine tête et rentre.

Le poète se dissimule et chatouille plus vivement.

Le grillon remonte, hésite, se décide, fait un saut hors de sa demeure : il est pris.

— N’aie pas peur, dit le poète, on va jouer tous deux.

Il le relâche, le laisse aller. Le grillon libre disparaîtrait sous les hautes herbes. Deux doigts le pincent à temps : le voilà sur le dos.

Le poète étudie son abdomen brun, le jeu des pattes cirées et s’émerveille des dents, scies délicates, inimitables par l’industrie humaine. Il le retourne et le grillon suit le bord de la main, culbute au creux, se relève, court au bout d’un doigt et s’y tient coi.

— On s’amuse, hein ! petit ? dit le poète.

Enfin il le met dans son chapeau, croise les jambes, rêveur, vite attendri, regarde se coucher le soleil.

Est-ce beau !

Ses bras s’écartent d’eux-mêmes et nagent vers l’horizon, où fume encore le soleil refroidi.

Cependant le grillon, un moment blotti, quitte la doublure du chapeau, pousse une reconnaissance hardie, explore les ténèbres, quête parmi les touffes de cheveux, enfile des boucles, et, quand il passe aux places dénudées, s’arrête et gratte, par habitude, de toutes ses pattes, pour creuser un trou.

Le poète jouit finement où ça le démange. Il a les yeux pleins de lumière, et, dans son chapeau, une faible petite bête captive qu’il affranchira, tout à l’heure, avec pompe.

Il voudrait parler comme il sent, se réciter des vers inouïs, jeter un cri dont frissonnerait, d’échos en échos, la nature entière. Il peut s’émouvoir, puisqu’il est seul, et que personne ne rira.

Mais soudain le grillon cesse de gratter : Il vient d’entendre quelque chose, et surpris, les antennes droites, il écoute.

Il ne s’est pas trompé :

En dessous, de l’autre côté du plafond, on gratte aussi.

Veine !

C’est l’araignée du poète qui s’éveille et répond.