Le Poète Grillparzer et Beethoven

La bibliothèque libre.
Le Poète Grillparzer et Beethoven
Revue des Deux Mondes3e période, tome 74 (p. 337-364).
LE
POÈTE GRILLPARZER ET BEETHOTEN

Grillparzer’s sämmtliche Werke, 10 Bände. Stuttgart; Cotta.

Vous cherchiez un esthéticien et vous vous trouvez en présence d’un poète de génie ; comment cette bonne fortune m’advint, ce sera, si vous voulez, le sujet de cette étude. j’ai connu presque tous les poètes de mon temps, je tiens même à grand honneur d’avoir été l’ami de quelques-uns des plus illustres, et parmi ceux-ci, comme parmi les minores, il ne m’était encore point arrivé d’en rencontrer un seul pour qui la musique fût autre chose qu’un tiroir à lieux-communs plus ou moins variés. On la cite, on l’invoque à tort et à travers; « ses accens, ses accords, ses rythmes, ses mélodies, ses modulations » servent à l’ornement du morceau de peinture ; à ces termes du vocabulaire banal, presque toujours détournés de leur sens technique, se joignent complaisamment des noms de maîtres : Palestrina, Mozart, Pergolèse, Cimarosa, — ce dernier surtout qui, francisé, rime avec rose, — et c’est à peu près tout. Nos poètes ne sont pleins que de ces fades ritournelles dont s’importune l’oreille d’un dilettante de deuxième année et dont le goût d’un vrai connaisseur s’horripile. On trouve tous les jours des musiciens qui sont des poètes, mais un poète sachant la musique et capable de l’associer au propre génie de son art, était-ce donc qu’un pareil phénomène ne se rencontrerait jamais ? Vainement, nous l’avions cherché en France d’abord, puis en Italie, en Allemagne ; il existait pourtant, mais en Autriche, au pays de Haydn, de Mozart, de Schubert, et c’est là que nous avons à la fin déniché l’oiseau rare. Je parle d’un poète ayant appris la musique, la goûtant et la pratiquant, non point seulement en état d’écrire une tragédie, mais au besoin, d’en composer aussi la symphonie. Le Viennois Grillparzer fut cet homme. On a de lui des quatuors et divers morceaux de chant qu’il s’improvisait à son piano, le soir, au gré de ses dispositions morales, tantôt une ode d’Horace, Integer vitæ, tantôt un lied de Heine, le tout sans grande originalité et n’offrant d’ailleurs d’intérêt que celui qui s’attache à la personne de l’auteur, mais excellent comme témoignage d’éducation. C’est assez de ce style sincère et correct, de cette écriture vous rappelant la main d’Haydn pour sanctionner l’autorité du poète ou de l’esthéticien, chaque fois qu’il lui conviendra d’invoquer la musique dans ses vers, ou d’en discourir dans sa prose. Grillparzer n’a point fait de livre d’esthétique musicale, mais on peut dire que la musique est la mère de ses vers et de sa littérature : il a semé un peu partout à la manière de Jean-Paul des idées concordantes, qui, tout éparses qu’elles soient, donnent à réfléchir et, ramassées en gerbe, formeraient un corps d’ouvrage.


I.

Mais avant d’aller plus loin, arrêtons un instant pour répondre au lecteur qui nous demande ce que c’était en somme que ce Grillparzer, qu’on ne connaît chez nous ni par traduction ni par commentaire. Byron disait de lui qu’il avait un nom bien difficile à prononcer, mais auquel la postérité s’habituerait. Grillparzer fut un Autrichien de génie, qui, au lieu d’écrire son théâtre et ses livres en tchèque ou en slovaque, les a faits en allemand, ce qui est cause que l’Allemagne ne l’a jamais adopté. Entre l’Allemagne et l’Autriche les antagonismes ne se comptent pas, et tous les Bismarck du monde et tous les Kalnoky y perdront leur diplomatie. Antagonismes de nationalité, de religion, d’intérêts politiques et de culture ; dirai-je aussi antagonisme de littérature ? Je n’oserais, attendu que jamais, au bord du Rhin, du Mein ou de la Sprée, on n’admettra qu’il existe une littérature au bord du Danube.

À ce tort d’être né en Autriche Grillparzer en joignait un autre ; il s’y localisa et mit sa gloire à s’identifier avec les traditions historiques, les grands hommes et la nature pittoresque d’un pays dont il resta toujours l’enfant exalté, attendri, attristé, douloureux et casanier. L’Europe n’aurait pu le connaître que pur l’intermédiaire de l’Allemagne, et l’Allemagne lui tournait le dos pour bien des raisons, dont la moindre était cette répugnance qu’inspirait alors aux esprits libéraux toute provenance d’un empire soumis à l’obscurantisme d’un Metternich. Ce qu’il aurait fallu à Grillparzer, c’eût été un éditeur capable de dépayser sa renommée, de la centraliser à Stuttgart ou à Francfort et, comme nous dirions aujourd’hui de « lancer » son homme. Mais, que voulez-vous ? La destinée a ses hasards; souvent même, quand on l’accuse, elle est plus innocente qu’on ne croit. Tel qu’on lui reprochera d’avoir négligé s’est volontairement écarté d’elle. Pourquoi, dans ce triste désert de la vie, dont l’art pour quelques-uns est l’oasis, ne se rencontrerait-il pas aussi bien des originaux passionnés de silence et de solitude ? « Faire et laisser dire » nous conseille un proverbe : il y a mieux : Faire et laisser taire ! l’auteur de l’Aïeule, de Sappho, de la Trilogie des Argonautes a accompli ce programme, et la faute n’en doit être qu’aux circonstances s’il ne nous vient pas de l’inscrire immédiatement au-dessous de Schiller et de Goethe. Du reste, il savait sa valeur, n’étant point de ceux qui empochent les impertinences. Vous connaissez l’histoire de cet évêque qui se promenait dans un étroit sentier avec un séminariste par derrière et voulant se passer la fantaisie d’interloquer le bon jeune homme, lui demanda comment il dirait en latin : « Je suis un âne. » Si bien que le bon jeune homme lui répondit : Asinum sequor. Grillparzer appartenait à la famille de ces innocens prompts à la riposte, et mal en prit à Goethe d’essayer de jouer vis-à-vis de lui le personnage de l’évêque. Il avait vingt-cinq ans, lorsqu’au lendemain de ses deux grands succès de l’Aïeule et de Sappho, il fit le voyage de Weimar ; une grosse déception l’attendait là. Il était jeune, chaleureux, spontané : Goethe était vieux.


Lamartine vieilli, qui me traite en enfant...


A la place du poète de son admiration, il rencontra le quiétiste en parfaite contradiction avec son passé, l’homme circonspect, ponctuel et solennel qui ne pardonnait plus qu’à lord Byron ses coups d’audace. « Il me reçut comme un père, mais comme un père qui serait empereur. Tant de condescendance, de dignité, de majesté se mêlait à la bonne grâce de son accueil que, lui ayant été présenté le soir chez le grand-duc, je résolus de partir le lendemain matin sans aller frapper à sa porte. » Il réfléchit pourtant et dit très sagement que toutes ces manières n’empêchaient point l’auguste vieillard d’avoir été dans sa jeunesse l’auteur de Werther et de Faust Peut-être aussi faudrait-il croire que Goethe s’était aperçu du mauvais effet de son attitude. Quoi qu’il en soit, le lendemain en s’éveillant, Grillparzer recevait, pour le jour même, une invitation à dîner chez l’archi-maître. Il s’y rendit et cette fois la glace fut rompue : « Goethe vint au-devant de moi les mains ouvertes, aussi chaleureux qu’il m’avait la veille paru froid. Soyons sincère et ne rougissons pas d’un bon mouvement ; à l’annonce du dîner et quand il s’offrit à me conduire vers la salle à manger, je sentis mes yeux se mouiller à l’idée que je me faisais et que je me fais encore de ce grand homme, de ce personnage presque mythique dont le bras s’appuyait sur le mien, Goethe affecta de ne s’apercevoir de rien, il voulut me placer à côté de lui et causa d’un si bel entrain pendant tout le dîner que les convives n’en revenaient pas. »

Dès son retour à Vienne, le poète se reprit à l’œuvre, il donna : la Vie est un songe, drame romantique, très haut en couleur, que suivit presque aussitôt : Héro et Léandre. C’était la note classique qui se réveillait avec bien du charme, quoiqu’un peu monotone. Une tragédie classique n’étant jamais qu’un cinquième acte divisé en cinq parties, je me suis demandé souvent pourquoi l’auteur ne se bornait pas à nous servir purement et simplement le cinquième acte. Cette fable d’Héro et Léandre, par exemple, savez-vous rien de plus adorable? c’est le Roméo et Juliette de l’antiquité. Le malheur veut que l’élément poétique y prime trop le drame. Grillparzer, qui sentait le danger, a cru le conjurer en intitulant sa pièce : les Orages de l’amour et de la mer. Ce n’était qu’une erreur de plus, tout symbolisme ayant au théâtre cette propriété de tuer l’action. Héro rencontre Léandre dans le bois sacré, quelques paroles échangées et les deux jeunes cœurs ont cessé de s’appartenir. Vous pensez tout de suite au coup de foudre pendant le bal chez Capulet. Oui, sans doute, mais la nouvelle italienne prête au développement : que de choses-là pour un Shakspeare ! La couleur, le décor, le costume, tandis qu’avec l’antique, c’est le nu, le nu physique et psychique. Vous aurez beau tourner et retourner le sujet, impossible d’y rien trouver que des groupes. On ne fait pas du théâtre avec de la statuaire. Schiller le savait mieux que personne et néanmoins l’obsession fut telle qu’il ne s’en délivra qu’en accouchant de sa ballade restée célèbre. Je mets en fait qu’il n’est point de poète, point d’artiste qui n’ait, à certain jour, subi le magnétisme d’un de ces sujets-sphinx d’autant plus fascinateurs que vous sentez qu’ils sont impossibles. Meyerbeer aussi avait fait ce beau rêve d’un « Héro et Léandre » en voyant la Grisi et Mario poser devant ses yeux, et son rêve dura si longtemps que, lorsqu’il se réveilla pour chanter, le groupe idéal avait passé fleur. — La tragédie d’Héro et Léandre, qui fut à Vienne un immense succès, ne saurait avoir pour nous qu’une importance épisodique, et si nous voulons nous rendre compte des visées du poète, mieux nous vaudra d’interroger le premier de ses grands ouvrages classiques. Qui dit supériorité, dit exil ; toute supériorité a dans son ombre la mélancolie et, par suite, le désespoir et le suicide. Telle est l’idée morale de Sappho. Le génie apporte en naissant une malédiction qui le poursuivra jusque dans ses triomphes pour l’atteindre et le frapper à mort, le jour qu’il essaiera de se mêler aux hommes et de vivre de la vie commune. Malheur à lui s’il sort de son isolement, et malheur à l’insensé qui s’attache à ses pas ! Il paiera de son repos l’illusion d’un moment. Sappho n’a connu que l’admiration des hommes; lasse de bruit et d’applaudissemens, elle aspire désormais à l’amour, oubliant ses travaux, ses luttes et que, jeune encore, elle a déjà son printemps derrière elle. Aimer, être aimée! une femme, si grande qu’elle soit, n’échappe pas à cette loi; il faut que son cœur se dépense et qu’elle aime, n’importe comment, sans se rendre compte elle-même si c’est comme une sœur, comme une amante, comme une mère ou comme toutes les trois ensemble. Attendons-nous à voir l’amour de Sappho répondre à cette origine, et gare à l’infortuné qui le subira dans ses alternatives orageuses ! « Qui n’a pas connu l’amour de cette femme ne connaît pas le malheur, » a dit quelqu’un d’une Sappho moderne. La poétesse antique personnifiera cet idéal de mobilité, d’agitation et d’impitoyable persécution dans la tendresse. Vieillissant et doutant d’elle-même, comme elle a toutes les subtilités de la passion, toutes les délicatesses, elle en aura aussi les maladresses. Intempérante et brusque en ses variations, féline et superbe à tour de rôle, rendant et retenant, passant de l’humilité d’une servante à l’orgueil d’une reine, et toujours vaincue, et le cœur vide avec la tête qui s’exalte, et des rêves inassouvis I Chaîne horrible, où sont attachés là deux êtres également dignes de pitié ! Elle est certainement à plaindre, Elle, mais Lui, comment ne pas déplorer ce que son aventure a de tragique? Pauvre Phaon! enthousiaste victime! De dix ans plus jeune, il s’est élancé vers l’héroïne, croyant l’aimer quand ce sublime amour n’était qu’un simple transport d’admiration, et peut-être, ô vanité ! qu’un fougueux désir de se mêler à ses triomphes et de vendanger dans sa gloire. Hélas ! pour l’un comme pour l’autre, l’expérience aura mal tourné: Sappho, depuis longtemps, sondait l’abîme et, de son côté, l’imberbe Phaon, en voyant Melitta, vient de perdre sa dernière illusion, Melitta, son égale en jeunesse, en beauté comme en tout. Par elle, Phaon va rentrer dans l’ordre naturel de l’existence ; c’en est fait du bonheur de Sappho et de leur union. Comme psychologie et comme drame, l’étude est superbe, le style nombreux, harmonieux, facile à la manière de Racine dans Phèdre et dans Iphigénie, les trois unités classiques strictement observées; bref, un riche fruit servi sur un plat d’or.

Dès l’exposition s’annonce le conflit : Elle, enflammée de son amour, en proie à Vénus, qui la dévore; lui, tout à l’ivresse d’une admiration qui l’empêche de voir que, dans cette liaison où il s’engage, les rôles seront intervertis et que, de cette femme, qu’il s’habitue à regarder d’en bas, une sorte de protection flétrissante ne tardera pas à descendre sur lui. Nature spontanée, ardente, mais ne dépassant point l’ordinaire, il ignore d’où lui vient son trouble, et ne le saura que par sa rencontre avec Melitta. Alors la clarté se fait dans son âme et commence la tragédie entre la maîtresse implacable et l’esclave révolté, jusqu’à ce que, vaincue, à bout de colères et de jalousie, Sappho se relève à la fin dans un suprême effort de volonté, de résignation et d’apaisement. Elle sait désormais et renonce. La prédestination d’en haut exclut l’amour : l’héroïne s’est reconquise et rachète son erreur par la mort. Cette conception du sujet, à mesure qu’on y réfléchit, vous remet en mémoire le Torquato Tasso de Goethe; la lutte inégale et désastreuse du poète avec la vie. Il est vrai que l’analogie serait ici plutôt dans la situation que dans les caractères. Tasse meurt victime de l’inconsistance de son tempérament et d’une foule de désordres particuliers, qui ne sauraient pourtant être considérés comme la résultante inévitable d’une vocation, tandis que l’infortune de Sappho lui vient seulement d’avoir cru que celle que les immortels ont choisie pouvait aimer comme le reste des humains. C’est sa propre grandeur et non sa faute qu’elle expie, symbole elle-même de l’irresponsabilité du poète et de l’artiste en tant qu’individu.

À ce cycle d’études antiques se rattache la trilogie des Argonautes, qui contient Médée, œuvre puissante et de grand style. L’action y sort logiquement des caractères et, comme dans Shakspeare, ce sort les personnages qui font leur destinée. Autre point de ressemblance, l’élément barbare, partout absent de notre théâtre classique, est reconstitué de main de maître. Le roi de Colchide, Ariétès, est un chef de clan, sans foi ni loi, grossier, cupide et carnassier que le non moins avide et non moins égoïste Jason domptera par cela seul qu’il représente une civilisation plus avancée. Le charme fugitif que Médée exerce sur lui, la folle passion dont il l’embrase, simples moyens pour ce brillant seigneur d’arriver à ses fins et de s’assurer sa conquête de la Toison d’or. Nous voyons naître l’amour dans le cœur de Médée, nous assistons aux luttes de la femme et de la magicienne contre une force irrésistible, contre un mal où tous ses philtres ne peuvent rien, et c’est un trait d’observation bien à l’honneur du poète de choisir plus tard, pour détacher Jason de sa maîtresse, l’instant même d’une de ses incantations opérée contre son propre gré sur l’ordre exprès de son amant. La répugnance qu’il en conçoit tourne à l’horreur; beauté, caresses, dévoûment n’y peuvent rien: une sorcière n’est pas une femme, le démonisme inhérent à la nature de Médée la met hors la loi. Vainement elle sacrifie à son idole père, frère, patrie, tout, jusqu’à son empire du surnaturel, Jason reste insensible, aucune immolation ne prévaudra contre l’insurmontable dégoût. Elle, cependant, s’attache à ses pas, toujours ardente et suppliante, lorsque enfin la lâche trahison de son amant change la victime en furie. Coupables, innocens, sa haine sauvage ne distingue plus, et c’est au milieu de l’incendie, les mains rouges du sang de ses enfans, qu’elle sort triomphante du palais de Créon. Ainsi se termine le quatrième acte de la troisième partie des Argonautes; on peut voir là un dénoûment, l’acte suivant n’étant guère qu’une longue scène entre Médée et Jason, qui se retrouvent après des années et résument froidement, mais non sans grandeur, la moralité philosophique de la tragédie : résignation, souffrance, expiation. Dans le répertoire dramatique de Grillparzer, Médée serait la contre-partie de Sappho ; même sujet, le grand, l’éternel problème de l’amour, mais diversement étudié, creusé, résolu. Ici et là, toute la gamme des tonalités parcourue avec un art infini du contraste. D’un côté, la hauteur d’âme, la dignité, l’immolation volontaire; de l’autre, la sauvagerie et la barbarie, et partout, dans la diction, la beauté classique maintenue.

Il serait temps de dire un mot de l’Aïeule et de nommer aussi les principaux drames du répertoire romantique de Grillparzer. Représentée en 1817, l’Aïeule fut l’œuvre de début du jeune auteur, quelque chose comme son Hernani; Sappho ne suit qu’en 1818 et la trilogie des Argonautes est de 1821. j’ai cité la pièce de Victor Hugo; c’est le même lyrisme continu, je dirai presque les mêmes personnages et la même situation, avec cette seule différence que le vieux Ruy Gomez s’appelle ici le comte Borotin, que doña Sol a nom Bertha et que le brigand Jaromir remplace le bandit Hernani. Il faudrait également indiquer l’air de famille avec le drame fameux de Schiller, qui passionnait encore les foules vers cette époque. Mais il y a en plus dans l’ouvrage de Grillparzer un élément qui ne se trouve ni chez le poète d’Iéna ni chez Victor Hugo, je veux parler du fantastique, aussi très en faveur alors au théâtre comme ailleurs, et partout d’un si puissant ressort quand on sait l’employer discrètement. j’ai vu jadis jouer l’Aïeule au Burgtheater de Vienne et jamais je n’oublierai l’épouvante qui régnait dans la salle à chaque apparition du fantôme ; il n’y avait pourtant là ni lumière électrique ni grand fracas de mise en scène; la fenêtre s’ouvrait à deux battans, un coup de vent qui soufflait la lampe, un éclair fouettant le pâle visage d’une jeune fille debout dans un linceul, et c’était assez pour la terreur. Les beaux vers sont comme la musique ; ce qu’ils peuvent, nous l’éprouvons chaque jour par les drames de Victor Hugo; ils suspendent l’action à leur gré, nous forcent à les écouter en dépit de toute vraisemblance. Le noble seigneur Ruy Gomez, rentrant la nuit, trouve deux hommes chez sa nièce ; le bon sens voudrait qu’il les fît jeter à la porte. Pas du tout; le chef d’orchestre frappe sur son pupitre, et voilà l’air de bravoure qui commence :


Quand nous avions le Cid et Bernard, ces géans
De l’Espagne et du monde allaient par les Castilles,
Honorant les vieillards et protégeant les filles...[1].


Et nous écoutons l’air de bravoure, et nous oublions à l’écouter les imperfections du libretto. Les beaux vers ont aussi le privilège de pouvoir nous entretenir de toute sorte de choses que nous n’avons jamais vues et que nous ne verrons jamais. Ainsi de ces revenans dont on rit au mélodrame et qui nous font peur quand c’est la poésie qui les évoque : souvenez-vous de la ballade de Lénore, du Majorat, et de la scène de somnambulisme dans le Prince de Hombourg de Henri de Kleist. L’Aïeule de Grillparzer a cet attrait de participer des deux règnes, sans être un opéra autrement qu’à la manière de Hernani, de Ruy-Blas, des Burgraves et du Roi s’amuse. Les vers y tiennent toute la place, et s’ils ne suivent pas toujours la contexture dramatique, du moins, quand arrive une grande situation, aident-ils puissamment à lui faire rendre tout son mérite. — Il s’agit de l’histoire d’une faute et de ses conséquences à travers les âges. L’aïeule a trahi ses devoirs d’épouse, et son crime, après avoir pesé pendant des siècles sur sa race, en amènera l’extinction. Elle s’appelait Bertha, comme l’héroïne de la pièce qui reproduit devant nous sa vivante image. Belle, jeune, elle aima, fut aimée, et le mari qu’on lui donna n’était pas celui que son cœur avait choisi. Comment finissent en complaintes sinistres ces jolies chansons d’une matinée de printemps, il n’est chronique et légende qui ne le racontent, mais si les amoureux avaient un grain de prévoyance dans la cervelle, Dante n’eût point rimé la dolente aventure de la belle Francesca, mise à mort par le cruel tyran Malatesta. Ce fut ainsi que, rentrant au manoir sans être attendu, le burgrave de Borotin surprit sa femme au bras d’un galant et la tua, sans réussir à l’envoyer hors de ce monde, où la pauvre errante fait son purgatoire entre les murs et par les corridors du château, et l’expiation ne prendra fin que le jour où le dernier de sa race aura cessé d’être. Le premier acte se passe à nous exposer cette chronique d’avant-scène : le comte actuel avait deux fils, l’un est mort à la guerre, l’autre a disparu et désormais il ne lui reste qu’une fille, cette Bertha, au physique ainsi qu’au moral le portrait frappant de l’aïeule, une loi fréquente d’hérédité voulant que le dernier d’une race en résume les traits distinctifs. Comme son arrière-grand’mère, Bertha porte en son cœur un sentiment qui le ronge ; elle aime un de ces chevaliers ténébreux, partout si chers au drame romantique. Son père, informé du secret, se fâche d’abord, puis se ravise, disant qu’après tout, il s’agit d’un jeune seigneur de haute lignée, neveu d’un burgrave du Rhin et que, si la fortune est mince, l’honneur est grand. On invite donc le jeune comte Jaromir, et les accordailles vont leur train, quand, une nuit, la chevauchée des gens du roi s’arrête a la porte du château :


.. sans détours
Réponds donc, ou je fais raser tes onze tours;
De l’incendie éteint il reste une étincelle,
Des bandits morts, il reste un chef. Qui le recèle?
C’est toi ; ce Hernani, rebelle empoisonneur.
Ici, dans ton château, tu le caches...


Les brigands infestent la contrée et les troupes sont à leur poursuite. Tandis que les soldats fouillent le vieux donjon de bas en haut, le comte court prévenir son futur gendre pour l’emmener avec eux battre la campagne : la chambre est vide et la fenêtre ouverte ; le jeune homme aura pris les devans : au vieux sire de se joindre à lui et de montrer qu’un sang généreux coule encore dans ses veines. On part; Bertha, restée seule, sent redoubler ses angoisses : ce danger qui menace maintenant son père, ce fantôme de malédiction qui rôde là dans la nuit sombre! et son amant, pourquoi cette précipitation à quitter le château, quand tout lui conseillait de se concerter pour la défense? Ces distractions subites pendant leurs tendres causeries, ces troubles, ce mystère ; plus de doute ! Hélas ! pauvre Bertha, vos pressentimens ne vous ont point trompée :


Nommez-moi Hernani! nommez-moi Hernani!
Avec ce nom fatal je n’en ai point fini !


La bande infâme a pour chef l’homme que la jeune fille adore, ce Jaromir, qui n’est autre que son propre frère enlevé au berceau par des bohémiens et qui, parricide inconscient, vient de frapper le comte dans la mêlée. On rapporte le vieillard expirant, Bertha perd la raison et son frère Jaromir, arrêté au seuil de l’inceste par l’apparition du fantôme, n’échappe au bourreau qu’en se poignardant. Tragédie de la faute et du châtiment qui se termine par l’extermination de toute une race. Est-ce bien une tragédie? Disons plutôt mystère, légende, conte fantastique, complainte; quel que soit le mot, il y a talent et génie; Schiller signerait cela, sinon Goethe ; et Victor Hugo, s’il lisait encore, s’étonnerait de ce précurseur inventant Hernani en 1817. L’effet chez Grillparzer a moins d’éclat, mais il est plus profond, plus rapproché de nous, plus subjectif. Faites représenter ce drame par la troupe de l’Odéon dans une de ses matinées littéraires à prix réduit, et vous verrez la terreur qu’il enferme. Ce qui surtout nous manque aujourd’hui, endeçà de la rampe comme au-delà, c’est le naïf. Je ne dis pas qu’on doive aller au spectacle comme les enfans vont à Polichinelle : il n’en est pas moins vrai que le théâtre vit d’émotions simples, de poésie, et qu’il meurt de bel esprit» de virtuosité, de pièces « bien faites, » de reconstitutions historiques et de bric-à-brac.

Aimez-vous les appendices d’œuvres complètes ? Rarement on se donne la peins d’y aller voir, ce que j’appelle une coupable négligence, car bien souvent, et c’est ici le cas, ces coins obscurs méritent d’être inventoriés. Sans parler d’un Hannibal, dont quelques scènes seulement sont écrites, une entre autres où je relève ce vers :


Hannibal dans sa chute emportera Carthage,
Scipion peut mourir, Rome subsistera.


Laissons de côté Libussa, la Fille de Tolède, etc., prenons l’étude dramatique ayant pour héros l’empereur Rodolphe, et qui nous peint l’état de l’Autriche aux environs de la guerre de trente ans. Les Turcs au dehors menacent l’empire ; au dedans, les troubles religieux. Chaque jour le protestantisme gagne du terrain ; il s’agit de pactiser avec la foi nouvelle ou de l’écraser. Rodolphe ne sait se résoudre, il temporise et délibère. C’est un Hamlet. Catholique el souverain, il hait d’instinct le protestantisme, qu’il envisage à la fois comme une erreur religieuse et comme un principe hostile à l’idée monarchique ; d’autre part, son cœur et son esprit se font scrupule d’employer la flamme et le fer; soucieux, mécontent de ce qui l’entoure, assailli de doutes, il s’isole en lui-même, oubliant l’empire. On pille les finances, on intrigue, on perd en Hongrie bataille sur bataille et Rodolphe, pendant ce temps, fait le moine. Endonjonné dans son Hradschin, il étudie, il prie, il rêve si bien que ses peuples se désaffectionnent et qu’à sa mort, ils voient sans déplaisir cette couronne tant convoitée échoir à Mathias, qui à son tour s’en effraie comme d’un fardeau trop lourd et la recevant se frappe la poitrine en soupirant : Mea culpa! Il va de soi qu’un tel sujet n’est pas de ceux dont le théâtre s’accommode. Rien que des conflits religieux et politiques, point d’épisode romanesque à l’avant-scène, point de femme, restait l’étude des caractères, où l’auteur excelle. Son portrait de l’empereur Rodolphe est un Holbein. j’ai souvent ouï dire à Vienne par des amis de Grillparzer que le poète avait à son insu et dans une certaine mesure reproduit là sa propre ressemblance. Que d’analogies en effet le rapprochaient cette fois de son héros : ce penchant à la contemplation, ces doutes de conscience, ces facultés quasi maladives d’intuition qui, nous montrant à longue distance les conséquences possibles de l’action, nous retiennent de l’accomplir! cette invincible horreur des coups de force et, d’autre part, ces éclairs soudains de révolte et de colère, toutes les oscillations, tous les malaises, toutes les hypocondries, toutes les vapeurs, de l’idéaliste!

Deux actes fragmentaires d’une tragédie d’Esther seraient également à butiner dans ce catalogue des œuvres complètes. Le grand monarque Assuérus s’ennuie du départ de Vasthi et déjà songe à la rappeler, lorsque traversant une galerie du palais, il rencontre Esther placée là par Haman, et qu’il n’avait pas remarquée parmi les beautés dont on l’entoure. Louis XIV aimait à voir les gens se troubler en sa présence ou du moins en avoir l’air; il faut croire que le puissant Assuérus avait aussi cette faiblesse et que la belle Juive le savait, car elle reste imperturbable devant le souverain, et c’est au contraire lui que ce fier et doux regard intimide. Les yeux se sont croisés; l’entretien s’engage, presque hostile, le maître impatienté, fait bientôt mine de congédier la jeune esclave, et comme elle se hâte d’obéir, il la rappelle : attiré, charmé par cette intelligence unie à tant de beauté, il se tient néanmoins sur la défensive ; si cette arrogance n’était qu’un masque, ce mépris des grandeurs un moyen caché de les conquérir? Il imagine de l’interroger : « Et si je vous demandais un avis, lui dit-il, qui me conseilleriez-vous d’épouser? — Faites revenir Vasthi, répond Esther, — Vasthi que vous avez aimée et que peut-être vous aimez toujours. » À ces mots, les doutes du roi se retournent ; tout à l’heure il se croyait en face d’une effrontée ambitieuse, et maintenant une autre incertitude le tourmente : Esther répondra-t-elle au sentiment qui vient de naître en lui? Il n’ose l’espérer, quand un aveu timide le rassure et clôt l’intermède. C’est le récit de Racine mis en action avec des caractères plus conformes à l’épigraphie : Assuérus que l’ennui de ses grandeurs accable, un Salomon en quête d’une âme qui l’aide à se relever des énervantes délices du harem. Esther sera cette auxiliaire partout cherchée ; fille d’une race opprimée depuis des siècles, elle aura d’instinct et d’héritage tous les attributs de son peuple : volonté, calcul, ténacité, et c’est à la fois comme individu et comme type national qu’elle partagera l’empire. Cette maturité de réflexion chez une jeune fille, cette précocité d’éducation, j’entends crier au darwinisme. Hé bien! quand il y en aurait un peu, où serait le mal? Grâce à Dieu, nous n’en sommes plus à discuter Racine; il fut un médium incomparable et presque tous ses défauts se rapportent à l’esprit de son siècle. Mais que de choses librement et superbement caressées depuis en leurs tours et leurs alentours il nous indique au simple mouvement du discours, sans appuyer, — que de perspectives!


Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !


Vers d’horizon immense, comme il s’en rencontre aussi chez Corneille :


Tous les monstres d’Egypte ont leur temple dans Rome !


Le dommage est que, chez nos classiques, la couleur, au lieu de se fondre dans la masse du tableau, se concentre dans un vers d’éclat, foudroyant mais isolé et semblable à ces diamans que nous appelons des « solitaires, » parce qu’ils ne souffrent aucun voisinage.

J’allais oublier Mélusine, un poème d’opéra, écrit pour Beethoven et qui se rattache au chapitre de la musique si intéressant dans l’œuvre de Grillparzer.


II.

Il l’avait étudiée, en effet, dès le premier âge, le piano d’abord, puis le violon, puis la composition jusqu’à pouvoir faire des quatuors, tout cela, à bâtons rompus, quittant et reprenant, oubliant même à ce point qu’un jour, voulant se distraire d’un chagrin, il ouvre son piano et s’aperçoit que c’est à recommencer. « Je pensai alors au temps jadis où mon professeur de basse chiffrée m’enseignait les accords fondamentaux, et, me croirez-vous? je goûtais un plaisir extrême aux mélodies élémentaires qu’amenait la résolution de ces accords. » Plus tard, beaucoup plus tard, vint le contre-point : « Ce fut le tour des franches études et des progrès sérieux ; il est vrai que j’y perdis toute fraîcheur d’inspiration. » Du reste, pour se rendre bien compte du double caractère fantaisiste et technique de cette formation de l’artiste en tant que musicien, il faudrait lire une nouvelle du poète intitulée : le Vieux Ménétrier. Son aversion du piano, son goût obstiné pour le violon, qu’il adorait peut-être parce que ses parens s’entêtaient à lui tenir les doigts sur le clavier, ses misères d’enfance grandes et petites, ses joies, ses rêves, ses fluctuations, vous retrouverez tout cela dans le récit dont je parle, un de ces « opuscules » où se trahit la main d’un maître.

L’auteur nous raconte l’histoire d’un de ces pauvres diables à qui rien n’a réussi et qui, de déception en déception, s’acheminent doucement vers la tombe, ne se plaignant jamais, contens d’eux-mêmes et du fond de leur propre dénûment venant en aide à de plus misérables. Mettez un pareil individu entre les mains d’un romancier naturaliste, il en fera ce que, dans le joli langage du moment, on appelle : « un raté. » Ne voyant ni plus haut ni plus loin que son horizon du boulevard, il appuiera sur le côté grotesque, négligeant la note sensible ; au lieu de compatir humainement, il saisira cette occasion de se tailler un succès en exécutant une cabriole sur le tremplin du Lacrymœ rerum. L’habileté du poète est, au contraire, de nous intéresser à ce pauvre hère et de nous le rendre de plus en plus sympathique en nous initiant à sa parfaite médiocrité d’homme et d’artiste.

Grillparzer rencontre son personnage dans une de ces kermesses viennoises, où, sous prétexte de gaîtés champêtres, toute une population s’empiffre de pâtisserie et de polkas. Aux rives du Danube bleu, point de bonne fête sans musique : orchestres en plein vent, bandes militaires, orgues de Barbarie, solistes enragés s’escrimant sur leurs harpes, leurs guzlas, leurs clarinettes et leurs tympanons.

« Comme je me hâtais de fuir cette horrible cacophonie, j’aperçus une espèce de violoneux travaillant dans l’ombre à l’écart. C’était un vieillard d’environ soixante-dix ans, long et sec, vêtu d’une souquenille usée, mais point malpropre, à l’air satisfait de lui-même et se souriant; il se tenait debout, sa tête chauve découverte, son chapeau à ses pieds en guise de caisse, le corps ployé ; lui et son pauvre vieux violon ne faisant qu’un, il s’évertuait d’enthousiasme et son pied battait la mesure. Ce qu’il jouait ne saurait se définir ; c’était une suite de notes sans cohésion, mais que d’efforts et quelle conscience d’artiste! Tandis que les autres gagnaient des mines de gros sous en jouant de mémoire, il avait apporté là son pupitre et raclait sa sonate d’après le texte, en virtuose délaissé, nargué, mais convaincu. »

Tout maniaque appartient à l’observateur, et plus la foule s’en éloigne, plus le philosophe s’en rapproche. Ce violoneux bizarre attire donc notre poète, qui l’écoute en l’examinant. La musique est insensée, mais ce fou doit être quelqu’un; c’est du moins ce que Grillparzer croit deviner à l’air tragique du visage et du maintien comme à la manière de porter les haillons et, pour mieux s’en assurer, il tire de sa poche une pièce de monnaie et l’offre. « Non ! pas ainsi, s’écrie alors le ménétrier toujours vibrant, — pas ainsi, vous dis-je, mais dans le chapeau. » Le poète, qui flaire une histoire, fait mine de se retirer et s’en va rôder aux alentours, attendant que la séance soit levée, puis enfin, voyant son individu quitter la place, il le rejoint insidieusement et manifeste au cours de la conversation l’envie d’aller un malin le visiter : « Quand vous voudrez, répond le musicien ambulant, quoique, à vrai dire, le logis ne soit pas des plus engageans, car j’habite en chambrée, mais les camarades sont des maçons qui s’en vont à l’ouvrage de bonne heure : j’exige seulement que vous ne veniez jamais l’après-midi, jamais je ne reçois personne de deux à cinq.

« — Puis-je vous en demander la raison ?

« — Mais, parce que c’est le moment où j’improvise. »

Ce dernier mot, presque toujours gros de surprises, mais qu’il faudrait ici trois fois souligner, empruntait, en effet, à la circonstance quelque chose de phénoménal. Nous avons vu plus haut ce que Grillparzer, enfant, appelait: « improviser. » A lui maintenant, devenu maître, de nous raconter les exercices de son héros :

« Je touchais à la masure indiquée et j’allais en franchir le seuil quand un bruit frappa mon oreille. Je m’arrêtai, c’était une note attaquée doucement, mais d’autorité et peu à peu s’enflant jusqu’à la véhémence, puis décroissant et s’effaçant pour remonter l’instant d’après à l’éclat le plus strident, et toujours la même note invariablement répétée avec une sorte de béatitude ineffable; enfin venait un intervalle, c’était la quarte; nouvelle dégustation pour le virtuose : comme il s’était repu de son de la première note isolée, il se régalait maintenant de la relation harmonique et la savourait avec délices; attaque des deux notes l’une après l’autre, pain à double corde, pois liées par les notes intermédiaires avec accentuation de la tierce et reprise du même exercice. Ensuite il passait à la quinte. Un son filé, tremblé, légèrement pleurard au début, s’éteignant, s’étouffant dans les larmes, mourant pour revivre et grandir bientôt jusqu’au délire et toujours les mêmes intervalles, les mêmes notes! c’était ce que le brave homme appelait « improviser! » Improvisation ! pour celui qui jouait, peut-être, mais hélas! pour celui qui écoutait!.. »

Comme tout cela est compris, senti en musicien! Cependant, -au cours de la narration, — car il y a toute une destinée et des plus émouvantes qui se joint à cette esthétique, — Grillparzer s’attendrit, son héros lui tire des larmes, il compatit à l’histoire qu’il nous raconte de cet infortuné qui n’a pour lutter contre la vie d’autre force que sa médiocrité, ce qui lui arrive n’étant en somme que la navrante conséquence de ce qu’il est. Mais si la nature l’a déshérité, s’il a tout perdu par impuissance de rien conserver, quelle sublime humilité dans sa pauvre âme, quel touchant besoin de rapporter au Créateur les merveilles d’un art qu’il s’imagine candidement être le sien, lui ver de terre amoureux d’une étoile! « Ils jouent du Mozart et du Sébastien Bach, mais personne ne joue la musique du bon Dieu, la grâce du son et du ton, ce don miraculeux qu’elle a d’apaiser l’ardente soif de notre oreille, de faire, — et parlant ainsi, mystérieux, il rougissait comme de pudeur, baissait la voix, — de faire que le troisième ton concorde avec le premier et le cinquième aussi et que la note sensible (la septième) monte et se résolve comme une espérance accomplie, tandis que la dissonance, vaincue, refoulée, plonge à l’abîme comme l’esprit de révolte et d’orgueil ! et cette arche d’alliance, cette bénédiction du renversement par laquelle la seconde elle-même se convertit et rentre en grâce dans l’euphonie ! Tout ce grand mystère me fut révélé, mais plus tard seulement, et tant d’autres choses auxquelles aujourd’hui encore, je ne comprends rien : contre-point, fugue, double et triple canon, un temple céleste sans moellons ni mortier et soutenu par la main de Dieu. Et penser que le commun des hommes ignore ces merveilles et que parmi les quelques rares initiés, il s’en rencontre qui mêlent des mots à cette pure émanation de l’âme, reproduisant le sacrilège des anges du Seigneur s’unissant aux filles de la terre, et cela, soi-disant, pour que la musique ait plus de prise sur les organisations réfractaires, monsieur ! termina-t-il d’une voix à demi vaincue par l’épuisement. La parole est nécessaire à l’homme comme la nourriture, mais que du moins il conserve dans sa pureté le breuvage qui lui vient de Dieu ! »


III.

L’esthétique de Grillparzer est celle de Mozart et se fonde sur le principe du beau musical absolu : l’idée de son développement harmonique ; rien de plus, rien de moins. La musique n’emploie pas des mots, autrement dit, des signes arbitraires et variables selon ce que vous leur faites exprimer. Ce son, en même temps qu’il est un signe, est une chose existante en soi. Une suite de sons, pour plaire à l’oreille, n’a nul besoin d’avoir un sens ; de même que, dans les arts plastiques, les belles formes charment nos yeux, un accord faux est une laideur dont s’offense notre oreille. Contrairement à l’effet de la parole, qui n’agit sur nos sens que par l’intermédiaire de notre intelligence, les sous agissent sur nos sens directement et l’intelligence n’intervient qu’en deuxième instance. Avançons d’un pas ; ce son, qui déjà porte en soi de quoi plaire ou déplaire, com- biné de certaine façon, éveillera dans l’âme certains sentimens de joie, de tristesse, de rêverie. Mais gare à la paraphrase littéraire et souvenons-nous toujours que les sous ne sont pas des mots pour servir soit à la description, soit à la narration ! La musique a ses symphonies, ses sonates, ses quatuors, pour développer son architecture et remuer en nous un monde de sensations qu’il ne faut pas vouloir trop définir sous peine d’intervertir les rôles, vu que le musicien qui s’entête à raisonner avec son auditoire, à faire œuvre de romancier, de peintre et de dramaturge sans paroles, joue un personnage aussi ridicule que le poète qui se travaillerait en assonances mélodiques; d’où cette conclusion que Mozart est le musicien par excellence et Berlioz un grand homme de lettres fourvoyé. Grillparzer professe à outrance la théorie du chacun chez soi, et ne connaît en musique que le beau musical.

Quant à la question du théâtre, la théorie moderne l’horripilait, et par la profonde antipathie que lui inspiraient, dès leur début, les tendances du wagnérisme, on se rendra compte aisément de ce qu’il penserait aujourd’hui du système. Je me le figure en présence de cet opéra si résolument déséquilibré ; il cherche l’idée mélodique, plus d’idée, mais des mots, des mots que l’orchestre commente et rumine. L’idée mélodique partage désormais le triste sort de la cavatine, et voyez l’amusante contradiction et comme l’ironie est partout en ces querelles de parti! Personne de ces intransigeans n’a l’air de s’apercevoir que, au nombre des trois ou quatre prédilections qu’ils conservent dans le passé, il en est une dont la cavatine fut l’âme ! Oui ou non, les personnages du Freischütz et d’Euryanthe sont-ils des caractères ? Eh bien! tous ces gens-là chantent d’admirables thèmes mélodiques et la cavatine, puisque cavatine il y a, n’amène aucune de ces confusions dont on se plaint dans les opéras italiens ou français de la période rossinienne. La musique vocale n’exclurait donc pas la caractéristique moderne, que nous sommes loin d’avoir inventée. Mozart l’avait déjà trouvée avec abondance et récidive, et Weber, s’appuyant sur l’exemple, nous a donné, dans le Freischütz et surtout dans Euryanthe, deux chefs-d’œuvre destinés à servir de type à la conception moderne. Supposons un adepte de la doctrine actuelle ayant à mettre en musique aujourd’hui le poème du Freischütz ; il placera dans l’orchestre son centre de gravité, confiera aux seuls instrumens l’analyse de ses personnages, qui désormais se feront un devoir de vous bercer de mélopée jusqu’à l’envoûtement. « La caractéristique, » par l’abus où nous inclinons, devient la négation même du beau musical.

C’est affaire aux médiocres de s’en référer à des programmes, de commencer et de finir selon des conventions préétablies. L’homme de génie chez qui l’idée affecte, en naissant, une forme organique, regimbera toujours à la tyrannie des paroles ; plus vous serez grand musicien, moins vous fléchirez. « Mozart est plein de ces fautes de texte, remarque Grillparzer, Gluck n’en commet pas, et cela seul à mes yeux juge la question. » Un musicien de théâtre ne connaît que la situation et dédaigne d’entrer en collision avec les mots. C’est en musicien qu’il s’agit de composer un opéra, en musicien et non en poète. Vous saisissez dans ces aphorismes, d’un âge pré-wagnérien, comme une poétique anticipée à l’adresse des doctrines de l’heure présente. Revendication des droits de la musique à l’indépendance absolue, nous rencontrons partout cette profession de foi, dans ses vers comme dans sa prose, et pourtant, détail curieux, cette poésie où la musique tient tant de place n’est jamais de celles qui se mettent en musique ; lui-même, si l’envie le prend de chanter, il choisira de préférence un de ces lieds de Goethe, où la mélodie montre déjà son boulon. Toujours d’humeur à célébrer Mozart, Beethoven ou Schubert, le poète de Sappho n’a rien de ce lyrisme qui prête aux efflorescences mélodiques. Cependant Schubert lui doit la Sérénade, Mendelssohn sa cantate en la qui n’est autre que la pièce intitulée : Italia, dans ses œuvres complètes, et peu s’en est fallu que Beethoven l’ait eu pour collaborateur.

Ils s’étaient, en quelque sorte, toujours connus et fréquentés. « Ma première rencontre avec Beethoven eut lieu chez l’un de mes oncles, en 1804, dans une soirée où se trouvaient aussi l’abbé Vogler et Cherubini. Il était alors svelte, poli et d’une certaine élégance, chose presque incroyable quand on songe à ce que devint plus tard sa façon d’être. Joua-t-il? ne joua-t-il pas? Je l’ai complètement oublié; ce que je sais, c’est que, au moment du souper, l’abbé Vogler était au piano, parfilant toute sorte de variations, et ne s’aperçut pas que nous avions quitté le salon pour la salle à manger. Seuls, Cherubini et Beethoven avaient persisté, mais bientôt celui-ci se détachant, il n’était plus resté que Beethoven, lequel, à son tour, n’y tenant plus, laissa l’improvisateur à son escrime. »

Un cm deux ans plus tard, Grillparzer et ses parens habitaient, pendant l’été, une maison de campagne à Heiligenstadt, tout près de Vienne. « Nous logions du côté du jardin et Beethoven avait loué deux chambres sur la rue ; mes frères et moi nous nous occupions assez peu du voisin, très changé d’humeur et d’aspect depuis la première rencontre, bourru, grossier et d’une négligence presque sordide dans sa mise. Mais ma mère, passionnée de musique, cédait bon gré mal gré à l’attraction. Dès qu’elle entendait son piano préluder, elle se faufilait sur le palier, écoutant, épiant, ravie, si bien qu’un jour, l’ayant surprise en ouvrant sa porte, il passa devant elle son chapeau sur la tête et gagna brusquement la campagne; le lendemain et jours suivans plus de piano. Vainement ma mère se fit excuser et promit que cette indiscrétion ne se renouvellerait pas, nous offrîmes même de condamner la porte et de ne plus entrer chez nous que par la porte du jardin, Beethoven fut impitoyable et jusqu’à l’automne, époque de notre retour à la ville, le piano resta silencieux. L’été suivant, j’allais souvent à Dobling, chez ma grand’mère ; juste vis-à-vis de ses fenêtres se trouvait la propriété d’un paysan d’assez mauvais renom, qui s’appelait Trohberger, et dont Beethoven était en partie le locataire. Ce Trohberger possédait également une très jolie fille à qui le musicien me sembla prendre un vif intérêt. Je le vois encore dans la cour de la ferme, les yeux braqués sur la belle qui, penchée en haut d’un grenier, emmagasinait du foin sa fourche en mains, les cheveux ébouriffés, la poitrine demi-nue et le rire aux dents. Il ne lui parlait pas, heureux de l’envelopper d’une admiration dévorante que la drôlesse se plaisait à surexciter, en provoquant de ses apostrophes et de ses œillades toute une valetaille de basse-cour. Bientôt j’aperçus Beethoven quittant la place furieux de jalousie. Il fallait vraiment qu’il en tînt, car, à quelques jours de là, le père ayant été emprisonné à la suite d’une rixe, Beethoven s’avisa de vouloir le faire élargir et mit, selon son habitude, tant de brusquerie et de maladresse dans ses demandes, qu’un instant il risqua lui-même d’aller sous les verrous faire compagnie à son client. Telles furent nos premières relations. Je le rencontrais dans la rue, au théâtre et dans un café où fréquentait un poète de l’école de Novalis, avec qui je le soupçonne d’avoir agité maint projet d’opéra. »

Trois ou quatre années s’écoulèrent ainsi, puis, la vie publique les ayant séparés pendant un quart de siècle, ils se rejoignirent pour ne plus de perdre de vue. Entre temps l’un était devenu « le maître de l’heure, » et l’autre avait donné an théâtre l’Aïeule, Sappho, Médée, Ottokar, etc. D’ordinaire, dans notre monde des arts, les amitiés de ce genre ne vont guère sans quelque collaboration. Beethoven rêvait d’avoir un poème de Grillparzer, et, me croira-t-on? il n’osait le demander; ce colosse était timide: ce fut un ami commun, le comte Maurice Dietrichstein, qui se chargea de la commission.

Grillparzer. au lieu de se réjouir de la proposition, en conçut plutôt quelque embarras; chose étrange assurément pour nous, qui sommes la postérité, mais que l’on s’explique au point de vue d’un poète contemporain de Beethoven et témoin attristé du train quotidien de son existence.

« Nul n’entre au ciel avec ses bas et ses souliers, » dit un proverbe ; ce n’est guère qu’un demi-siècle et souvent même (comme pour Sébastien Bach) qu’un grand siècle après la mort que commencent les apothéoses; alors viennent les fanatismes et les gros mots de Titan, de géans, que nous prodiguons aux grands hommes sans réfléchir à l’espèce de ridicule dont nous les affublons. Un géant, un nain, un Titan sont des monstres, et ce qui surtout distingue l’homme de génie, c’est l’équilibre, la pondération, l’harmonie: les Titans sont d’abominables réfractaires en antagonisme avec l’idée divine que l’art nous représente ; ils ont inventé d’assiéger le ciel d’Apollon, des Muses et des Grâces et ne méritent que la torture. Beethoven, sans doute, n’était pas une de ces natures organisées d’avance pour le bonheur parfait, mais on se méprend à vouloir faire de lui un type de martyr ; il ignora les servitudes professionnelles de Sébastien Bach, usant sa jeunesse à vagabonder et son âge mûr à produire à huis-clos ses chefs-d’œuvre. Il eut, sur Haydn et Mozart, cet avantage de se voir discuter tout de suite. Beethoven conquit d’emblée une position sociale bien supérieure à celle des maîtres qui le précédèrent. Si l’argent lui vint par rémunérations précaires, du moins n’eut-il jamais à subir ces humiliations d’ancien régime qui faisaient du chantre des Saisons un batteur de mesure à la solde d’un grand seigneur, et de Mozart un marmiton dans les cuisines d’un archevêque. A bien considérer l’histoire de la culture musicale en son pays, Beethoven fut, au contraire, le premier compositeur ayant su vivre du produit de ses œuvres. Qu’il ait eu maille à partir avec la critique, c’est le sort commun, et nous l’en plaindrons d’autant moins que, pour répondre aux détracteurs de la première heure, il rencontra dans Hoffmann un de ces organes qui forcent les grenouilles à se taire. Beethoven est mort sans fortune et les tribulations ne l’ont point épargné ; mais combien ont aussi lutté pour l’existence qui n’ont pas eu cette consolation de régner vivant sur les esprits et de pouvoir s’en remettre à la postérité ! Il a fallu que Beethoven mourût pour passer dieu, et c’est alors que sa religion s’est fondée et que le Beethoven-dogme nous a valu le Beethoven-martyr.

Martyr! oui, de lui-même, victime de son propre génie, qui, portant trop haut et trop loin, se cognait douloureusement aux angles du réel et ne trouvait d’apaisement que dans l’art, martyr de ce mal cruel, de cette hypocondrie inséparable de tout idéalisme transcendant et qui chez lui se doublait de la plus atroce des infirmités dont un musicien puisse être affligé! Mais, contre cet état psychologique et pathologique, la société ne pouvait rien; elle admirait, honorait, célébrait le maître, et quand elle avait assez compati à l’affligé, rudoyait parfois l’original. Où nous voyons aujourd’hui « une destinée, » les contemporains voyaient un sourd, beaucoup plus à plaindre que les autres, mais souvent aussi bien maniaque.

Tout ceci nous explique les perplexités de Grillparzer à l’endroit du poème qu’on lui demandait pour le voisin d’en face : « j’avoue, écrit-il en son journal, que cette proposition me causa quelque effroi ; d’abord l’idée de rédiger un libretto ne me souriait guère ; ensuite Beethoven était sourd, complètement sourd, et ses derniers ouvrages d’un caractère abstrait si prononcé me faisaient douter qu’il fût encore capable de composer un opéra... Du reste, mon hésitation dura peu. Lorsqu’un grand homme manifeste un tel désir, ce serait risquer de priver le monde d’un chef-d’œuvre que de ne pas y consentir sans discussion. » Le poète se mit en quête d’un sujet, et, quand il l’eut trouvé, il encadra ses strophes en manière d’enluminures dans un fabliau du moyen âge. Mélusine ! à ce nom, toutes les poésies du néo-romantisme musical vous chantent à l’imagination. La nymphe d’une source renonce aux impersonnelles et négatives douceurs de l’être élémentaire pour tâter de la vie et de ses émotions. Désormais, un cœur humain battra dans sa poitrine, elle aimera, souffrira, et, vaincue par l’expérience, retournera s’anéantir dans la nature, préférant à nos joies comme à nos douleurs l’impassibilité finale.

Vous voyez d’ici le tableau ! disons mieux, les tableaux, car il y en avait bon nombre très variés et de couleur à rappeler aux effets de lumière la vue assombrie de l’auteur de Fidelio. La rencontre au bord du lac avec le comte Raymond, les noces féodales, la grotte mystérieuse où la nymphe vient à certaines périodes lunaires visiter ses sœurs d’autrefois et dont l’époux de Mélusine a fait serment de ne jamais franchir le seuil ; — autant de scènes que la symphonie et le drame se disputent. Cependant le soupçon et la jalousie pénètrent au cœur de Raymond ; quel charme secret attire ainsi la comtesse de ce côté? Il s’informe, il épie, et, poussé à bout par la perfidie d’un Iago quelconque, il viole le sanctuaire en se parjurant. Mélusine pousse un cri d’épouvante, les sirènes l’entourent de leurs voiles comme d’un nuage et Raymond la voit disparaître à ses yeux pour jamais.

Habent sua fata libelli. De ce poème de Mélusine Beethoven, hélas! devait mourir sans avoir écrit une note; mais l’idée survécut, et la chrysalide, après avoir dormi un bout de temps, se réveilla symphonie aux mains de Mendelssohn. Qui ne connaît cette merveilleuse narration musicale où pas un détail du sujet n’est omis, cette phrase de l’introduction avec ses frais gazouillemens de source, ses ondulations murmurantes sous qui se dérobe comme un cri d’humaine douleur? Maintenir la vie des élémens en un perpétuel commerce avec la nôtre, les animer, les passionner à notre ressemblance, deux musiciens ont possédé ce secret par-dessus tout, Mendelssohn et Schubert. j’ai signalé la phrase du début, la voici à présent qui nous revient transfigurée ; à son grésillement pittoresque, à sa pure et simple transparence quelque chose d’étrange s’est mêlé, de conscient. Écoutez le hautbois et sa plainte ; Mélusine a passé de la vie élémentaire à la vie mortelle, l’ondine a pris corps et cœur de femme, un soupir d’amour et de souffrance nous le dit. Un amateur de ces questions d’esthétique comparée qui nous passionnent devrait aussi, après s’être rendu compte de la symphonie, aller à Munich visiter les fresques de Schwind.

Pour revenir au poème de Grillparzer, il a ceci de remarquable que la situation principale de Tanhauser s’y trouve non pas simplement indiquée, mais traitée à fond ; le comte Raymond comme le chevalier saxon succombe à l’immense ennui des ivresses profondes ; Mélusine s’en étonne : « Je t’ai donné, dit-elle, plus que la terre ne peut donner, j’ai mis à tes pieds tout ce qui fait l’enchantement de l’existence, je t’aime d’amour infini, que te manque-t-il? — l’action. » n’est-ce pas original de surprendre ainsi la note de demain chez un poète appartenant aux traditions du passé? « Ma partition est là tout entière, s’écriait Beethoven en se frappant le front; je n’ai plus qu’à l’écrire. » La mort, hélas ! l’en empêcha et peut-être aussi le désordre de son existence. Grillparzer l’aimait comme il l’admirait, tendrement, simplement, sans hyperbole et toujours fidèle à son culte de Mozart. Un de ses poèmes, très amusant, avec son petit air voulu d’antiquaille et sa coupe de rondo, nous peint l’entrée de Beethoven à l’Elysée ; Sébastien Bach, Händel, Haydn, vont au-devant de lui, Cimarosa aussi et Paisiello, quand, soudain, la foule s’écarte, quelle foule : Dante, Shakspeare, Raphaël, Michel-Ange, Tasse! et, dans un éblouissement de lumière, Mozart accoste le héros. Un hymne éclate alors à la gloire de Beethoven, mais où l’on sent même sous la louange, les prédilections du poète : « Beethoven a conquis un monde, mais ce monde n’est qu’à lui seul. Beethoven est un météore dont on doit se garder de prendre le sillage radieux pour une voie nouvelle ouverte à tous. » Et, plus loin, Grillparzer, changeant d’image et complétant sa pensée : « Tenez, dit-il, ce voyageur, le voyez-vous, solitaire, intrépide, franchir la haie et les fossés, grimper, descendre, traverser les torrens à la nage. Victoire! il touche le but. Mais quels sentiers a-t-il frayés? Ce voyageur, c’est Beethoven! »

Inutile aujourd’hui d’insister sur l’étroitesse d’une pareille critique ; son pire défaut est d’être démodée, ce qui ne saurait pourtant nous empêcher d’admettre certains griefs de ce partisan du passé, par exemple, lorsqu’il se plaint que l’hyperlyrisme de Beethoven, à force d’élargir l’idée, ait détruit le sentiment de la symétrie et des proportions. On improvise, on rêve, on crée, on ne compose plus ! c’est que les Beethoven ont double vie ; ils sont d’hier et de demain : à l’époque de maturité, de plénitude, l’esprit du passé dont ils héritèrent les quitte et fait place à l’avenir. Gluck, à cinquante ans, lorsqu’il opéra sa volte-face, Beethoven, procèdent également par périodes, mais, au total, sans brusquer les choses ; la deuxième période sort naturellement de la première, qu’elle continue en l’agrandissant. Cherchez l’endroit du revirement, rien ne le précise ; c’est quand le pas est sauté depuis longtemps que le public s’aperçoit qu’il y avait un pas à faire. C’est surtout par ce côté sagement progressif, par cette marche ascendante vers le vrai, que Grillparzer admire Beethoven ; il en voudrait faire un classique et, le voyant prendre l’espace et la nuée, il pousse le cri d’effarement de la poule qui couvait un aiglon. Il en va de même d’un autre esthéticien que nous citions ici naguère, M. Riehl[2] : tous deux proclament Beethoven un des plus grands musiciens qu’il y ait eu, mais ni l’un ni l’autre ne dit « le plus grand. » Depuis sa mort, un siècle ne s’est pas écoulé et nous possédons déjà trois Beethoven ! Celui du passé, qui touche à Haydn, à Mozart, celui du présent, qui règne au Conservatoire, et celui de l’avenir, qui commence aux derniers quatuors, celui qu’on ne joue plus, qu’on a interprète ; » retenez ce mot, il est gros de tant un dictionnaire de transpositions. Ainsi nous aurons en peinture « la gamme des bleus et des gris, » la « tonalité » des plans, la « note » gaie ou sombre, etc. Hier, un musicien était un homme qui fait de la musique, aujourd’hui, nous appelons cet homme un poète. Au mot de la chose nous en substituons un autre, qui, à force de vouloir tout exprimer, ne dit rien. Qu’est-ce que ce mot vague et prétentieux de poète comparé à l’autre en qui l’idée architecturale de l’art musical était si bien contenue! Un art où la science de la forme joue un tel rôle qu’on peut, sans avoir une idée mélodique, y tenir la place d’un Palestrina, ne communique avec la poésie que par ses détails. Je veux parler des pensées poétiques vibrantes ici et là dans les interstices du monument et qui l’éclairent. Chez les maîtres du passé, la technique fondamentale était l’objectif; chez Beethoven, l’idéal poétique s’insinue et gagne à la main. Pour le Viennois Grillparzer, qui le juge en contemporain, Beethoven est un classique se rattachant à l’école viennoise ; pour nous qui sommes la postérité, il est le chef du romantisme : sans Beethoven et sans Schubert, — son bien-aimé disciple, — point de Weber, d’où il nous faudrait conclure que c’est de Vienne, — terre classique, — que le romantisme du nord de l’Allemagne a reçu l’impulsion. Mais pour sortir tout son mérite, pour nous valoir le néo-romantisme de Schumann, de Wagner, le Beethoven de la dernière manière avait besoin de voyager. On le contestait encore à Vienne que déjà Leipzig et Berlin en mesuraient l’immensité ; et Paris donc, oublierons-nous ce mouvement de propagande et d’exégèse qui partout s’y formait sous l’action des Berlioz, des Liszt, des Chopin? Beethoven a le sort d’Homère ; ne au pays du Rhin, le sud et le nord de l’Allemagne se le disputent, les uns le rattachant à la famille des Gluck, des Haydn, des Mozart, veulent qu’il soit venu fermer l’ère classique viennoise les autres qu’il ait ouvert celle du romantisme, et pour tout dire, les deux partis ont raison, même un troisième, le parti du genre humain, qui le revendique comme un de ces génies dont la patrie est partout où leur langue inspirée est comprise.

Nous nous occupons aujourd’hui moins du mérite intrinsèque d’une œuvre que des questions générales qu’elle soulève. Grillparzer n’a point de ces recherches d’invention toute moderne ; le beau musical est à ses yeux quelque chose de « spécifique » et jamais l’idée ne lui viendrait de tirer d’une sonate la manière de voir du compositeur sur les principes sociaux. À ce compte, Mozart était vraiment son dieu. Lui seul entre tous, — je me trompe, — au-dessus de tous, il ne le comparait pas, — lui seul répondait à son idéal classique de beauté, de clarté, de grâce dans la force et de sensualisme honnête. Un poème qu’il écrivait en 1842 pour l’inauguration du monument de Mozart à Salzbourg exprime cette adoration. Les vers sont splendides, et, circonstance rare, presque unique, l’esthéticien y parle du même ton d’autorité que le poète : à l’inverse de ce qui se voit d’ordinaire, Grillparzer mettait en vers de la musique, ses œuvres lyriques comme sa prose en sont imprégnées et le connaisseur peut les parcourir à son aise sans y rencontrer aucun serpent ; point de ces lieux-communs risibles que les plus qualifiés emploient par ignorance, et, d’autre part, rien de didactique, une technique double, un cygne ayant navigué de naissance sur un lac où les deux sources mêlent et confondent leurs eaux.

D’autres ont chanté Mozart, personne ne l’a plus aimé ; il l’eut, pour ainsi dire, près du cœur dès sa première enfance : « La femme de chambre de ma mère était une ancienne choriste et se servait du libretto de la Flûte enchantée pour me faire épeler mes lettres. Nous passâmes ainsi bien des heures, elle, à me parler de la féerie où jadis elle avait figuré en jouant un singe, moi, à l’écouter sans me douter encore de tant d’autres merveilles que ces merveilles contenaient et dont je devais n’avoir la révélation que plus tard[3]. »

Vint ensuite le coup de foudre des Noces de Figaro; et, comme il avait cette fois dix-huit ans, ce fut le livre de l’amour qui tint lieu d’alphabet; il était dit que Mozart ferait toute l’éducation. La jeune personne qui chantait Chérubin, vue à travers le prisme de cette musique, emporta le cœur du poète. Quant à Don Juan, ce qu’il pensait de cette musique, on le devine, et je me borne à reproduire la manière dont il envisageait le poème : « Il se peut, en effet, que le texte de la partition de Mozart soit emprunté au Festin de Pierre et que da Ponte ait plus ou moins imité Molière, Dans tous les cas, l’imitation vaut un original, il y a là une expérience de ce qui convient à l’opéra, une science de la dramaturgie lyrique dont on ne saurait assez haut louer le mérite ; car remanier de la sorte, c’est créer. » — « Lui toujours ! » Ainsi par le Grillparzer; Mozart seul répond à son idéal de beauté classique et de suprême distinction. « Vous le dites grand? Oui, mais par la mesure, par ce dont il s’abstint non moins que par ce qu’il osa, sachant jusqu’où l’homme peut tendre et jamais ne visant au-delà; harmonieux en tout, même au risque de passer pour moindre. » Parmi les élégies de Grillparzer, j’en trouve une, et des plus touchantes, dédiée à la mémoire du fils de Mozart, « penché tristement, comme un saule, sur le mausolée de son père. »

Tout ce qui touchait au grand homme, il l’a chanté, sans même oublier l’ironique légende de ce fils écrivant, ô destinée ! d’obscurs quatuors dans l’éblouissement d’un tel soleil. Comme tous les penseurs, Grillparzer a ses quarts d’heure d’humeur noire, et c’est alors lui qui par le par la bouche de ses personnages : «Qu’est-ce que le bonheur? Une ombre. Qu’est-ce que la gloire? Un rêve, et moi, insensé, qui fais ce rêve, au réveil que me restera-t-il? La nuit ! » Il avait l’amertume des désenchantés; point méchant, ni malveillant, mais ne se refusant aucun sarcasme, fût-ce à l’endroit des plus illustres. A quelqu’un qui vantait le style de l’Iphigénie de Goethe: « j’y consens, répondait-il, un très beau style de chancellerie que naturellement Thoas, en sa qualité de grand chambellan, devait parler à la cour du roi de Tauride ! » Des excentricités bruyantes de certains modernes, il disait: «La génialité sans génie et souvent même sans talent, voilà le fléau ! » Des musiciens qui se travaillent vers le compliqué : « La peur qu’ils ont de faire plaisir leur fait composer de la musique d’hôpital ! » Mais cela ne dépassait guère l’épigramme, et, comme chez notre Nodier, la bienveillance était au fond de son hypocondrie.


IV.

La vie, d’ailleurs, ne l’avait point si maltraité ; fort jeune, il avait enlevé, coup sur coup, deux succès éclatans. Il est vrai qu’à Vienne le théâtre littéraire n’a jamais enrichi personne. n’importe, un emploi officiel aidait au train-train quotidien ; et, grâce à l’activité du fonctionnaire, le poète eut ses coudées franches. Existence en somme très sortable, où le travail de la pensée eut toute latitude, et que, sur le tard, les honneurs couronnèrent. De passage à Vienne, en 1861, j’eus l’occasion de rencontrer Grillparzer chez M. de Schmerling, qui venait de le faire sénateur. C’était alors un alerte vieillard de soixante et onze ans, à la physionomie mobile : au repos, vous y lisiez la sympathie et la réflexion ; puis, en causant, le regard, un peu terne, s’animait, la voix s’accentuait, point vibrante pourtant, presque timide, comme chez les natures délicates; et quelle culture d’esprit ! Il avait voyagé partout, savait l’Europe et l’Orient. Nous passâmes de la Grèce d’Homère et d’Eschyle au Paris de la restauration et de la monarchie de juillet. Sur notre littérature de 1830 il évitait de se prononcer ; en revanche, nos classiques étaient ses dieux. Racine surtout, qu’il plaçait dans son admiration immédiatement au-dessous de Mozart. Notre Conservatoire, nos théâtres de musique l’enchantaient, particulièrement l’Opéra-Comique, où se jouait encore alors le répertoire des anciens maîtres : Grétrv, Monsigny, Dalayrac, ses délices. Quant à l’Académie royale, c’était autre chose ; trop de spectacle et trop de bruit. La Juive et Robert le Diable lui semblaient des toiles de magasin brossées en vue d’une exploitation funambulesque. Même sur les Huguenots, il montrait des réserves. A son gré, la partition ne commençait qu’au duo du troisième acte entre Valentine et Marcel. Oh! ces exclusifs! jeunes ou vieux, toujours et partout les mêmes! Au besoin, n’en pourrais-je pas citer un parmi ceux d’aujourd’hui, et, — s’il vous plaît, des mieux qualifiés, — pour qui le Guillaume Tell de Rossini n’a qu’une scène, le finale des cantons ! A l’encontre de la théorie nouvelle, Grillparzer recommandait, avant tout, la virtuosité vocale. Il pensait, lui, homme de théâtre, qu’à l’Opéra, l’art du tragédien ne devait venir qu’en second, reprochant à nos Nourrit, à nos Falcon, de « trop jouer; » et, ce qui divinisait à ses yeux la Malibran, c’était de réunir, à titre égal, le double don: actrice et cantatrice incomparable!

Aujourd’hui que les livres de pensées réussissent, il y aurait tout un charmant petit volume à cueillir dans le champ si varié de Grillparzer, et celui qui se proposerait cette tâche n’aurait, ce semble, point perdu sa peine... Citons en terminant quelques aphorismes.

« L’esthétique de Lessing est syllogistique, l’esthétique moderne est psychologique. »

« Schiller tend vers la hauteur, Goethe en vient. »

« Le comique est expansif de sa nature, l’esprit est corrosif; les hommes d’esprit sont rarement bons, les vrais comiques rarement méchans ; l’esprit a son siège dans la tête, le comique vient de cette région mixte, à la fois imaginative et sentimentale, que les Allemands nomment Gemüth. »

« Il semble qu’on ait tout dit en faveur d’un artiste quand on a dit qu’il est original. Cela seul devrait, selon moi, suffire pour le classer au second rang ; ce qui caractérise ceux de premier ordre, c’est le sens du naturel; ils font, eux, comme les autres, seulement infiniment mieux. »

« La science et l’art, ou, si l’on veut, la poésie et la prose se ressemblent aussi peu qu’un voyage ressemble à une promenade : l’intérêt du voyage est dans le but qui nous l’a fait entreprendre, et l’intérêt de la promenade dans le seul plaisir d’aller devant soi. »

« Tout résultat est du domaine de la prose; le beau pour le beau, voilà la poésie: ce qui plaît sans aucune arrière-pensée d’utilité pratique. »

« La prose nourrit, la poésie désaltère et enivre. »

« Etes-vous classique ou romantique? Querelle absurde ! j’entre, à l’heure du dîner, dans un restaurant ; je me mots à table, et l’hôte me demande si c’est pour manger ou pour boire? « Mais, brave homme, c’est pour les deux. »

« Il est hors de doute que si vous ôtez à l’homme le pressentiment du surnaturel, vous le rapprochez de la bête. Remarquez que je dis le pressentiment, et non la certitude. Car, en pareille matière, la certitude n’est guère permise qu’aux hallucinés et n’est indispensable qu’aux infirmes. »

« La dévotion est pour certaines femmes ce que la coquetterie est pour les autres, et leur vient de la même source : le désœuvrement. Elles gaspillent le temps à la toilette de leur âme, comme d’autres à la toilette de leur corps, et vont au confessionnal comme chez la modiste, pour se regarder au miroir. »

« S’il pouvait être établi que Dieu n’existe pas et que l’immortalité de l’âme n’est qu’un songe, tout s’écroulerait : vertu, bonheur, poésie, art. On enseigne aux hommes que Dieu existe, ils y croient plus ou moins, et le monde va son train. »

« A défaut d’une providence individuelle partout présente, besoin nous est de recourir à la nature, qui, nécessairement, pour le maintien de l’espèce, a dû pourvoir chacun de nous de facultés illimitées de conservation et de perfectionnement. Supposons maintenant que deux de ces forces se contrarient et que celle qui veut le mal écrase l’autre. Que devient la responsabilité morale? »

« Le souvenir nous ramène au sujet d’une impression, l’imagination nous en montre l’objet, la fait revivre : par l’une je me souviens d’une phrase que j’ai lue, par l’autre je revois la page et la ligne où cette phrase était. »

« Le génie est une faculté conceptive et créatrice, le talent une faculté de reproduction et d’assimilation. Le talent, sans le génie, conserve toujours sa valeur ; le génie, sans le talent, est un théorème sans la preuve, un de ces attributs dont on jouit tout seul, entre intimes. Ce qui ne se peut rendre par l’exécution n’existe pas. Le génie conçoit et crée, le talent exécute et reproduit. Il est en général chose mondaine, et nous avons même inventé, à son bénéfice, l’adjectif « génial, » qui, de nos jours, s’applique un peu à tout le monde, principalement à ceux qui n’ont pas de talent. »

Les fausses théories n’ont jamais causé la perte d’un art ; elles viennent quand cet art est atteint jusqu’aux moelles. La production est une machine si puissante que son roulement suffit pour étouffer le bruit des esthéticiens. Seulement, lorsqu’elle s’épuise ou se disloque, se propagent les faux principes qui bientôt, obstruant la voie, auront rendu tout impossible, et ce sera à quelque nouveau-venu de remonter l’horloge. La ruine d’un art a pour cause les artistes eux-mêmes, d’où cependant il ne faudrait pas inférer que tel artiste, ayant énormément contribué à la ruine de son art, soit de sa personne un génie médiocre ; son grand art sera, par exemple, d’avoir exclusivement cédé à des tendances tout individuelles. Chacun de nous a le droit d’être ce qu’il est et de se distinguer des autres tout en puisant au fond commun ; tout le mal vient des imitateurs qui, sans avoir à part eux rien d’individuel, se ruent sur l’individualité d’un homme et s’en disputent les lambeaux. »

« Tel maître va s’engager dans une voie que lui seul peut suivre, tel autre prendra la voie ouverte devant tous, le grand chemin du beau, du vrai, du bon, et de ces deux génies, — souvent égaux, — il n’y en aura qu’un de classique. Beethoven est peut-être un aussi grand musicien que Mozart; il lui manque le goût suprême, l’équilibre, la santé physique et morale ; il y a dans son organisme et dans sa vie un je ne sais quoi d’irrégulier, de péniblement bizarre, qui, passant dans son œuvre, la devait plus tard recommander, comme un engin de destruction, aux faiseurs de guerre civile. »


Désormais le goût de la musique est universel, il faut donc la juger autrement qu’à une époque beaucoup moins large et moins ouverte d’envergure. Une bonne esthétique selon notre temps sera nécessairement scientifique, historique et populaire. Celle de Grillparzer, — trop exclusive, — ne suffit plus. Les masses ne se laissent ni convaincre ni diriger par des aphorismes ; elles veulent la preuve, et la preuve ne s’acquiert que par des auditions fréquentes, entraînant après elles des discussions plus ou moins banales, où le divin type, en se répandant et se vulgarisant au jour le jour, ne laisse pas de se dégrader quelque peu. Grillparzer fut un des derniers représentans de la critique de sanctuaire ; il eut devant Mozart des agenouillemens apostoliques, sans nier de parti-pris les dieux nouveaux, fidèle au passé, ouvert au présent, large de vues, avec des principes très arrêtés, judicieux, intraitable et bon enfant, — ce que personne aujourd’hui ne veut plus être, — bref, un de ces commentateurs originaux et dévoués par qui les chefs-d’œuvre se survivent. Le Louvre peut brûler demain et la Joconde cesser d’être; cent ans, deux cents ans encore, et Don Juan, les Noces de Figaro, la Flûte enchantée dormiront dans les nécropoles à côté de Fidelio et des neuf symphonies ; et pourtant on en parlera toujours comme du Jupiter d’Otricoli, comme du colosse de Phidias en chryséléphantine réduit en cendres dans l’incendie de Byzance. Les monumens du beau peuvent périr, son idée reste immanente, et cela, grâce à quelques-uns de ces croyans, de ces naïfs, de ces « bons enfans » qui se donnent la main à travers les siècles et font, — quand les chefs-d’œuvre ne sont plus, — que nous continuons de les admirer.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Et penser que toute la digression, tout le mal vient d’une rime :
    Mes jeunes cavaliers, que faites-vous céans !

    s’écrie don Ruy Gomez dans un vers, bien en situation celui-là; mais il fallait à « céans» une rime riche avec lettre d’appui, et pour un mot, pour une sonorité dont s’amuse l’oreille, quinze lignes de bifurcation dont s’agace et s’offense la raison. En vérité, plus on y réfléchit, plus ou se laisserait gagner à la théorie de Musset, qui, fatigué de cet obstructionisme avait fini par envoyer la rime à tous les diables. Et vous verrez qu’on y viendra par la force des choses; lisez ce qui se publie journellement et surtout certain volume paru d’hier où la virtuosité tourne à la charge d’atelier. On se croit très habile quand on a fait sonner à l’oreille deux mots qui se font écho l’un à l’autre et qui joignent la similitude des lettres à la différence du sens. Évidemment il y a là tout un art à reconstituer et ce sera probablement l’affaire des poètes du XXe siècle.
  2. Voir, dans la Revue du 15 août 1884, une Nouvelle philosophie de l’esprit.
  3. Grillparzer, Autobiographie, tome X des Œuvres complètes.