Le Poète assassiné/Cas du Brigadier masqué, c’est-à-dire le Poète ressuscité
CAS DU BRIGADIER MASQUÉ
c’est-à-dire
LE POÈTE RESSUSCITÉ
Le nouveau Lazare se secoua comme un chien mouillé et quitta le cimetière. C’était trois heures de l’après-midi et partout on collait les affiches relatives à la mobilisation.
Il réclama un duplicata de son livret militaire à la gendarmerie et étant dans l’auxiliaire se fit verser dans le service armé.
Il vivait depuis trois mois environ au dépôt du NNe Régiment d’Artillerie de campagne à N.m.s.
Un soir, vers six heures, il lisait mélancoliquement cette curieuse annonce qui décore un pan de mur dans une petite rue proche des Arènes,
MAISON PLATON
N’A PAS DE SUCCURSALE
quand devant lui se dressa un singulier brigadier qui faisait partie de son régiment et dont le visage était couvert d’un masque aveugle.
— Suivez-moi, lui dit le masque étrange. Et attention au pastisse !… Aviss !
— Je vous suis, brigadier, dit le nouveau Lazare, mais, dites-moi, êtes-vous blessé ?
— J’ai un masque, canonnier, dit le brigadier mystérieux, et ce masque cache tout ce que vous voudriez savoir, tout ce que vous voudriez voir, il occulte la réponse à toutes vos questions depuis que vous vous êtes revenu à la vie, il rend muettes toutes les prophéties et grâce à lui, il ne vous est plus possible de connaître la vérité.
Et le canonnier ressuscité suivit le brigadier masqué, ils arrivèrent à l’église des Carmes et prirent le chemin d’Uzès qui menait aux casernes.
Ils entrèrent, traversèrent la cour d’honneur, allèrent derrière les bâtiments jusqu’au parc où s’étant appuyé contre la roue gauche d’un 75, le brigadier se démasqua soudain et le poète ressuscité vit devant lui tout ce qu’il voulait savoir, tout ce qu’il voulait voir.
Dans de grands paysages de neige et de sang il vit la dure vie des fronts ; la splendeur des obus éclatés ; le regard éveillé des guetteurs épuisés de fatigue ; l’infirmier donnant à boire au blessé ; le maréchal des logis d’artillerie agent de liaison d’un colonel d’infanterie attendant avec impatience la lettre de son amie ; le chef de section prenant le quart dans la nuit couverte de neige ; le Roi-Lune flottait au-dessus des tranchées et criait non pas en allemand, mais en langue française :
« C’est à moi de lui enlever la couronne que j’ai donnée à son grand-père. »
En même temps, il jetait de petites bombes pleines d’angoisse et de folie sur ses régiments bavarois ; dans le corps des Garibaldiens, Giovanni Moroni recevait une balle dans le ventre et mourait en pensant à sa mère Attilia ; à Paris, David Bakar tricotait des passe-montagnes pour les soldats et lisait l’Écho de Paris ; Viersélin Tigoboth, à cheval sur le porteur d’arrière, conduisait une voiture-canon belge vers Ypres ; Mme Muscade soignait les blessés dans un hôpital de Cannes ; le fopoîte Paponat était sergent fourrier dans un dépôt d’infanterie à Lisieux ; René Dalize commandait à une compagnie de mitrailleuses ; l’oiseau du Bénin camouflait des pièces d’artillerie lourde ; à Szepeny, en Hongrie, un petit vieillard élégant se suicidait devant l’autel où repose la châsse de sainte Adorata ; À Vienne, le comte Polaski, dont le château est aux environs de Cracovie, marchandait chez un brocanteur un singulier masque en forme de bec d’aigle ; le feldwebel Hannés Irlbeck ordonnait à ses recrues de massacrer un vieux prêtre ardennais et quatre jeunes filles sans défense ; le vieux ventriloque comique Chislam Borrow allait donner des séances dans les hôpitaux de Londres pour distraire les blessés. Et les obus éclataient en gerbes merveilleuses.
Puis le poète ressuscité vit les mers profondes, les mines flottantes, les sous-marins, les flottes redoutables. Il vit les champs de bataille de la Prusse orientale, de la Pologne, le calme d’une petite ville sibérienne, des combats en Afrique, Anzac et Sédul-Bar, Salonique, l’élégance dépouillée et infiniment terrible de la mer des tranchées dans la Champagne Pouilleuse, le sous-lieutenant blessé que l’on porte à l’ambulance, des joueurs de base-ball dans le Connecticut et des batailles, des batailles ; mais au moment où il allait voir la fin de tout cela et ce qu’il avait surtout le désir de connaître, le brigadier remit son masque aveugle et dit avant de s’en aller :
« Canonnier, vous avez manqué l’appel. Vous êtes porté manquant. »
Et à ce moment le trompette sonna la tendre, la mélancolique sonnerie de l’extinction des feux.
Levant la tête avant de regagner sa chambrée, le poète ressuscité vit qu’au ciel les étoiles s’étaient groupées, qui sans se ternir s’effeuillaient en pétales odoriférants, et points d’impact de millions de cris poussés par la terre et le ciel, formaient cette inscription éclatante :
IL DORT DANS SON
PETIT LIT DE SOL
DAT MON POÈTE R
ESS
US
CI
TÉ
Puis il partit comme les autres avec un détachement…
Et le front s’illuminait, les hexaèdres roulaient, les fleurs d’acier s’épanouissaient, les fils de fer barbelés maigrissaient de désirs sanglants, les tranchées s’ouvraient comme des femelles devant les mâles.
Tandis que le poète écoutait les obus miauler au-dessus des hypogées que creusent les soldats, une Dame merveilleuse caressait son collier d’hommes attentifs, ce collier sans égal, rivière panethnique qui ruisselle de feux sans nombre.
Et les chevaux de frise écumaient sous la pluie.
Ô glauque jour où va le régiment de sites.
Ô tranchées, sœurs profondes des murailles.
Venu à cheval jusqu’aux lignes, avec une corvée de rondins, et enveloppé de vapeurs asphyxiantes, le brigadier au masque aveugle souriait amoureusement à l’avenir, lorsqu’un éclat d’obus de gros calibre le frappa à la tête d’où il sortit, comme un sang pur, une Minerve triomphale.
Debout, tout le monde, afin d’accueillir courtoisement la victoire !
la guerre. On y a ajouté la dernière
nouvelle.