Insania (recueil)/Le Poète et la Vie

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InsaniaAlphonse Lemerre, éditeurPoésies d’Auguste Lacaussade, tome 1 (p. 51-73).
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LE POÈTE ET LA VIE




Au maître et à l’ami
à
Mon cher Auguste Barbier
Ce poème est dédié

A.L.



Thou, Nature, partial Nature, I arraign ;
Of thy caprice maternal I complain
The lion and the bull thy care have found,
One shakes the forests, and one spurns the ground.
Thy minions, kings defend, control, devour,
In all th’omnipotence of rule and power. ―
But, oh ! Thou bitter step-mother and hard,
To the poor, fenceless, naked child ― the Bard !
BURNS


Voulez-vous connaître le mécanisme de la pensée et ses effets, lisez les poètes. Voulez-vous connaître la morale, la politique, lisez les poètes. Ce qui vous plaît chez eux, approfondissez-le : c’est le vrai. Ils doivent être la grande étude du philosophe qui veut connaître l’homme.
J. JOUBERT

 
I

S’il est sous le soleil un être misérable,
Un être au front marqué d’une angoisse incurable,
Un douloureux esprit, un ardent désœuvré,
Un cœur d’amour avide et de bonheur sevré,

C’est bien ce fou sublime aux chimères troublées,
Le fervent sectateur des Neuf Déguenillées.
Des humaines douleurs cumulant les trésors,
Aux maux de l’âme il joint les misères du corps.
Faible et nu, contre lui tout s’arme et le torture.
Il t’accuse à bon droit, ô marâtre Nature !
Quel que soit le limon dont l’a pétri ta main,
Le poète, à coup sûr, n’est pas ton Benjamin.
Bonne à tous, pour lui seul imprévoyante ou dure,
Tu n’as point en souci les peines qu’il endure ;
Ton âme reste sourde au cri de ses besoins.
Chaque être, cependant, est l’objet de tes soins :
Le loup a la forêt, le lion son repaire ;
D’astuce tu pourvus la femme et la vipère ;
Prodigue aux plus cruels, tu donnas, à leur tour,
Sa forte griffe au tigre et son bec au vautour ;
D’un cuir chaud et velu tu revêtis l’onagre,
Et d’un manteau brodé le sénateur podagre ;
Dans sa robe de dards s’en va le hérisson ;
Sûr au moins d’un abri, rampe le limaçon ;
Quand elle a bu des fruits la sève parfumée,
Dans sa cellule dort la guêpe envenimée ;
Les rois, tes favoris, un globe dans la main,
Versent en paix le sang et l’or du genre humain ;
Le bureaucrate altier vit de réponses rogues ;
L’avocat vend des mots, le docteur vend des drogues ;
Pour piège et pour logis l’araignée a ses fils ;
Diplomate et renard trament des tours subtils ;
Le lièvre et le poltron, la duègne et la tortue

Broutent tranquillement leurs feuilles de laitue ;
Le Juif et le marchand, putois de la cité,
Dans leurs comptoirs infects volent en sûreté ;
Et tous, bêtes et gens, race à qui rien ne pèse,
Tout cela dans ton sein, Nature ! est à son aise :
Ouvrant de larges bras à ta postérité,
Tu fus clémente à tous, au poète excepté.


II

Partiale Nature ! aigre et dure nourrice !
Aveugle est ton amour ou cruel ton caprice.
Et pourtant, si quelqu’un est digne de pitié,
C’est bien ce grand enfant, idiot à moitié,
Qui, pensif et distrait aux pièges qu’on lui dresse,
Incapable de ruse ou de mondaine adresse,
S’en va, les yeux au ciel, donner à chaque pas
Contre une terre hostile et qu’il ne comprend pas.
Pour esquiver du sort les fantasques colères,
Si du lièvre il avait, du moins, les pieds célères !
Comme le daim vaguant dans l’épaisseur des bois,
Fuyant des envieux les féroces abois,
S’il pouvait oublier la meute et ses morsures !
Pour éventrer les chiens les cerfs ont leurs ramures,
Mais les siennes, à lui, sont celles dont l’hymen
Pare les plus grands fronts d’une discrète main,

Celles qu’une Béjart plante au front d’un Molière !
Du superbe Mammon flairant la crasse altière,
Chiens et flatteurs, du moins, ont dos souple et nez fin.
Lui, faute de bassesse, il aura froid et faim.
Sa sensibilité, triste objet de risée,
Comme un vivant sans peau, marche à tout exposée :
Au centuple il subit dans son âme et sa chair
Et l’insulte du sot et l’injure de l’air.
Couronné, comme Hamlet, de sa fierté souffrante,
Il va traînant partout son insanie errante.


III

Ô symbole éternel des plus hautes douleurs,
Déshérité splendide aux navrantes pâleurs,
Ce monde au cœur de fer, que la lyre importune,
Jamais ne comprendra ton auguste infortune !

Ne soupçonnant qu’un fou sous ses divins haillons,
Les courtisans laquais jappent sur ses talons ;
Mais le vieux Claudius, fratricide adultère,
En tout ceci pressent un sinistre mystère :
Des lèvres du rêveur il tombe quelquefois
De ces mots ambigus, menaçants pour les rois,
Qui du peuple Midas font dresser les oreilles.
Depuis lors, il est bruit de choses sans pareilles,

D’un fantôme apparu, de forfaits dévoilés,
De crimes triomphants et de droits violés ;
D’une aube expiatoire où cette Ombre égorgée
Sortira du cercueil radieuse et vengée ;
D’un Dieu lent punir et prompt à pardonner,
Mais dont l’heure tardive à la fin va sonner ;
De mille autres propos et rêves fatidiques,
Tels qu’il en doit sortir des cerveaux lunatiques.
Croire au ciel ! croire à Dieu ! pauvre tête à l’envers !…
Sont-ce des mots sans suite ou des dessins pervers ?…
Polonius en rit ; mais Claudius, plus sage,
De l’envoyé bizarre a compris le message.
Il aura l’œil sur lui : deux amis, fins limiers,
Épîront ses regards, ses gestes familiers.
Tous les moyens sont purs quand le but est l’empire.
Qui parle ainsi de droits contre l’État conspire.
D’intimes conseillers un collège appelé
A reconnu qu’Hamlet a le crâne fêlé,
Que ce visionnaire à verbe de prophète
Pour la ville et la cour est un vrai trouble-fête ;
Qu’il se faut défier de ces êtres nerveux
Et pâles, et couvant l’éclair sous leurs cheveux ;
Qu’il est temps que l’État, l’arbre aux rameaux utiles,
Sème aux vents de l’exil ses branches infertiles,
Et cætera. — Platon, à son tour consulté,
Opine pour qu’il soit en tout honneur traité :
« Avant de le bannir de notre République,
De roses couronnons ce front mélancolique,
Dit le sage, et montrons au vulgaire odieux

En quelle estime on tient un possédé des Dieux. »
Accord touchant ! bientôt on crie, à son de trompe,
Que la foule s’alarme à tort, et qu’on la trompe ;
Que tous ces bruits de spectre et d’apparitions,
Présages de malheurs, sont folles visions ;
Que les choses vont bien, que Claudius y veille ;
Que l’État mange et boit et digère à merveille ;
Que le seigneur Hamlet, l’orgueil de sa maison,
D’amour pour Ophélie a perdu la raison ;
Mais qu’un rhéteur divin, un mage vénérable,
PLATO, n’a point jugé le malade incurable ;
Qu’il le faudrait distraire et faire voyager,
Lui montrer ces doux ciels où fleurit l’oranger ;
Que l’air des monts, le bruit cadencé de la vague
Ont un charme apaisant pour le front qui divague ;
Que l’abandon, l’exil avec loisir goûté,
Le logos opérant, lui rendront la santé.
On dit ; et peuple et cour, Gertrude et la patrie,
D’un fratricide époux la complice flétrie,
Tous hâtent le départ, — et l’aube à sa rougeur
Voit sur les flots passer le pâle voyageur…
Mais, pour que tout concoure au succès qu’on espère,
L’Esculape royal, l’incestueux beau-père,
A pris soin de pourvoir la flottante prison
— Outre l’espionnage, outre la trahison —
D’un bourdonnant essaim de guérisseurs critiques.



IV

Ô critiques, salut ! ô frères des moustiques
Moins les ailes, salut ! Éternels dénigreurs
Qui distillez le faux et qui vivez d’aigreurs,
Coupe-gorge infestant de votre bande armée
Les bois saints de la Muse et de la Renommée,
Nous direz-vous un jour quel venimeux bonheur
Vous trouvez à tirer sur le noble rêveur,
Qui, près de vous passant, de vous n’eut jamais cure ?
Scorpions embusqués, vous vivez de piqûre !
De vos trompes suçant la moelle des auteurs,
Sans eux que seriez-vous, insectes contempteurs ?
Se gorgeant au soleil de chairs en pourriture,
Vit-on jamais les vers conspuer leur pâture ?
Et vous, vermiculets, vous criez, vous bavez
Sur ceux dont vous mangez, sur ceux dont vous vivez !
Parasites rampeurs, habitants des carnières [1],
Vermines qui souillez des lions les crinières,
Pour tout mordre et trouer, tarets aux dards jaloux,
Où sont vos raisons d’être ? à quoi donc servez-vous ?
Le fumier produit ; vous, vous êtes plus arides
Que les silex brûlés par les soleils torrides.
D’anxiétés d’eunuque et de désirs rongés,

De vos stérilités sur tous vous vous vengez.
Parbleu ! prenez-vous en au ciel qui vous fit naître
Pour convoiter la Muse et non pour la connaître.
À produire impuissants, qu’avez-vous secondé ?
Quel noble esprit par vous fut dans sa marche aidé ?
Vit-on jamais sortir l’utile ou la pratique —
Je ne dis pas le beau — d’un crâne de critique ?
Et le barde est par vous de bon à rien traité,
De fol, de songe-creux et d’inutilité.
Et sur ce, votre voix juge, approuve ou gourmande ;
Et vous niez la sève en dévorant l’amande ;
Et régentant la lyre, et tranchant des hautains,
Dogmatisant au nom des Grecs et des Latins,
Et parlant prose et vers sans en savoir la langue,
Et pour le diamant prenant toujours sa gangue,
Et promenant sans fin vos myopes flambeaux
Du soleil des vivants, à la nuit des tombeaux,
Ricanant à la mort, insultant à la vie,
Et sans cesse ajoutant le cynisme à l’envie,
Il ne vous suffit point, acharnés disséqueurs,
De mordre, — vous raillez en déchirant les cœurs !

Quoi ! la Muse, pour vous quittant ses chastes voiles,
Vous aurait enseigné le verbe des étoiles ;
Dans la sphère de l’âme et des divinités
Vos yeux auraient accès !… Messieurs, vous vous vantez !
Et que sauriez-vous voir à ces sacrés mystères ?
Pas si haut ! Dieu vous fit pour d’autres ministères,
Ailleurs est votre place ! Exercez vos vertus

Du rôle de Zoïle au rôle d’Anytus.
En ces siècles d’opprobre où règnent les Tibères,
D’un pouvoir soupçonneux faites-vous les Cerbères,
C’est bien ! et, poursuivant les généreux chanteurs,
Jetez sur leurs talons vos abois délateurs,
C’est bien ! et si l’un deux, la colère dans l’âme,
Proteste au nom du droit contre un Olympe infâme,
Et, sous le dais bravant le crime couronné,
Venge au moins dans ses vers son espoir enchaîné,
Dénoncez aux faux dieux le fils des Prométhées !
Accusez-le d’orgueil ! c’est très bien
                                       Ô panthées !

Oh ! qu’il est à propos et qu’il vous sied vraiment,
En ces jours de bassesse et d’avilissement
Où la peur, l’égoïsme incline aux platitudes,
De flétrir chez autrui les nobles attitudes !
Sur ce gouffre où l’honneur sent partout un écueil,
Celui qui se tient droit, vous l’accusez d’orgueil.
Ah ! si vous blâmez tant près de vous le poète
Qui passe, et libre, et triste, et portant haut la tête,
C’est que de l’homme en lui marche la dignité ;
C’est qu’il a su garder intacte sa fierté ;
C’est que, fermant son cœur aux lâches défaillances,
Il n’a point, lui, vendu ni trahi ses croyances ;
C’est que, resté debout, et fidèle à son Dieu,
De ce qu’il a de trop, vous, vous avez trop peu !

Mais non ! pour tant crier aux ulcères de l’âme,
Pour jeter de si haut et l’insulte et le blâme,

Nul doute que, planant loin de nos passions,
Des vertus votre vol hante les régions.
Hélas ! ce vol s’arrête aux ardoises d’un Louvre.
La domesticité de ses combles vous couvre !
Des lucarnes ! voilà les sublimes hauteurs
D’où vous plongez sur nous vos regards scrutateurs.
Voilà de quels sommets, votre main vengeresse
Châtiant des rimeurs la tête pécheresse,
Au nom de l’art, au nom du bien, au nom du ciel,
Vous videz sur leurs fronts l’urne de votre fiel !


V

Ô fronts ceints de lauriers et de mélancolie,
Par l’audace des sots poussés à la folie,
Ces lauriers douloureux, de tant de pleurs mouillés,
Par d’obscurs mécréants les verriez-vous souillés ?…
Oui ! vivre, c’est souffrir. Brisé par la tempête,
Contre la vague en vain se débat le poète.
Inégale est la lutte ! inutile est l’effort !
Autour de lui descend la nuit lourde du sort.
Sur sa poupe, où chantait une jeune Espérance,
Planent de noirs oiseaux, la Haine et la Souffrance.
Battu des flots, poussé par le courant fatal,
Quel port voit-il surgir dans l’ombre ? — L’hôpital.

Il y roule épuisé de lutte et de vieillesse.
Dans ce dernier abri qu’un monde amer lui laisse,
Saignant, le cœur tordu, jusque dans l’âme atteint,
Sur lui-même affaissé, d’heure en heure il s’éteint,
Impassible à la haine à ses flancs incrustée,
Mort au ressentiment de sa force insultée !

Succombant à la tâche, en des champs calcinés,
Et servant de pâture aux dogues acharnés,
Ainsi le fier coursier, mort de faim et de peines,
Gît insensible aux dents de tous ces « fils de chiennes » !
La mort, soit ! mais subir leurs dents et leurs abois !
Saurais-tu donc « mourir sans vider ton carquois »,
Poète ! Ô Pythien, sur l’engeance aux poils rêches
Fais jaillir et bondir et retenir tes flèches !
Purge l’air ! montre enfin au fétide agresseur
Quelle force repose au fond de ta douceur !
Lève-toi, justicier ! et prouve à qui te blesse
Que la bonté chez toi n’est point de la faiblesse !
Fais sentir aux frelons que l’abeille a son dard !
Frappe ! Pour être juste il n’est jamais trop tard !

Il fut un âge, hélas ! où, d’accords altérées,
Tes lèvres ignoraient les rimes acérées ;
Où loin du Mal, les yeux sur tes astres secrets,
Tu n’en soupçonnais rien en tes dédains distraits ;
Mais son souffle a troublé les hautes solitudes,
Mais le temps est passé des molles quiétudes,
Mais le rêve a fait place à la réalité,

Mais ton œil s’est ouvert à l’âpre vérité,
Mais en face du sot, du lâche aux airs superbes,
De ta lèvre a jailli l’hymne aux mètres acerbes ;
Mais l’âge et la pensée, en mûrissant tes chants,
S’ils t’ont fait humble aux bons, t’ont fait rude aux méchants ;
Mais ton cœur, ô poète ! ô nature irascible !
Dieu ne l’a point pétri d’une argile impassible.
Les triomphes du Mal révoltent tes esprits !
Dans ton âme inflammable aux véhéments mépris
L’horreur du Mal, l’horreur de son œuvre abhorrée
Sait allumer du Bien la colère sacrée.

Adieu donc, solitude aux bois infréquentés,
Calme des jours, bonheurs, hélas ! trop peu goûtés ;
Rêves et cordes d’or de la lyre première,
Déserts peuplés d’oiseaux, de brises, de lumière !
Adieu, forêt ! lac vierge où l’âme en son vol pur
Cueillait les bleus lotus et les songes d’azur !
Adieu, printemps du cœur, aube aux clartés vermeilles,
Frais matins de la Muse aux sonores abeilles !
Adieu, miel de l’Hymette ! adieu, placidité !….
Et toi, fermente en nous, miel de virilité,
Généreuse liqueur dont l’abeille biblique
Emplissait du lion la gueule symbolique !
Dans le cœur du poète en proie aux coups du sort,
Coule, ô mâle ambroisie ! ô breuvage du fort !



VI

Mais quoi ! voulant chanter, voici que ta voix pleure,
Muse ! Le siècle est sourd et la plainte est un leurre.
Pour moi, je prise peu ces lyriques accès :
Donc restons, en nos vers, prosaïque et français.

Ta bonne humeur, voilà toute ma convoitise,
Mère des vrais heureux, fraîche et grasse Bêtise !
Tes fils se portent bien ; et, quels que soient les temps,
Et le monde, et la vie, ils sont toujours contents.
Rien ne trouble chez eux l’égalité de l’âme.
Ce sont de bons fourreaux que n’use point la lame.
Que sur la terre en pleurs s’obscurcissent les cieux,
N’en dînant pas plus mal, ils n’en dorment que mieux.
Contre les maux publics cuirassés d’indolence,
Sourds aux clameurs d’autrui, digérant en silence,
Indifférents couchés sur leurs bonheurs épais,
Pareils au bœuf stupide, ils ruminent en paix.
D’un désastre privé si le trait les traverse,
En sursaut réveillés par la fortune adverse,
Ils disent simplement, cœurs patients et doux,
Que le ciel est aveugle et n’a soin que des fous.
Si le sort, leur versant les nectars de la terre,
De liquides rubis couronne leur cratère,
Leur tranquille égoïsme y boit modérément ;

Ils savent être heureux imperturbablement !
Tant ils sont convaincus, saturés de largesse,
Que des dieux leur fortune atteste la sagesse.
Seulement, pour ces cœurs résignés aux bienfaits
Du ciel, les mécontents sont des esprits mal faits.
Au bord des étangs verts où sa pâture grouille,
Le héron mange ainsi gravement sa grenouille,
Et s’étonne des cris que pousse au fond des airs
L’aigle battu des vents ou brûlé des éclairs ;
Très sage, il en conclut, en savourant sa proie,
Qu’un aigle, quoi qu’on dise, a moins d’esprit qu’une oie.

Dieu juste ! et c’est donc là la vie ! Et le héron,
Le satisfait repu, l’égoïste poltron,
Insultera toujours ceux-là qui dans leur voie
S’en vont sous les éclairs où ta main les envoie !
Et ce n’est point assez des tourmentes du ciel,
Il faut boire l’outrage et l’éponge de fiel,
Et s’entendre crier par des goujats immondes
Que tout est pour le mieux dans ce meilleur des mondes !
Quoi ! leurs maux, à tout prendre, ils les ont mérités !…
Ô des biens d’ici-bas vous les déshérités,
À ces bâtards du cœur et de l’intelligence
Montrez-vous ! Produisez vos titres de naissance !
À l’astre paternel votre droit est pareil,
Poètes ! réclamez votre place au soleil.



VII

Peuple ! le lys des monts, coupe de parfums pleine,
N’eut jamais en mépris la courge de la plaine.
Le rossignol, qui vit de tristesse et de chants,
Du pourceau pour les glands respectent les penchants.
De la nature, ô peuple ! absente est l’ironie.
Rien de vil, rien de grand où tout n’est qu’harmonie.
Les monts, comme la plaine, ont leur utilité.
N’accuse point d’orgueil ou de stérilité.
Ces masses de granit, dont les crêtes chenues
Portent le poids des vents et la fureur des nues.
Dans ces flancs douloureux que tu crois en repos
S’élabore le fleuve où boiront tes troupeaux.
Leurs froids sommets veillant sur les sommeils du monde
Annoncent le lever de l’astre qui féconde.
Le poète a, comme eux, l’esprit dans l’avenir :
Il sent en lui gronder les choses à venir ;
Le siècle qui sera sur son front se reflète ;
Voilà ce qui lui fait, hélas ! l’âme inquiète,
Et lui met sous les doigts ces verbes flamboyants
Dont il couvre à tes yeux les murs de tes tyrans.
Et pourtant il sait trop, rêvant orgie et fêtes,
Que ton cœur goûte peu la voix de tes prophètes ;
Que tu priserais mieux les vins de Balthasar,
Toi qui vendis tes dieux pour du pain à César !

Il sait trop bien ton cœur, ce cœur prompt au reproche,
Plus mobile que l’onde et plus dur que la roche ;
Pleurant le joug du Nil aux fertiles engrais,
Pour les oignons d’Égypte il connaît tes regrets ;
Il connaît ton amour pour Néron et la boue !
Va ! n’attends pas du moins que jamais il t’en loue.
Le poète sur toi ne s’est jamais mépris ;
Il a vu ce qu’ont fait tes rhéteurs et tes prêtres
Pour avilir chez toi le sang fier des ancêtres ;
Dans sa tendresse austère, il te traite en enfant :
De ses justes dégoûts sa pitié te défend !


VIII

Oui, tu peux oublier ou nier ses tendresses,
Tu le retrouveras au jour de tes détresses,
Tu le retrouveras, tel qu’il fut autrefois,
Versant pour ton salut son sang après sa voix.
Sa race est lumineuse et remplit tes annales.
Laisse aboyer l’envie aux sottises banales,
Interroge l’histoire, ô peuple ! et ton passé.
Par les déserts, son pied s’est-il jamais lassé ?
Quel cœur jamais plus vaste en ses sollicitudes
Prodigua tant d’amour à tant d’ingratitudes ?
Songe à ce bras puissant qui noya dans les mers
Pharaon et l’exil, Pharaon et les fers.

Souviens-toi vers le ciel de ces mains étendues,
Conjurant du Très-Haut les foudres suspendues ;
De ces ardents labeurs par qui l’humanité
Du vrai Dieu, du vrai culte, a trouvé l’unité.
Le poète est la voix sous les éclairs vibrante,
Qui vers le but promis conduit ta vie errante :
Selon les temps, les lieux, qu’il soit législateur,
Ou prophète, ou soldat, il est ton bienfaiteur.
Vengeant ta liberté des tyrans menacée,
Glaive en main il combat et tonne avec Alcée.
Quand les Rois, que la haine intestine enhardit,
Sur le sol des aïeux posent leur pied maudit,
Le poète s’émeut ; de son âme électrique
Jaillit, comme la foudre, un chant patriotique,
Ce chant dont l’étincelle, embrasant tout ton cœur,
D’un combat inégal te fait sortir vainqueur :
Souffle dévastateur, l’hymne aux strophes altières
D’une horde barbare a purgé tes frontières !


IX

Soixante ans sont passés. Une commotion
Soudaine a tout chez toi remis en question,
Et la société sur ses bases remue ;
Et charte, et trône, et lois, comme un oiseau qui mue,
Elle a tout secoué. Du royal oripeau

Le phénix éternel a dévêtu sa peau.
D’un monde qui renaît s’agitent les problèmes,
Et l’Europe s’ébranle, et les rois, faces blêmes,
Tombent à ce grand vent qui souffle de Paris,
Comme d’un arbre mort tombent des fruits pourris.
Ce tremblement subit est fait pour tout confondre ;
Sous son pied chacun sent le vieux sol qui s’effondre.
Que sera l’avenir ? Nous doit-il, ô terreurs !
Ramener du passé les tragiques horreurs ?
L’hyène des faubourgs déjà partout aboie ;
La grande ville au vent de l’épouvante ondoie ;
Le pâle citoyen regarde à l’horizon :
Le ciel est noir ; l’angoisse habite sa maison.
C’est l’inconnu qui monte, et l’esprit le plus ferme
Doute aux maux qu’en ses flancs ce vaste orage enferme
Un monde est en travail ; sur le chaos qui bout,
Chacun cherche des yeux quel sauveur est debout.
Quel bras saura dompter ou guider la tempête ?
Quel homme ? — Il s’est levé ! — Quel est-il ? — Un poète !
D’un unanime élan porté sur le pavois,
Il parle, et la tourmente obéit. À sa voix,
Croule au sein de nos murs l’échafaud politique ;
Et l’esclavage expire aux bords de l’Atlantique,
Et le droit triomphant venge un droit outragé.
D’un poids d’iniquité le monde est allégé !
L’avenir est conquis ! l’humanité respire !…
Gloire au législateur que la clémence inspire !
De la cité nouvelle il n’a rien rejeté,
Rien, — l’exil, le bourreau, l’esclavage excepté !

Trois mois, l’âme impassible aux assauts de la houle,
Il conseille, il grandit, il mène à Dieu la foule…
Quand l’orage est vaincu, de son règne il descend,
Le cœur pur de remords, les mains pures de sang !


X

D’autres temps sont venus. Un bandit taciturne
A mis le sceau dans l’ombre à sa gloire nocturne.
La liberté frappée, un parlement détruit,
Et le pouvoir volé, sont l’œuvre d’une nuit.
Et pour mieux assurer ce vol à main armée,
D’or, de vin et de sang il a soûlé l’armée…
Au jour de ton triomphe, ô mère ! ô liberté !
De la nuit du néant tu l’as ressuscité ;
Et parricide ingrat, ce fourbe éclos d’un crime,
Nouveau Macbeth, au lit égorge sa victime,
Et dit — du meurtre encor les bras tout ruisselants —
Qu’elle est morte frappée au cœur par ses enfants !
Et la foule — ô stupeur ! ô tourbe misérable ! —
L’applaudit et l’absout de ce meurtre exécrable,
Et dans l’infâme auteur d’un infâme attentat,
Inepte, elle sait voir le sauveur de l’État…
Et quand chacun sous lui se tait courbant la tête,
Qui se redresse encore et le juge ? Un poète !
Tant qu’à la République un seul souffle est resté,

Du glaive et de la voix le poète a lutté.
Mais quand il vit un peuple entier, qui se renie,
Se coucher dans sa fange et son ignominie,
Et de ses fers léchant l’enclume et les marteaux,
Cynique, se vautrer dans ses instincts brutaux,
Il connut cette angoisse, entre toutes amère,
Qu’endure un fils, hélas ! à rougir de sa mère.
Devant tant de misère et tant d’abaissement
Son cœur s’emplit de honte et de ressentiment.
Subir un tel forfait, c’est en être complice !
L’opprobre du silence !… Il vaut mieux le supplice
De l’exil !… Il partit, mais au front du pervers,
Comme Dante, il laissa la marque de son vers !
L’impérial Caïn sur sa face traîtresse
Porte à jamais le sceau d’une main vengeresse ;
Et le suprême arrêt que ta bouche a dicté,
Ô Muse ! Dieu l’impose à la postérité !


XI

Toi, peuple trois fois vil, interroge ton maître !
Si le vrai peut sortir de la bouche d’un traître,
Lui-même il te dira quel âpre châtiment
Garde la Muse à qui put trahir son serment ;
De quelles visions la Voix inexorable

Emplit incessamment son esprit misérable.
De ses remords secrets cette Voix est l’écho :
Inflexible, pareille à l’ombre de Banquo,
Elle assiège sa table, elle hante sa couche ;
Et sans cesse il entend cette invincible bouche
Lui crier : « Lève-toi, fourbe ! et d’un sceptre d’or
Dans le sang ramassé charge ta droite encor !
Le sein qui t’accueillit ne bat plus, ô couleuvre !
C’est bien ! Mais hâte-toi ! vite, achève ton œuvre !
Le siècle est ton complice et l’abîme est content :
Vite, sois empereur, bandit ! l’enfer t’attend !
Ainsi que pour Judas, le juif au cœur sordide,
Il n’est point de pardon pour le liberticide ! »


XII

Poètes ! sur vos fronts pèse un siècle de fer.
Il est dur en ses chants de voir s’ouvrir l’enfer,
Et d’y plonger vivants, et d’un vers implacable,
Ceux-là qu’à réprouvés la Muse irrévocable.
Même contre le mal la haine est un tourment.
Inflexible est l’esprit, mais le cœur le dément.
Votre orage est pareil, ô natures aimantes !
À ces climats de flamme aux subites tourmentes :
Le sol tremble, l’abîme ouvre un gouffre effrayant,

Mais regardez le ciel ! il pleure en foudroyant.
Pleurez ! c’est le destin, mais chantez dans l’orage !
Plus grand est le péril, plus grand est le courage.
Soyez l’écho vengeur de l’intègre avenir !…
De trop aimer le bien je sais ce qu’il en coûte,
Mais, qu’on le veuille ou non, il faut marcher sa route.
Marchez ! luttez ! buvez dans la gloire ou l’oubli
L’austère volupté du devoir accompli !

Certes, le Mal est grand, il est puissant, il règne,
Des pouvoirs de la terre il n’est plus rien qu’il craigne ;
Le monde est son complice, et, roi prédestiné,
Trône, au nom de Satan, Claudius couronné.
Mais, si puissant qu’il soit, son règne est transitoire ;
À l’Invisible, un jour, reviendra la victoire !
Songez au Dieu caché, toujours lent à punir,
Mais dont le pied tardif à la fin va venir !
Comme le noble Hamlet que l’inconnu travaille,
D’un fatidique appel votre âme en vous tressaille.
Esprits nés pour le jour, de lumière affamés,
Précurseurs ! répandez vos espoirs enflammés !
Même à travers l’angoisse et la mélancolie,
Même au prix du bonheur, hélas ! et d’Ophélie,
Marchant à votre but, et prêts à tout souffrir,
Frappez au cœur le Mal, dussiez-vous en mourir !

Oui, plus qu’en d’autres jours, aux jours d’apostasie,
Frères, il est amer, le don de poésie !

Est-ce un malheur de plus ? une expiation ?
Où vers les cieux promis une âpre ascension ?
Je ne sais ; mais je sais que ton œuvre est auguste,
Muse ! et qu’un Dieu bénit qui saigne au nom du juste.
Si ton culte est mortel à l’esprit inspiré,
Le martyre est fécond ! le supplice est sacré !

  1. Carnarium.