Le Poète polonais Jules Slowacki/VI
VI
Nous arrivons à une époque de crise dans la vie du poète. Nous sommes en 1840, Slowacki a 31 ans : — 31 ans seulement et il a composé tant de chefs-d’œuvre ! Il est un homme fait, il a droit à la gloire, on la lui conteste, il va la prendre d’assaut.
Il se trouve à Paris au milieu de l’émigration. Mickiewicz en est toujours l’oracle au point de vue littéraire. Le ministre de l’instruction publique vient de lui confier la chaire de littérature slave au collège de France. Il a ouvert son cours avec un grand succès, et le jour de sa fête, ses compatriotes lui offrent chez M. Eustache Januszkiewicz, que nous avons tous connu et qui a été, vous le savez, un des plus actifs soutiens de l’école, un banquet de félicitation. Slowacki est invité à ce banquet ; on y remarque Chopin, Fontana, Szczepanowski parmi les artistes, et aussi Félix Wrotnowski, Louis Mieroslawski, François Grzymala, François Szemioth, Stanislas Ropelewski et parmi ceux qui vivent encore l’orientaliste Kazimirski, Antoni Kontski, le comte Ladislas Plater, M. Louis Nabielak et M. Léonard Niedzwiecki.
Que se passa-t-il à ce banquet ? Les diverses relations diffèrent dans le détail, les souvenirs des survivants ne diffèrent pas moins ; ce qui prouve, soit dit en passant, combien il est difficile d’écrire l’histoire. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’à table Slowacki improvisa et que Mickiewicz lui répondit. Le premier commença par faire un grand éloge du poète des Aïeux en s’inclinant devant lui ; puis peu à peu, faisant un retour sur lui-même, il parla non sans amertume de l’indifférence du public à son égard, de l’orgueil par trop royal de Mickiewicz.
Son improvisation, de l’aveu même de ses adversaires, fut admirable d’enthousiasme et de poésie, bien qu’elle dût choquer par sa hardiesse les partisans presque idolâtres de Mickiewicz qui composaient à peu près la totalité de la réunion.
Mickiewicz se leva à son tour et répondit par une autre improvisation qui ne dura pas moins d’un quart d’heure, et sur laquelle les opinions sont partagées. En général, les auditeurs ne se la rappellent qu’avec enthousiasme, surtout quand ils écrivent pour les journaux ou pour la postérité ; plusieurs cependant, et j’en parle à bon escient, disent que ses vers étaient plus terre à terre, manquaient d’inspiration. Il expliqua la cause de sa popularité et, s’adressant à Slowacki, il lui répéta à peu près le fameux mot du « temple sans Dieu » et il termina ainsi : « Sachez que pour le poète il n’y a qu’une route : chercher l’inspiration dans son cœur et tendre vers Dieu ». Il lui fit cependant quelques compliments et lui parla de sa mère à qui il avait prédit encore à Vilna, le talent futur de son fils, ce qui calma un peu Slowacki et lui fit pour le moment accepter la leçon.
Mais une coupe d’argent, offerte ensuite à Mickiewicz par les assistants en souvenir de l’improvisation, amena la rupture. On demanda à Slowacki de la présenter à Mickiewicz. Il regarda la proposition comme une insulte, crut qu’on voulait par là lui faire faire acte de vasselage, l’humilier, et il refusa. Ce refus eut des conséquences relativement graves. Les mickiewiczolâtres prirent la mouche, on raconta dans les journaux la fameuse soirée au désavantage de Slowacki.
De plus, tant la Mloda-Polska, le journal des néo-catholiques de l’émigration, que le Tygodnik Poznanski se permettaient des critiques superficielles et méchantes de ses ouvrages. On attaquait aussi sans merci et sans réflexion les meilleurs poèmes de son ami Sig. Krasinski. Tout cela irrita l’irascible poète, et dans le numéro du 29 avril 1841 du Trois-Mai, un des journaux neutres de l’émigration, il écrivit à son tour un feuilleton où il rendait justice au talent de Krasinski et attaquait vivement les admirateurs outrés de Mickiewicz et leurs procédés à son égard, sans cependant s’adresser directement à Mickiewicz lui-même. Il espérait que celui-ci rectifierait les faits dénaturés par ses amis et lui rendrait justice. Mickiewicz s’enveloppa dans sa dignité, et alors la rupture fut définitive. C’est dans ces circonstances que parut Beniowski, poème par Jules Slowacki, ou du moins les cinq premiers chants de ce poème.
Vous connaissez tous le Don Juan de Byron, ou sinon vous avez lu au moins la Namouna et le Mardoche de Musset, ces étincelantes causeries où le sujet n’est qu’un prétexte a digressions, tantôt lyriques et émues, tantôt railleuses et agressives, où le poète se joue des règles reçues, de la forme même de son vers, et où il répond surtout à ses critiques et à ses adversaires. Telle était la forme de Beniowski. Peut-être cependant y avait-il encore quelque chose de plus, à savoir une largeur épique, une fantaisie ariostique, une richesse d’imagination et de langage qu’on ne trouve ni dans Byron ni dans Musset. Mais ce n’est pas là ce qui frappa le lecteur ; il s’arrêta surtout aux coups de lanière dont le poète cinglait ses adversaires : pauvre Mloda Polska! pauvres néo-catholiques soi-disant jésuites de l’émigration ! pauvre Tygodnik Poznanski ! Comme il vous traita ! Oh ! il sut mêler à son azur, selon le conseil de Krasinski, un peu de fange ; il sut descendre du ciel sur la terre et harceler, meurtrir, renverser ses adversaires ; un duel faillit même en résulter, toutefois Slowacki eut le beau rôle et son adversaire lui fit des excuses sur le terrain. Mais le morceau capital qui fit le succès de l’œuvre, ce fut le récit de sa lutte avec Mickiewicz, le résumé de son improvisation et le défi qu’il lui lançait et qu’il terminait par ces mots : « Et ceux qui se disent ainsi adieu ne sont pas deux ennemis, mais deux dieux régnant chacun dans sa sphère. » On aimerait mieux sans doute que ces querelles n’eussent pas eu lieu, mais il faut reconnaître qu’elles contribuèrent plus que ne l’eussent fait vingt chefs-d’œuvre encore à appeler l’attention du public sur Slowacki. Désormais son nom était connu et ses anciens ouvrages commencèrent à se répandre. Quel était donc ce poète qui attaquait les jésuites ? Les organes de la démocratie firent place à ses strophes dans leurs colonnes. D’autre part, Sig. Krasinski, défendu par son ami dans le Trois-Mai, lui rendait la pareille et publiait dans la Semaine littéraire de Posen un article qui est le commentaire du mot de Slowacki sur les deux dieux régnant chacun dans sa sphère et où il montre le rôle des deux rivaux, la différence et l’égalité de leur génie, l’un étant le Michel-Ange de la poésie polonaise, l’autre en étant plutôt le Corrège et le Raphaël ou bien encore le Beethoven, l’un représentant plutôt la force de cohésion, l’autre la force d’expansion, l’un l’élément sculptural, l’autre l’élément musical. Bien que cet article intitulé « Quelques mots sur Jules Slowacki » ne fût pas signé, il fit une grande impression et rendit courage à notre poète. Insistons sur l’amitié de Krasinski et de Slowacki, sur l’appui mutuel qu’ils se prêtèrent, sur les ressemblances de ces deux âmes sœurs, que les partis séparèrent de leur vivant et essayent d’opposer à tout jamais après leur mort, en se faisant de leur nom deux drapeaux contraires. Nous raconterons leur différend, mais nous pouvons affirmer dès à présent que Slowacki avait raison lorsqu’il représentait leur amitié par le mythe des deux frères Lelum et Polelum, unis indissolublement l’un à l’autre. La postérité les unira de nouveau et ils formeront avec Mickiewicz lui-même, leur immortel devancier, une glorieuse trinité, non plus comme trois dieux dans trois soleils contraires, mais comme trois astres d’une même constellation, enveloppés d’une seule et même auréole.
Les années 1841 et 1842 furent remplies pour Slowacki par la composition de la suite de son Beniowski, par quelques-uns des fragments dramatiques dont nous avons parlé précédemment, et enfin par la traduction du Prince inébranlable de Calderon qui ne fut publiée qu’en 1844, mais qui atteste une maturité de talent, une sûreté de style, une clarté de pensée, que nous ne retrouverons plus au même degré dans les derniers ouvrages de notre poète.