Le Porte-Chaîne/Chapitre 10

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 97-108).


CHAPITRE X.


Garde toujours, à travers toutes les peines et toutes les injustices, dans ton cœur la rosée de la jeunesse, sur les lèvres le sourire de la vérité.
Longfellow.


Les présentations n’étaient pas terminées à beaucoup près qu’un cri général retentit au loin : L’érection ! l’érection ! Ce fut aussitôt un émoi général. Chacun partit au plus vite, et moi-même, après avoir donné quelques ordres pour mon logement je suivis le torrent.

C’est un événement en Amérique que l’érection d’un bâtiment. Il n’est pas d’Américain, à l’exception peut-être de quelques badauds incarnés qui ne quittent jamais l’enceinte de leur ville, qui n’ait assisté à ce spectacle. Pour ma part, j’en avais joui déjà maintes fois. Dans cette circonstance particulière, la joie était d’autant plus grande, que les pièces de la charpente avaient été adaptées avec la plus grande facilité, et qu’elles s’emboîtaient merveilleusement les unes dans les autres. Mon collègue le major m’assura qu’il n’aurait pu parvenir à faire pénétrer la pointe de son couteau dans un seul joint. — Et ce qui est plus merveilleux, écuyer, ajouta-t-il, car major lui-même, quoique seulement dans la milice, il ne croyait pas assez respectueux de m’appeler du même titre que lui, c’est que tout cela n’a été monté que ce matin, et que rien n’avait été essayé d’avance ! Il n’y a que les charpentiers d’ici pour faire l’ouvrage vite et bien ! — On voit que « les pays nouveaux » ne se piquaient pas de modestie, et qu’ils entendaient surpasser en tout « les anciens. »

Quand j’arrivai à l’emplacement choisi pour le temple, la plupart des colons s’étaient déjà placés devant la principale pièce de charpente, prêts à la lever, tandis que des hommes de confiance étaient au pied de chacun des poteaux, armés de pinces, de haches, de tous les instruments qui pouvaient être utiles pour maintenir les pièces de bois, de la solidité desquelles dépendait la vie des personnes qui allaient élever en l’air cette masse pesante. Le danger était d’autant plus grand que l’édifice était plus vaste, et il en fallait prendre d’autant plus de précautions. Il y avait un poste, en particulier, que, pour je ne sais quelle raison, chacun semblait décliner, comme pour le laisser à un plus capable : c’était un poteau qu’il s’agissait de maintenir droit. Le charpentier en chef demandait que quelqu’un se mit à ce poste délicat, puisque c’était la seule chose qui empêchât de commencer l’opération, et l’on se regardait les uns les autres pour voir qui se présenterait, quand tout à coup un cri passa de bouche en bouche : Voici le porte-chaîne — le porte-chaîne ! C’est votre homme !

C’était bien en effet le vieil André Coejemans qui s’avançait, vigoureux, bien portant, et marchant d’un pas ferme, bien qu’il eût maintenant ses soixante-dix ans sonnés. Mon vieux camarade n’avait gardé de son ancien état que sa queue relevée en catogan, et sa démarche ; car ce n’est pas en un an, qu’après huit années de service actif, on perd complètement les allures militaires. Du reste il avait pris complètement le costume d’un habitant des forêts. Il portait une blouse de chasse, comme moi, de grandes guêtres, des mocassins, et un bonnet de peau, mais sans fourrure. Loin de lui être défavorable, ce costume allait parfaitement à sa verte vieillesse. André avait cinq pieds six pouces ; il se tenait encore aussi droit qu’à vingt ans, et le temps, au lieu d’altérer sa santé, semblait l’avoir endurci à la fatigue en lui donnant une nouvelle vigueur. Sa tête était blanche comme la neige. Son teint avait contracté cette couleur basanée que donnent les frimas. L’expression de sa figure avait toujours été agréable ; c’était un air de bienveillance et de franchise tempérant un aspect mâle et fier.

Le porte-chaîne n’avait pu me voir avant d’arriver au pied de la charpente. Alors sa physionomie s’anima ; une vive satisfaction se peignit sur son visage. Enjambant les poutres en homme accoutumé à braver le danger, il me serra la main avec une force qui prouvait que son poignet n’avait encore rien perdu de sa vigueur. Je vis une larme briller dans ses yeux ; car j’aurais été son propre fils qu’il n’aurait pu m’aimer davantage.

— Mordaunt, mon garçon, vous êtes mille fois le bienvenu, me dit mon vieux camarade. Vous êtes arrivé ici à la sourdine, comme le chat qui tombe au milieu des souris ; mais j’avais eu vent de votre voyage, et j’ai voulu aller au-devant de vous. Je ne conçois pas comment ni par où vous avez pu passer.

— Eh bien ! me voilà pourtant, mon vieil et excellent ami, et bien heureux de vous revoir, je vous assure. Si vous voulez entrer avec moi à l’auberge, nous causerons un peu plus à notre aise.

— Un moment, un moment, mon garçon. On a besoin ici de moi pour le quart d’heure, et il faut que je leur donne un coup de main. Laissez-nous dresser cette charpente, et je suis à vous pour une semaine ou pour une année.

Je m’éloignai de quelques pas, et le porte-chaîne se mit aussitôt au poste d’honneur qui lui avait été assigné comme le plus périlleux. Alors commença, sans plus de délai, l’opération sérieuse de « l’érection. » C’est un travail qui n’est pas entièrement exempt de danger ; et, dans cette occasion surtout, où le nombre des ouvriers n’était guère en proportion avec la pesanteur de la masse qu’il s’agissait de soulever, il était doublement nécessaire que chacun fît son devoir. Les femmes étaient venues se ranger autour de l’enceinte, aussi près que la prudence le permettait, pour voir leurs maris et leurs frères à l’œuvre. On s’était revêtu de ses plus beaux atours, quoiqu’il y eût encore beaucoup à désirer sous le rapport du goût et de l’élégance. Néanmoins il y avait de jolies figures dans cette troupe bigarrée, où il y avait des yeux et des cheveux de toutes les couleurs.

Je me flatte que je n’étais pas plus mal que la plupart des jeunes gens de mon âge et de ma condition ; et il est probable que, dans toute autre occasion, je ne me serais pas présenté devant un pareil groupe sans être honoré au moins de quelques coups d’œil. Mais dans ce moment personne ne fit attention à moi. Tous les yeux étaient fixés sur les travailleurs, et je partageais, je l’avoue, l’intérêt général.

Au signal donné, les hommes firent un commun effort, et ils soulevèrent l’extrémité supérieure de la charpente. Il était facile de voir que, tout vigoureux, tout ardents à l’ouvrage qu’ils étaient, c’était tout ce qu’ils pouvaient faire. De jeunes garçons avaient à la main de courts étais qu’ils se hâtèrent de placer en dessous ; et les travailleurs purent respirer un moment. J’étais honteux de n’avoir rien à faire dans un pareil moment ; mais craignant de gêner en cherchant à me rendre utile, je me tins à l’écart et restai simple spectateur.

— Maintenant, camarades, dit le charpentier qui s’était placé de manière à pouvoir diriger facilement la manœuvre, encore un effort. Levons bien tous ensemble ; c’est le moyen d’avancer la besogne. Êtes-vous prêts ? Allons !

Chacun se mit à l’œuvre avec tant d’ardeur et d’intelligence que la pesante machine fut élevée cette fois jusqu’à la hauteur des têtes. Là, elle s’arrêta, soutenue de nouveau par les étais.

— Or ça, voici l’instant décisif, camarades, s’écria le charpentier. Que chacun soit bien à son poteau. Porte-chaîne, attention ! Votre poteau soutient tout l’édifice ; s’il fléchissait, nous serions perdus. Allons, ensemble ! — Courage ! nous avançons. — Vite, enfants, placez les étais. — Bien ! — Nous pouvons respirer un moment.

Il était temps, car personne ne s’était ménagé, et un instant de répit était indispensable pour réparer les forces. La portion de la charpente qu’on élevait alors était parvenue à une hauteur qui ne permettait plus de s’aider des mains. Il fallut avoir recours aux perches à fer pointu, et ce n’était pas la partie la moins rude de l’opération. Jusqu’alors, tout avait été bien, et la seule pensée qui pût jeter quelque découragement, c’était la crainte que toutes les forces réunies des travailleurs ne fussent pas suffisantes pour achever de dresser une masse si pesante. Néanmoins il n’y avait pas de remède, puisque toutes les personnes présentes, moi excepté, avaient un poste assigné. Un jeune homme de bonne mine, dont le costume tenait le milieu entre celui de la ville et celui des bois, s’élança de derrière le groupe des femmes, et s’arma aussi d’une perche. Le lecteur peu familiarisé avec une « érection, » doit être prévenu que ceux qui dressent un bâtiment sont nécessairement placés sous la charpente qu’ils élèvent, et que, si elle venait à retomber, ils seraient écrasés infailliblement. En dépit du danger, les plaisanteries allaient leur train.

— Écuyer, dit l’ancien major de milice, puisque nous prêtons nos épaules, il me semble qu’on pourra bien nous prêter quelquefois l’édifice pour nos réunions, à nous qui sommes de cultes dissidents.

— Personne ne suppose, j’espère, répondit le Modérateur, que la liberté religieuse n’existe pas dans cet établissement. Sans aucun doute, les autres sectes pourront se servir de ce temple, toutes les fois qu’il ne sera pas employé par ses légitimes propriétaires.

Cette expression était malheureuse. Plus le droit est évident, moins celui qui l’a contre lui aime à se l’entendre dire. Néanmoins personne ne parut vouloir lâcher prise ni abandonner l’ouvrage. Seulement quelques dissidents se permirent quelques quolibets contre le Modérateur. Craignant que tout ce bavardage ne finît par avoir un résultat fâcheux, le charpentier crut devoir hâter la reprise de la manœuvre.

— En place, camarades ! Allons, encore un coup de vigueur ; nous touchons au terme. Vous voyez là-bas ce montant auprès duquel se tient Tim Trimmer ; élevons assez la charpente pour que l’extrémité du montant puisse passer dessous, et nous sommes sauvés. Regardez bien au pied du montant, Trim. Est-il solidement assujetti ?

Trim répondit que oui ; mais comme c’était presque un enfant, deux ou trois hommes allèrent l’examiner, et ils assurèrent également qu’il n’y avait rien à craindre.

— Allons, mes amis ! s’écria le charpentier ; voici le dernier effort. — Ensemble !

Les pauvres diables, munis de longs bâtons, firent des efforts énergiques ; cependant il me semblait que la charpente ne bougeait plus de place. Cédant à un mouvement irrésistible, et rougissant de rester plus longtemps oisif dans un pareil moment, je courus me mettre au milieu des travailleurs, à l’endroit le plus dangereux, et saisissant un bâton, je me mis à pousser de toute ma force.

— Hourra ! cria le charpentier ! voilà notre jeune maître qui se met de la partie. — Courage ! tous ensemble !

Ce fut pour le coup à qui redoublerait d’énergie. La charpente fut encore élevée de quelques pieds ; mais il s’en fallait encore de quelques pouces qu’elle pût reposer sur les nouveaux étais. Vingt voix criaient en même temps à chacun de tenir ferme, car tout le monde sentait que le moindre ralentissement dans les efforts serait fatal. Le charpentier accourut à notre aide ; et Trim, s’imaginant que son montant tiendrait bien tout seul, l’abandonna pour courir prendre un des longs bâtons, et pousser comme les autres. Mais le montant vacilla, et inclina un peu d’un côté où il ne pouvait servir à rien. J’avais la tête tournée de manière à voir le danger, et je sentis que le poids que je soutenais s’alourdissait de seconde en seconde.

— Levez, mes amis ! levez tous ! s’écria le charpentier d’une voix déchirante, comme si le salut de tous dépendait de ce dernier effort.

Si un seul enfant eût déserté son poste, et il y en avait plus de vingt d’occupés, toute la charpente tombait sur nous ! Parlez donc de monter à l’assaut, d’enlever une batterie ! qu’est-ce que cela auprès de la situation dans laquelle nous étions placés ? Qu’un seul de nous fît défaut, ou eût un moment de défaillance, nous étions tous perdus. Les vingt secondes qui suivirent furent terribles ; et je n’avais plus d’espérance, lorsqu’une jeune fille s’élança du milieu de la foule interdite, et saisissant le montant, le remit dans la position convenable. Il ne s’en fallait que d’un pouce qu’on pût atteindre cet appui. Je pris alors la parole et je criai aux hommes épuisés de lever tous ensemble. Ils obéirent, et je vis la jeune fille, avec un coup d’œil aussi sûr que sa main était ferme, ajuster le montant. Aussitôt tous ceux qui étaient de notre côté se trouvèrent libres, et nous courûmes porter assistance à ceux qui soutenaient l’autre extrémité. Des étais furent placés successivement, et ils purent tous se retirer à leur tour, et contempler dans un morne silence le péril auquel ils venaient d’échapper.

Cet incident fit une impression profonde. J’avais entrevu la courageuse enfant dont l’intelligence et la présence d’esprit avaient été d’un si grand secours, et elle m’avait paru être ce que j’avais jamais vu de plus charmant. Elle avait les formes les plus gracieuses ; ce n’était ni cette délicatesse maladive qui rappelle des idées de souffrance, ni cet embonpoint exagéré qui accuse une santé grossière ; c’était le plus heureux milieu entre ces excès ; et le peu que je vis d’un visage qui était presque entièrement caché sous une forêt de boucles de cheveux du plus beau blond, était en harmonie parfaite avec le reste de sa personne. Et, dans l’action qu’elle venait d’accomplir, il n’y avait rien qui fût en désaccord avec la grâce naturelle à son sexe. Ce n’était point de la force qu’il s’agissait de déployer ; il ne fallait que du sang-froid et du courage.

Il est possible que le sentiment du danger que nous courions tous ait ajouté à l’effet de cette belle apparition que mon imagination me représentait comme envoyée en quelque sorte du ciel pour nous sauver. Mais tout fatigué que j’étais par suite d’efforts tels que je n’en avais jamais fait de ma vie, haletant, hors d’haleine, j’oubliais tout pour ne songer qu’a celle que ma vue troublée n’apercevait même plus, mais dont la taille gracieuse, la démarche légère, l’air animé, la belle chevelure rehaussaient encore dans ma pensée le prix de son admirable dévouement. Quand mon pouls battit plus régulièrement, je tournai la tête pour chercher cette vision étrange, mais je ne vis aucune figure qui me parût la réaliser. Toutes les femmes s’étaient blotties les unes contre les autres comme une couvée effrayée. Elles levaient les mains au ciel et faisaient de grandes exclamations ; mais aucune ne retraçait l’image gravée dans mon cœur, et il était évident que la vision s’était évanouie aussi rapidement qu’elle était apparue.

Le porte-chaîne s’avança alors et prit le commandement que le charpentier lui céda sans murmurer. Je vis qu’il était dans un état de surexcitation, quoique en même temps il conservât tout son empire sur lui-même. À partir de ce moment, ce fut lui qui dirigea les travaux, et il sut répartir les forces avec tant d’habileté, qu’on faisait plus avec moins de fatigue. Aussi bientôt la pièce de charpente fut-elle complètement dressée. Le fort de la besogne était fait, les autres pièces étaient moins lourdes, et d’ailleurs on avait maintenant un point d’appui qui manquait auparavant.

— Les congrégationistes sont enfin en place ! s’écria le vieux major de milice avec son ton légèrement caustique ; et ils le doivent au porte-chaîne et à quelqu’un que je ne veux pas nommer. Mais, patience ! notre tour viendra un jour, car Ravensnest prend trop d’accroissement pour qu’une seule religion puisse lui suffire. Malheur au pays qui n’a qu’une forme de religion ! Les prêtres s’y endorment et la congrégation aussi.

— N’en doutez pas ! répondit le porte-chaîne, qui paraissait disposé à quitter la place ; il y aura avec le temps à Ravensnest autant de religions qu’il y a de mécontents, et nous verrons bien des « érections » et encore plus de ministres.

— Est-ce que vous allez nous quitter, porte-chaîne ? Il reste encore bien des pièces à dresser et bien des poteaux à soutenir.

— Le plus fort est fait, et vous viendrez facilement à bout du reste. Il faut que je m’occupe du jeune maître. À l’ouvrage, camarades ; et rappelez-vous, si vous le pouvez, que vous avez à adorer dans cet édifice un être qui n’est ni congrégationiste, ni presbytérien, ni d’aucune de vos sectes.

Je fus surpris du sang-froid avec lequel mon vieil ami exprimait des sentiments qui ne pouvaient trouver grande faveur auprès d’une semblable réunion, et plus surpris encore de la déférence avec laquelle on l’écoutait. Mais André avait une réputation d’intégrité et de franchise qui commandait le respect ; et son opinion avait un grand poids, parce qu’il ne disait jamais : « Faites cela, » mais « faisons cela. » Joignant la pratique au conseil, il était toujours le premier à donner l’exemple. Un homme de cette trempe quand il suit son impulsion naturelle, modérée seulement par la prudence et la raison, exerce nécessairement une grande influence sur ceux avec lesquels il se trouve en contact.

— Venez, Mordaunt, venez, mon garçon, me dit-il dès que nous fûmes hors de la foule ; je vais vous servir de guide, et vous conduire dans la maison où vous avez droit de commander en maître.

— Laquelle ?

— La vôtre donc, et aucune autre. Elle est, comme nous autres vieux soldats, un peu décrépite. Mais nous avons tâché de la rajeunir un peu pour vous, mon garçon, et du moins vous trouverez tout en assez bon ordre. Les meubles de votre grand-père y sont encore, et Frank Malbone, Ursule et moi, nous y avons établi notre quartier général, depuis que nous sommes dans cette partie du pays. Vous savez que vous m’y avez autorisé ?

— Sans doute ; tout ce que j’ai n’est-il pas à vous ? Mais je croyais que vous vous étiez construit une hutte dans les bois de Mooseridge !

— C’est également vrai ; nous sommes tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Mes nègres sont à la hutte ; mais Frank, Ursule et moi, nous sommes venus pour vous recevoir.

— J’ai un chariot ici ; je vais entrer à l’auberge pour dire qu’on attelle.

— À quoi bon ! ne sommes-nous pas habitués, vous et moi, à aller à pied : un chariot, c’est bon pour le bagage. Le vrai soldat marche toujours.

— Eh bien ! donc, en avant, mon vieux camarade. Ce n’est pas moi qui resterai en arrière. Laissez-moi seulement prévenir mon domestique, pour qu’il nous suive avec les malles, quand il sera prêt.

Il y eut une scène de reconnaissance entre Jaap et le porte-chaîne, qui s’étaient trouvés souvent ensemble. Jaap avait suivi le régiment pendant toute la durée de la guerre, tantôt remplissant les fonctions de domestique, tantôt portant un mousquet, parfois conduisant un attelage ; et depuis qu’il était vieux, il était devenu mon homme de confiance. Il se regardait donc un peu comme militaire, et, dans plusieurs occasions, il s’était conduit de manière à faire honneur à l’armée.

— Un mot encore, André. J’ai rencontré l’Indien que vous aviez coutume d’appeler dans les bois Sans-Traces, et je voudrais l’emmener avec nous.

— Il a pris les devants pour nous annoncer. Je l’ai vu remonter la route d’un pas rapide, il y a une heure. Il doit être arrivé maintenant.

Il ne restait plus qu’à nous mettre en chemin. Ce fut ce que nous fîmes, laissant la population activement occupée à dresser le reste de la charpente. Je pus remarquer que mon arrivée dans l’établissement produisait moins de sensation qu’elle n’en eût causé dans toute autre circonstance, si l’érection d’un temple n’avait pas partagé avec moi l’attention publique. C’étaient deux événements qui avaient le même caractère de nouveauté pour les habitants. Quoique nés dans un pays chrétien, et élevés d’après les principes d’une religion chrétienne ; peu de ceux qui demeuraient à Ravensnest, au-dessous de l’âge de vingt-cinq ans, avaient jamais vu un édifice consacré au culte. Les temples étaient rares en 1784, même dans l’intérieur de l’État de New-York. Albany même ne comptait que deux clochers. Aussi avais-je entendu de belles jeunes filles exprimer leur impatience d’en voir un, tandis qu’elles jetaient à peine un regard sur le nouvel arrivé.

— Eh bien ! mon ami, nous voilà donc encore cheminant côte à côte, dis-je à André quand nous fûmes partis ; mais, cette fois du moins, ce n’est pas pour marcher à l’ennemi.

— Pas de longtemps du moins, je l’espère, répondit froidement André, quoique tout ce qui reluit ne soit pas or. Nous nous sommes bien battus, major Littlepage ; j’espère que nous ne nous en trouverons pas plus mal.

Je fus un peu surpris de cette remarque ; mais André ne se faisait jamais illusion. En véritable Hollandais, il ne voyait pas de bon œil affluer les émigrants des États de l’est, et il n’en attendait aucun bon résultat.

— Patience, porte-chaîne, lui répondis-je ; nous recueillerons un jour le fruit de nos travaux. Mais comment vont les choses à Mooseridge, et qui avez-vous pour arpenteur ?

— Les choses vont assez bien par là, Mordaunt, attendu qu’il ne s’y trouve pas encore une âme pour troubler l’ordre. Nous vous avons dressé une carte de dix mille acres de terres, divisées en petits lots de cent acres chacun, et tout cela a été mesuré avec soin, je vous en réponds.

— Qui aviez-vous pour vous aider, mon ami ?

— Frank Malbone, le demi-frère d’Ursule. C’était son coup d’essai ; mais, vous pouvez être tranquille, il a fait toujours bonne mesure.

— Et c’est ce qu’on devrait toujours faire ici, où la terre ne manque point. Quand il s’agit, plus tard, de dresser un procès-verbal d’arpentage, entre deux fermes, l’opération serait bien plus facile, et l’on éviterait bien des ennuis.

— Et bien des procès, ajouta le porte-chaîne en secouant la tête. À vous parler franchement, Mordaunt, j’aimerais mieux accepter de la besogne, à moitié prix, dans un établissement hollandais, que de tracer une ligne de démarcation entre deux Yankees pour deux fois la somme. Les Hollandais allument leur pipe et fument pendant que vous êtes à l’œuvre ; mais les Yankees sont toujours à chercher à rogner un morceau par-ci, à prendre un morceau par-là, de sorte qu’il faut tenir sa conscience à deux mains pour que la chaîne n’incline ni d’un côté ni de l’autre.

Comme je savais que les préventions d’André à l’égard des Yankees étaient le côté faible de son caractère, je détournai la conversation, et la fis tomber sur les événements politiques, sujet qui était fort de son goût. Il y avait une heure que nous causions ainsi, quand je me trouvai, sans m’en douter, tout près de mon habitation. Vue de près, la maison gagnait un peu en apparence ; les vergers et les prairies qui l’entouraient étaient en bon état de culture ; il n’y restait ni souches à fleur de terre, ni racines. Cependant le bâtiment avait quelque chose de l’aspect d’une prison, en ce qu’il ne s’y trouvait aucune fenêtre extérieure, ni d’autre issue qu’une seule porte.

Avant d’entrer, nous nous arrêtâmes un moment pour regarder la campagne. Quelqu’un sortit, dans ce moment, de la maison, et Susquesus se trouva à côté de moi. À peine était-il arrivé que le son de cette même voix, pleine et harmonieuse, que j’avais entendue sortir d’un petit bois de pins, se fit entendre tout à coup, chantant des paroles indiennes sur une mélodie composée évidemment dans un pays civilisé. Dès lors j’oubliai mes prairies et mes vergers, Susquesus et le porte-chaîne, et je ne pensai à rien qu’à ce phénomène d’une Indienne paraissant connaître aussi parfaitement notre musique. Susquesus ne semblait pas moins ravi, et il ne fit pas un mouvement que l’air ne fût terminé. Le vieil André sourit, attendit la fin de la chanson, prononça le nom d’Ursule avec une sorte d’orgueil, et me fit signe de le suivre dans la maison.