Le Porte-Chaîne/Chapitre 4

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 32-41).


CHAPITRE IV.

Beatrice. Contre ma volonté, je suis envoyée pour vous dire d’entrer pour le dîner.
Benedict. Belle Beatrice, je vous remercie de votre peine.
Beatrice. Je n’ai point pris de peine pour cela, plus que vous n’en prenez pour me remercier ; si c’eût été possible, je ne serais point venue.
Beaucoup de bruit pour rien.

Sous le vestibule de la maison, à Satanstoe, ma bonne grand-mère et le célèbre Thomas, ou, comme on l’appelait par abréviation, Tom Bayard, attendaient notre arrivée. Le premier coup d’œil jeté sur M. Tom m’apprit que j’aimerais mon futur beau frère ; le second, qu’il n’avait d’yeux que pour Catherine. C’était une découverte des plus agréables, car jamais je n’aurais pu me faire à l’idée de voir cette chère enfant unie à un homme qui n’eût pas apprécié dignement son mérite et rendu pleine justice à sa beauté. Quant à mon excellente aïeule, qui portait à merveille ses soixante-dix ans, l’accueil qu’elle nous fit fut, ce qu’il avait toujours été pour moi, plein d’affection et de chaleur. Elle n’appelait jamais mon père, le général, autrement que Corny, fût-ce au milieu d’un salon rempli de monde. Ma mère, qui avait vécu beaucoup plus dans la société, en faisait autant dans l’intimité. J’ai lu des espèces de traités écrits tout exprès pour blâmer ces sortes de familiarités ; mais, pourtant, j’ai toujours remarqué que les familles les plus heureuses, et même, en général, les plus comme il faut, étaient celles où elles avaient lieu. Mon père était Corny ; ma mère, Anneke ; Catherine, Kate ; et moi, Mordaunt, ou bien Mordy tout court.

Tom Bayard me rendit mon salut avec un air plein de franchise, quoique une légère rougeur qui se répandit sur ses joues semblât dire : je suis le prétendu de votre sœur. Néanmoins ses manières me plurent beaucoup. Il n’accourut pas pour me serrer la main à me la briser, comme le font tant d’individus qui vous voient pour la première fois ; il se tint sur une réserve convenable, tout en indiquant, par un gracieux sourire, le plaisir qu’il éprouverait à faire avec moi plus ample connaissance.

Nous trouvâmes dans le petit salon miss Priscilla Bayard, qui, je n’ai pas su pour quel motif, n’était pas venue jusqu’au vestibule au-devant de nous. C’était, en effet, une charmante personne, ayant de beaux yeux noirs, une taille fine et des manières gracieuses qui révélaient l’usage du monde. Kate et Pris, comme on l’appelait familièrement, s’embrassèrent avec effusion. Miss Bayard me fit un accueil aimable, bien que je fusse tenté de croire sur quelques légers indices, qu’elle avait pu entendre quelquefois accoler mon nom au sien. Kate, dans des moments d’abandon, avait sans doute commis cette indiscrétion, ou je me trompais bien.

Ma grand’mère annonça bientôt que tout le monde coucherait à Satanstoe. Personne n’éleva la moindre objection. Réunis ainsi, en petit comité, dans une paisible habitation, la connaissance se fit rapidement, et le dîner n’était pas achevé que je me sentais déjà aussi à l’aise que si j’avais été entouré d’anciens amis. Tom et ma sœur semblaient dans la meilleure intelligence, et je vis bien, à leurs yeux, que leur mariage était une affaire arrangée. Miss Priscilla, pendant une heure ou deux, éprouva un peu d’embarras mais ce ne fut que passager, et bientôt elle bannit toute contrainte et se montra telle qu’elle était, c’est-à-dire charmante ; je fus forcé d’en convenir, oui, forcé ; car j’avoue que je me tenais fort sur mes gardes, et que je n’avais pas envie de tomber amoureux sur parole d’une jeune personne qui, au bout du compte, pouvait être fort maussade, et qu’on semblait vouloir m’imposer, bon gré mal gré. Ma bonne grand’mère, elle-même, paraissait être du complot. Du moins la manière dont son regard allait continuellement de l’un à l’autre, et le sourire de satisfaction qui animait sa figure toutes les fois qu’elle me voyait causer librement avec Priscilla, l’annonçaient d’une manière assez claire.

J’avais entendu dire qu’elle avait appelé, de tous ses vœux, le mariage de mes parents, deux grandes années avant qu’il en fût question, et qu’elle s’était toujours imaginé que c’était elle qui avait fait cette heureuse union. Le souvenir de ce succès lui donnait, sans doute, du courage pour se mettre encore une fois en campagne, et j’ai toujours supposé que c’était pour favoriser ses vues matrimoniales qu’elle nous avait ainsi réunis tous sous le même toit.

Le soir on proposa de profiter de la fraîcheur pour faire une promenade dans les environs de Satanstoe ; on n’avait que l’embarras du choix. Catherine se chargea d’être notre guide, et elle nous conduisit sur le bord de l’eau, dans un endroit où une couche épaisse de sable formait un tapis doux sous les pieds, tandis qu’une ceinture de rochers encaissait la rive. Il y avait assez d’espace pour que nous pussions, à notre choix, marcher tous de front, ou deux à deux. Miss Bayard montrant un peu de sauvagerie, et manifestant le désir de rester auprès de son amie, je renonçai à l’idée de me tenir à côté d’elle ; et restant un peu en arrière, je me mis à causer avec son frère. Je n’étais pas fâché d’avoir cette occasion de connaître la personne qui, selon toute apparence, devait entrer si prochainement dans ma famille.

Au bout de quelques minutes, la conversation tomba sur la dernière révolution, et sur les conséquences probables qu’elle devait avoir sur l’avenir du pays. Je savais qu’une partie de la famille Bayard avait pris le parti de la couronne, et que ses biens avaient été confisqués ; mais je savais aussi que d’autres membres avaient suivi une ligne de conduite toute différente, et je croyais que la branche à laquelle Tom appartenait était du nombre. Je ne tardai pas à découvrir que mon nouvel ami était un tory modéré, et qu’il aurait voulu que nous eussions pu obtenir le redressement de nos justes griefs, sans que la séparation des deux pays fût prononcée. Comme les Littlepages, père, fils et petit-fils, avaient pris les armes en même temps contre la couronne, et que cette circonstance était de notoriété publique, j’aimai la franchise avec laquelle Tom exprima son opinion sur ce point.

— Ne trouvez-vous pas, lui dis-je dans le cours de la conversation, que, par le fait seul de la distance entre les deux pays, une séparation devait, tôt ou tard, arriver nécessairement ? Il est impossible que deux nations aient longtemps un même chef, lorsqu’elles sont divisées par l’océan. En admettant que notre séparation ait été un peu prématurée, concession que je ne serais point très-disposé à faire, c’est un malheur qui ne peut que diminuer de jour en jour.

— Les séparations dans une famille sont toujours pénibles, major Littlepage ; elles le sont doublement, quand elles sont provoquées par la discorde.

— Il est vrai, mais celle-ci était inévitable, sinon actuellement, du moins dans un avenir prochain.

— Je crois, moi, dit Tom en me jetant un regard presque suppliant, que nous aurions pu obtenir ce que nous voulions tout en restant fidèles au souverain.

— Au souverain, c’est possible ; mais le parlement ? Si cette assemblée emploie son pouvoir à subordonner toujours l’intérêt américain à l’intérêt anglais ? Sans doute, on peut défendre l’autorité royale ; mais l’asservissement d’un peuple à un autre peuple trouvera-t-il aussi des défenseurs ? Toute la question est là : l’Angleterre, au moyen d’un parlement dans lequel nous ne sommes pas représentés, doit-elle nous imposer des lois ? C’est là le point capital, et non de savoir si Georges III sera notre souverain, ou si nous établirons la souveraineté du peuple.

Bayard ne répondit à ma remarque qu’en inclinant poliment la tête. Il en avait dit pourtant assez pour me convaincre qu’il y aurait peu de sympathie politique entre nous. Catherine et son amie nous rejoignirent vers la fin de la discussion, et je fus un peu chagrin de voir que ma sœur partageait les opinions de son amant avec plus de chaleur qu’il ne convenait à une Littlepage, après tout ce qui s’était passé. Mais, à ma grande surprise, miss Priscilla se montra patriote ardente, et, je dois le dire, un peu aveugle ; condamnant l’Angleterre, le roi, le parlement, avec une chaleur qui ne pouvait être égalée que par celle qu’elle mettait à défendre tous les actes, toutes les mesures, tous les principes purement américains.

J’avoue que je n’eus pas autant de tolérance pour le patriotisme de miss Bayard que pour la petite défection de ma sœur. Il me semblait assez naturel que Catherine se laissât influencer par les sentiments de la personne qu’elle était décidée à épouser ; mais je ne jugeais pas aussi charitablement son amie, qui, quoique d’une famille tory, se rangeait si facilement à l’opinion d’un homme qu’elle ne pouvait aimer, puisque c’était la première fois de sa vie qu’elle le voyait.

— N’est-ce pas, major ? dit la charmante créature, les yeux brillants et animés, comme si ses paroles partaient du fond du cœur ; n’est-ce pas que l’Amérique est sortie de cette lutte avec une gloire impérissable ; et que son histoire, dans mille ans, fera la surprise et l’admiration de tous ceux qui la liront ?

— Cela dépendra, en grande partie, de ce que son histoire deviendra d’ici là. Les premières données historiques sur toutes les grandes nations nous remplissent d’admiration, tandis que des faits plus remarquables, accomplis par un peuple sans importance, sont ordinairement oubliés.

— Mais est-il une nation qui n’eût pas à s’enorgueillir d’une révolution semblable ?

Ce n’était pas à moi de contester une assertion semblable ; j’inclinai la tête en signe d’assentiment, et je m’éloignai un peu, sous prétexte de chercher des coquillages. Ma sœur vint bientôt me joindre.

— Eh ! bien, me dit-elle, Pris est whig intrépide, n’est ce pas ?

— Intrépide, c’est le mot ; et j’en suis d’autant plus surpris que je croyais les Bayard d’une opinion tout opposée.

— Vous ne vous trompiez pas, quoique Tom soit assez modéré ; mais Pris est whig presque depuis que je la connais.

— Comment presque ! Elle a donc été autre chose ?

— Nous sommes bien jeunes l’une et l’autre, ne l’oubliez pas ; et les jeunes filles pensent peu par elles-mêmes à leur début dans la vie ; depuis trois ans, son opinion s’est modifiée graduellement, et elle est devenue de plus en plus whig, et de moins en moins tory. N’est-ce pas, Mordaunt, qu’elle est bien jolie ?

— Jolie ? dites ravissante, adorable, et whig par-dessus le marché !

— Je savais bien qu’elle vous plairait ! s’écria Catherine triomphante. Je verrai mon vœu le plus cher accompli !

— Votre vœu le plus cher, ma sœur ? j’aime à le croire ; mais ce ne sera pas par le mariage d’un Littlepage avec une Bayard.

Catherine rit de cette saillie pour cacher son embarras ; bientôt nous nous retrouvâmes tous ensemble ; et, par un de ces revirements assez communs dans les promenades entre jeunes gens des deux sexes, le hasard plaça Tom auprès de Catherine, et me rapprocha de Priscilla. Je ne sais ce que les deux premiers purent se dire, quoiqu’il soit assez facile de le deviner ; mais ma jolie Whig revint sur le sujet de la révolution.

— Vous avez dû être un peu surpris, major, me dit-elle, de n’entendre me prononcer aussi chaudement en faveur du nouveau gouvernement, lorsque plusieurs branches de ma famille ont été si rudement traitées par lui ?

— Vous voulez parler des confiscations ? Je ne les ai jamais approuvées, et je voudrais qu’elles n’eussent pas eu lieu ; car elles pèsent surtout sur ceux qui ont été le plus inoffensifs, tandis que la plupart de nos ennemis les plus actifs y échappent. Cependant ce n’est, après tout, que le résultat inévitable des guerres civiles, et ce qui nous serait arrivé à nous-mêmes, si nous avions en le dessous.

— C’est ce que j’ai entendu dire ; mais comme aucun de mes proches parents n’a été atteint, mon patriotisme se trouve à l’aise, et n’est point aux prises avec les affections privées. Vous avez pu remarquer que mon frère n’est pas aussi bon Américain que sa sœur ?

— Je ne puis lui savoir mauvais gré de rester fidèle au parti vaincu.

— Il est du moins très-sincère dans son opinion, et j’espère que cela lui fera trouver grâce auprès de vous. Des intérêts trop chers y sont engagés pour que je ne le désire pas vivement ; et, puisque je suis la seule whig de la famille, il m’a semblé que c’était à moi de prendre la défense d’un frère tendrement chéri.

Pour le coup, dis-je en moi-même, voilà, je l’espère, une tactique assez évidente ; mais je ne suis pas assez niais pour être la dupe d’un artifice aussi peu caché. Je ne comprends rien à cette jeune fille ; à la voir, elle semble l’innocence et la bonne foi même, et c’est assurément une des plus charmantes personnes que j’aie jamais vues. Il ne faut pas qu’elle aperçoive à quel point je suis sur mes gardes ; mais tenons-nous bien, et opposons la ruse à la ruse. Il serait vraiment plaisant qu’après avoir commandé une compagnie avec quelque distinction, je me laissasse mener par une petite fille, fût-elle encore plus jolie et parût-elle plus naïve que cette Priscilla Bayard, ce qui, par parenthèse, serait difficile.

Quand on se parle à soi-même, on en dit beaucoup en peu de temps ; aussi mon aparté ne me prit-il que quelques secondes, et, après un moment d’hésitation, je répondis à ma belle compagne.

— Je ne comprends pas pourquoi M. Bayard tiendrait tant à mon opinion, dis-je d’un air tout aussi innocent, selon moi, que celui qu’avait pris mon aimable interlocutrice ; et en tout cas, je suis loin de juger quelqu’un sévèrement, parce qu’il se trouve différer d’avis avec moi sur des points très-délicats qui peuvent diviser les plus honnêtes gens.

— Vous ne sauriez croire le plaisir que vous me faites en parlant ainsi, monsieur Littlepage ; Tom va être au comble de la joie ; car je ne vous cacherai pas qu’il avait grand peur de vous.

Et ces paroles furent accompagnées du plus ravissant sourire qui ait jamais animé la physionomie d’une femme. Ce sourire me poursuivit longtemps dans mes rêves, mais je luttai contre son influence avec l’obstination d’un homme qui ne veut pas se laisser prendre. Je résolus néanmoins d’aller droit au fait, pour ce qui concernait Bayard et ma sœur, et de ne pas m’amuser davantage à battre les buissons par des allusions indirectes.

— Permettez-moi de vous le demander encore, miss Bayard, dis-je, dès qu’il me fut possible de parler ; qu’est-ce que mon opinion peut faire à votre frère ?

— Vous ne pouvez ignorer ce que je veux dire, répondit Priscilla un peu surprise ; il suffit de regarder le couple qui est devant nous pour voir qu’il y a là quelqu’un qui doit tenir extrêmement à votre opinion.

— Il me semble qu’on pourrait dire la même chose de nous miss Bayard, autant que mon peu d’expérience me permet d’en juger. Deux jeunes gens se promènent ensemble, comme nous nous promenons ; le cavalier paraît admirer sa dame, et j’aurais bien mauvais goût, convenez-en, si je n’en faisais pas autant.

Attrape ! dis-je en moi-même. Voyons à présent comment elle parera cette botte.

Priscilla s’en tira très-bien ; elle se mit à rire, rougit un peu, de manière à paraître encore mille fois plus charmante, et déclina toute analogie, d’abord par l’expression de sa figure, et ensuite par ces paroles :

— Le cas est bien différent, monsieur, répondit-elle. Nous sommes des étrangers l’un pour l’autre, tandis que Tom et Kate se connaissent de longue date. Nous n’avons pas, nous, la plus légère affection mutuelle ; non, pas la plus légère, quoique nous soyons portés à avoir l’un de l’autre une opinion favorable, moi comme l’amie intime de votre unique sœur, et vous comme le frère unique de mon intime amie. Là cesse notre intérêt commun, ajouta-t-elle avec une intention marquée ; et ce sentiment qu’une connaissance plus intime de nos mérites respectifs pourra développer n’ira pourtant jamais au delà d’une bonne et franche amitié. Il en est tout autrement du couple qui est devant nous. On s’aime, on s’aime sérieusement, depuis longtemps ; et mon frère ne saurait être indifférent à ce que vous pouvez penser de lui. J’espère m’être fait suffisamment comprendre.

— À merveille, et je ne serai pas moins franc. D’abord, je proteste solennellement contre tout ce que vous avez dit du « second couple, » à l’exception de l’intérêt qu’il prend au premier. En second lieu, je déclare que Kate Littlepage est sa souveraine maîtresse, du moins en ce qui concerne son frère Mordaunt ; enfin, j’ajoute que je ne vois ni dans la personne, ni dans la famille, ni dans les relations de son prétendu, rien dont nous ne devions être fiers. J’espère que je m’explique aussi assez clairement ?

— Oh ! oui, et je vous en remercie du fond du cœur. J’avoue que je nourrissais quelques petites appréhensions à cause des opinions politiques de Tom ; les voilà heureusement dissipées, et je n’ai plus le moindre sujet d’inquiétude.

— Comment pouviez-vous attacher tant d’importance à mon sentiment, lorsque Kate a un père, une mère, une grand’mère qui tous, si je ne me trompe, approuvent son choix ?

— Ah ! monsieur Littlepage, vous ne connaissez donc pas toute votre influence dans la famille ? Eh bien, alors, j’en sais plus que vous. Père, mère, sœur et grand-mère, tous parlent de M. Mordaunt de la même manière. À entendre le général raconter quelque incident de la guerre, on croirait que c’était lui qui commandait une compagnie, et que le capitaine Littlepage commandait le régiment. Mistress Littlepage ne voit que par les yeux de Mordaunt, ne connaît que le goût de Mordaunt, même pour tout ce qui tient au ménage. Kate a toujours le nom de son frère à la bouche : mon frère dit ceci, mon frère écrit cela…, et votre bonne grand’mère croirait que ses pêches et ses cerises auraient peine à mûrir, si Mordaunt Littlepage, le fils de son Corny, n’était pas sur la terre pour y faire luire un éternel soleil !

Tout cela fut dit sans prétention, avec enjouement. C’était à en perdre la tête.

— C’est tracer de main de maître un portrait de fantaisie sur les faibles d’une famille, miss Bayard, et je ne l’oublierai pas de si tôt. Ce qui le rend encore plus piquant, et ce qui doit faire son succès dans le monde, c’est la circonstance que Mordaunt mérite si peu l’extrême déférence qu’il semblerait qu’on a pour lui.

— Le dernier trait ne fait nullement partie de mon tableau, major, et je le désavoue. Pour ce qui est du monde, il n’en saura jamais rien. Vous et moi, nous ne sommes pas le monde ; et nous ne serons jamais le monde l’un pour l’autre ; c’est ce qui explique ma franchise, quoique notre connaissance soit si récente. Vous comprenez maintenant pourquoi Tom attache tant de prix à votre estime : c’est que votre sœur ne l’épouserait pas, si votre jugement n’était pas favorable.

— Et autrement, elle l’épouserait ?

— Ce n’est pas à moi qu’il appartient de répondre. Mais nous n’avons pas besoin de poursuivre ce sujet ; je suis tranquille, à présent que je suis certaine que vous ne nourrissez aucune animosité politique contre le pauvre Tom.

— Aucune, je vous assure. Il est facile au surplus d’être généreux quand on triomphe, et le succès doit nous rendre, nous autres whigs, indulgents. Je puis vous assurer qu’aucune objection ne sera élevée contre votre frère à raison de ses opinions. Ma chère mère elle-même a été à moitié tory pendant toute la guerre, et il me semble que Kate a hérité de toute sa charité.

Un sourire singulier, et même pénible, à ce qu’il me sembla, se montra sur les lèvres de Priscilla Bayard, pendant que je faisais cette remarque. Mais voyant qu’elle désirait ne plus revenir là-dessus, je mis la conversation sur un autre sujet.

Catherine et moi nous restâmes à Satanstoe, et Thomas venait nous voir tous les jours, l’habitation de ses parents n’étant pas très-éloignée. Je vis deux fois Priscilla dans cet intervalle ; une fois en allant rendre visite à son père dans ce but exprès ; la seconde fois, lorsqu’elle vint à cheval voir son amie. J’avoue que jamais caractère de femme ne m’avait paru plus inexplicable. C’était ou l’art d’une comédienne consommée, ou l’innocence et la simplicité d’une enfant. Il était aisé de voir que toute ma famille et, à ce que je croyais, les parents de la jeune personne désiraient que je fusse dans les meilleurs termes avec Pris, comme tout le monde l’appelait ; mais il m’était impossible de découvrir quels étaient ses sentiments à elle. Elle était trop jolie, trop gracieuse dans toute sa manière d’être, pour qu’on pût la voir sans être frappé d’admiration ; mais en même temps, je soupçonnais sa sincérité, et j’étais tenté de regarder son naturel comme le comble de l’art.

Il est à peine nécessaire de dire que, dans de semblables circonstances, je gardai soigneusement mon cœur, malgré les désirs évidents de mes amis, et tous les avantages extérieurs de miss Bayard. On ne tombe pas subitement amoureux quand on croit voir quelque défaut, pas plus qu’on ne voit les défauts une fois qu’on est amoureux.