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Théâtre II
Flammarion.


LE PORTEFEUILLE


COMÉDIE EN UN ACTE


Représentée sur le théâtre de la Renaissance-Gémier
le 19 février 1900.


PERSONNAGES


JEAN GUENILLE MM. Gémier.
LE COMMISSAIRE DE POLICE Berthier.
JÉRÔME MALTENU, quart d’œil Jean Ades.
PREMIER AGENT Yerse.
DEUXIÈME AGENT Cailloux.
FLORA TAMBOUR Mlle Jane Heller.


La scène se passe à Paris, dans le bureau du Commissaire de police.
De nos jours.


LE PORTEFEUILLE


UN BUREAU DE COMMISSAIRE DE POLICE
Au lever du rideau, la scène est vide. Une lampe à gaz, mi-baissée, donne dans la pièce sombre, tendue de papier vert, comme une lueur triste de bougie… Ameublement ordinaire des bureaux de police… Sur les murs, des affiches, des placards, des arrêtés. À gauche, un vieux divan… On entend des allées et venues… des grosses voix dans la coulisse.



Scène première


LE COMMISSAIRE DE POLICE, JÉRÔME MALTENU, quart d’œil.
(Le commissaire entre par la droite, suivi de Jérôme Maltenu, qui, aussitôt, humble, empressé, va tourner la clef de la lampe et fait la lumière… Le commissaire est en haut de forme, pardessus à collet de fourrure… foulard autour du cou, bottines vernies…)
Le Commissaire

Fichu temps !… Et à part ça… rien de nouveau, Monsieur Maltenu ?

Maltenu

Rien, Monsieur le commissaire…

Le Commissaire

Mais encore ?…

Maltenu

Mon Dieu !… des journalistes venus aux renseignements.

Le Commissaire

Pour l’affaire le Franchart ?… Vous avez été aimable ?

Maltenu

Dégoûtant d’amabilité, Monsieur le commissaire…

Le Commissaire

Et c’est tout ?…

Maltenu

Des pochards, comme toujours… des rixes sans importance… quelques vols… çà et là…

Le Commissaire

Très bien…

Maltenu

Peu de mouvement, en somme…

Le Commissaire

Parfait…

Maltenu

En ce moment, Paris jouit de la plus grande tranquillité…

Le Commissaire

Tranquillité superficielle, Monsieur Maltenu… Il y a des volcans qui grondent au fond… Personne n’est venu me demander ?…

Maltenu

Personne… (Un temps, durant lequel le commissaire pose sa canne et son foulard, qu’il vient de retirer, sur une chaise.) C’est un succès ?

Le Commissaire

Quoi ?

Maltenu

Cette première du Vaudeville ?

Le Commissaire

Heuh !… Belle salle, du reste… très belle salle… Jolies femmes… toujours les mêmes… le roi des Belges.

Maltenu, enthousiaste, levant les yeux au plafond.

Ah ! le théâtre !…

Le Commissaire

Peuh !… (Enlevant son pardessus qu’il accroche à une patère, et apparaissant en tenue de soirée.) Bien décevant, le théâtre… Je trouve que le théâtre se traîne, Monsieur Jérôme Maltenu, dans des redites fatigantes… dans des banalités… oiseuses… On n’y attaque pas assez de front la question sociale, que diable !…

Maltenu

Ah ! si nous en faisions, nous autres, du théâtre… nous qui vivons avec la question sociale… constamment !…

Le Commissaire

Maritalement… même… on peut le dire… Parbleu !… (Il pose son chapeau sur le bureau, devant lequel il s’assoit… tout en compulsant des papiers.) Du sentiment… des couchages… de l’adultère… je t’adore… prends-moi… donne-moi tes lèvres… tant qu’on veut… Des réformes… des idées… jamais…

Maltenu

Ça ne fait pas penser… le théâtre…

Le Commissaire

Non… ça fait… (Sur un geste pudique de Maltenu.)… parfaitement !… (Se frottant les mains.) Et s’il n’y avait pas la salle… les petites femmes de la salle ?… Ma foi… qu’est-ce que vous voulez, Monsieur Maltenu… il faut se faire une raison… quand il n’y a pas de grives… on mange des grues…

(Il rit.)
Maltenu, riant aussi.

Dame !…

Le Commissaire, regardant la pendule sur la cheminée.

Une heure, moins le quart… Sapristi !… Vous savez que je n’ai pas besoin de vous, ce soir, Monsieur Maltenu… J’ai à travailler… Allons, bonne nuit…

Maltenu

Bonne nuit, Monsieur le commissaire… (Il va pour sortir… se retournant.) Monsieur le commissaire ?… (Le commissaire lève la tête.) Et mon article ?

Le Commissaire

Votre article ?… C’est vrai… J’oubliais… J’ai vu le directeur du Mouvement

Maltenu

Ah !… Eh bien ?…

Le Commissaire

Eh bien… il paraît que ça n’est pas ça… que ça n’est pas vécu… Pas de mousse, votre article, Monsieur Maltenu… pas de (Il achève la phrase dans un geste.)… vous comprenez ?… Il faudrait, de la mousse… de la légèreté… de la… (Même jeu.) Enfin quelque chose de plus parisien…

Maltenu, avec un air de déception.

Mais c’est une étude très sérieuse… très documentée… sur la police en Patagonie… (Ironique.) Ça ne peut pourtant pas être très parisien…

Le Commissaire, évasif.

Qu’est-ce que vous voulez ?… Moi, n’est-ce pas ?…

Maltenu

Je vous remercie tout de même, Monsieur le commissaire… (Amer.) Et on se plaint de l’infériorité… de la décadence de la presse française !…

Le Commissaire

Tout est en décadence, Monsieur Maltenu… la presse… le théâtre… le goût public… La police aussi est en décadence… et la Patagonie pareillement… Nous vivons dans une époque de décadence… Que voulez-vous ?… Ça ne nous rajeunit pas… Allons… bonsoir !…

Maltenu

C’est égal… tout cela est triste… très triste… Bonsoir, monsieur le Commissaire…

(Sort Maltenu en faisant des gestes de désolation.)



Scène II


LE COMMISSAIRE, puis FLORA TAMBOUR, PREMIER AGENT, DEUXIÈME AGENT.
(Le commissaire s’est mis au travail… Il travaille en sifflotant… Tout à coup, dans la coulisse, on entend comme un bruit de dispute… de grosses voix d’hommes que, de temps en temps, domine une voix aigrelette de femme… Le commissaire lève la tête dans la direction du bruit, se lisse les cheveux, retrousse ses moustaches, tire ses manchettes, prend une pose conquérante… Le bruit se rapproche et la porte s’ouvre. Les deux agents entrent, traînant brutalement Flora Tambour qui se débat… Flora, toilette de cocotte… grand chapeau tapageur à plumes rouges… très maquillée… robe claire, sous un manteau doublé de fourrures.)


Flora, se débattant.

Sauvages… brutes… triples brutes !… Vous n’avez pas honte de maltraiter une femme comme ça… Mais lâchez-moi donc… espèces de brutes !

Le Commissaire

Qu’est-ce que c’est ?… qu’est-ce que c’est ?… (Regardant Flora… D’une voix sévère.) Comment ? Encore vous ?

Premier Agent

Oui, Monsieur le commissaire… encore cette femme, que nous avons prise, faisant la retape… sur le trottoir… devant le commissariat !

Le Commissaire, indigné.

Devant le commissariat ?… Oh !…

Flora

C’est pas vrai… Vous êtes des sauvages !

Le Commissaire

Taisez-vous !… Mais qu’est-ce que vous avez donc dans le corps ?… Par un temps pareil et avec ce chapeau ?… C’est peut-être la vingtième fois qu’on vous amène ici ?

Premier Agent, à Flora.

Voulez-vous bien vous tenir tranquille…

Deuxième Agent

Plus, Monsieur le commissaire… la trentième, au moins.

Flora

Ah ! vrai !…

Le Commissaire

C’est ainsi que vous reconnaissez mes bontés… ma pitié… ma faiblesse ?…

Flora

Mais lâchez-moi !… Vous me faites mal, à la fin… Il ne vous manque plus, maintenant, que de me passer à tabac…

Premier Agent, gros rire.

Hé… hé… la petite mère !

Deuxième Agent, même jeu.

Allons-y…

Flora

Vous êtes des cochons…

Le Commissaire

Taisez-vous !… Ne compliquez pas votre cas… Il est assez grave…

Flora

Mais, Monsieur le commissaire… ce n’est pas de ma faute… Ce sont ces sauvages…

Le Commissaire

Taisez-vous !… (Aux agents.) Et vous… laissez-moi seul avec la délinquante… (Sur un mouvement des agents, très fier.) Je n’ai pas peur… (À Flora, enflant la voix.) Il faut que j’en finisse une bonne fois, avec vous… Devant le commissariat !… Une honte… Le défi joint à l’impudeur.

Flora

Ah ! non… vrai !…

Le Commissaire

La révolte ajoutée à l’attentat aux mœurs… aux mœurs des braves sergents de ville ?…

Flora, sur un ton prolongé d’étonnement.

Ah !…

Le Commissaire

C’est bien !… (Aux agents.) Vous pouvez vous retirer… (Pendant que les agents se retirent.) Pas de rébellion, vous, hein ?…

Flora

Mais… Monsieur le commissaire…

Le Commissaire

Assez !… Comment vous appelez-vous ? (Les agents se sont retirés. On entend leurs gros pas et leurs voix grognonnes dans la coulisse.) Comment vous appelez-vous ?… (Plus fort.) Répondez !…


(Tous les deux, Flora et le commissaire, écoutent, l’œil fixé sur la porte… Silence… Et tout à coup, pouffant de rire, Flora s’élance, vient s’asseoir sur les genoux du Commissaire qui l’entoure de ses bras.)



Scène III


FLORA, LE COMMISSAIRE
Flora

Ah ! mon coco… mon coco… mon coco !…

Le Commissaire

Elle est toujours drôle… toujours drôle… (Riant.) Bonsoir, bébé ! (Il l’embrasse.) Ton chapeau…

Flora, enlevant son chapeau qu’elle dépose sur le bureau et imitant le commissaire.

Taisez-vous !… Comment vous appelez-vous ?… (Elle l’embrasse.) Tu es terrible, sais-tu ? Ah mais !… (Le Commissaire, très joyeux, la fait danser sur ses genoux, comme un bébé.) Non… non… Hector… je t’en prie !

Le Commissaire, chantonnant.

À dada… à dada.

Flora

Non… non… Ils m’ont assez secouée tout à l’heure.

Le Commissaire

Pauvre petit chou !…

Flora

Et puis… tu sais… je suis sûre que j’ai des bleus sur tout le corps.

Le Commissaire, égrillard.

Nous allons voir ça !… (Il veut la prendre… Flora se dégage.) Eh bien, quoi ?

Flora

Non… non… j’en ai assez de ce truc-là !… Ah ! zut !… (Elle se lève, se frictionne les bras, les jambes, répare un peu le désordre de sa toilette.) Ils m’arrangent bien, ces brutes-là !… Tu verras qu’un jour ils me casseront quelque chose !… Et tu appelles ça de l’amour, toi ?…

Le Commissaire, il se lève aussi, et vient près de Flora, qu’il veut caresser.

De l’amour !… Hé oui, parbleu, mon bichon… de l’amour romanesque… de l’amour d’autrefois… Ça me rappelle les balcons… les échelles de soie… les berlines… les estafiers… (Avec un geste de guitariste.) Et la lune sur tout cela !… Dans un siècle où il n’y a plus d’aventures… où l’amour est si médiocre… si plat… moi… je trouve ça délicieux, imprévu… C’est shakespearien…

Flora

Qu’est-ce que tu dis ?

Le Commissaire

Je dis que c’est shakespearien… voilà.

Flora

Encore un terme de police, bien sûr ! Ah vrai !…

(Elle est devenue toute songeuse.)
Le Commissaire

Elle est ravissante d’ingénuité… (De songeuse, Flora est devenue triste.) Ma petite Flora… qu’est-ce que tu as ?

Flora

Je n’ai rien.

Le Commissaire

Tu as quelque chose… Allons !

Flora

Eh bien, je ne trouve pas que ce soit de l’amour… ah !…

Le Commissaire

Qu’est-ce qu’il te faut, alors ?…

Flora

Être traînée comme une fille des rues… comme une criminelle, entre deux agents… C’est tout de même drôle… tu sais ?… Dans le commencement, cela m’amusait… c’est possible… Maintenant… eh bien, oui… là… maintenant, ça m’embête…

Le Commissaire

Voyons… voyons !…

Flora, avec plus de moue.

Ça m’humilie… (Un petit temps.) Et je suis sûre que, bientôt, tu me forceras à venir à nos rendez-vous dans le panier à salade… pour que ce soit encore plus romanesque…

Le Commissaire

Tu exagères…

Flora

Enfin… voilà… J’en ai assez…

Le Commissaire, mélancolique.

C’est que tu n’as pas d’imagination, mon petit bébé… pas de poésie… l’amour des sensations rares… Tu n’es pas une passionnée…

Flora, avec un air de reproche.

Moi ?… (Le regardant fixement dans les yeux et lui caressant les cheveux, la tête.) Ah !… Hector… souviens-toi !

Le Commissaire

Oui… oui… J’entends bien… Je veux dire que tu n’es pas une passionnée cérébrale… Tu es pour l’amour normal… régulier… pot-au-feu… Mon Dieu !… c’est un genre… Moi, j’aime l’amour pittoresque… la lutte… le danger… l’obstacle… Roméo… Hernani… Que veux-tu ?… j’ai une nature comme ça !…

Flora

Oh ! toi !…

Le Commissaire

Allons… viens ici… Venez ici…

(Il l’entraîne vers le canapé du fond.)
Flora, après une résistance légère, se laisse conduire au canapé, et se retrouve sur les genoux du commissaire.

C’est vrai, aussi !… Ecoute, mon coco… il faut trouver un autre moyen de nous voir… Enfin… tu dois bien avoir un autre moyen, toi… de la police ?

Le Commissaire

Non… je t’assure… je n’en ai pas. C’est le seul qui contente mon goût de l’aventure… en même temps qu’il m’apporte de la sécurité… J’ai besoin de sécurité… Pas pour moi… tu comprends ?… pour ma fonction… Qu’est-ce que tu veux ?… Et puis ma femme est de plus en plus jalouse… Elle me surveille… m’espionne, me suit… Tout à l’heure… tiens !… elle était là… en face… dans un fiacre… voilée… terrible… afin de bien voir si je rentrais à mon bureau… Elle est capable de tout… de tout, ma femme.

Flora

Ta femme !… ta femme !… (Elle le regarde fixement quelques secondes.) D’abord… d’où viens-tu, si beau ?…

Le Commissaire

Du théâtre…

Flora

Du théâtre ?… Ta femme ?… (Tout près de pleurer.) Tu ne m’aimes pas.

Le Commissaire

Comment… je ne t’aime pas ?

Flora

Non… du moins… tu ne m’aimes plus…

Le Commissaire

Mais… je t’adore… Donne-moi tes lèvres.

Flora, elle se laisse embrasser.

Oh ça… bien sûr… Tu n’es jamais en retard, pour ça.

Le Commissaire, avec une passion comique.

Tes lèvres… tes lèvres… Je ne t’aime pas ?… Mais si je ne t’aimais pas… mon petit bébé… est-ce que je te ferais attendre des heures et des heures… la nuit, sur le trottoir… par la pluie… par le froid… par la neige ?… Est-ce que je t’exposerais aussi carrément aux insultes grossières des passants… aux brutalités de mes agents… aux congestions pulmonaires… à pire peut-être ?… Réfléchis un peu… sans nervosité… avec sang-froid… (Grave, emphatique.) Mon enfant… ces sacrifices-là… qui élèvent l’âme… qui purifient l’âme… ces sacrifices sublimes… on ne les exige que des créatures que l’on aime… véritablement… passionnément…

Flora, un peu étonnée, ne comprenant pas très bien.

Tu dis ça…

Le Commissaire

Hé oui !… je dis ça… Évidemment, je dis ça… je dis ça parce que c’est la vérité… parbleu !… (Flora hoche la tête.) As-tu lu Bourget ? (Flora fait signe que non.) Ivresse dans le sacrifice… volupté dans la souffrance… souffrance dans la volupté.

Flora, haussant les épaules.

Des blagues !

Le Commissaire

Comment des blagues ?… La vérité psychologique… psychologique et chrétienne, mon bébé… Ce qui me fait de la peine… ce qui me vexe un peu… c’est que j’aie besoin de te dire tout cela… Les autres femmes… les femmes qui ont lu Bourget… auraient compris ça… auraient senti ça… tout de suite…

Flora, après un temps où elle est toute songeuse.

Tu m’aimes, peut-être… mais tu ne me respectes pas… (Le commissaire proteste d’un geste.) Non… tu ne me respectes pas… J’ai beau être une petite cocotte… tu ne me respectes pas… assez.

Le Commissaire

Ça… par exemple… c’est un peu fort… Mais tu es folle… (Avec un grand geste.) Voilà bien l’injustice des femmes et leur incohérence !

Flora

Non… non… (Le commissaire veut la caresser.) Laisse tes mains… Enfin… je viens ici, à un rendez-vous d’amour, comme si on m’emmenait à Saint-Lazare…

Le Commissaire

Justement… C’est ça qui est épatant…

Flora

Ah ! vrai !

Le Commissaire

Épatant… shakespearien !… Comment ?… je m’ingénie à te faire passer aux yeux de mes employés, de mes agents… de tout le poste… pour une rôdeuse de trottoir… plutôt que pour ma maîtresse… ma maîtresse adorée… Et je ne te respecte pas ? Ayez donc de la délicatesse !

Flora, un peu émue.

Hector !

Le Commissaire

Ah ! non, tu sais… C’est décourageant… et c’est… pénible… (Enflammé.) Mais, sacristi ! qui donc t’a jamais témoigné plus de respect que moi ?… Et de toutes les manières !… Peux-tu me reprocher d’avoir jamais payé ton amour ?

Flora

Ça non…

Le Commissaire

T’ai-je donné un sou… un seul sou ?

Flora

C’est vrai… pas même un petit bouquet de violettes…

Le Commissaire

Eh bien, alors ?… Tu vois !

Flora

Oui… mais ça n’est pas la question.

Le Commissaire

Comment ?… Ça n’est pas la question ?… Tout est là…

Flora

Tu diras ce que tu voudras… Moi… ça me gêne de venir ici… comme ça… J’ai ma pudeur… Et puis… je t’assure… ça me coupe le plaisir… Pourquoi ne viens-tu pas chez moi ?

Le Commissaire

Impossible…

Flora

C’est gentil, chez moi… tout rose et tout crème… Ça ne sent pas le tabac et le vieux sergent de ville, comme dans ta baraque… Et on y a tout sous la main… Hector ?… voyons ?…

Le Commissaire

Impossible…

Flora

Maman nous fera de bonnes bavaroises…

Le Commissaire

Non… non…

Flora

C’est vrai… Il n’y a jamais rien ici… Viens chez moi, dis ?…

Le Commissaire

Et ma femme ?… Tu n’y songes pas ?… Ah ! non, merci… Pour que ma femme nous surprenne aux lèvres l’un de l’autre… Me vois-tu requis par ma femme, et obligé, comme fonctionnaire… de constater le flagrant délit du mari ?… Quelle situation !

Flora, câline.

Eh bien ?… Ce serait drôle… Puisque tu aimes tant les sensations rares… shak… shak… Comment dis-tu ça ?

Le Commissaire

Non… non… Pas de ces blagues-là… Nous sommes très bien ici… (Il lui prend la taille.) Ici nous avons tout sous la main… Hé ! hé !…

Flora, écartant les mains du commissaire.

Laisse… laisse… Tu ne le mérites pas…

Le Commissaire, exalté.

Et puis moi qui ai de l’imagination, qui suis un cérébral… (Flora hausse les épaules) un passionnel… (Plus bas, tout près de l’oreille.) un aberrant… Eh bien, oui… là… un aberrant… quand tu arrives dépeignée… déchirée… un peu violée… te débattant, comme un pauvre petit oiseau, entre les grosses pattes de mes braves sergots… qu’est-ce que tu veux ? ça me met… tout de suite… en belle humeur… ça me fouette le sang… ça me…

(Il veut l’étreindre davantage.)
Flora, elle se lève.

Tu me dégoûtes… Tu es un gros égoïste… tiens… un vieux débauché… un sale type… Et tu ne me contes que des blagues !… Et ta femme ?… Ah ! ah !… je m’en fiche… moi… de ta femme.. Es-tu marié, seulement ?… Est-ce que je sais ?

Le Commissaire, se levant aussi.

Flora !

Flora

Et ton théâtre ?… Monsieur revient toujours du théâtre… Comme c’est naturel !

Le Commissaire

Mon service…

Flora

Ah ! je le vois d’ici, ton service… Il est propre, ton service… De sales grues…

Le Commissaire

Flora !

Flora

Laisse-moi tranquille.

Le Commissaire

Écoute-moi… voyons !…

Flora

J’en ai assez… à la fin… Tu m’embêtes…

(Petit silence.)
Le Commissaire, d’un ton sec.

Ta sais, ma petite Flora, que je n’aime pas les scènes… J’ai horreur des scènes… Si j’aimais les scènes… je resterais chez moi… je resterais auprès de ma femme… qui m’en donne plus que mon compte…

Flora

Eh bien, restes-y…

Le Commissaire

Flora !

(Il la poursuit.)
Flora

Zut !…

Le Commissaire

Voyons !

Flora

Zut ?

Le Commissaire

Tu as tort… je t’assure que tu as tort…

Flora

Zut !… zut !…

Le Commissaire

Tu ne sais pas à quels excès… la colère peut mener un commissaire de police…

Flora, riant nerveusement.

Ah ! ah ! ah !

(À ce moment, on entend dans le couloir un bruit de pas lourds et des grosses voix… Tous les deux, Flora et le commissaire s’arrêtent écoutent, silencieusement, le regard vers la porte.)

Le Commissaire

Allons ! bon… Qu’est-ce qu’il y a encore ?

Flora, amère.

Peut-être une autre maîtresse… qu’on t’amène.

Le Commissaire

Tais-toi !… Ils viennent ici… (Il regagne prestement son bureau.) Reprends ta place… là… comme tout à l’heure… Ton chapeau… (Il lui lance son chapeau.) Et proteste… révolte-toi… Tu mets ton chapeau à l’envers… Vite, vite… N’aie pas peur de te révolter… Dis-moi des gros mots… J’aime les gros mots… lance-moi des injures graves… très graves… Engueule-moi… (Le bruit se rapproche.) Engueule-les… allons… Dépêche-toi…

Flora, achevant de mettre son chapeau.

Tu veux ?

Le Commissaire

Mais oui… sacré mâtin ?… Allons-y… (La porte s’ouvre et deux agents, traînant un mendiant, entrent bruyamment dans le bureau.) Taisez-vous, taisez-vous… Vous êtes une insolente Voulez-vous bien vous taire ?…

Flora

C’est pas vrai… ils ont menti… Ce sont des brutes… des sauvages… des assassins… Et toi aussi… tu es une brute… un sale type… Brute… brute… brute !…

Le Commissaire, encourageant.

Très bien… c’est ça… (Se reprenant.) Taisez-vous… comment vous appelez-vous ?… Je vous défends de me tutoyer…

Flora

Mufle !



Scène IV


Les mêmes, JEAN GUENILLE, mendiant. PREMIER AGENT, DEUXIÈME AGENT.
(Les deux agents lâchent un instant leur prisonnier, et veulent s’élancer sur Flora, à qui ils montrent le poing et jettent ces regards terribles.)


Premier Agent

Nom de Dieu !

Deuxième Agent

Au bloc !

Le Commissaire

Laissez cette femme… Je n’en ai pas fini avec elle… Elle a le diable dans le corps… Tout à l’heure… (Désignant Jean Guenille.) Qu’est-ce que c’est ?… (À Jean Guenille.) Qu’est-ce qu’il y a ?… (Le regardant.) Hum !… Sale tête !… Comment se fait-il que vous soyez à rôder dans les rues, à une heure aussi avancée de la nuit ?

Jean Guenille, il enlève son chapeau, se frictionne le bras et regarde Flora avec un étonnement sympathique. Très doux.

Hélas, Monsieur le commissaire… il n’y a pas d’heure… pour les pauvres…

Le Commissaire

Pas d’heure… pas d’heure… Qu’est-ce que vous dites ?… Tachez de ne pas vous moquer de moi… (Aux agents.) Et vous… pourquoi ne l’avez-vous pas fourré au poste, tout simplement ?

Premier Agent

Cet homme est entré librement…

Le Commissaire

Ce n’est pas une raison… on entre ici librement… on n’en sort pas de même…

Premier Agent

Il demandait à vous parler d’urgence.

(Jean Guenille fait des gestes d’assentiment.)
Le Commissaire

D’urgence ?… Il est extraordinaire… Et si tous les malfaiteurs de Paris demandaient à me parler d’urgence… à une heure et demie du matin… quand je travaille… est-ce que vous les amèneriez, comme ça… dans mon bureau ?

Premier Agent

Mais… Monsieur le commissaire… (Jean Guenille fait toujours des gestes d’assentiment.) Fichez-moi la paix, vous ! Fixe !…

(Il le bouscule.)
Le Commissaire, à Jean Guenille.

Allons… parlez… puisque vous êtes là… Faites, vite…

Jean Guenille

Pardon… excuses… Monsieur le commissaire… Je vais vous dire…

Le Commissaire

Vous allez me dire… vous allez me dire… Qu’est-ce que vous allez me dire ?…

Jean Guenille, sans se presser.

Voilà, monsieur le commissaire… (Souriant.) Je vous apporte une chose… une chose pas ordinaire… que j’ai trouvée… il n’y a pas dix minutes… sur le trottoir…

Le Commissaire

Sur le trottoir… encore ?… (Regardant Flora.) c’est effrayant ce qu’on trouve de choses, cette nuit, sur les trottoirs de Paris !

Flora

Dites donc… vous… espèce de mufle !

Premier Agent, voulant s’élancer.

Nom de Dieu !

Le Commissaire

Laissez… laissez !… Je suis au-dessus de ça… Je prends note… (À Jean Guenille.) Quelle chose avez-vous trouvée… (Avec défi.) sur le trottoir ?…

Jean Guenille

Ça, monsieur le commissaire…

(Il tire de dessous les loques de sa veste un portefeuille qu’il tend au commissaire.)

Le Commissaire

Quoi ?

Jean Guenille

Un portefeuille, Monsieur le commissaire… un portefeuille en maroquin noir, avec des coins d’argent…

Le Commissaire

Un portefeuille ?… (Sceptique.) Ah ! ah !… je la connais… Et, naturellement, il n’y a rien dans ce portefeuille ?… En fait d’argent, sans doute, il n’y a que les coins ?

(Il hausse les épaules, les agents aussi.)
Jean Guenille, souriant avec malice.

Voyez vous-même, Monsieur le commissaire…

Le Commissaire

Me déranger, à une heure et demie du matin, pour un portefeuille !… (Ouvrant le portefeuille.) S’il n’y a rien… prenez garde… (Il examine le portefeuille, sort une liasse de billets de banque qu’il compte tout haut.) Voyons… voyons… C’est fou… C’est impossible !

Il recompte les billets… Pendant ce temps, Jean Guenille fait des signes approbateurs aux agents… des signes qui expriment la surprise où doit se trouver le commissaire… Les agents répondent par des regards furieux et des gestes bourrus.

Le Commissaire, les yeux tout ronds de surprise.

Mais dites donc ?… mais dites donc ?… C’est de la féerie… Il y a dix mille francs !… (Il recompte la liasse pour la troisième fois.) Ma parole d’honneur… il y a dix mille francs !

Jean Guenille, hochant la tête d’un air bonhomme.

Dix mille francs, Monsieur le commissaire… C’est bien ça !… (Les agents regardent maintenant Jean Guenille avec des expressions successives de doute, de prodigieux étonnement, de respect.) Mais oui… mais oui…

Le Commissaire, fouillant les autres compartiments du portefeuille.

Sapristi !… c’est une somme énorme… une somme énorme… une fortune… Sacré mâtin !…

Jean Guenille, philosophiquement.

Quand je pense qu’il y a des gens qui ont des dix mille francs, dans leurs portefeuilles… et qui se baladent avec… ça fait pitié…

Le Commissaire

Et c’est vous qui avez trouvé ça ?…

Jean Guenille

Bien sûr, Monsieur le commissaire.

Le Commissaire

Ah ! mais… ah ! mais… c’est épatant…

Flora

C’est shak… c’est shaks…

Premier Agent

Taisez-vous…

Deuxième Agent

Nom de Dieu !

Le Commissaire

Laissez… laissez… (À Jean Guenille.) Et comment avez-vous trouvé ça ?…

Jean Guenille

De la façon la plus simple, Monsieur le commissaire… (Il se cale bien d’aplomb, pour faire son récit.) Voilà comment… ça s’est passé… (Un temps.) Il pouvait être minuit un quart… minuit et demi… J’étais sur le Boulevard… à la sortie du Vaudeville…

Le Commissaire

Ah ! vous êtes un homme de premières… vous aussi ?

Jean Guenille, modestement.

Faut bien !… (Reprenant.) Mais la concurrence de plus en plus nombreuse… la fatigue d’une journée sans pain… ma hernie aussi… car j’ai, Monsieur le commissaire, une hernie qui me gêne beaucoup… et fait que je ne suis pas très agile… à preuve que j’ai été réformé, anciennement, du service militaire, à cause de cette infirmité… Oui… enfin… tout cela… vous comprenez, m’avait valu une soirée dérisoire… ah ! misère !… deux sous… et encore deux sous étrangers… qu’un beau monsieur… dans votre genre… Monsieur le commissaire… un monsieur bien nippé… pour ça !… cravate blanche… plastron de chemise boutonné de perles… canne à béquille d’or… de la soie et de la fourrure partout… m’avait refilés, pour lui avoir ouvert la portière de son coupé… (Haussant les épaules.) Deux sous… deux mauvais sous… à un pauvre bougre comme moi… un millionnaire !… Si ça ne fait pas pitié !…

Le Commissaire

C’est malheureux, sans doute… mais à qui de plus pauvre vouliez-vous donc qu’il les repassât ?… N’attaquez jamais les millionnaires, mon brave homme… Ils sont indispensables au mécanisme social. Et s’il n’y avait plus de millionnaires… est-ce que vous trouveriez sur les trottoirs… des portefeuilles… comme celui-là ?… Continuez…

Jean Guenille, un peu embarrassé.

Alors… je me dis, en considérant ces deux sous qui n’avaient pas cours : « Mauvaise journée… sapristi ! Depuis trois semaines, je n’en ai pas eu une si mauvaise… Ah ! l’on a bien raison de prétendre que le commerce ne va pas… Et si c’est la faute aux Anglais… comme on l’assure, dans les journaux… »

Le Commissaire

Tout est la faute aux Anglais…

Jean Guenille

Sacrés Anglais, alors… que le diable les emporte !…

Le Commissaire

À la bonne heure !… vous êtes patriote… Mais au fait !… au fait !

Jean Guenille

J’y viens… Monsieur le commissaire… Sacrée hernie aussi…

Le Commissaire

Dépêchons… dépêchons !…

Jean Guenille

Voilà… J’habite place d’Anvers, Monsieur le commissaire de police… C’est loin… Je me décidai à rentrer chez moi… n’ayant point perdu l’espoir de rencontrer, en chemin, un pochard généreux… un brave souteneur… ou une pauvre fille des rues… car, voyez-vous… eux, du moins… ils ont un cœur…

Flora

Pour sûr…

Jean Guenille, poursuivant.

Qui me donneraient deux sous… deux vrais sous… avec quoi je pourrais acheter du pain, le lendemain… Et comme je marchais depuis un quart d’heure… cahin-caha… sans avoir rencontré personne… voilà que je sens… tout à coup… sous mes pieds… quelque chose de mou. D’abord je pensai que ça pouvait être une ordure… Et puis… je réfléchis que ça pouvait être quelque chose de bon à manger… (Un temps.) Quelque chose de bon à manger !… (Il se frictionne le ventre.) Le hasard n’aime guère les pauvres, et il ne leur réserve pas souvent des surprises heureuses… Mais… quoi ?… On ne sait jamais !… Tenez !… je me souviens avoir trouvé, une nuit, rue Blanche… un gigot de mouton… Ah ! je me suis régalé… cette nuit-là… je me suis régalé comme un pauvre chien… Mazette !… (Temps.) Je me baissai pour ramener l’objet… et dès que je l’eus touché : « Va te promener, que je dis encore, c’est point des choses qui se mangent… Je suis volé… » J’étais volé, en effet, car c’était, Monsieur le commissaire… ce portefeuille de malheur… Naturellement… à la lueur d’un bec de gaz tout proche, j’ouvris ce portefeuille et l’examinai… Dans un des compartiments, je trouvai une liasse de billets de banque, attachés par une épingle… Personne dans la rue, ni un passant, ni un chien, ni une boutique allumée… Jamais je n’avais vu la rue si triste… si triste… et jamais je ne m’étais senti si pauvre… si pauvre !… (Il baisse un peu la tête, et se passe la main dans les cheveux.) Rien, dans les autres compartiments… pas une carte… pas une photographie… pas une lettre… pas le moindre indice qui pût faire connaître le propriétaire de cette fortune que j’avais là… dans la main… Et je me dis encore : « Ah bien, merci !… Va falloir que je porte ça au commissaire de police… Ça va me déranger de ma route… et je suis bien… bien fatigué… Non… vraiment… cette nuit… je n’ai pas de chance… » Et voilà, Monsieur le commissaire… Je cherchais deux sous… deux vrais sous… et je tombe sur des dix mille francs !… (Geste de découragement.) Ça fait pitié !…

Flora, qui s’est montrée très intéressée par ce récit.

Ah ? bien vrai ! Quelle gourde !…

(Gestes bourrus, menaces des agents.)
Jean Guenille

Et maintenant, Monsieur le commissaire… il est tard… j’ai les membres rompus et bien du chemin à faire… Je vais m’en aller, si vous le permettez ?…

Le Commissaire

Un instant !… Vous ne pouvez vous en aller comme ça… Vous ne le pouvez pas, sapristi !… Mais c’est une histoire ébouriffante que vous me dites là… presque un conte de fées… c’est shakespearien !… Mais saperlipopette… si tout cela est vrai…

Jean Guenille

Sur ma tête, Monsieur le commissaire de police…

Le Commissaire

Je le crois… j’en suis sûr… Vous avez l’accent de la vérité… Mais… sacristi !… vous êtes un honnête homme… Vous êtes un héros… Il n’y a pas à dire… vous êtes un héros ?…

Jean Guenille, modestement.

Oh ! Monsieur le commissaire de police !

Le Commissaire, impérieux.

Un héros… Il n’y a pas d’erreur… Je m’y connais… Je ne cesserai de le crier partout : « Vous êtes un héros ! »

Jean Guenille

Une supposition, Monsieur le commissaire de police… que ce soient ces braves agents qui aient trouvé ce portefeuille ?

Premier Agent, les yeux ronds.

Hum !… hum ?

Deuxième Agent, presque bas, mais avec conviction.

Nom de Dieu !

Jean Guenille, se tournant sur Flora.

Ou bien cette gentille demoiselle ?

Flora

Ah là là !

Jean Guenille

Ou bien, vous… ah ?…

Le Commissaire

Moi ?… (Hésitant.) Diable !… (Subitement catégorique.) Eh bien… moi aussi, je serais un héros… un héros… vous entendez ?… Je ne m’en dédis point… Car… dix mille francs… mazette !… dix mille francs… songez donc… et la rue déserte… la nuit… le silence… Vous auriez pu… Enfin, mon brave homme, vous êtes un héros… quoi !…

Jean Guenille, souriant, bonhomme.

Ça ne me fait pas la jambe plus belle… Monsieur le commissaire.

Le Commissaire

Ne dites pas ça… ne vous calomniez pas… C’est un acte admirable… splendide… un acte héroïque… Ma foi… je ne trouve point d’autre mot… un acte d’une portée morale… considérable… un acte insensé… vous méritez le prix Montyon… Plus même… Vous méritez le prix Nobel… Parfaitement… parfaitement ! (Aimable.) Comment vous appelez-vous ?

Jean Guenille

Jean Guenille, Monsieur le commissaire…

Le Commissaire, lyrique.

Et il s’appelle Jean Guenille !… C’est merveilleux… Jean Guenille !… Mais c’est à ne pas croire… C’est à mettre dans un livre… (Très souriant.) Votre profession ?…

Jean Guenille

Plaît-il ?

Le Commissaire

Je vous demande ce que vous faites… à quoi vous travaillez ?… votre profession, enfin ?

Jean Guenille

Hélas !… Monsieur le commissaire…

Le Commissaire

Ramasseur de portefeuilles… ce n’est pas une profession…

Jean Guenille

Je n’en ai point d’autre…

Le Commissaire, étonné.

Comment ?… Vous n’avez pas de profession ?… pas-de-pro-fes-sion ?

Jean Guenille

Ça doit se voir, il me semble…

Le Commissaire

Vous vivez de vos rentes ?

Jean Guenille

Pas même de celle des autres… Je vis de la charité publique, Monsieur le commissaire… Et vraiment… puis-je dire que j’en vis ?…

Le Commissaire, il se gratte la tête.

Ah ! diable !… Ah ! sacristi !… Voilà que ça se gâte… (Ici le commissaire esquisse une grimace.) Nom d’un chien… que c’est embêtant… Et moi qui avais de la sympathie… de l’estime… de l’admiration pour vous… (D’une voix moins enthousiaste, presque sèche.) Appelons les choses par leur vrai nom… Vous êtes un mendiant… là ?

Jean Guenille

Mon Dieu !… je ne m’en vante pas… Monsieur le commissaire… Bien sûr… si je pouvais… j’aimerais mieux une autre situation…

Le Commissaire, devenu grave.

Ta… ta !… Paresse… indiscipline… refus d’accomplir les devoirs du citoyen… individualisme. (Après un temps.) Où demeurez-vous ?

Jean Guenille

Place d’Anvers…

Le Commissaire

Ah !… vous demeurez… place d’Anvers… C’est très bien… Votre numéro ?

Jean Guenille

Ce n’est pas un numéro où j’habite, Monsieur le commissaire… c’est un banc…

Le Commissaire, fronçant le sourcil.

Un banc ?…

Jean Guenille

Oui… un banc… dans le square… sous un marronnier…

Le Commissaire

Vous voulez rire, mon brave homme ?

Jean Guenille

Hélas ! non !… Et si je vous disais que ce banc est le dernier mot de l’habitation moderne… vous ne me croiriez pas, Monsieur le commissaire.

Le Commissaire

Alors… vous n’avez pas… non plus… de domicile ?… de do-mi-ci-le ?

Jean Guenille

Dame !…

Le Commissaire

C’est très grave… vous savez que c’est excessivement grave… Mais vous êtes forcé d’avoir un domicile… forcé par la loi…

Jean Guenille

La misère et la loi, Monsieur le commissaire, ça fait deux choses…

Le Commissaire

Un homme sans domicile… savez-vous bien ce que c’est ?…

Jean Guenille

Un malheureux… probable…

Le Commissaire

Non… un réfractaire… quelque chose comme un déserteur civil… un criminel… quelquefois… un délinquant, toujours… vous êtes un délinquant, Jean Guenille…

Jean Guenille, hochant la tête.

Je ne sais pas si je suis un délinquant… Ce que je sais… c’est que je n’ai point de travail… point de ressources… rien… rien… on me chasse de partout… Et quand je tends la main… voyez, Monsieur le commissaire… on ne me donne que des sous étrangers…

Le Commissaire

Évidemment… parce que vous êtes un danger social…

Jean Guenille

Un danger social ! Ah ! Monsieur le commissaire !… Regardez-moi… regardez ma figure… et mes mains… et mes pauvres jambes si lasses… Par surcroît… je suis vieux et infirme… Ça fait pitié… J’ai une hernie…

Le Commissaire

Une hernie !… une hernie !… Là n’est pas la question… La question est de savoir… non ce que vous avez… mais ce que vous n’avez pas… Vous avez une hernie… c’est très bien… mais vous n’avez pas de domicile… Par conséquent, vous êtes en état de vagabondage… vous êtes tout simplement passible du délit de vagabondage… Ah !… voilà une chose ennuyeuse et compliquée ! Un héros… c’est évident… vous êtes un héros… mais vous êtes aussi un vagabond… Et s’il n’y a pas de lois en faveur des héros… il y en a des tas contre les vagabonds… des tas, Jean Guenille…

Jean Guenille

Ah ! bien sûr !… ça n’est pas ce qui manque !…

Le Commissaire, ironique.

Vous n’aviez pas songé à tout cela, hein, en ramassant ce portefeuille ?… Vous vous imaginiez que c’était une chose toute simple… un geste facile… de ramasser sur le trottoir un portefeuille ?… Eh bien, voilà !… Diable de sacré bonhomme va ! Quelle idée, aussi !… quelle fichue idée !…

Jean Guenille

Ah ! pour sûr… si j’avais su… la loi… ma foi !… je l’aurais bien laissé ramasser par d’autres… par des riches.

Le Commissaire

Et vous auriez bien fait… Jean Guenille… L’argent est le bien des riches… et les riches prennent leur bien là où ils le trouvent…

Jean Guenille

Parce que les riches… c’est pas les pauvres…

Le Commissaire

Évidemment… vous raisonnez juste, maintenant… Par malheur, c’est trop tard…

Jean Guenille

N’empêche que ça n’est pas encourageant d’être honnête…

Le Commissaire

Il ne s’agit pas d’être honnête… Personne ne vous demande d’être honnête, Jean Guenille… Il s’agit seulement de respecter la loi… ou de la tourner… ce qui est la même chose…

Jean Guenille

J’entends bien… Oui… oui… Mais faut être riche pour ça…

Le Commissaire

Qu’est-ce que vous voulez ! C’est ainsi… (Faisant sauter dans sa main le portefeuille.)… Voilà ce portefeuille… D’accord… à votre place… et dans votre situation… il n’y en a peut-être pas beaucoup qui l’eussent rapporté ce portefeuille… J’en conviens… Je ne veux pas prétendre, remarquez, que vous ayez été un imbécile de le rapporter… Non… au contraire… vous avez manqué de prudence… d’opportunité… de réflexion… tout au plus. En somme, moralement parlant… votre action n’en est que plus méritoire… Elle est même digne d’une récompense… et cette récompense… que je ne juge pas inférieure à cent sous… vous l’aurez sans doute… dès que nous aurons retrouvé… si nous la retrouvons jamais… la personne à qui appartiennent ce portefeuille et les dix billets de mille francs qu’il contient… Oui… mais… légalement ?… Légalement… vous vous êtes mis dans un très mauvais cas…

Jean Guenille

J’entends bien… j’entends bien…

Le Commissaire, insistant.

Dans un très mauvais cas… Comprenez-moi… C’est pour l’avenir… Il n’existe pas, dans le Code ni ailleurs… un article de loi qui vous oblige à retrouver, dans la rue, la nuit, des portefeuilles garnis de billets de banque… (Il prend le Code, sur son bureau.) Tenez, voici le Code… Cherchez… Il n’y en a pas un….

Jean Guenille

J’entends bien… j’entends bien…

Le Commissaire

Il y en a un, au contraire, qui, sous les peines les plus sévères… vous force à avoir un domicile… (Il remet le Code en place, sur son bureau.) Ah ! vous eussiez mieux fait, je vous assure, de trouver un domicile… plutôt que ce portefeuille…

Le Commissaire

J’entends bien… Monsieur le commissaire… Alors ?…

Le Commissaire, se levant. Avec amabilité.

Moi… je vais vous trouver un domicile…

Jean Guenille

Vrai ?…

Le Commissaire

Parole d’honneur !…

Jean Guenille

Vous êtes bien bon, Monsieur le Commissaire…

Le Commissaire

Voilà… Vous allez coucher au poste cette nuit…

Jean Guenille

Bon !

Le Commissaire

Et demain matin… je vous enverrai au dépôt…

Jean Guenille, étonné.

Au dépôt ?…

Le Commissaire, se levant

Oui…

Flora

Ah bien ! vrai !…

Jean Guenille

Ça, par exemple !…

Le Commissaire, aux agents.

Empoignez cet homme… Mais soyez doux avec lui… C’est un héros…

Flora, au comble de la stupéfaction.

Ah !…

Les deux Agents, empoignant brutalement Jean Guenille.

Allons ! oust !… au bloc !… (Ils l’entraînent en le bousculant, en le bourrant de coups.)

Jean Guenille, sans résister.

Vraiment… je n’ai pas de chance… aujourd’hui… Ces sacrés bourgeois… je vous demande un peu !…

Premier Agent, le bourrant.

Oust !… Tu parleras après !… espèce d’héros !

Jean Guenille

Ça fait pitié !…

(Ils disparaissent.)



Scène V


LE COMMISSAIRE, FLORA

(Flora est consternée. Elle s’avance vers le commissaire, Petit silence.)


Flora

Alors ?… c’est pas pour rire ?

Le Commissaire

Quoi ?

Flora

Que tu l’envoies au dépôt, ce pauvre vieux ?

Le Commissaire

Bien sûr…

Flora

Ta parole ?

Le Commissaire

Mais oui…

Flora, un temps.

Ah ! non… tu sais… Je te déteste…

Le Commissaire

Inutile de crier ainsi… il n’y a plus personne.

Flora

Oh ! c’est pour mon compte, cette fois… c’est pour de vrai !… (Trépignant.) Je ne veux plus de toi… J’ai honte de toi… Dieu, que tu es laid !

Le Commissaire

Ah ! tu m’ennuies, à la fin…

Flora

Je t’ennuie ? Eh bien… ça n’est pas fini…

Le Commissaire

Oui ?… Eh bien, fais-moi le plaisir de t’en aller d’ici…

Flora

Non… je ne m’en irai pas…

Le Commissaire

Tu ne veux pas t’en aller ?

Flora

Non… et non…

Le Commissaire

C’est bien entendu ?

Flora

Oui…

Le Commissaire

À ton aise !…

(Il appuie le doigt sur le bouton d’une sonnette électrique.)
Flora

Que fais-tu ?

Le Commissaire

Tu vas voir…



Scène VI


Les Mêmes, PREMIER AGENT, DEUXIÈME AGENT
Le Commissaire, aux agents.

Emparez-vous de cette femme…

Flora, pouvant à peine parler de surprise et de colère.

Non ?

Le Commissaire

Et menez-la au poste..

Flora, même jeu.

Ah !…

Le Commissaire

Je verrai demain…

(Les agents se précipitent.)
Premier Agent

C’est pas malheureux…

Deuxième Agent

Enfin !…

(Ils empoignent chacun par un bras Flora, qui se débat, proteste, crie.)

Flora

Non… non… je ne veux pas…

Premier Agent

Oh ! la mâtine !

Deuxième Agent

Tais-toi donc… Allons… Oust !

Flora, par delà la grosse voix des agents et le bruit de la lutte, on n’entend que des bouts de phrases.

Lâchez-moi… Je ne veux pas… Brutes… Canailles !… Non… non…

Premier Agent

Mais tais-toi donc !…

(Il la brutalise.)
Le Commissaire

Soyez doux avec elle… C’est une femme, après tout…

Deuxième Agent

Mais elle enragée…

(Cris… pleurs… invectives de Flora, vite traînée par les agents, qui disparaissent.)



Scène VIII


LE COMMISSAIRE, puis JÉRÔME MALTENU
(Le commissaire resté seul marche de long en large, sur la scène… On n’entend plus rien dans la coulisse… il va ensuite à son bureau où il range des papiers.)


Le Commissaire, prenant le portefeuille qu’il considère et qu’il remet dans un tiroir qu’il ferme à double tour.

Imbécile !…

(Ensuite, le geste fébrile, il endosse son pardessus, remet son foulard, son chapeau, allume une cigarette.)

Le Commissaire

Ces sacrées femmes !… Avec elles, on ne peut pas avoir huit jours de tranquillité…

(Il va pour sortir. Jérôme Maltenu apparaît dans l’encadrement de la porte à droite.)

Maltenu

Pardon, Monsieur le commissaire…

Le Commissaire

Vous ?… Ah çà, mais ?… qu’est-ce que vous faites ici ?… Vous n’êtes donc pas parti ?

Maltenu

Monsieur le commissaire !…

Le Commissaire

Voulez-vous bien vous en aller ?…

Maltenu

Mais… Monsieur le commissaire… j’y ai mis… de la mousse… de la…

Le Commissaire

Fichez-moi la paix… (Il le pousse.) Ou je vous fourre aussi au bloc… (Il se retourne et voit les agents entrés au bruit de la dispute.)… Vous aussi !…

(Il sort, en bousculant les agents.)