Le Portraitiste Aved et Chardin portraitiste/1

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LE PORTRAITISTE AVED
ET CHARDIN PORTRAITISTE
(premier article)



Toutes les fois qu’une figure de l’époque de Louis XV se présente sur une toile anonyme avec une surprenante fermeté de modelé, une belle intrépidité de pinceau, une savoureuse richesse d’empâtement, voire sous une chaude atmosphère, quelque chose de rembranesque dans la qualité des tons assourdis, — par impossibilité de mettre un autre nom vraisemblable d’artiste sur cette facture particulière, l’œuvre, après élimination, est rangée sous celui de Chardin ; c’est la règle. Et il s’ensuit que ces peintures s’offrent à peu près les seules que le maître n’ait pas signées, lui qui ne négligeait même pas de le faire sur de simples études comme la petite Fontaine de cuivre de la salle La Caze. On oublie son camarade Aved, lequel semble, au contraire, avoir rarement pris soin d’inscrire son nom sur ses ouvrages ; on ne songe pas qu’une bonne part de l’estime dont jouissait cet artiste en son temps s’adressait justement aux qualités de solidité et d’abondance picturales qui nous séduisent dans ces portraits.

Aved était, d’ailleurs, demeuré dans l’ombre jusqu’ici. On le connaissait vaguement pour avoir été l’ami de Chardin, le compagnon de presque toute sa vie ; et on ne le jugeait guère que sur une peinture du Louvre, distinguée, mais un peu froide, représentant le père de Mirabeau.

Il y a quelques années un passage d’une relation sur le Salon de 1741, Lettre à M. de Poiresson-Chamarande, lieutenant général au bailliage et siège présidial de Chaumont en Bassigny, révéla à M. Maurice Tourneux[1] une œuvre caractéristique de ce peintre dans un portrait de femme non signé, qui, sous la dénomination fantaisiste de « Mme Geoffrin, par Chardin », est admiré de tous les visiteurs du musée de Montpellier. Le passage donnait, d’une peinture d’Aved figurant Mme Crozat, l’épouse du richissime banquier et collectionneur, à son métier à tapisser, un signalement détaillé qui se trouvait correspondre à la lettre à la prétendue image de Mme Geoffrin. La fausseté de cette identification sautait, d’ailleurs, depuis longtemps aux yeux de tous ; de même que l’attribution à Chardin paraissait aux connaisseurs des plus incertaines. On avait même émis le nom de Louis Tocqué ou de Louis-Michel Vanloo comme celui de l’auteur probable. Peut-être, comme nous le verrons, la primitive attribution renfermait-elle du moins une petite part de vérité. La méprise, en tout cas, était flatteuse pour le talent d’Aved, et faisait désirer de mieux connaître cet artiste.

André-Joseph Camellot Aved[2] naquit à Douai, le 12 janvier 1702. Il était encore tout enfant lorsqu’il perdit son père, établi médecin dans cette ville. Un de ses parents se chargea de son éducation : son oncle ou son beau-frère, qui l’emmena avec sa mère à Amsterdam, où il occupait le grade de capitaine aux gardes hollandaises[3]. Il avait pensé d’abord faire du jeune garçon un soldat comme lui. Mais des estampes de Bernard Picart, artiste parisien installé dans la même ville, étant tombées sous les yeux d’Aved, celui-ci se mit à les examiner et a en rechercher d’autres avec une curiosité surprenante


portrait d’aved par lui-même
gravé par benoit

pour son âge ; son idée fut dès lors bien arrêtée de devenir peintre. justement, en vue de lui faire acquérir quelques solides notions d’art graphique, son parent le fit entrer chez Bernard Picart lui-même. L’élève fit tout de suite preuve de telles dispositions, que le maître l’encouragea vivement à poursuivre ses goûts. Au bout de quelques années, le jeune apprenti savait déjà son métier. Il se mit alors à visiter avidement les collections des Flandres et des Pays-Bas, préludant ainsi, dès avant son départ pour Paris, où, poussé sans doute par Bernard Picart, il lui pressait d’aller perfectionner son éducation, à cette science sûre de la facture des grands maîtres qui fit de lui un des amateurs les plus éclairés de son temps.

Aved était donc tout pénétré de l’art substantiel des artistes du Nord quand il s’installa à Paris, en l’année 1724. En France d’ailleurs, et principalement dans le portrait, on délaissait depuis peu les interprétations idéalistes des Italiens pour revenir à la facture plus réaliste des Flamands. Largillière, dont le talent s’était formé à Anvers même, étonnait par l’éclat de ses étoffes et la belle franchise de ses carnations ; les Coypel, malgré le séjour prolongé des uns et des autres en Italie, brossaient des morceaux d’une virulence toute flamande. Voulant se spécialiser dans le portrait, il restait donc surtout au jeune peintre à se familiariser avec le ton d’élégance du temps. Il entra, dans cette intention, chez un des portraitistes les plus achalandés, Alexis-Simon Belle, peintre attitré à la fois des trois cours de France, d’Angleterre et de Pologne.

Du coup, voici le nouvel arrivé introduit dans toute une jeune société d’artistes d’avenir : au mariage en secondes noces de son récent maître, le 8 janvier 1722, avec Marie-Nicole Horthemels, son nom, mentionné sur l’acte d’état civil parmi les noms des personnes présentes, figure à côté de ceux du graveur Nicolas Tardieu, de l’orfèvre Germain et du dessinateur C.-N. Cochin[4]. Lui-même, à quelque temps de là, imite l’exemple de son professeur ; il épouse une personne d’une trentaine d’années, de forte corpulence, Anne-Charlotte Gauthier de Loiserolle, fille d’un officier au régiment de Rouergue. Une gravure ovale de Benoît, d’après un portrait du peintre par lui-même, nous le fait voir à cette époque jeune homme élégant, à fin visage, faisant parade d’une abondante et soyeuse chevelure qui lui tombe en un nœud coquet sur l’épaule. Nous connaissons aussi une image de sa femme par le graveur Baléchou, son ami ; c’est la copie du portrait qu’il envoya au Salon de 1740 ; elle met en présence d’une femme d’un âge déjà mûr, aux traits épais suivis d’un double menton, empruntant seulement un peu d’air de jeunesse à quelques perles qui jouent dans ses cheveux.


portrait d’anne-charlotte gauthier de loiserolle,
femme d’aved, par aved
gravé par baléchou

Certes l’image n’a été aucunement flattée. Rembrandt peignait ainsi Saskia son épouse. Justement, quelques morceaux du maître, dont un portrait de femme, sont mentionnés dans l’inventaire qui fut dressé de la collection du peintre après sa mort. Cet accent de sincérité réaliste qui frappe dans la gravure de Baléchou, cette parure de perles scintillantes dans l’ombre…, l’exemple de Rembrandt pourrait bien y avoir été pour quelque chose[5].

Une de ses plus agréables productions est le portrait qu’il lit de sa belle-sœur, Mlle de Loiserolle, en la représentant assise, à demi décolletée, coiffée d’un chapeau plat à larges bords, à longues brides dénouées, et occupée à faire tourner un petit rouet sur ses genoux. Le souvenir nous en a été conservé dans une planche, également de Baléchou, d’une particulière énergie de burin.

Ce portrait, attestant, comme le dit le quatrain inscrit au bas de la gravure : « Loisirs mis à profit, mœurs douces, cœur sincère… » évoque bien l’entourage de paisible intimité où s’écoulait l’existence d’Aved. Sa femme lui avait donné quatre enfants, tous garçons, dont Jal a retrouvé, dans les archives de Saint-Sulpice, les actes de baptême, mais dont deux ne semblent pas avoir vécu, car les biographes ne font mention que de deux fils : l’un qui fut avocat au Parlement, se fit un nom et eut d’importantes affaires à plaider[6], l’autre qui acheta la charge de maître des Eaux et Forets de Chaumont en Bassigny. L’intérêt d’un de ces baptistaires est de nous révéler les hautes relations qu’Aved s’attira dès les premières années de son installation à Paris. Au baptême de son premier enfant figurait en effet en qualité de parrain « très haut et très puissant seigneur, Charles François de Vintimille, des comtes de Marseille, comte de Luc etc. » ; la marraine avait nom « très haute et très puissante dame Claire-Marie, née princesse de Ligne, épouse de Louis-Joseph de La Garde, marquis de Chambonas… etc. ». Le comte de Luc, alors très vieux, était le père d’un certain jeune courtisan qui se dévoua à couvrir une des paternités de Louis XV en acceptant d’épouser la seconde de ces belles demoiselles de Nesle qui, l’une après l’autre, se virent élevées au rang de maîtresses du roi. Au Salon de 1753, Aved exposait un portrait en tenue guerrière de ce brillant héros, à qui son dévouement n’avait pas tardé à valoir le grade de maréchal de camp.

Aved, qui habitait rue de Bourbon, en face du couvent des Théatins, vivait au milieu des siens « aimé et respecté, disent ses biographes,… homme de belle et heureuse physionomie,… d’esprit orné, agréable dans la conversation,… de caractère noble ; généreux, compatissant… ». Sa femme lui avait assuré une certaine aisance. Lors de sa réception à l’Académie, il n’avait pas été dispensé de payer le droit pécunier ; et c’était presque une exception, car l’assemblée


portrait de Mlle de loiserolle, belle-sœur d’aved
par aved
gravé par baléchou

en accordait assez facilement la remise ; elle finit même, en 1745, par l’abolir définitivement. Il pouvait aussi satisfaire à des goûx coûteux de collectionneur. Il en était arrivé à posséder un des cabinets les plus remarquables de son temps. Son renom d’amateur contrebalançait même sa réputation de portraitiste, au point d’inspirer à Grimm ce résumé certainement injuste de sa carrière : « Aved aimait plus le métier de brocanteur que celui de peintre ; il connaissait bien les vieux tableaux et savait en faire un trafic d’une façon très avantageuse pour lui. »

Dans ses années de début, il n’avait pas tardé à se lier avec d’autres jeunes peintres de sa génération, avec Chardin, puis avec Carle Vanloo, Boucher, Dumont le Romain, ce dernier qu’il avait connu dans l’atelier de Belle. Tous le précédèrent ou le suivirent de près à l’Académie. Il y fut agréé le 26 mai 1731 et titularisé le 27 novembre 1734, sur la présentation des portraits de Jean-François de Troy (actuellement au musée du Louvre) et de Pierre-Jacques Cazas (à l’École des Beaux-Arts). Au bout de dix ans, il prenait au rang de conseiller la place du vieux portraitiste Pierre Gobert, décédé. On le voit exposer à presque tous les Salons à partir de 1737 ; puis, subitement, après celui de 1759, il cesse tout envoi, sans qu’on en sache la raison. Il vécut cependant sept années encore, et fut emporté par une attaque de paralysie, le 4 mars 1766. Il était âgé de soixante-quatre ans.

La toile qui le mit définitivement en faveur fut le portrait officiel qu’il exécuta en 1742 de l’envoyé ottoman Saïd Pacha Beglier bey. C’était la seconde fois que ce personnage se trouvait à Paris : il y était déjà venu avec son père Méhémet-Effendi, au printemps de 1721, lors de cette pompeuse ambassade dont l’arrivée devant la terrasse des Tuileries avait été si brillamment reproduite dans le tableau de Charles Parrocel, avec tout son pittoresque de costumes et de harnachements. Le cérémonial de l’entrée s’était donné cette fois-ci à la porte Saint Antoine, et la badauderie parisienne, au dire de l’avocat Barbier, ne s’était pas montrée moins indiscrète qu’en l’année 1721. À l’hôtel des Ambassadeurs, rue de Tournon, ce fut une succession ininterrompue de visiteurs avides d’examiner de près ce pacha que que l’on disait à trois queues, et, à ce titre, menant un train de maison bien supérieur à celui d’un pacha ordinaire. Aved fut appelé à peindre son portrait concurremment avec Quentin La Tour[7]. Des deux tableaux, ce fut probablement celui du pastelliste qui fut emporté en Turquie ; la peinture à l’huile d’Aved alla orner la salle des Gardes du nouveau château de Choisy ; depuis, elle fut transférée à Versailles, où elle se trouve encore actuellement[8]. C’est un morceau d’une application un peu froide, d’une facture un peu pesante, mais d’une belle solidité de pâte, où le peintre, suivant sa particulière habitude, a prodigué les accessoires, mais en les accusant avec fermeté, sans rien laisser dans leur exécution à l’« à peu près », au conventionnel. À la suite de cet ouvrage, qui lui valut, dit-on, les éloges du public et de ses confrères, le roi lui commanda son propre portrait, qui ne figura à aucune exposition et dont on a perdu la trace.

Son œuvre compte un certain nombre de toiles de ce caractère officiel : de hauts fonctionnaires, beaucoup de gens de robe, M. Polinchove, premier président du Parlement de Flandre séant à Douai (Salon de 1741, gravure de Mellini) ; le président Layé, du Parlement de Dijon (Salon de 1759) ; M. de Calonne, le futur ministre de Louis xvi, à vingt-trois ans (Salon de 1757), compatriote d’Aved, « fils de M. le Procureur général au Parlement de Flandre », énonce le livret, fonction dans laquelle le fils devait un moment succéder au père ; MM. Poisson de la Chabeaussière (Salon de 1745), Rigoley de Juvigny (Salon de 1747), Gillet (Salon de 1757), avocats au Parlement, qui comptaient parmi leurs confrères le fils aîné du peintre, etc. On remarque surtout toute une série de fiers personnages représentés en tenue guerrière, la plupart en corset d’armes ; notons ce même marquis de Mirabeau, père du tribun, qui s’était déjà fait peindre par Aved en 1743, dans sa bibliothèque, en un élégant négligé d’intérieur, jeune théoricien économiste, futur « Ami des hommes », appuyé sur son ouvrage des Commentaires de Polybe, — cette fois-ci (Salon de 1757) armé, cuirassé, décoré de l’ordre de Saint-Louis rappelant les campagnes militaires de ses jeunes années, présenté sous ce jour d’infatuation nobiliaire qui atteignait, dit-on, chez lui à la monomanie.

Deux grandes toiles, de ce genre d’apparat, firent époque dans la carrière du peintre : les images du stathouder Guillaume IV d’Orange et du maréchal de Clermont-Tonnerre. — Il n’avait pas cessé d’être en rapport avec Amsterdam, où s’était écoulée sa jeunesse en même temps que formé son talent. Il s’y rendait fréquemment pour visiter sa mère, qui s’y était remariée ; il se tenait aussi au courant des ventes artistiques qui avaient lieu dans les diverses villes de Hollande ; la plus grande partie de son cabinet provenait de ces voyages, au cours desquels il s’était même rendu acquéreur de deux collections de renom. Ainsi il assurait en même temps sa réputation dans un pays qu’il pouvait considérer comme sa seconde patrie. C’est probablement pendant un de ces voyages qu’il reçut la commande du portrait du stathouder. Il le représenta sur une toile de onze pieds de haut, conservée encore à Amsterdam, en habit de combat, se détachant sur un fond de marine où se déployait toute sa flotte. L’œuvre fut classée dans l’opinion du temps au nombre de ses meilleures productions ; mais pour en obtenir le paiement, nous raconte Mariette, il dut subir mille tracasseries qui n’eurent point de fin et faisaient le sujet continuel de ses plaintes. — L’autre grande toile, le portrait du maréchal de Clermont-Tonnevre, était considérée comme son chef d’œuvre. Malheureusement il ne nous en est même pas resté le souvenir dans une estampe. Le tableau, exécuté en 1759, de mêmes dimensions que le précédent, avait fait partie de son dernier envoi aux Salons. Le maréchal, nous apprend Diderot, s’y tenait debout, à côté de sa tente, en bottines, avec la veste de buffle à petits parements retroussés et le ceinturon de cuir. « Une belle chose, ajoutait-il… Je voudrais que vous vissiez avec quelle vérité de couleur et quelle simplicité cela est fait ! De près la figure paraît un peu longue ; mais c’est un portrait, l’homme est peut-être ainsi. D’ailleurs éloignez-vous, et ce défaut, si c’en est un, n’y sera plus. Il me fâche seulement qu’on soit si bien peigné dans un camp. Il y a là une perruque que van Dyck, je crois, aurait un peu ébouriffée. »

Toutes les opinions du temps sur l’œuvre d’Aved en général confirment le jugement de Diderot. Elles s’accordent à reconnaître au peintre d’abord un talent rare pour saisir la ressemblance[9] ; nous verrons même à quel point ce talent leur paraît remarquable. Puis on vante la « vigueur de son coloris » ; on parle de « ses beautés solides et vraies », de « ses riches empâtements » [10]. Ce qui frappe aussi beaucoup ses contemporains, c’est la « sincérité naïve », la « simplicité » de son art. Il y a, en effet, de lui une série de portraits, de mise en scène plus intime, qui contraste avec l’agitation des étoffes et la superbe des attitudes communes aux toiles de Largillière et de Rigaud. La gravure nous en a laissé quelques interprétations où se sent la vigueur des originaux : L’Abbé Capperonier, professeur de langue grecque au collège Royal (gravé par Lépicié), Le Père de Lynières, confesseur du Roi, devant un prie-Dieu (gravé par Baléchou), surtout le Jean-Baptiste Rousseau (gravé par Daullé et par Delvaux), qui compte pour une de ses œuvres principales.

Le poète y est figuré à l’âge de 68 ans. « Il est assis de côté, le coude appuyé sur une table, tenant dans sa main quelques feuilles de papier… On juge par l’attitude et surtout par le caractère de la tête de tout l’esprit et de toute la facilité qu’ont le peintre et le modèle. C’est un visage rond, haut en couleur, et veiné admirablement. Tout le feu de ses ouvrages est dans ses yeux qu’il a plus petits que grands : il est à parier qu’il est dans un moment d’épigramme[11] 1. »

Aved avait exécuté là l’effigie d’un ami pour qui son attachement était connu de tout le monde. Jean-Baptiste Rousseau, forcé vers la fin de 1738, la même année que ce tableau venait d’être exposé au Salon, de s’exiler à Bruxelles pour échapper à des poursuites au sujet d’un libelle dont il n’était d’ailleurs pas l’auteur, s’était, au cours de l’hiver, hasardé subrepticement à Paris ; Aved lui avait donné l’hospitalité. Le poète, en reconnaissance, avait buriné un sonnet à son adresse, avec un soin tout particulier, s’y remettant même à deux fois pour plus de perfection, mais, à vrai dire, sans atteindre pour cela à plus de relief :

L’art te fit, cher Aved, un don bien précieux :
Il t’apprit le secret de surprendre les yeux
Et de rendre le vrai jaloux de la peinture ;
Le pinceau de Timanthe est ce que tu lui dois ;
Mais le cœur que sans lui te forma la nature
Est un présent plus rare et plus beau mille fois.

C’est ainsi qu’il jugeait l’ami. Voici comment, d’après une lettre à son correspondant habituel, Boutet de Monthery, il appréciait l’artiste :

3 janvier 1740.

« Vous me demandez mon sentiment sur Aved ; c’est après tout le meilleur ami que j’aie, et sans flatterie je le crois pour le portrait le meilleur peintre de France. Mais je n’oserais vous assurer la même chose pour l’historique. Quant aux attitudes, au bon goût des draperies, et aux autres perfections qui embellissent un portrait, je ne crois pas que vous puissiez aussi bien choisir ailleurs. Je ne doute pas même qu’appliqué comme je l’ai vu, pendant que je logeais chez lui, il n’ait ce qu’il faut pour réussir dans ses sujets d’histoire. Outre cela, il est aussi honnête homme qu’habile. »

Et au même, au sujet du portrait de 1738, « dont le succès, disait-il, s’était répandu jusque sur lui » : « Il m’a exécuté en grand peintre qu’il est ; mais il m’a pris aux premiers temps de ma convalescence, encore fatigué du voyage que je venais de faire aux frontières de l’autre monde. »

Le musée de Versailles possède du même poète une autre représentation par Aved, mais sans le caractère et la fougue de la première, une image toute simple cette fois. Il ne faut pas la négliger cependant, c’est une pièce typique. On y voit l’étalage de cet empâtement auquel l’artiste dut quelques-uns de ses meilleurs morceaux, on y apprécie ces qualités de peintre que les contemporains admiraient, au Salon de 1753, dans le portrait du Père Maubert, théatin, « un de ses plus vigoureux[12] », et dans celui de Mlle *** en laitière, donnant du lait à un petit enfant, dont le ton de la couleur était, paraît-il, admirable[13].

prosper dorbec

(La suite prochainement.)

  1. Gazette des Beaux-Arts, 1896, t. I, p. 471
  2. Références bibliographiques : Archives du Nord de la France, Valenciennes, 1851, 3e série, tome II : notice par M. Dineux ; — Catalogue raisonné des tableaux d’Italie, des Flandres, etc., du cabinet de M. Aved, par Remy. Paris, 1756 (ce catalogue est précédé d’une préface qui, selon Mariette, aurait été rédigée par le fils du peintre, avocat au Parlement) ; — Nécrologe, année 1707 : article de M. Castillon ; — Galerie Douaisienne : article par Duthilleul ; — Dussieux : Artistes français à l’étranger, édition de 1855 ; — Mariette, Abecedario ; — Bellier de la Chavignerie, Dictionnaire des artistes français ; — Dictionnaire de Jal.
  3. Les biographes laissent à entendre que l’enfant ne tarda pas à perdre aussi sa mère ; mais l’acte de mariage d’Aved établit nettement qu’elle s’en alla prendre un second époux à Amsterdam ; le peintre y est en effet déclaré « fils de… et de Marie-Agnès Havet, à présent femme de Noël-Isaac Bisson, demeurant à Amsterdam ».
  4. Notice sur les Tardieu, les Cochin et les Belle, graveurs et peintres, par Alexandre Tardieu, publiée dans les Archives de l’art français (1855-1856), tome IV, p. 62.
  5. Au Salon de 1763 figurait un buste de Mme Aved, par Pajou.
  6. Une, entre autres, contre le maréchal duc de Richelieu, qui fit un certain bruit. (Mémoires secrets de Bachaumont, 6 juillet 1778, t. XII.
  7. Mercure de France, juin 1742.
  8. Attique du Nord
  9. La Font Saint-Yenne (Salon de 1746) ; — Baillet de Saint-Julien (Salon de 1749) ; — Père Laugier (Salon de 1753) ; — Grimm.
  10. La Font Saint-Yenne (Salon de 1753) ; — Nécrologe, année 1767 ; — Préface du catalogue de la vente du cabinet d’Aved, 1756 ; — Mariette, Abecedario ; — Baillet de Saint-Julien (Salon de 1748 et de 1749) ; — Caractères des peintres français, Salon de 1755 : « Il n’est point pour ces attitudes fières et recherchées qui le plus souvent sortent de la nature ou du moins empêchent de la reconnaître : une noble et élégante simplicité est plus de son goût… » ; — Baillet de Saint-Julien : « J’admire la sincérité naïve des Aved. »
  11. Lettre à Mme la Marquise de S. R. P. sur le Salon de 1738.
  12. Observations sur le Salon de 1753.
  13. Sentiment d’un amateur sur les tableaux exposés au Salon de 1753. — Outre Jean-Baptiste Rousseau, Aved eut à peindre un certain nombre de lettrés ou savants de son temps : Louis Racine (gravé par Petit) ; Crébillon, l’auteur tragique, dans son cabinet, « sur une grande toile, droit, immobile, sans action », écrit La Font Saint-Yenne, qui regrette « qu’à une imitation des traite si parfaite le peintre n’ait pas joint une action liée par un beau choix d’attituds à celle de la physionomie » (Salon de 1748 ; gravé, en buste seulement, par Duflos) ; Morand, de l’Académie royale des sciences, secrétaire perpétuel de celle de Chirurgie, chevalier de l’Ordre Saint-Michel « décoré du grand cordon, très apparent, de cet ordre », « d’une perfection de ressemblance trouvée par tout le monde… en perruque blanche, tranchant sur le fond, mais d’une dureté de coloris qui n’avait pas réussi à saisir la grâce du modèle » (Salon de 1753 ; non gravé) ; le poète librettiste Roy, portrait rangé par Grimm au nombre des meilleures productions de l’artiste (non gravé, ne figure pas aux Salons) ; enfin la Mme de Tencin du musée de Valenciennes, sans que l’attribution à Aved offre, paraît-il, une réelle certitude.