Le Portugal depuis la révolution de 1820

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LE PORTUGAL
DEPUIS
LA RÉVOLUTION DE 1820.

I.

Le Portugal est si près de nous par ses révolutions et tellement éloigné par ses mœurs et ses sentimens, qu’il est très difficile de faire comprendre tout ce qu’il y a de différent et d’opposé dans la situation d’un peuple qui se présente à nous sous des dehors à peu près semblables aux nôtres. Nous ne connaissons guère les pays étrangers que par leurs journaux, partout les gazettes parlent à peu près la même langue, et quand les hommes qui se mêlent des affaires n’ont pas une vie commune avec la masse de la nation, celle-ci reste ignorée ou méconnue. Le public écoute ceux qui parlent et néglige les autres ; il entend les mots de despotisme et de liberté, d’égalité et de priviléges, il croit que ces mots ont en tout lieu la même valeur, et qu’en France et en Portugal il s’agit absolument des mêmes choses. Bien que ce temps soit l’ami du paradoxe, personne ne peut être soupçonné de penser que la liberté et le despotisme influent médiocrement sur le sort des peuples. Il faut cependant reconnaître qu’il y a, indépendamment de toute combinaison politique, quelque chose comme des mœurs nationales, et que les idées théoriques et les formes de gouvernement qu’elles engendrent ne sont pas tout dans ce monde. En Portugal, ce sont des intérêts presque secondaires. De la solution des questions constitutionnelles ne dépendent pas seulement la force et le repos de ce pays faible et tourmenté. C’est chose évidente pour qui a quelque temps habité cette terre. Tant qu’au lieu d’essayer des combinaisons artificielles, on n’aura pas ranimé les forces vives de la nation, celle-ci sera toujours ballottée entre un despotisme flétrissant et une anarchie désolante. Les évènemens qui disposeront de son sort lui seront comme étrangers ; entraînée par un mouvement tout moderne, il semble qu’elle ne sache vivre que dans le passé. Les Portugais sont uniquement les héritiers de leurs ancêtres. Dans leur caractère, rien de sérieux ne se découvre qui soit d’importation étrangère ou date de notre siècle ; tout appartient encore aux temps chevaleresques. Si l’empreinte primitive est ternie, aucune nouvelle trace ne se distingue, et le Portugais de nos jours, mutilé si l’on veut, n’est pas transformé. La situation générale de la société ne peut s’expliquer que par ses anciennes mœurs et la nature des atteintes successives qu’elles ont subies. Il faut donc, pour connaître le Portugal, savoir son histoire et surtout les traditions qui enchaînent les imaginations. Là se retrouvent les sentimens, s’il en existe encore, ou du moins les regrets du peuple ; mais le peuple est la mer que les vents soulèvent ! Quels sont les vents ? d’où vient la tourmente ? Les partis, les gouvernemens, ont causé les agitations du Portugal ; leur action a pesé sur la nation, qui, sans se laisser pénétrer par les idées libérales, leur ouvre un passage facile et s’affaiblit sans s’éclairer. Il n’y a point d’harmonie entre le pouvoir et le peuple. Leurs tendances diffèrent, et leur union est forcée ; de là un Portugal nouveau, plein de disparates et de contrastes, où la société est vieille et le gouvernement moderne. Comment rendre à ce pays l’ensemble et la vie qui lui manquent ? Les théories politiques qui n’ont pu guérir ses maux ne suffiraient pas même à les définir. Mais chercher comment s’est formé le caractère national, c’est apprendre encore aujourd’hui, à juger la société contemporaine ; pénétrer dans les mouvemens qui l’ont agitée depuis vingt années, c’est connaître les gouvernemens et les partis. Je demanderai donc au passé quelles causes ont produit et développé les mœurs et les idées du Portugal, avant d’examiner quelle conduite doit être désormais suivie pour lui donner un gouvernement à la fois libre et national.

Un fait dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui domine toute l’histoire portugaise. Les nobles aventuriers qui se rangèrent sous l’étendard du comte Henri et des rois ses descendans, ne vinrent pas asservir un peuple riche et puissant pour fonder leur existence féodale sur la perte de ses richesses et de ses libertés. Loin de là. Quand la race chrétienne, fort clairsemée dans le pays, eut vu reculer les infidèles, les guerriers étrangers furent considérés comme des libérateurs ; ils trouvèrent les terres abandonnées, le sol à peu près inculte ; et, comme il fallait sans cesse refouler la nation vaincue, la population chrétienne, même la plus infime, profita de tous les succès et s’y associa. Chaque combat lui donna un nouveau territoire à exploiter, et ce fut à ces glorieux rois et à ces vaillans chevaliers que les uns durent leur liberté, les autres leurs terres, tous une patrie. En Portugal, l’histoire n’offre aucune trace de ces sentimens de haine et de jalousie que dans d’autres contrées le peuple a nourris contre les nobles. La raison de cette différence est fort simple. L’origine de la noblesse portugaise est la délivrance du pays ; l’origine de la noblesse dans presque toute l’Europe est la conquête.

Aussi les deux grandes classes qui partout ailleurs divisent la société paraissent-elles unies par un lien de confiance, de respect et de familiarité ; singulier mélange qu’un Français a peine à comprendre. Le cours des évènemens accrut encore l’harmonie qui s’était si facilement établie entre des guerriers et leurs compagnons. La civilisation romaine avait laissé peu de traces en Portugal ; si la langue est latine et colorée d’un reflet arabe, tous les sentimens primitifs, toutes les libertés sont de race germanique, et le génie des Visigoths plane sur ce peuple, enfant de la foi et de la chevalerie. Après le gouvernement des Maures, il n’existait point de ces villes, centres de sociétés particulières, où aurait pu se former une bourgeoisie avec des intérêts différens de ceux des autres classes de la nation. Celle-ci n’avait donc devant les yeux qu’un seul état de choses plus aristocratique que féodal, et la masse sociale n’était travaillée ni par le mépris ni par l’envie. La noblesse avait fait le peuple, et avec l’aide du peuple conquis sa gloire et sa puissance ; le Portugais pauvre ne connaissait d’autre moyen de s’enrichir que de prendre les armes. « Tout soldat est noble, » dit un vieil axiome national. Il ne s’offrait pas d’autre carrière qui pût exciter l’ambition. On n’entreprenait de guerres que pour le salut commun ou par un esprit de zèle religieux qui devait resserrer l’union des chefs et des soldats, et donner un but sacré aux efforts de toutes les classes.

Le souvenir de leurs rois, des guerriers des premiers temps, n’est resté si profondément gravé dans le cœur des Portugais, que parce qu’ils reconnaissent en eux les sauveurs de la patrie, les défenseurs de la foi. Il n’est pas un homme du peuple qui n’admire avec un patriotique enthousiasme Alphonse Henrique, le premier et le plus grand de ses rois, le vainqueur des Maures et de la Castille. Le cœur du plus humble se gonfle d’un légitime orgueil au nom éclatant d’Aljubarotta. Comment oublier Jean Ier, le glorieux bâtard, et son magnanime connétable ? Nuno Alvarès est le plus poétique des chevaliers portugais. « Ce n’est pas, dit Camoëns, un homme qui s’élance au combat, c’est un lion qui bondit et brise les remparts de fer. » Le Portugal était, à vrai dire, plutôt un nid de héros que la demeure d’un peuple. Toujours sous les armes, il fallut que les chevaliers, à peine vainqueurs des Maures, défendissent plus d’une fois leur conquête contre les Castillans. Souvent aussi ils se liguèrent avec ces nouveaux adversaires pour aller combattre au nom de la religion leurs ennemis anciens et invétérés. Le pays tout entier ne fut long-temps qu’un camp de croisés ; il se retrempa sans cesse dans cet esprit guerrier et chrétien qui avait présidé à sa formation. On peut encore en découvrir la trace dans la commanderie d’un des trois ordres religieux que presque tous les grands du Portugal possèdent héréditairement, et dont ils portent les insignes.

Chose plus singulière encore, ce furent les guerriers qui apportèrent au peuple ses richesses. Tandis qu’en Espagne les découvertes étaient entreprises par des soldats grossiers comme Pizarre, ou des gentilshommes ruinés comme Fernand Cortez, en Portugal les rois et les princes furent les hommes les plus aventureux comme les plus instruits de la nation, et les plus illustres seigneurs s’élancèrent dans la carrière des découvertes et des conquêtes lointaines. Vasco de Gama était d’une grande naissance ; Gonzalvès Zarco da Camara découvrit Madère, et Cabral le Brésil. Pacheco, Almeida, Alburquerque, Castro, Menezès, Souza, Mascarenhas, tous ces grands hommes furent les plus célèbres comme les plus nobles parmi les conquérans et les vice-rois des Indes. Il n’existait pas d’industrie intérieure ; toutes les richesses qui élevèrent le Portugal lui vinrent du dehors ; c’étaient les dépouilles des peuples de l’Asie, les trophées de la gloire nationale. On ne connaissait de transactions commerciales que celles que faisait la victoire, et l’avidité même dut s’empreindre d’un caractère guerrier et presque héroïque. Le peuple vivait sans cesse dans les camps avec les gentilshommes ; il s’assimila de plus en plus à eux par une communauté d’intérêts et de dangers, par la fraternité qu’amenait naturellement une vie d’aventures. Les traditions qu’un homme enrichi léguait à son fils n’étaient pas un recueil de maximes économiques sur l’art de gagner de l’argent, mais les souvenirs de merveilleux combats dans les Indes et le nom du chef renommé sous les ordres duquel il avait vaincu les infidèles. Il plaçait son honneur à devoir sa fortune au talent de son capitaine, à identifier ainsi la jouissance de son bien-être et la gloire de sa patrie.

Ainsi, le Portugal, fondé par la conquête et la foi religieuse, vécut, s’agrandit, s’enrichit par la guerre et les expéditions lointaines. Pendant plus d’un siècle, les regards de la nation furent exclusivement tournés vers le dehors. De là une disposition des esprits qui dure encore et des tendances qui sont restées les mêmes. Mais ce qui fit jadis la prospérité et la puissance de la nation, n’est pas une des causes les moins actives de sa décadence actuelle ; elle était, au moment de la conquête des Espagnols, comme un grand arsenal rempli de soldats, de marins, de capitaines et de martyrs ; elle devint ensuite une pépinière de moines, de colons, d’officiers et de chercheurs de fortune ; et maintenant que leurs plus belles colonies leur ont échappé, les Portugais portent sans intérêt leurs yeux sur eux-mêmes. L’extérieur leur manque ; l’intérieur ne les excite pas : c’est une trop vieille habitude nationale que de le négliger. L’imagination populaire n’est pus émue, et l’esprit public ne l’a pas remplacée. Les anciennes routes de la fortune et de la gloire sont en même temps fermées. Au désenchantement absolu s’ajoute la misère universelle. La nation n’a plus de goût à rien. Elle a perdu tout ensemble sa poésie et son bien-être. Le vieux génie portugais ne se révèle que par le profond découragement et la prostration du peuple, qui ne sait ni ne veut se soumettre à la nécessité. L’activité plus productive que glorieuse qui convient aux nations civilisées répugne trop à sa nature et au charme de ses souvenirs ; il aime les aventures, et non le travail.

En 1580, la domination des Espagnols n’apporta aucun changement aux relations mutuelles du peuple et des nobles, mais elle déprima tous les cœurs sous l’étreinte du génie monacal, cet auxiliaire du despotisme castillan. La nation entière s’affaissa dans l’oisiveté ; elle perdit sa vigueur conquérante, et les semences de toute gloire à venir furent étouffées. Les traditions, sans se perdre, devinrent, dans la bouche des vieillards, plus merveilleuses et plus ornées ; mais, si elles occupèrent davantage l’imagination, elles tinrent moins de place dans la vie réelle et sérieuse. La perte de la bataille d’Alcasser avait dépeuplé le Portugal de ses chefs et de ses soldats ; désormais nulle occasion ne s’offrit d’en former de pareils.

Cependant la noblesse eut encore un beau jour. Quarante seigneurs, s’étant réunis, délivrèrent le pays du joug espagnol et proclamèrent roi le duc de Bragance ; cette nouvelle gloire ne fit que voiler le déclin de l’aristocratie portugaise. Plusieurs circonstances contribuèrent sans doute à consommer sa destinée ; le temps de la puissance individuelle, le temps des héros était passé. L’esprit des siècles qui s’avançaient a pu également affaiblir la vieille organisation créée par la foi, cimentée par la victoire ; mais des causes intérieures, des nécessités économiques, exercèrent une influence plus positive. Délivrés du joug espagnol, les Portugais retrouvèrent un monde maritime nouveau, où le commerce et l’industrie l’emportaient sur la chevalerie aventureuse. La Hollande et l’Angleterre avaient pris l’essor, et leurs solides conquêtes se fondaient sur l’utilité. Circonscrits, pressés de toutes parts, les Portugais épuisés se trouvèrent entourés de maîtres là où ils avaient régné sans rivaux. Ils remirent leur épée dans le fourreau, et, ne sachant modifier ni leurs idées ni leurs mœurs, ils abaissèrent leur caractère aux chances de leur fortune. Restait le Brésil, dont la prospérité s’accrut. Mais cette colonie était d’une autre nature que les possessions indiennes, et soit qu’elle ait enrichi temporairement la nation, soit qu’en définitive elle l’ait appauvrie de toute sa population active et industrieuse, toujours est-il que, ne donnant à l’aristocratie aucune occasion d’acquérir de la gloire et du talent, elle ne put qu’alimenter ses vices et satisfaire sa vanité. L’affaiblissement moral de la noblesse fut un mal général ; la corruption descendit d’elle aux autres classes du peuple ; la décadence de l’aristocratie ne grandit personne, le vide qu’elle laissa ne fut pas rempli.

Les princes de la maison de Bragance devaient trop aux nobles pour que ceux-ci ne leur portassent pas ombrage ; la reconnaissance est un lourd fardeau pour les puissans. Aussi voit-on les rois de cette dynastie, tout en cherchant à attirer à eux les membres des premières familles, s’efforcer de ruiner leur autorité. Les grands, retenus à la cour et uniquement occupés de ses frivolités, perdent de leur valeur ; leur influence tombe entre les mains des gentilshommes du second ordre, qui n’osent pas être puissans ; les anciens élémens qui formaient la nation commencent à se disjoindre et à se dégrader. Les maux actuels, la démoralisation des hautes classes doivent être attribués aussi à une cause tellement mesquine, qu’on a peine à l’accuser de si désastreux effets : je veux dire la création de places de cour de rangs différens, qui furent une source perpétuelle de mépris et d’envie. Elles mirent en rivalité deux portions de la société qu’on vit s’user et se rapetisser dans des querelles obscures et puériles. Enfin l’influence de la dynastie de Bragance sur l’aristocratie en Portugal pourrait se comparer aux effets produits en France par l’avénement de la maison de Bourbon, si en France, pendant que les derniers remparts de la féodalité tombaient, une classe ne s’était élevée, riche, instruite, prête à saisir le pouvoir, et à l’exercer suivant les instincts de la nation. Là, au contraire, il ne se produisit que des prétentions ; rien d’actif, rien de fort ; tous les buts sérieux de la société furent négligés et dédaignés. Le désœuvrement social, voilà ce que l’esprit d’égalité moderne a donné au Portugal. Une noblesse de second ordre s’agite pour s’élever aux dignités et atteindre aux faveurs de la première. Les fonctions du gouvernement sont méprisées : on ne recherche que l’influence de cour, seule elle passionne, seule elle excite l’envie, défaut capital de la nation ; mais dans les anciens temps on se proposait un but si glorieux, qu’il était permis peut-être d’y tendre avec trop d’avidité, et ce vice avait quelque chose de moins bas quand il s’agissait de la conquête et du gouvernement des Indes. Si beaucoup de grands hommes ont cruellement expié leurs hauts faits, si le dominateur des mers de l’Inde, l’illustre Pacheco, a langui dans les fers, au moins, à défaut du bonheur, le destin lui donnait la gloire, comme dit Camoëns de don Pedro Mascarenhas. Le peuple n’avait aucune connaissance de cette sourde révolution et de l’affaissement graduel des classes élevées. Il conservait ses souvenirs purs et intacts, il adorait ses rois, vénérait ses nobles, et demeurait calme et confiant, tandis que la société était ébranlée, non par la base, comme elle le fut en France, mais par le faîte, qui l’écrasa dans sa chute.

Le marquis de Pombal précipita la catastrophe et pesa sur la société portugaise de toute la puissance de son despotisme, de toute la force de sa supériorité.

L’administration de cet homme d’état a trouvé en France de nombreux admirateurs. Les philosophes, dans leur passion pour les idées nouvelles qu’il imposait à son pays, lui ont facilement pardonné d’avoir massacré des nobles, exilé des prêtres, et fait, au profit de la philosophie, un cruel usage de l’inquisition. En Portugal, les sentimens à son égard sont loin d’être unanimes, et le peuple a plus conservé le souvenir de ses échafauds que de son génie. En France, on donne une médiocre attention aux faits ; on juge les idées, et, suivant qu’on les approuve ou non, on admire ou on blâme la conduite. Les Portugais, au contraire, se soucient peu des maximes générales, ils ne les comprennent guère ; mais ils discernent et apprécient les sentimens avec un tact remarquable, et chez le marquis de Pombal, si le ministre était grand, l’homme fut bien petit. « Quels étaient les mobiles de ses actions disent ses ennemis ; la haine, l’envie, des passions égoïstes et cupides. Quel fut son but ? le despotisme. De quels moyens se servit-il ? de la plus odieuse terreur, du meurtre, de la calomnie et de la délation. En définitive, quels résultats a-t-il obtenus ? Voyez les maux qui nous accablent. Sans doute, il a effectué des améliorations, l’ordre matériel lui doit quelque progrès ; mais en même temps il a miné toutes nos croyances, bouleversé nos traditions, désenchanté le peuple ; et, lorsque sa main puissante ne fut plus là pour soutenir son œuvre, le désordre moral enfanté par lui amena la chute de l’ordre matériel qu’il avait créé, et il devint ainsi le destructeur posthume de son propre ouvrage. »

Tout, il est vrai, ne fut pas destruction dans l’œuvre du célèbre ministre. La noblesse de province, la magistrature et le peu de haute bourgeoisie qui existât en Portugal, acquirent sous son gouvernement plus de consistance et de développement. Il favorisa le commerce et l’industrie par la fondation de corporations et de compagnies dont la plus célèbre est celle des vins de Porto. Enfin il facilita les moyens généraux d’instruction, et jusqu’à un certain point les mit en harmonie avec la philosophie française.

Si un despotisme minutieux, cupide et cruel n’eût rongé la société et n’eût été à lui seul une cause de décadence, le marquis de Pombal eût sans doute fait faire de grand pas à la nation, et dans un autre pays l’impulsion énergique de son gouvernement aurait imprimé un mouvement dont la civilisation eût recueilli plus tard les fruits ; mais les instincts portugais étaient trop tenaces pour être ainsi modifiés, et plus forts sur leur sol que les idées du XVIIIe siècle. En allant à l’encontre des vieilles mœurs, le despote Carvalho ne fit que tout ébranler, sans rien consolider de nouveau. Ce qu’il édifia tomba rapidement ; la noblesse devint moins puissante, moins apte à la pratique des affaires, moins capable de commander par le caractère et par le talent. Elle seule conserva cependant quelque autorité sur les souvenirs du peuple ; elle n’eut plus de force réelle, mais, si je puis m’exprimer ainsi, son ombre effaçait dans les cœurs toute autre image. La bourgeoisie ne put prendre racine, et la main d’une faible femme, de la pieuse reine Marie Ire, renversa en un instant l’œuvre de la philosophie moderne ; et comme le gouvernement nobiliaire qui succéda à l’administration du marquis de Pombal, n’aspira qu’à détruire à son tour, dès leur naissance les nouveaux élémens de force subirent le sort des anciennes institutions.

Le clergé a toujours exercé une grande autorité dans la société portugaise. Dès les premiers temps de la monarchie, les évêques, héritiers des prélats visigoths, dominèrent dans les réunions des cortès, et allèrent jusqu’à renverser des rois ; la déposition de don Sanche II prouva leur puissance et leur patriotisme. À l’époque des conquêtes, lorsque la gloire des navigateurs et des guerriers remplissait d’orgueil le peuple enivré, cette influence s’affaiblit beaucoup ; mais la réaction qui suivit dans la Péninsule l’apparition de la réforme au nord de l’Europe rendit à l’esprit sacerdotal toute son énergie. Si le clergé ne forma plus une force politique aussi distincte au milieu de celles de la nation, il la pénétra de toutes parts, il s’infiltra dans toutes les classes, et les imprégna de son esprit. Sous la dynastie de Bragance, le clergé régulier prit beaucoup d’accroissement, et l’action des ordres mendians sur les mœurs de la nation devint si active et si corrosive, qu’on ne saurait guère l’en séparer. On peut donc diviser l’histoire portugaise en trois grandes époques, marquées de caractères différens : celle des évêques, celle des nobles, celle des moines. Le marquis de Pombal, tout en accablant les ordres monastiques supérieurs, épargna les plus humbles. Les franciscains gagnèrent aux dépens des jésuites, comme les petits gentilshommes s’étaient accrus au préjudice des grands. Ce fut un abaissement et non une réforme. Aujourd’hui les prêtres et les moines se sont mêlés à tant de guerres et de dissensions civiles, beaucoup d’entre eux ont tellement avili leur caractère en mettant la religion et leurs personnes au service de toutes les passions et de toutes les intrigues, que le clergé portugais a dû subir la loi générale et partager la dépréciation qui pèse sur le pays[1]. Du reste, la révolution historique qui date du règne des Bragance a partout produit les mêmes effets ; tandis que les idées, les sentimens du peuple, demeuraient immobiles, elle a constamment autour de lui abattu tout ce qui était élevé. Les préjugés et les vices des classes inférieures ont été encouragés pour éteindre toute supériorité, et quand, par suite des vides faits dans la société portugaise, un nouvel état de choses s’est de lui-même substitué au précédent, il est arrivé qu’à défaut d’une aristocratie habile et d’un clergé distingué, on trouva moins encore un peuple fait pour la liberté et propre à sa situation nouvelle.

On voit que, de tous les anciens élémens constitutifs de la nation portugaise, le pouvoir royal était seul resté intact ; il s’était même accru, et se serait enrichi des dépouilles de tous les autres, si de pareils héritages pouvaient jamais solidement profiter aux princes. Le peuple portugais n’est pas de caractère à se mêler de ses propres affaires ; il laisse faire ceux qui le gouvernent, il blâme, il dénigre, sans agir jamais ; il attend qu’un évènement, auquel il compte bien ne prendre aucune part, le tire d’embarras, et se contente de regretter et d’adorer le passé. Le pouvoir royal était donc la seule force vivante ; il portait le poids de toutes ses usurpations, et le sort du Portugal et ses destinées futures dépendaient de la manière dont il serait exercé. Malheureusement, ce lourd fardeau tomba, à la fin du dernier siècle, entre les mains d’un prince bien peu capable de soutenir la nation au milieu des pénibles circonstances qui vinrent l’assaillir. La situation du Portugal, enveloppé par la Castille, fut telle dès l’origine, qu’au prix de sa nationalité, il lui fallait être commandé par des chefs habiles. Ses souverains eurent surtout à remplir les fonctions de généraux d’armées, et le peuple le plus passionné pour ses rois ne put jamais les souffrir incapables. Mille traits de l’histoire portugaise prouvent ce double instinct de la nation qui la portait à s’abandonner tout entière à ses princes et à beaucoup attendre d’eux. Sous l’empire de cette nécessité, de grands hommes se succédèrent sur le trône, et les rois faibles furent renversés, soit par les prêtres, soit par les nobles. L’imprudence du seul don Sébastien causa la perte du Portugal et le fit gémir pendant soixante ans sous le joug de la Castille. Les rois de la maison de Bragance, moins brillans que leurs devanciers, et, au contraire de ceux-ci, plus princes que gentilshommes, déployèrent des facultés de commandement, et jusque dans ces derniers temps Jean V, par la magnificence et la splendeur de ses fondations, charmait les yeux du peuple ébloui. La chute fut soudaine et complète ; au roi don José succéda la reine Marie Ire et, lorsqu’elle fut atteinte de monomanie religieuse, le débile Jean VI monta sur le trône.

En 1807, les Français entrent en Portugal ; le roi s’embarque pour le Brésil avec sa cour, et laisse son pays désarmé sans gouvernement. Puis, quand les Portugais, se souvenant de leur passé glorieux, lèvent l’étendard de l’indépendance au nom de leur roi et de la religion, Jean VI confie l’exercice de ce même pouvoir, que vient de lui reconquérir la nation, aux Anglais, qui exploitent le Portugal et l’épuisent d’or et de sang. Ainsi, abandonnant son peuple, il l’a deux fois livré aux étrangers ; sa faiblesse insigne a fait naître de cruelles factions. Du moins le peuple révérait Jean VI, tout en renversant son gouvernement, tout en lui insultant ; mais les princes de la famille royale ont attaqué le monarque leur père, l’un au nom de la liberté, l’autre au nom du despotisme : le premier lui a ravi un empire, le second l’a poursuivi dans son propre palais, et c’est sur la tête du monarque débile qu’il a porté la main pour en arracher la couronne. Quand la toute-puissance a été usurpée, il a bien fallu discuter les titres, contester, juger, scruter la conduite. C’est alors que le peuple a vu à nu l’ame de ses princes ; le prestige s’est effacé, et le doute sur la légitimité de la personne a ébranlé la foi dans le principe.

La royauté a donc subi le sort de la noblesse et du clergé, et de tout le vieil édifice de la monarchie portugaise il ne reste que des cendres. Je suis loin de m’en étonner, et quand je considère la conduite des princes, de la noblesse, du clergé, chargés de veiller sur une nation qui s’abandonne elle-même, ce qui me surprend, c’est que le peuple porte encore tant de respect aux fragmens mutilés de son ancien culte. Je n’en vois qu’une raison : il n’a rien pour les remplacer. Tout ce qu’on lui a offert est contraire à ses instincts, à sa nature, et n’a été que le prétexte ou l’occasion de nouveaux malheurs ; il n’a rien admis, et, placé entre le néant et la grande ombre que projette le passé, il s’attache à ses magnifiques souvenirs ; il aime encore, bien qu’il ne croie plus.

Enfin la bourgeoisie elle-même a été entraînée dans la décadence des autres classes. Accablé par tant de causes de ruine, le négoce a disparu : le port de Lisbonne est aujourd’hui désert, et les nouvelles fortunes n’ont pu s’élever qu’en exploitant le désordre financier de l’aristocratie. Au commerce a succédé l’usure. Mais pourquoi, demandera-t-on, si la noblesse, le clergé, la royauté, la bourgeoisie elle-même, ont tant perdu de leur influence, pourquoi prétendre que le peuple ne marche pas vers la liberté ? C’est que, pour se conduire soi-même, il ne suffit pas de n’avoir point de maîtres. C’est le peuple qui gémit le plus de l’état actuel ; c’est encore lui qui se croit le plus malheureux. Plus que les classes supérieures, il est étranger au pouvoir qui le domine. Qui donc gouverne ? il faut bien que ce soit quelqu’un ; ce n’est personne, ou du moins presque personne. Les dernières années du directoire ne nous offrent-elles pas un spectacle à quelques égards semblable ?

Par suite de la perte de tous les anciens débouchés et de tous les moyens légitimes de fortune, et aussi à cause de cet esprit aventureux et joueur qui fit faire jadis aux Portugais de grandes choses, il s’est formé une classe à part, qui s’occupe uniquement d’intrigues politiques, s’en nourrit et s’y consume. Elle s’est accrue par les révolutions et les bouleversemens successifs qui ont échauffé toutes les vanités, renversé toutes les barrières, et laissé chaque fois un peu d’écume sur le rivage. Cette espèce d’hommes est presque la seule qui s’intéresse aux affaires publiques ; elle occupe toutes les charges de l’administration, fait ce qu’on appelle l’opinion, s’empare des élections, et remplit les siéges des cortès. Pouvoir exécutif et pouvoir législatif, tout lui appartient ; elle est à la fois peuple et gouvernement. Le nombre de ces politiques n’est pas considérable, je n’ose fixer un chiffre, tant il paraîtrait hors de toute proportion avec les effets ; mais, si petit qu’il soit, il est encore trop grand pour le budget appauvri du Portugal. Une partie de ce monde, tantôt l’une, tantôt l’autre, est alternativement délaissée ; elle souffre et vit dans le besoin, l’amertume et l’envie. Le poste le plus élevé est si facile à atteindre, et le plus bas si précaire, que l’ambition n’a rien qui la retienne, et la modération rien qui la satisfasse. Ainsi, pour supplanter les possesseurs de quelques misérables places dont les appointemens ne sont jamais payés, quelques centaines d’hommes renversent des constitutions et ébranlent des trônes. Le peuple demeure froid et impassible, il s’écarte de l’arène où son sort se décide, comme un homme prudent et de goût délicat fuirait une rixe de carrefour.

Pour étudier le gouvernement du Portugal, il faut presque oublier ce pays, se placer en dehors, et s’occuper exclusivement de la classe particulière qui vient d’être signalée. Ces hommes influent seuls sur la direction des affaires, ils sont les citoyens actifs ; ils forment la nation politique, le pays légal, comme on dit chez nous. C’est dans leur monde que se passent presque tous les évènemens que les journaux racontent, et que naissent et se perdent ces ombres de gouvernemens et ces apparences de révolutions que l’Europe prend quelquefois plus au sérieux que le Portugal lui-même.

Ces réflexions étaient peut-être nécessaires avant d’entrer dans le récit de l’histoire contemporaine ; pour comprendre la vérité des faits, il faut savoir distinguer le peuple des partis, et ne jamais confondre ceux-ci avec le gouvernement. Le peuple a dans le mouvement de la société portugaise une importance qu’il serait insensé de dédaigner. Son action obscure est tout indirecte ; sa force est passive. En général, il paralyse les résultats et met obstacle aux conséquences des faits. Mais, sauf quelques émotions passagères et frivoles, la masse, même par la pensée, ne prend aucune part aux crises que son éloignement corrompt ou dénature. Le gouvernement est le produit variable de trois élémens disparates : d’un peuple inerte et défiant, de partis que traversent mille passions individuelles, et qui connaissent leurs drapeaux mieux que leurs principes ; enfin d’idées quelquefois étrangères aux sentimens de ceux qui les invoquent.

II

Depuis le commencement de ce siècle, deux pays, la France et l’Espagne, exercent une grande influence, mais à des titres et à des degrés divers, sur le mouvement des esprits en Portugal. L’Angleterre, plus puissante sur le littoral qu’aucune autre nation, commande souvent et se fait toujours obéir, mais elle ne dirige pas l’opinion et elle révolte les sentimens. La France, au contraire, est aimée ; beaucoup de Portugais, dans les émigrations successives, ont trouvé chez elle un sûr et agréable asile, et l’éclat de ses crises multipliées frappe les imaginations. Toutefois son importance tient à ce qu’elle a donné la langue politique ; par l’expression, elle agit jusqu’à un certain point sur la pensée, qui ne vient presque jamais d’elle, et la forme domine le fond. C’est une tyrannie d’imitation que facilitent la faiblesse des convictions et le dégoût d’une impuissance prolongée. On parle d’une façon et l’on sent d’une autre ; mais on parle tant et l’on sent si peu, qu’au milieu de cette discordance tout devient bientôt indifférent ; et si la France n’impose pas ses idées au nouveau Portugal, elle contribue à y étouffer l’expression des sentimens du vieux pays.

L’action de l’Espagne est d’une autre nature ; les Castillans et les Portugais se ressemblent beaucoup moins qu’on ne le dit, et s’aiment fort peu. Cependant le contre-coup de presque tous les mouvemens politiques qui ont ébranlé l’Espagne s’est fait ressentir chez ses voisins ; il y a là un effet physique plutôt que moral, né du contact et de la position géographique, non de la sympathie et de la ressemblance des idées. La même tempête soulève dans les deux pays des élémens contraires ; les désirs, les griefs, les intérêts, peuvent être différens, mais l’incendie ne se propage pas moins, et s’étend à la Péninsule entière. Ce résultat, dû quelquefois à des sociétés secrètes et au concert de cabales apostoliques, tient néanmoins à des causes plus constantes. Dans les deux royaumes de la Péninsule, l’épuisement des convictions, l’absence des volontés publiques, se joignent à l’intempérance des imaginations et au dérèglement des désirs individuels. Au bruit d’une crise en Espagne, tous les hommes épars en Portugal que rapprochent la cupidité ou l’ambition, se réunissent dans une même espérance et parviennent à se créer un but commun. Ils entreprennent, et rencontrent rarement quelque résistance. Chacun est préparé aux crises ; les uns se proclament vainqueurs, les autres se reconnaissent vaincus.

Il est cependant des révolutions dont les motifs ne furent pas aussi frivoles, et celle de 1820, encouragée par les troubles de l’île de Léon, aurait éclaté sans cette insurrection. Deux causes récentes provoquaient un mouvement en Portugal. La nation ne pouvait se résigner à demeurer plus long-temps colonie du Brésil où continuait à résider le roi, et vassale de l’Angleterre, qui dominait par l’épée de lord Beresford. L’armée surtout était impatiente du joug, et plusieurs officiers avaient été déjà victimes de leur généreux patriotisme[2]. Mais un mal plus profond, la misère, dévorait la société portugaise. Certes, il n’y aurait pas eu lieu de s’étonner si les Portugais, humiliés, délaissés, eussent poussé d’eux-mêmes un cri de liberté et tenté de relever de leurs propres mains l’antique édifice de la gloire nationale ; toutefois, ils s’insurgèrent par un motif plus modeste. « C’est, dit le manifeste du gouvernement provisoire, par le droit qu’ont les hommes de lutter contre le malheur. » Qui le croirait ? c’est en partie par amour de l’adorable maison de Bragance, selon l’expression de la proclamation de Porto, que se fit cette révolution si démocratique, qui refusa au roi jusqu’au veto suspensif. Il faut se reporter aux idées de 1820. Le mot vague de cortès n’avait rien, en Portugal, d’hostile à la royauté ; il rappelait les plus éclatans souvenirs de la monarchie, la gloire de Jean Ier comme la restauration de Jean IV. Le roi et les cortès étaient pour la masse des Portugais une même idée. On prit le drapeau de la liberté, parce que les voisins en donnaient l’exemple, et que l’esprit du XIXe siècle ne souffrait pas d’autre remède aux maux présens.

Ce mouvement vraiment populaire et unanime dévia bientôt de sa direction première. Le peuple, qui avait applaudi à la révolution, en ignorait les principes ; il ne suivit pas ses nouveaux chefs dans les phases de leur pouvoir orageux, et, peu de temps après que le gouvernement provisoire eut été organisé à Lisbonne, un semblant d’émeute, dont les auteurs même ne connaissaient pas l’importance, fit décider par une autorité incertaine que les députés seraient élus d’après la loi des cortès de Cadix. Le suffrage universel favorisa les hommes passionnés et entreprenans, au préjudice des gens timides qui reculèrent devant la violence des luttes constitutionnelles. Les élections devinrent plus politiques que la nation ; ce fut un grand malheur, et l’origine de la perte des cortès. Cette assemblée ne parvint alors qu’à faire une constitution servilement calquée sur celle d’Espagne, et à établir un gouvernement moins empreint d’un libéralisme pratique que d’un esprit révolutionnaire et anti-religieux. Tel fut le triste résultat d’idées excellentes et généreuses, mais apprises par cœur, et qui n’émanaient pas de la nature même des choses. Tout gouvernement qui a perdu le sentiment national est impropre à remplir sa tâche, et celui de 1820 ne fit que professer des idées étrangères et nouvelles, qu’il mêla dans la pratique d’anciens vices portugais.

Le roi, obéissant au vœu de la nation, avait quitté le Brésil et était venu se placer sur son trône constitutionnel ; les Anglais avaient disparu ; le mobile commun de la révolution n’existait plus, et les cortès s’étaient isolées du peuple en défendant trop ardemment ses droits. La misère augmentait toujours. La séparation du Brésil, hâtée peut-être par les fausses mesures des cortès, et dont on les rendit responsables, fut suivie d’un énorme déficit dans les recettes, et causa le mécontentement le plus vif. Ce fut au milieu de cette disposition des esprits que se termina la session des cortès constituantes, qui avait duré près de deux ans. Le 1er  décembre 1822, les cortès ordinaires s’assemblèrent à Lisbonne sous les plus sinistres présages. Un parti actif s’organisait contre elles. La reine Charlotte avait refusé de prêter serment à la constitution, et les intrigues qu’elle ourdissait du château de Ramalhao, où les cortès l’avaient exilée, animaient les complots des absolutistes. La réunion des troupes françaises sur les Pyrénées les encourageaient encore, tandis que dans l’assemblée une minorité anarchique entravait la marche du gouvernement. Celui-ci n’était soutenu que par une majorité incertaine, et ne pouvait compter sur l’armée, qui n’était pas payée ; il fut tracassier plutôt qu’énergique, et devint plus oppressif à mesure qu’il était plus faible et plus abandonné. Il s’aliéna tout le monde, et enfin resta sans force au milieu des partis extrêmes.

Cette situation fut encore aggravée par la révolte du comte d’Amarante, qui, à la fin de février proclama le roi absolu dans la province de Tra-os-Montès. Le comte d’Amarante, ce maniaque intrépide, plus connu sous le nom de marquis de Chaves, sans appartenir à l’une des plus grandes maisons de Portugal, était d’une naissance distinguée. Son père, Francisco da Silveira, avait joué un noble rôle dans la guerre de l’indépendance ; ses alliances et le crédit de sa famille faisaient de lui un ennemi dangereux ; plusieurs gentilshommes des provinces du nord, la plupart ses parens, se joignirent au marquis, et ce ne fut pas sans étonnement qu’on vit au nombre de ses adhérens MM. Antonio da Silveira et Gaspard Texeira[3]. Le premier avait été chef de la junte de Porto, et tous deux s’étaient montrés les plus ardens promoteurs de la constitution espagnole. Le marquis de Chaves, après quelques combats peu importans, fut forcé de se retirer, avec près de trois mille hommes, dans le royaume de Léon. Pendant ce temps, l’armée française faisait des progrès en Espagne ; tous les jours la faction absolutiste grossissait à Lisbonne, et le parti des cortès se disloquait de plus en plus. Le roi craignait tout le monde et toutes choses, et, redoutant le vainqueur, quel qu’il fût, restait plongé dans une complète inertie. Il est certain que beaucoup des malheurs qui accablèrent le Portugal et qui amenèrent tant de guerres civiles doivent être attribués à la faiblesse et au pusillanime égoïsme de Jean VI. Cependant, si l’on se rappelle ses souffrances et ses longues infortunes privées, on ne peut se défendre d’une certaine sympathie pour ce prince, qui fut malheureux comme roi, comme fils, comme père, comme époux, et qui, à la fin de sa triste existence, eut à trembler pour sa vie au milieu de sa famille. On lui sait même gré de cette banale bonté qui ne va pas jusqu’à faire le bien. Le peuple, qui méprisait son gouvernement, adorait sa personne. Une fois par semaine, suivant l’ancien usage, il donnait une audience publique qui durait jusqu’à la nuit ; tout le monde pouvait venir le solliciter, et les gens des dernières classes allaient en foule causer avec le roi de leurs affaires privées. Mais cette bienveillance générale ne lui donnait aucun appui, et personne ne se compromettait pour un prince qui ne savait qu’obéir à la terreur présente.

La crise que tout annonçait depuis long-temps éclata le 27 mai. Au point du jour, un régiment d’infanterie quitta Lisbonne, et, à peine sorti des portes de la ville, proclama le roi absolu. Le commandant vicomte de Santa-Martha présenta aux soldats l’infant don Miguel, qui, à l’instigation de sa mère, s’était échappé pendant la nuit du palais de Bemposta ; la colonne insurrectionnelle se grossit peu à peu de milices, de soldats, d’hommes de toutes les conditions et presque de tous les partis ; enfin ses chefs se crurent assez forts pour s’arrêter à Santarem, où les personnages les plus importans de Lisbonne ne tardèrent pas à les joindre.

Les cortès, à la nouvelle de ce soulèvement, confièrent des pouvoirs extraordinaires au général Sepulveda, chef militaire de l’insurrection de Porto ; dès le lendemain, on connut de nombreuses défections, le général Sepulveda devint suspect, et M. Jorge Davilèz[4] fut nommé commandant des troupes. Presque tous les fonctionnaires publics désertaient leur poste, d’autant plus empressés de se joindre à l’infant, qu’ils s’étaient plus compromis dans le parti contraire. Les cortès s’abandonnaient elles-mêmes ; la contre-révolution devenait inévitable, une réaction sanglante était imminente, et le roi, presque seul, entouré de bien peu d’amis, pouvait en être la victime.

Ce fut alors que le marquis de Loule, auquel son dévouement coûta plus tard la vie, pressa le monarque délaissé par ses troupes, qu’entraînait loin de sa personne un zèle royaliste, de courir après ces déserteurs trop fidèles, et, en se mettant à la tête de l’insurrection, de la modérer et de détourner une partie de ses effets. Jean VI, qui ne demandait qu’à trembler en repos, sentait son cœur défaillir ; le serment qu’il avait prêté à la constitution le retenait aussi, et l’on doit dire à son honneur qu’il fut un des derniers à le violer. Mais il craignait par dessus tout de se mettre à la merci des partisans de la reine, et il n’osait approcher de son fils. Les circonstances étaient impérieuses, le 18e régiment d’infanterie, le dernier qui restât à Lisbonne, accourut sous les fenêtres du roi, le suppliant de se placer à sa tête, et Jean VI fut entraîné presque de force vers Villa-Franca, escorté par une foule immense qui faisait retentir l’air de vivats et d’acclamations. Tout le monde alors voulut être des vainqueurs, et il fallait n’avoir ni un mauvais cheval ni une épée rouillée pour rester à Lisbonne. Arrivé à Villa-Franca, le triste monarque envoya M. de Loule porter à l’infant une lettre qui lui ordonnait de venir aussitôt rejoindre son père. Celui-ci prétendit que le soin de ses troupes le retenait à Santarem. Alors le comte de Subserra et tous les royalistes fidèles quittèrent cette dernière ville pour aller retrouver Jean VI. Les affiliés du parti de la reine étaient encore peu nombreux. L’infant ne pouvait recevoir d’instruction de Ramalhao ; il obéit donc à une seconde injonction, faite par le comte de Subserra au nom du roi, et, pour prix de son obéissance, il obtint le titre de généralissime. Le 5 juin, Jean VI rentra dans Lisbonne au milieu de cris d’enthousiasme qui contrastaient avec l’abattement de sa physionomie. On cloua la porte du palais des cortès, qui s’étaient séparées après avoir rédigé une protestation, et la contre-révolution fut consommée.

Il est assez difficile de se reconnaître au milieu de ces évènemens, dans la confusion desquels s’ébauchèrent les divers partis qui ont depuis dominé en Portugal. Tout se passa si rapidement, que l’on serait réduit aux conjectures si la suite n’avait tout expliqué. La constitution fut détruite, mais les absolutistes ne triomphèrent pas complètement. Jean VI resta sur le trône, des hommes modérés l’y entourèrent. MM. De Malmella et de Subserra formèrent un ministère, le roi promit des institutions libérales, et presque tous les employés des cortès conservèrent leurs postes. Le triomphe de la royauté ne fut donc pas une victoire complète pour le despotisme ; il y a dans l’absolutisme plus de nuances qu’on ne semble en admettre en France. Le but de la reine et de l’infant était manqué ; le roi, en se rendant à Villa-Franca, avait ruiné les espérances de leur ambition. Depuis l’entrée des Français à Madrid, personne ne croyait plus à la durée des cortès, et la véritable et sérieuse lutte avait eu lieu entre le roi et la reine, entre Villa-Franca et Santarem, où les complots de l’infant avaient été étouffés sous le nombre de ses partisans ; on comprendra le désappointement des absolutistes au milieu de leurs chants de triomphe. La chute des cortès ôtait désormais tout prétexte au zèle royaliste. Il fallut donc jeter le masque et recourir à la terreur.

Mais, avant d’aller plus loin, je dois donner quelques détails sur celle qui fut l’ame de tant de troubles et de complots.

La reine Charlotte, contrefaite d’esprit, de cœur et de corps, ne fut pas une épouse fidèle ; les raisons qu’elle se plaisait à alléguer ne sont pas de celles que l’on peut écrire. Je dirai seulement, à cause de l’intérêt politique, que, vers la fin de 1803, ou le commencement de 1804, elle donna à son époux des preuves d’infidélité d’une telle nature, qu’il fut forcé de rompre tout rapport intime avec elle. L’affliction qu’éprouva le prince, jointe au mauvais état de sa santé, le fit tomber dans un état de marasme accompagné d’accidens nerveux. La reine renonça dès-lors à dominer le cœur du roi, et résolut de profiter de l’état où elle-même l’avait réduit pour tramer une conspiration. Jean VI devait être conduit de force à Villa-Viciosa et déclaré en état d’imbécillité, tandis qu’avec le titre de régente la reine Charlotte aurait gouverné au nom de la reine Marie[5]. C’était un complot dans l’ancien style, une conjuration de palais, à laquelle les principes politiques n’eurent aucune part. Au moment de l’exécution, la reine s’effraya, se jeta aux pieds du roi et lui dénonça ses complices. Forcée ensuite de suivre tous les membres de la famille royale dans leur fuite au Brésil, elle affecta de ne pouvoir supporter ce climat, dans l’espoir de retourner à Lisbonne, et de parvenir, une fois en Portugal, à gouverner le royaume. En même temps ses intrigues allaient chercher les chefs de plusieurs provinces de l’Amérique du sud, entre autres, le docteur Francia. Lorsque, après la révolution de Porto, le roi fut rappelé en Europe, comme il parut au premier moment essayer d’en imposer aux cortès, elle s’efforça de séduire les membres les plus exaltés de cette assemblée, ce qui rappela certaine bienveillance témoignée aux cortès de Cadix ; mais quand le roi se fut soumis à tous les désirs de l’assemblée, la reine refusa de jurer fidélité à la constitution, sous prétexte qu’elle s’était promis à elle-même de ne jamais faire aucun serment, bon ou mauvais. Six mois avant l’époque où je suis parvenu, elle avait été exilée à Ramalhao.

On a peine souvent à démêler les intrigues compliquées qu’elle ourdit ; les agens de ses menées sont si obscurs, qu’il est malaisé de suivre leurs traces, mais l’ensemble des actions de la reine prouve que son but constant fut d’usurper l’autorité. Elle ne pouvait y parvenir qu’en s’attaquant à la personne du roi, que tous les partis respectaient. Ainsi donc, dès que le roi court quelque danger, et que l’on tente de faire passer le sceptre en d’autres mains, on peut dire hardiment que c’est le parti de la reine qui agit. Don Miguel lui devenait un instrument nécessaire. Aussi l’accabla-t-elle de caresses ; elle l’associa à tous ses projets, et fit de lui le séide de ses volontés. L’oisiveté de l’infant et sa brutale indifférence le rendaient parfaitement propre à devenir l’agent docile de turbulentes intrigues. Il passait son temps au milieu des vastes prairies où paissaient de nombreux troupeaux de taureaux qui servaient à ses amusemens journaliers. Là se groupaient autour de lui quelques nobles qu’attiraient des goûts semblables, des pasteurs et des campagnards qui admiraient son adresse à tous les exercices du corps, et surtout à ce jeu favori. Ceux qu’on appelait les gens de monsieur l’infant n’étaient, à vrai dire, d’aucun parti, si ce n’est de celui des taureaux ; leurs cœurs, endurcis par ces plaisirs féroces, restaient étrangers à la vie civilisée, et, n’estimant que le suffrage de leurs grossiers compagnons, indifférens au bien et au mal, ils étaient prêts à tout entreprendre.

Après la chute des cortès, les partisans de la reine restèrent long-temps armés ; le duc de Cadaval entra dans Lisbonne, suivi de nombreux pasteurs des bords du Tage, que les longs bâtons ferrés avec lesquels ils gardent les taureaux rendaient redoutables ; le marquis d’Abrantes avait ramassé tous les paysans de ses terres. Les chefs apostoliques ne se méprirent pas sur le coup qui les avait frappés ; ils tentèrent d’exciter les passions de la tourbe fanatique, et, malgré les ordres du roi, l’armée royaliste du marquis de Chaves entra menaçante dans Lisbonne. Néanmoins, la douceur de Jean VI, l’amour du peuple pour le roi et le sang-froid des ministres préservèrent le Portugal des sanglantes réactions qui désolaient l’Espagne, et, quoique le monarque n’eût pas osé accomplir ses promesses constitutionnelles, le parti des modérés paraissait gagner dans son cœur ; mais rien n’était difficile et dangereux comme la position de ses chefs. Libéraux, ils gouvernaient au nom du roi absolu après une victoire soustraite aux apostoliques ; ces derniers étaient leurs ennemis réels, et les modérés avaient pour mission de poursuivre les affiliés maçonniques. L’infant, commandant en chef de l’armée, disposait de toutes les forces, et les ministres ne pouvaient, sans paraître pactiser avec les francs-maçons, arrêter les complots des apostoliques, ni accuser la reine et l’infant, qui venaient de rendre au monarque l’intégralité de sa puissance. Le parti apostolique était cependant avide de vengeance, il ne supportait pas la modération du gouvernement qui était à chaque instant mis en demeure ou de lui céder, ou de lui résister, et ne pouvait faire un mouvement, dans quelque sens que ce fût, sans se compromettre ou sans s’affaiblir, et sans donner des armes à ses ennemis. Un mot du roi eût conjuré le danger, mais il était impossible d’obtenir qu’il se déclarât, ou même de lui montrer l’imminence du péril. Si on lui disait peu, il n’agissait pas ; si on le prévenait de tout, la crainte le jetait dans les bras de ses ennemis. Il fallut donc attendre que ceux-ci se dévoilassent eux-mêmes par l’exécution ouverte de leur complot, et apprissent au peuple étonné que les ennemis du roi étaient la reine, l’infant et les apostoliques. L’assassinat du marquis de Loule, commis le 29 février, au palais de Salvaterra, couvrit le Portugal d’une sombre tristesse, et répandit dans toutes les ames de lugubres pressentimens. C’était ce loyal gentilhomme qui, par sa décision et son dévouement, avait surtout contribué à sauver le trône du roi à Villa-Franca. Il venait de soutenir par son crédit le ministère modéré et son ami M. de Subserra. Il était depuis longues années le confident chéri de Jean VI ; ses conseils, et surtout ses services intimes et personnels étaient nécessaires à ce malheureux roi ; en frappant le favori, on atteignait le monarque à l’endroit le plus sensible ; son cœur et son esprit étaient abattus du même coup ; il se tut, tout le monde comprit, et chacun imita son silence.

Déjà les partis existaient dans toute leur violence ; mais ils vivaient pour ainsi dire ensemble, et le monde politique n’était pas divisé en groupes séparés : apostoliques et libéraux, tous vivaient pêle-mêle. Avouer ses craintes, c’eût été se déclarer factieux clubiste, et se livrer au poignard des assassins ; aussi personne ne prononça le nom des coupables. Le secret que tout le monde savait était gardé, en quelque sorte, par la population tout entière. Les terreurs de chacun grandirent au milieu du silence et de l’isolement. Pendant ce temps, les absolutistes accusaient les francs-maçons de tous les crimes, et tous les modérés d’être des francs-maçons. On est surpris de voir que le ministère, qui ne pouvait douter de l’assassinat ni de l’intention des assassins, que M. de Subserra, qui avait le couteau sur la gorge, et M. de Palmella, qui dans les circonstances extrêmes est si fertile en ressources, laissèrent à l’infant le commandement de l’armée, à la reine tous les moyens de bouleverser le Portugal et de détrôner le roi. Il faut que dans le conseil il n’ait pas été plus possible qu’ailleurs de dire ce qu’on pensait. Jose Antonio Oliveira Leite, qui fut depuis, sous le nom de comte de Bastos, l’agent le plus ardent du despotisme de don Miguel, en faisait partie. Le roi, qui espérait encore tout apaiser à force de concessions et de silence, n’eût pas souffert sans doute que l’on dit la vérité et que l’on prit les moyens de le sauver ; jamais il n’avait montré tant d’égards à la reine ni témoigné plus de confiance à l’infant. En même temps, il aimait à compromettre ses serviteurs avec eux, et il faisait poursuivre l’instruction du procès, afin d’avoir une arme dont il comptait ne jamais faire usage. La conduite du roi, qui laissait à ses ennemis tous les moyens de l’attaquer en les poussant à de nouveaux attentats, n’eut d’autres mobiles que l’égoïsme et la peur. La reine sut exploiter ces aveugles instincts à l’aide de la calomnie.

Il serait à peu près impossible au narrateur le plus exact de décrire toutes les circonstances et de faire ressortir cette multitude de causes secondaires qui amènent souvent les plus importans résultats. Dans le midi surtout, une foule de préjugés, de passions et de faiblesses individuelles, en dehors de toute logique, dominent les grands évènemens. L’histoire des peuples du nord est presque uniquement celle de leurs intérêts et de leurs idées. L’histoire des peuples du midi est au contraire celle de leurs caprices. Chez les premiers, on peut juger l’humanité, chez les seconds on peut seulement peindre des hommes. Les grands faits politiques s’y passent en quelque sorte à l’insu de la société tout entière. Les principes ne sont que des drapeaux, les paroles sont en contradiction avec les actions, et les actions souvent en désaccord avec les pensées. Qui voudrait écrire sur le Portugal ce que l’humilité des auteurs modernes appelle une histoire providentielle, choisirait le moyen le plus sûr de donner une idée non-seulement incomplète, mais absolument inexacte de ce pays. Quant à moi, je n’ai pas la prétention d’écrire l’histoire, et j’essaie de raconter fidèlement quelques faits.

Des conciliabules fréquens se tenaient chez la reine, à Queluz. La camarilla se composait à peu près exclusivement d’hommes de la plus basse classe et des plus avilis. Parmi les intimes confidens de la reine, on comptait jusqu’à des mendians ; mais les plus influens étaient ces valets privilégiés qui déshonorent les cours du midi : dominateurs dans l’intérieur du palais, inconnus ou méprisés au dehors, ils se trouvent perpétuellement en contact avec des hommes d’une condition supérieure, mais moins puissans qu’eux en réalité. Leur vanité est sans cesse blessée, et leur crédit auprès du prince leur donne les moyens de se venger ; c’est là le travail acharné de leur ambition. Un manque absolu d’éducation les rend impropres à remplir tout emploi public ; ils ne peuvent s’élever qu’en flattant les vices privés et les passions puériles des princes. C’est chose curieuse d’observer avec quel art ils alimentent leur incroyable orgueil, et de quelle admiration ils les pénètrent non-seulement pour leur rang et leurs pauvres qualités politiques, mais surtout pour leurs personnes, pour leurs plus misérables actions, pour leur manière de boire et de manger. L’habitude de vivre avec de tels complaisans inspire à leurs maîtres un mépris excessif pour les hommes, qu’ils jugent d’après ces ignobles modèles. Aussi le despotisme péninsulaire porte-t-il un caractère particulier de bassesse, de sottise et de vulgarité, qui le rend plus impossible à supporter que tout autre.

L’infant se rendait presque tous les soirs à Queluz, accompagné de ses créatures, et dispensait ses aides-de-camp de le suivre. Quelquefois, déguisé en pasteur, il se rendait dans un lieu appelé Cabeça de Bola, où des voleurs et des contrebandiers avaient construit quelques huttes au milieu des ruines de palais renversés par le tremblement de terre. Là il se plaisait à se mêler à une société de malfaiteurs, et plusieurs des assassins du marquis de Loule venaient le trouver. Enfin au moment où l’instruction dirigée contre les meurtriers touchait à son terme, le complot du 30 avril éclata.

Le chevalier Thornton, ambassadeur d’Angleterre, donnait ce jour-là un bal pour l’anniversaire de la naissance du roi George IV. Le corps diplomatique, les ministres et presque toute la société de Lisbonne s’y trouvaient rassemblés ; amis et ennemis, les conjurés et leurs victimes, tous étaient réunis. Au milieu de la soirée, le comte de Subserra reçut l’avis qu’à Cabeça de Bola on avait discuté les moyens de l’assassiner, et que sa voiture serait attaquée quand il sortirait du bal. M. Hyde de Neuville, ambassadeur de France, sauva M. de Subserra en le ramenant dans son carrosse. Le duc de Palmella était à peine rentré dans sa maison de Boahora, quand on vint lui dire qu’un officier le demandait de la part de l’infant, et que ce prince l’attendait dans les quartiers du 4e de cavalerie. M. de Palmella sortit aussitôt en costume de bal, et ne tarda pas à s’apercevoir qu’il était tombé dans un guet-apens, et qu’on le conduisait à la tour de Belem. M. de Renduffe, intendant-général de la police, était monté à cheval avec le baron de Portella, chef des gardes de la ville. Après être passé chez le vicomte Santa-Martha, commandant de la place, il se rendit au palais de Bemposta. Des pasteurs à cheval et armés de lances lui barrèrent le passage ; enfin, en se rendant à la place du Roscio, où était établie l’intendance de la police, dans l’ancien palais de l’inquisition que déjà l’infant occupait en personne, le baron de Renduffe fut reconnu, poursuivi et arrêté.

Dès minuit, l’infant généralissime avait visité toutes les casernes, allant ventre à terre de l’une à l’autre. Il ordonnait aux soldats de prendre les armes, criait que les francs-maçons avaient voulu assassiner le roi et tous les membres de la famille royale, que des mesures énergiques pouvaient seules les sauver, et qu’il les prenait sur lui.

Don Miguel réunit ensuit sur la place du Roscio les régimens qui s’étaient révoltés avec le marquis de Chaves, et ceux sur le dévouement desquels il faisait le plus de fonds. Des gens cernaient Bemposta et gardaient le roi en interdit. Les officiers dont il craignait le plus la loyauté furent arrêtés en un instant. Après avoir donné à plusieurs colonels des ordres pour faire monter leurs régimens à cheval et les avoir félicités sur leur fidélité au roi, il les fit conduire à la tour de Belem. Le comte de Villaflor et le comte de Paraty, le vicomte de Santa-Martha et le baron de Portella étaient déjà au château Saint-George. Avant midi, la moitié des officiers de l’armée se trouvait en prison. Les forteresses étaient pleines, et, comme on manquait d’hommes pour opérer tant d’arrestations, on chargeait de les effectuer des officiers qui, en arrivant à Belem, étaient incarcérés avec ceux mêmes qu’ils amenaient. Chacun en son particulier se croyait victime d’une méprise, et n’opposait aucune résistance, pour ne pas paraître complice de la grande conjuration maçonnique.

Lisbonne était dans la stupeur ; mille bruits ridicules se transmettaient de bouche en bouche. Beaucoup d’hommes modérés, par leur fatale faiblesse, avaient eux-mêmes accrédité les calomnies de leurs ennemis. À la suite des absolutistes, ils s’étaient empressés de proclamer les crimes chimériques de francs-maçons, et pour échapper à une lutte contre les véritables conspirateurs, dont ils redoutaient la puissance, ils avaient attaqué d’anciens ennemis désarmés. En se courbant devant le danger, en s’efforçant de le dissimuler, ils contribuèrent à élever le perfide échafaudage du complot dont ils devaient être les premières victimes. Il n’y eut qu’à changer quelques noms pour les atteindre. Les partis les plus opposés semblaient s’être entendus pour préparer à tout admettre un peuple crédule frivole et passionné.

Il serait injuste de confondre tous les apostoliques avec les partisans de la reine. Plusieurs absolutistes tinrent, dans ces journées, une conduite parfaitement loyale ; mais la plupart, sans participer à la direction du complot, obéissaient avec ardeur aux ordres du généralissime : ils étaient ravis de profiter de l’occasion pour accabler leurs ennemis, et prêtaient, sans se compromettre, l’appui le plus efficace à la conspiration de la reine et de l’infant.

Au milieu de la nuit, le palais de Bemposta avait été entouré de troupes qui croyaient accourir au secours du roi. Des hommes dont je me suis interdit d’écrire les noms excitaient le courroux des soldats en leur montrant par les fenêtres de longues bandes de toile, au moyen desquelles, disaient-ils, les francs-maçons avaient été sur le point d’étrangler leur monarque adoré. Don Miguel, sous prétexte d’empêcher les assassins d’approcher du roi, avait défendu de laisser pénétrer dans le palais tous ceux qui ne seraient pas munis d’une carte sur laquelle étaient gravées ses armes. Ayant ainsi isolé Jean VI de ceux de ses serviteurs qui auraient échappé aux arrestations, don Miguel le tenait sous sa complète dépendance. Il avait laissé pour lui cette lettre, que je crois devoir citer en entier :

« Sire,
« Mon roi, mon auguste père et mon seigneur,

« Frissonnant d’horreur à la vue de la trahison la plus perfide tramée par les terribles associations maçonniques, qui, de concert avec celles d’Espagne, ont renversé la maison royale de Bragance, en réduisant en cendres le plus beau pays du monde, j’ai résolu, après avoir entendu les vœux sincères et fidèles de tous les bons Portugais, d’appeler aux armes la brave et immortelle armée portugaise, afin d’assurer par son intermédiaire le triomphe du grand œuvre commencé dans la journée immortelle du 27 mai 1823, et qui, par une fatalité inattendue, n’a pas eu un résultat qui corresponde aux vœux de la nation. Votre majesté, qui possède de sublimes vertus dont les hommes n’ont aucune idée, et qui font d’elle le meilleur des rois qui aient régné sur la terre, ne pourra qu’approuver ma résolution héroïque, puisqu’elle a pour but d’empêcher votre majesté de tomber entre les mains des infâmes individus qui l’entourent et qui l’ont conduite sur le bord de l’abîme, et en sauvant votre majesté d’un danger si imminent, de préserver à la fois la famille royale et la nation.

« La proclamation que j’ai l’honneur de transmettre à votre majesté empêchera toute fausse accusation que les mécontens pourraient chercher à faire retomber sur moi, soit dans le moment, soit plus tard ; et je supplie votre majesté de jeter sur cette proclamation un regard paternel, afin qu’elle puisse reconnaître les vérités pures qu’elle contient comme le seul moyen de rendre justice à un fils qui, pour sauver son auguste père, son roi et son seigneur, et pour conserver intacts les droits primitifs de la royauté, n’a pas hésité à exposer son sein aux hasards de la fortune, dans la ferme persuasion qu’un prince portugais, quand il prend les armes pour une entreprise si glorieuse, ne doit les déposer que lorsqu’il a mis un terme à une lutte extrêmement nuisible aux personnes qui, comme votre majesté, sont nées pour régner, ou lorsqu’il a délivré votre majesté des chaînes que la franc-maçonnerie lui avait préparées. Qu’il plaise à votre majesté d’approuver ma noble et royale conduite, en annonçant à la nation que votre majesté la sanctionne, en daignant m’accorder la permission d’agir, et en levant ainsi tous les obstacles à la grande entreprise dans laquelle je suis engagé. — Plein d’anxiété et plus qu’impatient, j’attends à la tête de l’armée, entouré de bons Portugais, fidèles amis de votre majesté, qui mettent autant que moi leur espoir dans vos sublimes vertus, la décision royale de votre majesté pour l’approbation de ma résolution. Je supplie votre majesté de se rappeler qu’il n’y a pas de temps à perdre, et que la célérité ne fut jamais plus nécessaire. Je prie Dieu de faire prospérer la vie de votre majesté pendant un long cours d’années.

« Miguel. »

Le monarque désolé ne savait rien des évènemens. Livré à la terreur la plus profonde et abattu sous le poids de l’attente et de l’anxiété, il n’avait pas même la force de s’informer de ce qui se passait. À onze heures, la reine arriva de Queluz, escortée par un régiment de cavalerie que lui avait envoyé l’infant. Elle criait au peuple qu’on avait voulu tuer le roi, mais sa physionomie était radieuse, et elle souriait en agitant son éventail et en quêtant des vivats. Devant elle les obstacles s’aplanirent, et elle monta rapidement à l’appartement du roi. Bientôt lord Beresford arriva ; don Miguel l’avait autorisé à se rendre à Bemposta.

Cette faveur exceptionnelle et les conseils qu’il donna pendant la crise pourraient faire présumer que lord Beresford était complice du prince ; cependant il serait peut-être injuste de dire que le maréchal ait tenté de détrôner son bienfaiteur, le roi Jean VI. Ennemi constant du comte de Subserra, lord Beresford venait de se brouiller avec le duc de Palmella ; les cortès lui avaient retiré son pouvoir, et tant que les constitutionnels et les afrancesados auraient conservé quelque influence, il ne pouvait espérer de le ressaisir ; il était donc naturel, pour ces raisons et pour d’autres qu’il désirât le triomphe du parti de la reine et sympathisât avec l’infant. Aussi s’efforça-t-il de persuader au roi de monter avec lui dans une calèche découverte, et de passer les troupes en revue. Son but était de mener Jean VI au Roscio, de lui faire sanctionner toutes les mesures de l’infant, d’affermir ainsi le pouvoir du prince, et de devenir lui-même un arbitre nécessaire entre le père et le fils. Mais la timidité de Jean VI, qui lui faisait craindre toute espèce de démonstration et de mouvement, le sauva cette fois de sa perte, et donna au corps diplomatique le temps d’arriver.

M. de Neuville, en apprenant les singuliers évènemens de la nuit, avait convoqué tous les envoyés des puissances étrangères chez le nonce du pape. Il leur proposa de se rendre ensemble auprès du roi. Le nonce, homme singulièrement pieux et qui ne se mêlait d’aucune intrigue, déclara qu’il suivrait partout un guide tel que M. l’ambassadeur de France ; le ministre d’Angleterre et tous les autres diplomates se joignirent à lui avec un abandon généreux. L’envoyé des États-Unis fit remarquer que la diplomatie américaine s’occupait peu des usurpations européennes. « Mais, s’écria M. de Neuville, c’est le plus honnête homme de son royaume qu’il s’agit de sauver ! c’est un père que son fils veut assassiner ! » — « Je vous suivrai donc ! » répondit le ministre républicain, et tous partirent pour Bemposta, en passant par la place du Roscio.

L’infant se trouvait alors au balcon du palais de l’inquisition, ayant à ses côtés le marquis d’Abrantes, don Antonio da Sylveira[6], un lieutenant de chasseurs nommé Païva Raïposo, un avocat père de ce dernier, et des gens obscurs. Il débitait à la populace la fable du complot maçonnique, changeait tous les employés publics, et venait de proclamer un ministère de sa façon, quand l’attention fut attirée vers un des angles de la place par l’approche d’un cortége qui s’avançait lentement ; c’était la voiture du nonce du pape, puis une seconde où se trouvaient l’ambassadeur de France et celui d’Angleterre ; dans une troisième était l’ambassadeur d’Espagne ; enfin, tout le corps diplomatique suivait. Les voitures s’avancèrent à travers la foule qui criait : « Vive le roi ! vive la reine ! vive l’infant ! » — « Vive le roi ! s’écria M. de Neuville se montrant à la portière ; vive le roi ! Portugais, le corps diplomatique va se réunir autour du roi Jean VI ! Vive le roi ! » Qu’on juge de l’effet que dut produire sur cette cabale apostolique la vue de tous les représentans des légitimités européennes, le nonce du pape à leur tête, passant avec dédain devant elle et allant délivrer le roi Jean VI de sa captivité.

À l’entrée de la cour extérieure du palais, les membres du corps diplomatique furent contraints de descendre de voiture, et, quand les ambassadeurs se trouvèrent au pied du grand escalier, des soldats les arrêtèrent ; un officier leur dit avec insolence qu’ils ne pouvaient monter, s’ils n’étaient porteurs d’une carte délivrée par l’infant. M. de Neuville répondit qu’ils allaient chez le roi, que l’Europe ne reconnaissait que le roi, et que l’infant n’était qu’un sujet du roi. Les choses en étaient à ce point, quand don Thomas Mascarenhas arriva. Ce fidèle gentilhomme, quoique aide-de-camp de l’infant, était bien loin de participer au complot. Il courut vers l’officier, et lui ordonna de laisser avancer le corps diplomatique : « Faites entrer messieurs les ambassadeurs ! cria-t-il avec feu. — Par quel ordre ? — Par celui que je vous donne et que je garantis sur ma tête. » L’officier surpris n’osa s’opposer à l’aide-de-camp de l’infant. Les rangs s’ouvrirent, et le corps diplomatique, après avoir traversé les salons déserts, trouva dans la salle du dais le roi, n’ayant auprès de lui que le marquis de Torres-Novas, son majordome, et le maréchal Beresford. Des pleurs inondaient le visage du monarque. Après avoir remercié les ambassadeurs, il dit à voix basse, car la reine écoutait de la pièce voisine : « Je n’ai rien vu, rien entendu, je ne sais rien de ce qui se passe ; je suis en prison, et personne n’a voulu m’assassiner. » Et comme M. de Neuville cherchait à raffermir son courage, il répondit en sanglotant : « Ils ont tué le comte de Subserra. — Non, sire, reprit l’ambassadeur. — Ils l’ont tué ! répéta le roi avec angoisse. — Il est à l’ambassade de France, s’empressa d’ajouter M. de Neuville, et nous saurons bien l’y défendre. » Jean VI saisit la main du généreux diplomate, le remercia avec une tendre effusion et parut retrouver un peu d’énergie. Lord Beresford s’interposait sans cesse entre le roi et le corps diplomatique. M. de Neuville, se tournant alors vers lui : « À quel titre parlez-vous, milord ? lui dit-il ; est-ce comme Anglais ? voilà votre ambassadeur ; est-ce comme Portugais ? voici votre roi ! »

L’ambassadeur de France voulait que Jean VI ôtât immédiatement à don Miguel le commandement des troupes et déclarât publiquement qu’il désapprouvait sa conduite. Tout était terminé, si cet avis eût prévalu ; mais l’opinion de lord Beresford l’emporta en partie, parce que ce malheureux père craignait de déshonorer sa famille en publiant la trahison de son fils. Il fut donc décidé que le roi exigerait seulement que l’infant lui fit des excuses en présence du corps diplomatique. Don Miguel avait déjà fait prévenir son père qu’il allait se rendre à Bemposta ; mais c’était en maître et non pas en suppliant qu’il comptait y arriver. Don Thomas lui apprit que le corps diplomatique était au palais, que lui-même lui en avait facilité l’entrée. Tout étourdi de ce coup, l’infant n’osa tarder plus long-temps à se rendre à Bemposta. En montant les degrés du palais, dans sa fureur puérile, il mordait et déchirait ses gants. Jean VI lui parla d’abord quelques instans en particulier ; après dix minutes d’entretien, ils rentrèrent dans la salle où se trouvaient les ambassadeurs. Le prince mit un genou en terre, et demanda humblement pardon à son père. M. de Neuville déclara ensuite, au nom de ses collègues, qu’ils ne traiteraient avec aucun autre ministre des affaires étrangères que M. de Palmella, dont il réclama la mise en liberté ; l’infant donna sa parole de le délivrer, et la reine, qui jusqu’alors avait suivi silencieusement cette scène de la pièce voisine, ne put se contenir davantage : « Si on lâche celui-là, s’écria-t-elle, tout est perdu. » Puis, sans dissimuler sa fureur, elle repartit pour Queluz. Don Miguel ordonna aux troupes de rentrer dans leurs casernes, et la marche du complot fut un moment suspendue.

Malgré le bouleversement général et l’effervescence causée par un tel désordre, on resta pendant quatre jours dans une situation à peu près indécise, sans qu’aucune explication vînt donner au peuple incertain le mot de l’énigme. M. de Palmella était hors de prison ; mais, ainsi que les autres ministres, il ne jouissait d’aucune autorité. L’infant disposait de toute la force militaire ; ses agens de police et cette sorte de gouvernement d’état de siége qu’il avait nommé au Roscio dominaient à Lisbonne, quand, dans la matinée du 4 mai, on vit paraître un décret qui excusait l’infant, reconnaissait la fable du grand complot, et par le fait mettait les serviteurs du roi à la merci de don Miguel. La teneur ambiguë de ce décret avait été conseillée par lord Beresford et consentie par des hommes modérés qui espéraient opérer une transaction et désarmer l’infant en lui donnant cette satisfaction verbale. Quant à Jean VI, il se flattait, en cédant, d’être souffert sur le trône.

On est frappé, dans les jours qui suivirent, de l’indécision des conspirateurs engagés dans une entreprise aussi téméraire, de leur manque d’ensemble et de leur lenteur. Ces différens caractères, aussi bien que les faits, dénoncent les coupables. On reconnaît que le chef de la conjuration était une femme d’un esprit vif et pénétrant, fécond en intrigues, mais que l’aveuglement de la passion, un excessif orgueil et sa position même rendaient impropre à mesurer les obstacles. On sent que ses associés et ses confidens étaient hors d’état de combiner et d’exécuter un plan suivi ; on voit enfin que tous ces projets d’une audace effrontée étaient mis en œuvre par un jeune prince dont l’esprit était aussi léger et insouciant que ses instincts étaient turbulens et cruels.

L’ordonnance du 4 mai ouvrit une libre carrière aux conjurés. Tous les hommes énergiques que l’on avait oubliés le 30 avril furent arrêtés, et une nouvelle terreur accabla Lisbonne. L’infant se mit à opérer lui-même les arrestations ; il allait dans les maisons arracher les honnêtes gens au milieu de leurs familles ; il les poursuivait à cheval dans les rues ; il menaça même d’assiéger l’hôtel de l’ambassade de France pour en enlever M. de Subserra ; et, quand il apprit que ce dernier s’était enfui à bord d’un bâtiment anglais, il courut de toute la vitesse de son cheval vers la tour de Saint-Julien, et fit canonner le paquebot qui sortait du Tage. Le sauvage infant ne respectait plus rien ; il n’y avait de sûreté pour personne, et les ministres étrangers déclarèrent que, si un semblable état de choses se prolongeait, ils seraient forcés de se retirer avec tous leurs nationaux. Les forteresses qui avaient suffi à contenir les victimes de la tyrannie du marquis de Pombal étaient trop étroites pour tant de prisonniers.

Une pareille situation ne pouvait durer. Le peuple commençait à manifester un froid mécontentement et soupçonnait la trahison. Les nouveaux chefs de corps avaient peine à maintenir leurs soldats ; et si, dans la première période, le temps seul avait donné de la puissance au complot, la prolongation d’un état si violent perdait les factieux. Les conjurés durent désespérer de tromper plus long-temps la nation ; ils obéirent à une impitoyable logique, et résolurent de faire plier l’opinion publique sous une terreur plus forte. Mais ils craignaient que le peuple de Lisbonne ne se soulevât, s’il était témoin de scènes sanglantes, et ils prirent le parti d’envoyer à la forteresse de Peniche ceux qu’ils destinaient à la mort. Le jeudi 6 mai, le comte de Villaflor et plusieurs prisonniers furent tirés du château Saint-George ; un grand nombre d’officiers furent aussi envoyés de Belem à Peniche. Le lendemain, quarante-sept nouvelles voitures de prisonniers partirent de la tour de Belem. Le général Vasconcellos commandait à Peniche ; on lui fit l’honneur de le destituer. Le décret du 4 mai rendait facile tout assassinat juridique. La mort de tant de braves gens était donc imminente. Il n’y avait pas de temps à perdre pour les sauver. Que faisaient le peu d’hommes de cœur restés libres ? Ils attendaient. On s’indigne de leur patience ; peut-être la situation ne permettait-elle pas de prendre un plus noble parti : s’insurger contre une autorité qui n’avait pas été désavouée par le roi, c’était prêter un corps à la chimère du complot maçonnique, s’aliéner le peuple et l’armée, assurer la perte des prisonniers et la leur. Mais que le roi eût dit un mot, le peuple, l’armée et les absolutistes même, qui n’agissaient que sous le manteau du zèle royaliste, se seraient réunis aux honnêtes gens. Il était donc d’une absolue nécessité que Jean VI se prononçât ; lui seul ne pouvait être suspecté. Le doute, ou plutôt l’apparence du doute sur les ennemis réels du roi, faisait seul la puissance des factieux, et il répugnait à la loyauté portugaise de les chercher si près du trône. Malheureusement la crainte que la reine et l’infant inspiraient à ce triste prince, à la fois abandonné et adoré de tous, était si profonde, qu’il n’osait dévoiler leur imposture ; peut-être ne le pouvait-il plus sans danger, il s’était laissé désarmer. Aussi, M. de Neuville le pressait-il de se rendra à bord d’un des bâtimens de guerre étrangers stationnés dans le Tage. Mais ce projet était sans cesse ajourné, quand, le jeudi 6 mai, une vieille femme vint dire au roi, qui tenait son audience publique, que le comte de Villaflor et les autres prisonniers de Saint-George avaient été transférés à Peniche. Jean VI ne se méprit pas sur les intentions de la reine, et, comme il ne lui restait plus rien à livrer à ses ennemis, il se rendit aux sages conseils de M. de Neuville.

Le 7, le roi, dont la terreur avait vaincu un moment l’indécision, monta en voiture et se dirigea du côté du quai de Belem ; là, il aperçut la reine se promenant dans les jardins du château qui bordent le Tage, et sa frayeur fut si impérieuse, que, renonçant à toute tentative d’évasion, il retourna en grande hâte à Bemposta.

D’heure en heure, le danger menaçait davantage ; les prisonniers de Peniche allaient être sacrifiés, la contrainte morale exercée sur le roi pouvait se changer en des liens matériels. Si ses fidèles serviteurs étaient massacrés, son sort était incertain, et, s’il ne s’évadait pas, leur perte était assurée. Il fallait saisir le dernier instant que laissait au roi la sécurité des absolutistes, rendus confians par leur facile triomphe. Ce ne fut cependant qu’après deux jours entiers que Jean VI put se relever de l’anéantissement où l’avait plongé la vue de la reine, et trouver assez d’énergie pour oser fuir. On forma un nouveau plan et, pour rendre toute trahison impossible, l’ambassadeur d’Angleterre, celui de France et M. de Palmella en furent les seuls confidens. Ce dernier, poursuivi et traqué sans cesse par des assassins, s’était réfugié, le samedi 8, à bord du Windsor-Castle.

Le dimanche 9, le roi, sous prétexte d’aller dîner à Caxias, maison de campagne située sur le bord du Tage, s’embarqua sur la galère royale, n’ayant avec lui que les deux infantes et les officiers de service du jour. Pendant quelque temps, il navigua lentement le long des quais de Lisbonne, et une fois parvenu à la hauteur du Windsor-Castle, il ordonna au pilote de se diriger de ce côté. Le monarque à bord, l’étendard royal fut hissé au grand mât, et Lisbonne apprit au même instant que le roi avait été captif et qu’il était libre.

La question ne fut pas un seul instant douteuse. Le mensonge était à découvert, et les conjurés n’essayèrent même pas de résister. L’infant, en arrivant de Queluz, était monté sur un canot pour aller à Caxias, quand, parvenu au milieu du fleuve, il reçut l’ordre du roi de venir prendre ses ordres sans retard et sans excuses à bord du Windsor-Castle. Don Miguel hésita un moment avant d’obéir, ayant peine à saisir l’importance de la démarche à laquelle il allait être entraîné ; mais le voisinage de chaloupes anglaises donnait à l’intimation du roi une autorité irrésistible à laquelle le prince dut se soumettre.

Les prisons furent à l’instant ouvertes à Lisbonne, et le jeune marquis de Loule porta à Peniche l’ordre de délivrer les captifs ; le Portugal tout entier fut en fête. Le peuple manifesta la joie la plus vive pour la délivrance de ces mêmes hommes à l’exécution desquels il aurait pu applaudir. On jetait des fleurs sur le passage de ceux qu’on appelait alors d’innocentes victimes, tout le long de cette route où quatre jours auparavant ils avaient été accablés d’outrages. Don Miguel partit le 13, à bord d’une frégate portugaise surveillée par deux bâtimens de guerre, français et anglais. La reine fut confinée à Queluz, et le 14 Jean VI débarqua à l’arsenal de la marine, et se rendit au palais de Bemposta au milieu des cris de vive le roi seul. Il fut reçu avec un ardent enthousiasme et une bruyante effusion. Il était véritablement adoré des Portugais ; jamais il n’y eut tant d’amour pour de si pauvres vertus.

Si je me suis si longuement étendu sur ces derniers évènemens, c’est que tous les Portugais, apostoliques et libéraux, font dater de cette époque les cruelles divisions qui ont depuis déchiré leur patrie ; et l’on verra dans la suite comment ces troubles influèrent plus puissamment sur le classement des partis que les principes politiques même.

Les factions demeurèrent accablées d’un sommeil douloureux, attendant pour se réveiller la mort de Jean VI, que le déclin de sa santé annonçait être prochaine. Le respect et l’amour que le peuple portait à ce faible monarque, qui, ainsi que lui, souffrait des maux qu’il ne savait empêcher, était une barrière que les princes de la famille royale avaient seuls osé franchir.

III.

La nation portugaise avait accueilli avec ardeur, en 1820 et 1823, deux révolutions faites en sens contraire. Après s’être précipitée sous le drapeau des théories libérales, elle était venue demander au trône absolu l’appui et la force qu’elle n’avait pas su trouver en elle-même. La cruelle ambition d’une reine et la turbulence féroce d’un jeune prince lui apprirent bientôt que l’abaissement n’assure pas toujours le repos. Accablée de cette double déception, fatiguée du choc des idées et de l’avidité des intérêts, la nation n’essaya plus désormais d’échapper à son sort, elle s’affaissa graduellement sous le poids de ses infortunes et de ses doutes. Les effets de la crise sociale et financière déterminée par la perte du Brésil se faisaient de plus en plus sentir. Il n’existait de débouchés ni pour les hommes ni pour les choses, et dans de pareilles circonstances, que n’auraient pu dominer un respect séculaire pour l’autorité et une généreuse confiance dans l’avenir, vint s’élever un doute sur la légitimité du droit de succession, doute aggravé par la lutte des principes politiques. Les démarches incohérentes d’un prince placé à deux mille lieues du Portugal affaiblirent encore une autorité naturellement précaire, et contribuèrent à miner le pouvoir fragile confié à une jeune princesse pour être remis à une enfant. Au milieu de mouvemens si divers et de cette confusion infinie, on ne distingue clairement qu’une chose, c’est la douloureuse nécessité d’une crise prochaine. Peu importe que quelques hommes de cœur combattent avec hardiesse et désintéressement, ou que des intrigans s’empressent de profiter du peu d’instans que leur laisse la fortune ; le résultat est inévitable. Le parti constitutionnel ne s’appuie ni sur le peuple, ni sur les princes ; la nation est indifférente ; don Pedro est au Brésil, et dona Maria dans l’enfance ; la reine Charlotte, au contraire, est active et pleine de vie, et l’infant don Miguel est à Vienne, n’attendant que son signal. Quelle que puisse être la variété des évènemens, quel que soit l’oubli dans lequel semblent plongés les principaux acteurs de ce triste intermède, il ne faut jamais perdre de vue ces deux funestes personnages. La reine et l’infant planaient sur les destinées du Portugal comme deux sombres nuages ; ils tendaient toujours à se joindre, et à leur contact devait éclater une explosion qui ferait tomber sur ce malheureux pays tous les maux qui lui restaient à connaître.

Le 6 mars 1826, le faible roi, dont la perte se fit cruellement sentir, voyant sa fin approcher, nomma régente du royaume sa fille chérie l’infante Isabelle Marie. Quatre personnages importans, le duc de Cadaval, le patriarche de Lisbonne, le marquis de Vallada et le comte dos Arcos, composaient le conseil de cette régence, qui devait gouverner jusqu’à ce que l’héritier légitime du trône (ce sont les termes du décret) eût décidé ce qu’il importait de faire pour le bien du royaume. Cette expression d’héritier légitime, que les troubles subséquens ont rendue fort peu explicite, semblait alors parfaitement claire ; l’héritier légitime était le fils aîné du roi. L’élévation de l’empereur don Pedro au trône avait de plus cet avantage, de rendre au Portugal une colonie dont chaque jour il déplorait la perte. Aussi la régente et son conseil envoyèrent-ils, immédiatement après la mort du roi, à Rio-Janeiro, prendre les ordres de don Pedro. Comme on ignorait les intentions du prince, on hésita un moment à le proclamer roi ; mais, quinze jours après, l’acclamation eut lieu dans les formes ordinaires, et l’empereur du Brésil fut reconnu, sans opposition, roi de Portugal, sous le nom de don Pedro IV. Néanmoins, si le désir de la mère-patrie devait être de reconquérir sa superbe colonie par la main du prince qui la lui avait enlevée ou conservée, comme disait Jean VI, l’intérêt du Brésil était au contraire de rester indépendant. Ce fut donc le Brésil, et non le Portugal, qui exigea que les deux couronnes ne reposassent pas sur la même tête, et don Pedro, forcé d’opter entre son sceptre légitime et son pouvoir révolutionnaire, se déclara pour le dernier ; avant d’abdiquer ses droit, il voulut en faire un usage qui, personne ne le niera, émanait d’un noble principe. Son premier acte de roi fut de confirmer, le 25 avril, la régence créée par son père ; il accorda une amnistie générale, et le 29 il octroya une charte. Le 30, il nomma les membres de la chambre des pairs, composée presque entièrement des grands du royaume et des évêques. Puis il abdiqua en faveur de sa fille aînée, doña Maria da Gloria, ordonnant qu’elle ne sortirait pas du Brésil que son mariage ne fût conclu avec l’infant don Miguel et qu’elle n’eût prêté serment à la constitution : l’abdication devenait nulle, si ces conditions n’étaient pas remplies. Don Pedro renonçant à la couronne, les droits de sa fille étaient aussi incontestables que l’avaient été les siens. L’ordre de succession au trône suit dans tous les pays les principes établis pour la constitution des majorats ; la loi des princes est, sous ce rapport, celle des particuliers, et en Portugal les femmes héritent des fiefs, à défaut d’héritiers mâles dans la ligne directe. Aussi l’infant don Miguel, qui s’était empressé de jurer fidélité à son frère, prêta-t-il sans difficulté serment à sa nièce doña Maria, et presque tous ceux qui furent depuis ses partisans imitèrent son exemple. L’abdication de don Pedro éveilla néanmoins toute l’ambition de la reine Charlotte. Quelle perspective s’ouvrait devant elle ! L’infant don Miguel, son disciple servile, allait être le mari de la reine. La puissance devait donc inévitablement tomber entre les mains de son fils et les siennes propres. Être assuré de l’avenir, c’est posséder le présent, et l’empereur don Pedro, tout en faisant reconnaître les droits de doña Maria, facilita par cette promesse de mariage l’usurpation de don Miguel.

Alors s’opéra dans les différentes catégories de la noblesse portugaise un revirement de position dont les luttes de partis ont fait depuis oublier l’origine. En 1820, presque tous les grands se trouvaient au Brésil avec le roi ; plusieurs avaient gouverné au nom de l’Angleterre ; d’autres, qui avaient suivi l’armée française, étaient éloignés des affaires de leur pays, et bien peu de noms appartenant à la première noblesse figurèrent dans les mouvemens qui déterminèrent la constitution de 1822. Les gentilshommes de province, au contraire, restés chez eux loin de la cour, comptant sur leur influence auprès des populations, et principalement cette nombreuse famille des Sylveira, qui couvre les provinces du nord, avaient désiré ardemment acquérir de l’autorité à la faveur du système représentatif. Le mouvement les dépassa, et leur désappointement s’accorda avec celui de la reine Charlotte. Ils furent, lors de l’insurrection de Santarem, tout disposés à coopérer au renversement des cortès, et le régime de la charte ne leur offrit ensuite aucune position qui pût les séduire. La naissance ne les appelait pas à la chambre des pairs, et ils dédaignèrent de siéger dans celle des députés. En 1823, on vit donc beaucoup de partisans de la révolution de 1820 prendre les armes en faveur de l’absolutisme, et la promulgation de la charte les enchaîna pour toujours à ce parti. Les grands, au contraire, spectateurs défians de la révolution de 1820 et particulièrement attachés à la personne de Jean VI, avaient en grand nombre suivi le roi à Villa-Franca. Plusieurs, par leur résistance au complot de la reine, furent exposés à la haine personnelle de cette princesse et aux vengeances de son parti. Le régime constitutionnel devint un abri sous lequel se réfugièrent beaucoup de royalistes. Leur sécurité à venir se trouva liée au maintien de la charte et au salut du trône de doña Maria. Dans les premiers temps de la régence de l’infante Isabelle, presque tous les membres de la haute aristocratie, attirés par la pairie, parurent disposés à admettre la forme nouvelle de gouvernement, et si deux ans après un si grand nombre se montra peu dévoué, cela tint à des circonstances nouvelles et provint de ce que le danger, pour le commun des ames, change le point de vue.

C’est une chose digne de remarque dans la filiation des partis : les héritiers des familles persécutées par le marquis de Pombal furent plus tard victimes de leur attachement aux idées libérales. L’esprit d’indépendance se perpétua dans ces familles, tout en changeant d’objet. M. de Palmella lui-même, que le penchant naturel de son esprit attirait vers les principes nouveaux, avait été sans doute profondément ému, dans sa jeunesse, par le récit des souffrances d’une mère qui défendit avec un si tendre courage la fidélité de l’amour qu’elle avait voué à M. de Souza, plus tard son époux. Elle ne craignit pas, presque enfant, de résister ouvertement aux violences du marquis de Pombal, qui prétendait l’unir à son fils. Beaucoup de grands seigneurs libéraux étaient parens ou alliés des Tavoras et de ceux qui périrent dans la grande exécution de 1759. Le général Saldanha, au contraire, était petit-fils du marquis de Pombal, et cette différence d’origine entra peut-être pour plus qu’il ne le sut lui-même dans la position exceptionnelle qu’il occupa long-temps au milieu du parti le plus exalté.

Dans le nord, aussitôt après l’abdication de don Pedro, la promulgation de la charte donna des soldats à l’intrigue apostolique, et quelques paysans, excités par des moines et des officiers en retraite, proclamèrent don Miguel roi absolu. Le général Soldapha, commandant de Porto, comprima ce mouvement par sa vigoureuse activité. Un soulèvement de la même nature éclata dans les Algarves. Le général Saldanha, devenu ministre de la guerre, et le comte d’Alva, commandant de la province, parvinrent également à étouffer cette insurrection. Les rebelles se réfugièrent en Espagne, et des émeutes partielles eurent ensuite lieu sur plusieurs points de la frontière. Elles furent successivement vaincues ; mais à chaque insurrection nouvelle des portions de régimens et des corps entiers quittaient le Portugal et cherchaient un refuge en Espagne. Le gouvernement du roi Ferdinand donnait des armes, des chevaux, des munitions aux déserteurs ennemis de la constitution. Un grand nombre de libéraux espagnols se réfugiaient également en Portugal, et la guerre semblait devoir être à la fois civile et étrangère. Le marquis de Chaves, à la tête de six mille hommes, pénétra dans la province de Tra-os-Montes, et d’autres chefs plus obscurs envahirent l’Alemtejo et les Algarves. La position du gouvernement portugais, devenu constitutionnel sans le savoir, et qui devait dans peu d’années remettre le pouvoir entre les mains des absolutistes, n’était plus tolérable. Les intrigues se multipliaient dans tous les sens ; l’administration, en général modérée, mais toujours faible, subissait tous les inconvéniens des clubs, sans même avoir, comme en 1820, leur dangereux appui ; l’ambassadeur d’Angleterre, lord Heytesbury, se mêlait des détails les plus intimes du palais ; certains confidens de la régente, allaient proclamer dans les carrefours et les cafés les délibérations du conseil, et, en avilissant le pouvoir, décourageaient ses partisans. C’était le gouvernement de tout le monde et de personne.

Cependant, grace au dévouement de quelques ministres tels que le comte de Lavradio[7], M. Trigoso, et aux talens militaires du comte de Villaflor, qui s’est depuis illustré sous le nom de duc de Terceire, la victoire appartint un moment à la cause du droit et de la justice. L’Espagne était toujours menaçante ; le gouvernement de Lisbonne pouvait être plusieurs fois vainqueur sans se consoler, et un seul revers suffisait pour le perdre : il eut recours alors à un remède peut-être nécessaire, mais douloureux ; il appela la puissance britannique à son aide. Les Anglais ne tirèrent pas l’épée, leur force morale contrebalança seulement l’influence espagnole, ils défendirent en quelque sorte les barrières du champ clos ; mais plus tard les constitutionnels payèrent de leur ruine cet appui passager. On sait que lord Stuart avait apporté du Brésil la charte de don Pedro, que le gouvernement anglais s’opposa ensuite à l’entrée des Espagnols, et enfin qu’il favorisa l’avénement de don Miguel. La politique britannique est généralement plus ferme que logique, et, si elle marche toujours vers un même but, c’est souvent par des voies contraires. Le premier point pour l’Angleterre était de séparer le Portugal du Brésil, afin de devenir elle-même la métropole commerciale de ce dernier pays ; le second, d’isoler le Portugal de l’Espagne. Pour cela, une charte pouvait être bonne, mais une charte donnait le pouvoir aux constitutionnels, qui, en 1820, avaient chassé les Anglais : de là les démarches contradictoires et les indignes trahisons.

Les intrigues étrangères n’affaiblirent pas seulement le gouvernement de Lisbonne ; elles s’étendirent aussi à Rio-Janeiro. Don Pedro obéit toute sa vie à de grandes idées, mais sa conduite ne répondit jamais à ses desseins. Sincèrement attaché au Brésil, il abandonna sa couronne portugaise sans regret ; plaçant sa gloire dans le triomphe des idées nouvelles, il donna une charte sans arrière-pensée ; malheureusement la vanité de l’homme était plus sensible que celle du prince, et don Pedro ne put résister au désir d’être considéré comme l’arbitre suprême d’un pays qu’il avait renoncé à gouverner. Il retint ce qu’il avait donné loyalement, devint le point de mire des ambitions mécontentes, et toutes les minorités factieuses s’adressèrent à lui. Il rendit des décrets, nomma des conseillers d’état, des pairs, entrava de mille manières l’exercice de l’autorité de la régente. Celle-ci, pour ne pas violer la charte, fut plus d’une fois contrainte de désobéir aux ordres de don Pedro ; et les cours étrangères, abusant de l’irritation du prince contre sa sœur, l’amenèrent à modifier la régence et à en investir l’infant don Miguel. Nommé régent, le prince s’empressa d’écrire à l’infante pour l’assurer de son dévouement sincère à la charte, de son respect pour son auguste frère, et il demanda que les cortès fussent extraordinairement convoquées, afin de prêter dans leur sein serment à la constitution et à la reine, sa nièce. Ces apparences libérales ne trompèrent personne ; don Miguel régent, c’était la reine Charlotte toute puissante. Les absolutistes n’eurent plus qu’à contenir leur joie ; la proie qu’ils convoitaient tombait entre leurs mains, et le penchant de don Pedro pour les hommes de 1820, son mécontentement contre la régente, qui leur avait quelquefois résisté, allaient avoir pour conséquence l’intronisation du despotisme et de la terreur.

Le 22 février de l’année 1828, l’infant entra dans le port de Lisbonne et débarqua au milieu des acclamations d’une populace ameutée. Les jours suivans des vivats en faveur de l’absolutisme et des cris de mort contre les francs-maçons retentirent sur son passage ; souvent ils étaient provoqués par les gens de son escorte ; d’autres fois ses propres gardes tiraient l’épée pour punir ceux qui proféraient des cris anti-constitutionnels. La confusion était partout, et la mêlée précéda la bataille. Un jour les plus crédules d’entre les libéraux reprenaient quelque espoir : l’infant paraissait indécis, on disait que les conseils de l’empereur d’Autriche l’avaient rendu au moins prudent ; mais, le lendemain, les absolutistes manifestaient une joie féroce et se répandaient en menaces de mort.

Tous avaient les yeux fixés sur don Miguel, et attendaient avec anxiété le jour où il devait se rendre à l’assemblée des cortès pour y jurer fidélité à la constitution. Les apostoliques eux-mêmes surveillaient les mouvemens de l’infant avec l’inquiétude d’une ambition avide. La situation de ce prince, instrument de l’absolutisme, qui rentrait dans son pays pour le gouverner au nom de la charte, était si étrange et si contradictoire, qu’elle pouvait bien jeter dans les esprits autant d’incertitude que de crainte ; cependant, quoique depuis deux ans il eût été soustrait à la direction de sa mère, et que son langage et ses manières parussent moins sauvages, don Miguel n’avait pas changé. En attaquant le trône de son père, vieillard débile, il avait préludé à l’usurpation de la couronne de sa nièce, jeune enfant de neuf ans ; il savait mépriser les faibles. La reine Charlotte reprit bientôt son empire, et le jour où l’infant jura fidélité à la charte dissipa le peu d’illusions que quelques constitutionnels avaient bien voulu conserver. Ce fut en face des cortès, des pairs, des députés, de toute la cour et de la diplomatie étrangère, que don Miguel prêta serment ; son regard était vague, sa démarche incertaine, et toute sa personne embarrassée. L’infante Isabelle-Marie, au contraire, semblait animée d’un courage qu’embellissaient la douceur de son caractère et le charme languissant de sa personne. Au milieu de cette assemblée muette et consternée, entourée de factieux pleins d’arrogance et prêts à l’outrager, cette princesse se montra fidèle à son frère et à ses engagemens ; en remettant à don Miguel ses pouvoirs, elle osa lui rappeler de quelle main il les tenait, à quelles conditions et sous quel nom il devait gouverner. L’infant ne répondit pas un seul mot au discours de sa sœur ; il prêta serment à la charte d’une voix si basse, que personne ne put l’entendre, et les assistans remarquèrent qu’au lieu de poser la main sur le livre des Évangiles ; il s’appuyait sur la manche du patriarche de Lisbonne.

Débarrassés de cette importune cérémonie, les absolutistes agirent plus librement : les honnêtes gens furent maltraités dans les rues et assaillis par des bandes armées de bâtons dont le nom de cacetes a acquis une si funeste célébrité ; on pouvait reconnaître les soldats du 30 avril, si leur chef n’osait encore se montrer à leur tête. Dans l’intérieur même du palais, les personnages les plus considérables étaient menacés par les soudoyés de la reine. Tous les fonctionnaires fidèles furent destitués, et bientôt après les cortès dissoutes. Les hommes que leurs principes et leur courage désignaient à la haine des apostoliques furent obligés, ainsi que leurs femmes et leurs parens, de chercher un refuge à bord des bâtimens de guerre étrangers ; ils furent contraints d’abandonner patrie, famille et fortune, pour sauver leur vie. Les témoins eux-mêmes ont peine aujourd’hui à se retracer le déchirant spectacle que présenta Lisbonne pendant ces mois d’angoisses, de fourberie et de capricieuse terreur. Don Miguel gouvernait nominalement au nom de la charte et de la reine, et cependant il y eut des ministres nommés par l’infant, le comte de Villaréal par exemple, qui furent forcés de fuir le Portugal à cause de leur fidélité à doña Maria. On était traité de rebelle pour être soupçonné de partager les sentimens qu’affichait l’infant. La prison, l’exil ou la mort menaçaient indistinctement tous ceux qui n’appartenaient pas à la faction de la reine Charlotte.

La présence des troupes anglaises empêchait de détruire la dernière ombre de légalité ; mais le gouvernement britannique, qui avait envoyé cette force au secours des constitutionnels, venait de faire décider par don Pedro la régence de don Miguel, et le général Clinton, interrogé sur le parti qu’il prendrait dans le cas d’une insurrection, avait répondu qu’il défendrait la personne du prince. Le 25 avril, après avoir détruit toute chance de succès pour les libéraux, les Anglais, dont la position devenait fort embarrassante, se retirèrent sous prétexte que le Portugal n’avait plus rien à craindre de l’Espagne. Alors la reine Charlotte et l’infant ne dissimulèrent plus aucun de leurs projets ; ils violèrent ouvertement la charte. De prétendues cortès furent convoquées d’après les anciennes formes, et chargées de proclamer la légitimité de l’infant.

On a dit que don Miguel avait été appelé au trône par le vœu spontané de la nation : c’est confondre trop aisément les clameurs de la multitude avec les véritables sentimens du peuple. En Portugal comme partout, il s’est trouvé des voix pour applaudir à tous les régimes. Des acclamations semblables à celles qui accompagnèrent l’arrivée de l’infant avaient accueilli la promulgation de la charte de don Pedro. Il était dans les destinées de la nation portugaise qu’une constitution conquise par le peuple fût renversée par le peuple, et qu’une charte octroyée par un prince fût détruite par un prince. Qui ne voit que la masse ne doit être comptée que pour ses souffrances, et que la question se décida par les princes ? Les constitutionnels n’avaient plus l’héritier légitime du trône à leur tête ; ce fut ce qui perdit la liberté. Par la fatale imprudence de don Pedro, le gouvernement avait été soustrait aux libéraux ; si l’empereur du Brésil se fût trouvé en Europe, il eût défendu la charte avec moins de peine qu’il n’en fallut prendre pour la détruire ; car enfin, bien que je me sois interdit toute attaque personnelle, il faut le dire, les principaux ministres de don Miguel avaient servi la régente, défendu la charte, et le discours d’ouverture de ces cortès mensongères, dans lequel fut posée la question d’illégitimité de la reine doña Maria, fut prononcé par le même prélat qui, deux fois au nom de cette princesse, avait ouvert la session des cortès constitutionnelles. Toutefois la position des chefs apostoliques, moines ou nobles, leur donne des cliens nombreux ; ils s’adressent à des instincts plus ardens, ils sollicitent des intérêts plus tenaces, ils agitent facilement des passions factices, bien que le nombre des fanatiques de l’absolutisme soit extrêmement faible. Rien ne ressemble à une intrigue comme les trois mois qui ont précédé l’usurpation de don Miguel. Pour être irrégulière, la violence n’en est pas moins calculée ; tous les coups sont prémédités ; la cabale de cour agit par la rue ; elle presse, elle excite le prince. L’intérêt évident de celui-ci était, il est vrai, d’attendre l’arrivée de doña Maria en Europe et de ménager les sujets anglais ; mais l’impatiente reine Charlotte se rappela qu’à Villa-Franca l’absolutisme avait triomphé sans qu’elle ou les apostoliques eussent rien gagné. La faction entraîna donc l’infant à des mesures violentes contrairement à ses intérêts et au vœu des adversaires honnêtes de la constitution. Si dans ces circonstances la valeur des émotions populaires est difficile à déterminer, il reste des décrets officiels, qui déposent contre la spontanéité du mouvement contre-révolutionnaire. Le gouvernement fut obligé d’ordonner à tous les fonctionnaires de ne recevoir dans les élections aux cortès les votes d’aucune personne connue pour mal comprendre les questions de légitimité ; encore fallut-il éliminer beaucoup de membres, afin que, bravant la terreur, aucune voix accusatrice ne pût s’élever.

Ainsi donc, à l’unanimité, les trois ordres déclarèrent don Miguel relevé de ses sermens, parce que les droits du peuple à un monarque légitime ne pouvaient être aliénés. Mais on ne saurait s’appesantir sur des formes trompeuses et sur des manques de foi, quand un pays est ensanglanté par le crime et déchiré par la violence Chaque volontaire royaliste a le droit d’arrêter de son chef celui qu’il suspectera, le mot de suspect est dans la loi ; des cours spéciales doivent informer sommairement, parce que le crime de franc-maçonnerie, dit le décret, est trop indigne pour être couvert par de vaines formalités ; un arrêt de déportation est cassé par l’infant, qui exige et obtient des juges la peine de mort ; les prisonniers de Villaviciosa sont massacrés comme ceux de la haute cour d’Orléans ; par ordre du gouvernement, les têtes sont portées sur des piques, les corps brûlés, les cendres jetées dans la mer ; chaque individu est exhorté à se faire lui-même l’exécuteur des sentences, et à tuer les ennemis du roi, quand même ils ne lui auraient fait personnellement aucun mal, précaution qui dénonce les mœurs du parti. Enfin, les lois ont un effet rétroactif et font remonter les crimes contre la royauté absolue au 22 février, quand, le 26, don Miguel avait juré la charte. Une faction exécrable dominait le parti absolutiste et engageait sur ses traces tous les intérêts, sinon tous les cœurs.

L’armée comptait encore beaucoup de constitutionnels dans ses rangs, et sur plusieurs points des soulèvemens eurent lieu ; mais, après la défaite des insurgés de Porto, qui deux mois avaient tenu tête au nouveau pouvoir, la cause de la reine doña Maria paraissait perdue sans retour, si des évènemens imprévus ne lui eussent rendu un drapeau et un coin de terre pour l’arborer.

Don Pedro avait décidé que doña Maria irait demeurer auprès de son grand-père, l’empereur d’Autriche, jusqu’à l’époque de son mariage. M. de Palmella, alors ambassadeur de Portugal à Londres, et qui avait protesté, ainsi que plusieurs membres du corps diplomatique, contre la récente usurpation de l’infant, sentit qu’il importait de ne pas laisser entre les mains d’une puissance absolutiste un gage aussi précieux que la jeune reine. Au moment même où l’envoyé d’Autriche attendait à Livourne l’arrivée de doña Maria, M. de Palmella donnait à Gibraltar l’ordre aux frégates brésiliennes de cingler vers l’Angleterre. Toutes les cours de l’Europe, excepté celle d’Espagne et le saint siége, avaient rappelé leurs ambassadeurs de Lisbonne et refusaient de reconnaître l’usurpation de l’infant. La reine de Portugal fut reçue en Angleterre avec tous les honneurs qui lui étaient dus, et, après un court séjour à Londres, doña Maria retourna au Brésil sur le bâtiment qui conduisait à l’empereur don Pedro sa jeune fiancée, la princesse Amélie de Leuchtenberg.

Pendant ce temps, un bataillon de chasseurs, cantonné dans l’île de Terceire, proclamait sur ce rocher, en dépit des habitans, la souveraineté de doña Maria. Les réfugiés portugais désiraient ardemment se joindre à cette troupe, leur dernière espérance : ils s’embarquèrent à Plymouth sous le commandement du général Saldanha ; mais le duc de Wellington avait donné l’ordre à la station anglaise de canonner les bâtimens qui s’approcheraient de l’île. C’était, comme on le dit alors, avec des boulets oubliés de la canonnade de Copenhague. Cet ordre cruel et injuste devait anéantir à jamais le parti de doña Maria, et ne s’accordait pas avec les honneurs royaux que l’Angleterre rendait dans le même temps à cette princesse. La conduite du ministère anglais prouva que, malgré l’injurieuse épithète de lâche et cruel qu’appliqua lord Aberdeen à don Miguel, il était prêt à se rapprocher du prince usurpateur. L’amicale réception faite à doña Maria avait peut-être pour but de rendre les absolutistes portugais plus dociles en les effrayant sur leur avenir. Contraints de s’éloigner de Terceire, les soldats constitutionnels se réfugièrent en France, où ils furent reçus avec empressement par toute la population, et accueillis par le gouvernement avec une hospitalité à laquelle n’étaient pas étrangers les efforts du fidèle ami de Jean VI, M. Hyde de Neuville.

Quelques semaines après, le duc de Teiceire fut plus heureux que ne l’avait été le marquis de Saldanha. Il parvint, avec quelques compagnons dévoués, à échapper aux croisières anglaises et au blocus miguéliste, et se fit échouer sur la côte de Terceire, dont la garnison, au moment du danger, se trouva ainsi renforcée de quelques soldats et surtout d’un chef. Ce secours était urgent, car, peu de temps après, une escadre miguéliste parut devant l’île, et tenta, le 29 juillet 1829, une descente à Villa da Praya. Elle fut repoussée avec vigueur ; huit cents hommes, abandonnés par les leurs sur le rivage, contraints de déposer les armes, grossirent ensuite le nombre des soldats constitutionnels ; les miguélistes ne tentèrent plus de débarquement, et bientôt après ils renoncèrent au blocus. L’année suivante, le duc de Terceire se lança dans une série d’entreprises aventureuses ; avec un seul brick et des barques non pontées, sans munitions, presque sans vivres, il s’empara successivement des îles de Saint-George, du Pic et de Fayal. Puis, grandissant ses espérances avec ses succès, il se hasarda à quarante-cinq lieues en mer, là où le moindre bâtiment de guerre ennemi aurait pu le détruire, et attaqua l’île de Saint-Michel. La garnison, double en nombre, fut vaincue après un combat opiniâtre, et cette île riche et populeuse accueillit avec joie les troupes constitutionnelles.

Pendant que la cause de doña Maria gagnait des provinces, les évènemens du Brésil lui rendaient son chef naturel.

Don Pedro arriva en Europe en 1831. Au mois de février 1832, il partit du port de Belle-Isle pour les Açores, et alla se placer à la tête des troupes de la reine sa fille. Les victoires du duc de Terceire en avaient accru le nombre, qui s’élevait à six mille cinq cents hommes ; mais peut-être n’eût-on pu se procurer les ressources nécessaires pour équiper cette armée, la transporter en Portugal, et former une flotte, sans l’active industrie et le hardi dévouement de M. Mendizabal. Le duc de Terceire, M. Guereiro et M. de Palmella qui avaient dirigé si habilement les affaires de l’émigration en qualité de régens, déposèrent leur pouvoir entre les mains de l’empereur. Le brave amiral Sartorius commanda la flotte, et M. de Terceire l’armée de terre. Celle-ci s’accrut de deux bataillons, l’un anglais, sous les ordres du colonel Hodges, l’autre français, à la tête duquel fut bientôt placé M. de Saint-Léger ; et un jour du mois de juin, au lever du soleil, par un temps calme, quelques minutes avant de s’embarquer, la petite armée, l’empereur à sa tête, entendit une messe basse, célébrée sur un autel de bois qui s’élevait au milieu d’un champ. Les bâtimens de guerre et les transports pavoisés étaient en vue, couvrant la rade de Ponta del Gada, et complétaient l’imposante simplicité du spectacle. Ce fut avec un élan passionné que ces soldats, après quatre années d’exil et d’infortunes, supplièrent le Tout-Puissant de leur rendre leur patrie, leurs familles, et le remercièrent d’avoir mis entre leurs mains la possibilité de mourir du moins sur la terre natale. L’espérance était grande, comme la tâche qu’il fallait entreprendre ; elle était vaste comme la mer qui séparait du but.

Depuis 1828, de nouvelles insurrections militaires avaient troublé le gouvernement de don Miguel. Celle de 1831 ne fut étouffée à Lisbonne que par des flots de sang. Les emprunts forcés, les désordres, les assassinats de toute nature, ruinaient et désolaient les provinces. Les constitutionnels devaient donc s’attendre à trouver dans le peuple et dans l’armée de nombreux partisans ; mais le peuple n’avait plus de ressort, les confiscations l’avaient épuisé, les emprisonnemens en masse terrifié ; le despotisme avait pesé d’un si grand poids, que tous les hommes énergiques en avaient été atteints, et si les exécutions s’étaient ralenties, la mort n’en faisait que plus de ravages dans les humides cachots que le Tage baigne et inonde.

Quant à l’armée, les épurations de l’échafaud lui avaient fait perdre son ancien caractère ; ce qui restait des vieilles troupes s’était associé à l’esprit des volontaires royalistes, et don Pedro n’eut pas affaire à une nation, mais à une troupe fanatique dominant un pays accablé. Après la mort de la reine Charlotte, on aurait pu espérer que le despotisme de don Miguel se relâcherait un peu de sa fureur, ce prince étant plutôt indifférent au crime qu’avide de vengeance ; mais le danger grandissait du côté des constitutionnels, les plus compromis du parti apostolique étaient naturellement les plus fidèles. Le pouvoir leur appartint de droit au moment de la crise, et quels que fussent les sentimens intimes du peuple, le conflit sembla se circonscrire entre une armée pédriste de sept mille hommes fortement organisée et bravement commandée et une troupe nombreuse, mal instruite et encore plus mal dirigée.

Le 9 juillet, l’armée libératrice débarqua au nord de Porto, et entra le lendemain dans cette ville. Un grand nombre d’habitans s’avancèrent pour la recevoir, tandis que d’autres commençaient déjà à tirailler avec l’arrière-garde miguéliste ; mais l’enthousiasme diminua, et les pluies de fleurs cessèrent quand on eut constaté le petit nombre des constitutionnels. Après une bataille gagnée à Ponte-Fereira, au nord du Douro, et un échec éprouvé au sud, à Souto-Redondo, l’armée de la reine, sans cavalerie, sans caissons, sans équipages, fut forcée de rentrer dans la ville. Alors commença un siége qui dura plus d’une année, sans qu’aucun des partis remportât sur l’autre d’avantage décisif. La fortune vint souvent en aide aux constitutionnels. Après les deux premiers combats, réduits à quatre mille cinq cents hommes, ils auraient sans doute succombé, s’ils avaient été attaqués incontinent. Plus tard, séparés de la mer, ils se virent au moment de manquer de munitions, et n’avaient pas assez de chaussures pour supporter une marche d’un jour ; mais on leur laissa un mois pour se fortifier, et dans les circonstances les plus critiques ils ne furent jamais attaqués. Les menaces des miguélistes unirent la population au sort de l’armée, et le besoin d’une défense commune se fit sentir de tous. Les bourgeois s’enrôlèrent parmi les soldats, et comblèrent les vides de chaque jour. Cette grande ville, tant de fois malheureuse, affamée et bombardée, était réduite, à la fin du siége, au tiers de sa population ; elle supporta ses maux sans murmurer, c’était là un des fruits de la terreur miguéliste. Du reste, les Portugais se retrouvent tout entiers dans l’adversité, et les situations extrêmes remettent en lumière leur caractère aventureux.

Mais un tel état de choses, en se prolongeant, devenait fatal aux constitutionnels ; il leur fallut tenter un coup décisif. Le duc de Palmella sauva une fois encore la cause de la reine. Il parvint, avec M. Mendizabal, à contracter en quelques jours un emprunt à Londres, fortifia la flotte d’un vaisseau, de trois cents matelots et du commodore Napier, dont le nom a récemment fort occupé l’Europe, et arriva inopinément à Porto avec six bateaux à vapeur, des habits, des souliers, des munitions et de l’argent. Le duc de Terceire partit alors avec deux mille cinq cents hommes pour les Algarves, où le vicomte de Mollelos commandait quatre mille soldats ou miliciens. Le duc s’empara sans grande peine de toutes les Algarves, où il laissa deux bataillons puis, par un mouvement rapide, il gagna deux marches, et s’avança sur Lisbonne, où l’on venait d’apprendre l’intrépide attaque du commodore Napier et la défaite totale de la flotte miguéliste au cap Saint-Vincent. M. de Terceire avait sur ses derrières le vicomte de Mollelos avec quatre mille hommes, et devant lui le Tage et sept mille hommes sous les ordres du duc de Cadaval. Ce dernier, redoutant les dispositions du peuple, crut devoir évacuer Lisbonne dans la nuit. Le général Tellez Jordan fut le même jour défait et tué sur la rive gauche du Tage ; le peuple s’insurgea, et le duc de Terceire, traversant le fleuve, prit possession avec quinze cents hommes de la capitale du royaume.

Pendant ce temps, l’armée miguéliste avait passé sous le commandement de M. de Bourmont. Ce maréchal arrivait à une époque malheureuse. Ignorant sans doute l’état précis des affaires, et ne connaissant pas parfaitement l’armée qu’il avait à commander, il ne fortifia pas, comme il en aurait encore eu le temps, la garnison de Lisbonne, et crut pouvoir emporter de haute lutte la ville de Porto. L’empereur don Pedro y commandait en personne avec le maréchal Saldanha, et les troupes miguélistes vinrent une dernière fois se briser contre des positions devant lesquelles pendant plus d’une année, elles s’étaient consumées en inutiles efforts. L’attaque de Porto donna le temps de fortifier Lisbonne, et, lorsque M. de Bourmont assiégea cette ville, il n’était plus temps de la reconquérir. Après deux sanglantes batailles, l’armée miguéliste fut forcée de se retirer sur Santarem, et se maintint dans cette position pendant près d’un an. On dit que cette armée, encombrée d’un nombre infini de femmes, d’enfans et de fugitifs de toute espèce, décimée par le choléra et le typhus, abîmée par la famine et la guerre, eut à supporter des maux incroyables. Cependant la position était telle que le maréchal Saldanha, qui commandait alors l’armée constitutionnelle, ne pouvait emporter Santarem de front ni faire un seul mouvement sans découvrir Lisbonne. Enfin, au commencement de 1834, le duc de Terceire, arrivant par le nord, menaça les derrières de l’armée miguéliste, et le général espagnol Rodil, en vertu du traité de la quadruple alliance, entra en Portugal par la province de Beïra. Don Miguel se retira alors sur Evora, et signa dans cette ville, le 26 mai une convention par laquelle il s’engageait à quitter le Portugal sous quinze jours et à ne point chercher désormais à troubler la tranquillité du royaume.

IV.

Avec le succès des armes de don Pedro, la charte octroyée par lui en 1826 fut inaugurée de nouveau. Elle est, à peu de choses près, la charte française de 1830 ; seulement la pairie est héréditaire, et l’élection à deux degrés a pour base un suffrage presque universel. Cette constitution ne fut pas réellement exécutée pendant la régence de don Pedro ; les circonstances commandaient peut-être alors un régime dictatorial. Tant que ce prince vécut, l’influence de sa personne et le prestige d’un triomphe récent soutinrent le pouvoir, et tous, dans le principe, devaient s’estimer trop heureux, les uns d’être délivrés de la terreur qui les avait accablés, les autres de ce que nulle réaction sanglante ne succédait à leurs attentats. L’absence de tout échafaud politique a légitimé, ennobli le succès des constitutionnels et honoré le triomphe de leur chef. Malheureusement celui-ci commit des fautes dont les conséquences se feront long-temps sentir. Don Pedro était un homme d’une nature particulière ; il avait au moins une qualité qui le place au-dessus du commun des princes : c’était d’aspirer à la gloire. Peut-être l’aima-t-il plus qu’il ne la connut, et sa passion pour les nouveautés ne fut pas toujours heureuse. Il fit un abattis complet de l’ancienne législation et saccagea toutes les lois politiques, financières et civiles. Chaque matin, pendant le siége de Porto, on voyait paraître dans la gazette quelques lambeaux de codes de procédure ou de droit civil de la composition du prince, qui à la fin, et sans que personne s’en doutât, se trouvèrent former les lois nouvelles du royaume. Toutes les attributions judiciaires, administratives et financières, furent bouleversées, et l’on changea jusqu’aux noms des magistratures, confusion qui favorisa extrêmement la vénalité des juges, cette plaie profonde et incurable de la Péninsule. Quant au peuple, il ne ressentit que de l’étonnement et de l’inquiétude. Ces innovations inattendues ne furent ni goûtées ni comprises, et aucun intérêt national compact ne remplaça l’influence des classes dépossédées. Mais ce serait une erreur de croire que ces graves perturbations aient amené les mouvemens qui éclatèrent peu de temps après. Elles n’avaient atteint que le corps de la nation, c’est-à-dire frappé une masse inerte. En Portugal, les sentimens généraux languissent étouffés, tout est livré à l’action des intérêts individuels, et l’on dirait que les vaincus ont cessé d’exister. Don Pedro put même, sans danger, rechercher les querelles avec le saint-siége. Cette puissance avait soulevé de nombreuses difficultés ; il les accueillit avidement comme des moyens de rupture, et tout à coup, au milieu de son orthodoxie, l’église de Portugal se trouva séparée de celle de Rome. Les conséquences de ce schisme eurent peu de gravité ; à peine si les ames pieuses s’en alarmèrent : ce ne fut qu’un voile de plus jeté sur la nuit obscure.

En Portugal, la stabilité et l’ordre dépendent uniquement des questions de personnes. Le chaos est si complet, les bouleversemens sont si profonds et si récens, que, quels que soient la forme du gouvernement et le nom dont il se décore, le règne de l’arbitraire n’est jamais interrompu. Aussi, dans toutes les révolutions de ce pays, faut-il considérer la composition des partis avant de regarder les drapeaux sous lesquels ils se rangent. Là où la loi n’est jamais appliquée, la question des fonctionnaires est bien plus sérieuse que celle de la législation. Dans la Péninsule malheureusement, il ne s’agit jamais que de places de cour, de titres et d’emplois, c’est-à-dire de vanité et d’argent. Les fautes les plus sensibles de don Pedro, disciple du marquis de Pombal, dont il admirait plus qu’il ne connaissait l’histoire, prince impérieux autant que niveleur et révolutionnaire, furent surtout relatives aux personnes. Il repoussa indistinctement les miguélistes, même ces hommes inoffensifs, cortége nécessaire de tous les pouvoirs, qui n’avaient fait que courber humblement la tête sous le joug. Loin d’essayer de les rallier au nouveau régime, il les éloigna de son gouvernement, et les chassa du palais quand ils vinrent le complimenter sur le succès de ses armes. Un tort plus grand et de conséquence immédiate fut de s’isoler au milieu de son propre parti. Celui-ci se composait d’hommes dont les principes n’étaient pas homogènes, chose en soi de peu d’importance, mais, ce qui est plus grave, dont les origines libérales n’étaient pas les mêmes. Dans un pays naturellement absolutiste, pour former avec des hommes isolés, avec des débris et des fractions de bannis, un parti capable de lutter avec succès contre les passions monacales et les anciens priviléges, pour créer une armée de la liberté indépendante du peuple, il avait fallu qu’une succession de luttes, de victoires et d’oppressions, et beaucoup de circonstances étrangères à la politique, réunissent un grand nombre d’hommes dans une opposition commune aux principes apostoliques, aux chefs de ce parti et à leur prince. La légitimité les rallia tous et les confondit sous son drapeau. Parmi les constitutionnels, on comptait beaucoup d’ouvriers de la onzième heure ; les amis, les confidens de Jean VI avaient lutté à la fois contre ses deux fils, contre l’empereur don Pedro au Brésil, contre l’infant don Miguel à Lisbonne. Ils devinrent les chefs de l’émigration, sa force et sa parure. Mais don Pedro ne leur accorda jamais qu’une confiance contrainte non plus qu’aux jeunes révolutionnaires. Son affection se porta exclusivement sur des hommes qui, pour la plupart, ministres du temps de la révolution de 1820, avaient été en butte aux attaques violentes de la portion la plus active et la plus déterminée du parti révolutionnaire. Peu importans par eux-mêmes, mais ayant pratiqué de hauts emplois, ils avaient ce cachet particulier du démocrate devenu despote par le pouvoir. Plus que tous les autres, ils excitaient la haine des miguélistes, inspiraient aux libéraux exaltés de l’envie sans respect, et pourtant ils n’étaient pas des modérés.

Ainsi, le 24 septembre 1834, lorsque don Pedro mourut peu de mois après son triomphe, l’avenir du Portugal était loin d’être assuré. Don Miguel avait été vaincu ; Madère et toutes les autres possessions portugaises venaient de reconnaître la reine avec joie. La France, l’Angleterre et l’Espagne étaient alliées intimes du Portugal, et le traité de la quadruple alliance garantissait la durée du nouveau régime. Mais à la confusion de la déroute avait succédé celle de la victoire. Le gouvernement constitutionnel ne vivait que de nom, et les libéraux n’avaient pas encore appliqué leurs théories. Comment vont-ils gouverner la nation interdite ? Comment échapperont-ils à l’oppression de l’alliance anglaise, au danger du voisinage de l’Espagne, à leurs propres divisions, aux difficultés financières ? Comment pourront-ils surmonter les maux matériels dont la nécessité des temps accable le Portugal ? Après la chute de don Miguel, toutes ces questions restaient pendantes. L’avenir du Portugal était gros de dangers. Bien que la nature de l’esprit de don Pedro le rendît peu propre à fonder un nouveau pouvoir, le poids de sa personne semblait contenir les difficultés qu’il suscitait à plaisir. Destructif par ses actes, ce prince dominait par son nom. S’il eût vécu, les causes de troubles eussent été aggravées, et les désordres ne se seraient pas manifestés aussitôt, parce que l’on savait que la volonté du prince était de soutenir ses ministres. Les gouvernemens sont si fréquemment renversés dans la Péninsule, non pas tant parce qu’ils sont mauvais que parce qu’on croit facile de les détruire.

Doña Maria avait seize ans à la mort de son père. Les cortès crurent néanmoins devoir déclarer la majorité de la reine, qui n’eût été atteinte, d’après la charte, qu’à sa dix-huitième année. Ce fut un acte de grande sagesse, non-seulement à cause des généreuses qualités de cette princesse, développées par le malheur, mais parce qu’ainsi on évitait de créer de nouveaux foyers d’intrigues. Doña Maria s’empressa de faire reposer toute sa confiance sur le duc de Palmella. L’âge de la jeune souveraine, la position du premier ministre et ses grands services semblèrent lui donner, sur la direction des affaires, une influence qui excita l’envie sans assurer solidement son autorité. Il crut devoir s’associer MM. Freire et Carvalho. Ce dernier, ministre des finances sous don Pedro, dans un temps de bouleversemens de fortunes, où les intérêts de chacun étaient mêlés et confondus avec ceux du trésor, était un homme considérable par le grand nombre d’employés qui étaient ses créatures ; l’importance de ses fonctions se reflétait sur sa personne. M. Freire était un orateur habile et insinuant, un homme fécond en ressources d’intrigues. Mais, quels que fussent les avantages personnels de ces anciens conseillers de don Pedro, peut-être eût-il mieux valu élargir la base du pouvoir, et se hasarder à prendre son point d’appui sur la portion plus animée et plus inquiète du parti libéral. C’eût été le seul moyen de se fortifier contre les attaques inévitables que devaient bientôt amener la pénurie du trésor et l’arrogance avide de l’Angleterre. M. de Palmella et ses amis, tout en apportant un grand appui au gouvernement, ne suppléaient pas à la force dont le privait la mort de don Pedro, et ne désarmaient aucun adversaire. La position de tout ministre portugais à l’égard de l’Angleterre est vraiment intolérable ; placé entre un sentiment national impérieux et des nécessités invincibles, il est toujours accusé par l’opposition d’abandonner les intérêts de son pays pour ceux d’un insatiable allié. La question des droits de douanes et la prolongation des traités fournirent des armes nationales aux ennemis du ministère, car rien n’est impopulaire en Portugal comme l’abaissement des tarifs et la liberté du commerce.

Malgré les dépenses excessives causées par la guerre civile et la ruine générale, la réalisation des emprunts contractés à Londres couvrit d’abord facilement le déficit du trésor. L’abondance d’argent fut même telle, qu’on employa follement le numéraire à détruire un papier monnaie en circulation depuis Jean V. Cette prospérité factice n’eût d’autre conséquence que de fermer les yeux sur les dangers de l’avenir. Au commencement de 1835, le ministre des finances fut contraint d’accuser un énorme déficit. Le gouvernement était dans l’impossibilité d’emprunter de nouveau, et plus encore d’augmenter les impôts. M. Carvalho, toujours confiant, s’en remit, pour l’avenir, au développement de la prospérité nationale, et proposa des accroissemens de dépenses. Il y avait long-temps que celles-ci dépassaient de beaucoup le produit des recettes, et si le régime constitutionnel avait supprimé quelques abus onéreux, on venait de surcharger le budget central de dépenses que les provinces payaient antérieurement. La centralisation financière et la suppression de toute affectation spéciale peuvent être un utile progrès ; mais pour cela il faut que ces mesures soient accompagnées de la régularité de la perception, et précédées de l’exécution des lois. Beaucoup de prétendues améliorations eurent ce double résultat, d’accabler les finances de l’état, dont les rentrées ne s’opèrent pas facilement, et de faire négliger des établissemens qui sont le premier besoin de tout pays civilisé. La ressource des biens nationaux dissipés autant que vendus étant promptement épuisée, il fallut avoir recours aux expédiens, et se lancer dans la voie déplorable des anticipations. Le traitement des fonctionnaires et la solde des officiers ne furent plus régulièrement payés ; le nombre des mécontens s’accrut en proportion de l’impossibilité où l’on était de les satisfaire, et les sociétés secrètes s’emparèrent entièrement de l’armée et de la garde nationale de Lisbonne. Peut-être le gouvernement avait-il encore assez de force pour les contenir ; le respect pour l’autorité de la reine et le souvenir d’efforts et de triomphes communs conservaient de la puissance ; malheureusement les divisions intérieures des ministres amenèrent plusieurs d’entre eux à s’associer aux clubs, et à chercher dans le parti anarchique un point d’appui passager contre leurs collègues, car, bien que les attaques parussent toujours dirigées contre M. de Palmella, et surtout contre M. Carvalho, il y eut dans l’espace d’une année huit changemens de cabinet. Les motifs de ces mutations furent tous personnels ; ils se rattachaient à des intrigues de cour qui se croisèrent et se confondirent souvent avec celles des clubs. Les désirs des partis s’irritèrent par ces reviremens continuels auxquels ils servirent plus d’une fois d’instrumens. Sans cesse au moment de saisir le pouvoir et toujours cruellement désappointés, leur impatience et leur haine s’en accrurent, et ces rapides rotations de ministères qui se succédèrent sous l’impulsion d’imprudentes cabales énervèrent l’autorité, détruisirent tout prestige, et rendirent plus choquant l’esprit d’exclusion des gouvernans. Sur ces entrefaites éclata la révolte de la Granja, qui servit de signal à un mouvement analogue en Portugal.

Depuis plus d’une année, des symptômes alarmans s’étaient manifestés. La chambre des députés avait refusé le commandement en chef de l’armée au premier époux de la reine, le prince Auguste de Leuchtemberg. Quelles que puissent être les théories constitutionnelles, et quelles que fussent les intrigues anti-ministérielles qui expliquent cette mesure, elle était pour des Portugais de la nature la plus grave. Mais doña Maria était trop jeune pour que de tels coups l’atteignissent, et l’opposition fut plutôt dirigée contre la veuve de don Pedro, Mme la duchesse de Bragance, sœur du prince que contre la reine. Le peuple se plaisait même, par des bruits ridicules, à séparer doña Maria de son mari. Après deux mois de mariage, le prince Auguste succomba à une courte maladie. À la même époque, des émeutes menacèrent la vie des ministres, et ce qui rendit encore plus odieuses ces indignes machinations, c’est qu’on soupçonna quelques membres du cabinet de les avoir suscitées.

Aux dernières élections, le scandale avait été porté à ce point, qu’un grand nombre d’officiers appartenant aux sociétés secrètes avaient fait entrer de force et voter leurs soldats dans les colléges électoraux. Le maréchal Saldanha, ministre de la guerre, dut sévir contre les coupables. Jusqu’alors il avait paru être plutôt qu’il n’avait été le chef des exaltés. Cet acte de vigueur lui fit perdre toute influence sur ce parti, qui recrutait chaque jour nombre de mécontens. La chambre des députés devint plus impérieuse à chaque changement de cabinet, et le pouvoir tombait sans force, quand la reine ordonna la dissolution des cortès, au moment où toutes les juntes espagnoles étaient en pleine insurrection.

Les gouvernans jouissaient de la frivolité du peuple et de leur propre légèreté, quand, le 9 septembre, les députés de Porto, nouvellement élus, débarquèrent à Lisbonne. Ils appartenaient tous au parti exalté. Une troupe de musiciens s’avança à leur rencontre ; la ville fut illuminée, et des vivats bruyans remplirent les rues et les carrefours. À la fin de la soirée, les ministres s’alarmèrent de cette démonstration, et envoyèrent un bataillon pour maintenir l’ordre. Les soldats se joignirent au peuple, et tous crièrent : À bas les ministres ! vive la constitution de 1822 ! Cette troupe animée, et d’abord plus joyeuse qu’hostile, se porta vers le palais, et envoya à la reine surprise une députation qui lui enjoignait de chasser ses ministres et d’adhérer à la constitution. La jeune reine fut profondément émue. La douleur plus que la crainte l’agitait ; elle se rappelait que long-temps son nom avait été confondu dans le cœur des Portugais avec celui de la charte : tant de travaux avaient été entrepris, tant de misères supportées sous cette double et glorieuse invocation ! La reine refusa d’obéir, et rejeta avec noblesse les ordres des révoltés. Il est probable qu’elle aurait pu alors arrêter le mouvement par le renvoi de ses ministres. Ce fut un peu plus tard que, dans la crainte de compromettre ses serviteurs, et d’après leurs conseils pressans, elle se résigna à signer. Alors seulement elle versa des larmes. Le comte de Lumiares, MM. Bernard de Sâ et Passos furent nommés ministres, et la reine s’engagea à réunir les cortès d’après les formes de la constitution de 1822, pour qu’elles eussent à recomposer la loi fondamentale du royaume. M. Passos était un jeune enthousiaste, qui aspirait à gouverner le Portugal par la vertu et l’éloquence ; le vicomte de Sâ, mutilé comme M. de Rantzau et doué d’un rare courage, cachait sous la légèreté de son humeur et sa bravoure aventureuse une ambition tenace et un scepticisme profond. Ces deux hommes ; fort différens de caractère et également étrangers aux passions du parti qui les poussait au pouvoir, suivirent leurs instincts indépendamment l’un de l’autre. M. Passos décréta un panthéon, fit mille ordonnances relatives aux bibliothèques et aux musées, et abolit par philantropie les combats de taureaux. M. Bernard de Sâ détruisit tout ce qu’il put ; son principe était que les choses s’arrangeraient par la suite comme elles le pourraient, et que ce qui était une fois renversé ne se relevait jamais. Les choses allèrent donc ce train jusqu’au mois de novembre sans que les nouvelles cortès fussent réunies, et M. Passos, dont les lois multipliées inondaient la gazette officielle, put se croire un moment le régénérateur du Portugal. Mais, le 3 du même mois, quelques personnes de la cour tentèrent d’opérer à l’insu de tous, même des leurs, une contre-révolution. La reine se rendit secrètement au château de Belem ; de ce lieu elle appela près d’elle l’armée et les gens de sa cour, et révoqua le serment forcé qu’elle avait prêté le 10 septembre.

Cette entreprise, mauvaise en elle-même et impraticable, présentait une difficulté, entre plusieurs autres, qui ne fut pas prévue par les tacticiens du complot : Belem est séparé de Lisbonne par une petite rivière, et les constitutionnels, en s’emparant du pont d’Alcantara, coupèrent toute communication entre le château et les partisans de la charte. Aussi surpris que leurs adversaires, ceux-ci ne s’employèrent qu’à dénigrer l’entreprise, conçue, disait-on, par le ministre britannique. Cette coopération malencontreuse de lord Howard enleva aux chartistes tout désir d’action et accrut l’ardeur des constitutionnels. L’altitude hostile des vaisseaux de guerre de sa majesté britannique n’intimida personne. La crainte du danger n’ébranle pas, elle irrite les factions en armes ; pour agir sur les masses populaires, il faut le danger lui-même. Fiers de leur succès récent, et n’ayant pas encore eu le temps de se diviser, les constitutionnels fortifièrent leur amour de la constitution de la haine contre l’Angleterre, et cette fois le peuple de Lisbonne parut entraîné par un sentiment unanime. Après trois jours, la reine renonça à son dangereux projet, et rentra dans la ville au milieu des acclamations enthousiastes du peuple et des feux de joie. Cette triste échauffourée prouva trois choses ; la solidité du trône de doña Maria, qui n’avait pas été un instant ébranlé par cette folle tentative, l’aversion du peuple pour le joug anglais, et la haine des exaltés contre quelques hommes politiques. M. Freire avait été assassiné au pont d’Alcantara.

Le 18 janvier 1835, après quatre mois et demi d’un pouvoir dictatorial exercé sous l’invocation de la constitution par MM. Bernard de Sâ et Passos, les cortès constituantes se réunirent à Lisbonne. D’après la loi de 1822, elles formaient une chambre unique, et avaient été élues par un suffrage presque universel. Dès le 6 mai, les cortès posèrent les bases de la constitution, et soixante-quatre voix contre seize décrétèrent le veto absolu, les deux chambres, et les grands principes de toutes les lois fondamentales. La conduite de l’assemblée eut un certain caractère de transaction. Elle semblait destinée à voter une loi qui, comme celle d’Espagne, tiendrait le milieu entre la charte et la constitution. Les exaltés s’en alarmèrent, leurs clameurs firent impression sur les cortès, qui, malgré l’imposante majorité qui s’était manifestée sur les principes, livrèrent les personnes, et, par un vote significatif, forcèrent les ministres à se retirer. Le nouveau pouvoir parut donc ébranlé dès son origine ; il s’isolait de ses premiers chefs et se voyait abandonné d’une partie de ses soldats. Ce fut un appât pour tous ses ennemis, et le baron de Leiria, qui commandait dans le nord, leva, le 12 juillet, le drapeau de l’insurrection. Plusieurs garnisons, plus importantes par le nom des villes que par le nombre des soldats, se soulevèrent aux cris de vive la charte ! Le maréchal Saldanha se rendit à Castel-Branco. Bientôt le duc de Terceire se joignit à lui, et pendant un mois les deux maréchaux insurgés parcoururent le pays sans opposition. Le gouvernement de Lisbonne avait confié des pouvoirs extraordinaires au vicomte de Sâ et au baron de Bonfim. Ces deux officiers, avec les forces constitutionnelles, attaquèrent le 28 août, à Rio-Mayor, les troupes des maréchaux, et, quoique de part et d’autre on eût eu plus de six semaines pour faire ses préparatifs, aucune des deux armées ne comptait huit cents hommes. N’est-ce pas la preuve évidente de l’inanité des partis et du peu de fondement de toutes ces guerres civiles, dans lesquelles, quelle que soit la cause, l’agresseur est toujours coupable ? Les constitutionnels avaient commis une mauvaise action en renversant la charte, et les chartistes eurent également tort d’attaquer la constitution. C’était, de part et d’autre, pousser aux bouleversemens par des motifs individuels. Mais les soldats furent plus prudens que leurs chefs. Après un léger combat d’infanterie où la noblesse portugaise eut à déplorer des pertes trop sensibles, les deux maréchaux ayant ordonné à leur petit escadron de charger, et le vicomte de Sâ s’étant avancé à la tête de sa troupe, les cavaliers des deux parts s’arrêtèrent à cinquante pas, remirent le sabre dans le fourreau, et, après avoir fraternisé, retournèrent fidèlement sous le drapeau de leurs chefs respectifs. Ceux-ci se virent contraints de signer un armistice, et les maréchaux se retirèrent vers le nord pour joindre le baron de Leiria, qui tenait encore dans les environs de la ville de Valence. Les forces étaient en équilibre, et la victoire dépendait du parti qu’allait prendre le corps qui, après avoir servi dans l’armée de la reine Christine, rentrait en Portugal sous les ordres du vicomte das Antas. Ce général se décida pour les constitutionnels, et, après un combat sanglant livré à Ruivaens, le 2 septembre, les débris du corps chartiste furent contraints de se réfugier en Galice.

Dans ces circonstances les cortès accordèrent au ministère des pouvoirs extraordinaires, et suspendirent dans tout le royaume la liberté de la presse et les garanties individuelles. Dès le mois de mars, les Algarves et l’Alemtejo avaient été mis en état de siége, pour réprimer l’insurrection d’un partisan miguéliste nommé Remichildo. Cette mesure fut étendue pour des causes analogues à d’autres parties du territoire, si bien que, depuis la révolution de septembre jusqu’à la proclamation de la nouvelle constitution, le Portugal fut presque entièrement soumis à un régime exceptionnel. Cependant on doit rendre aux partis la justice de dire que, s’ils n’ont pas craint de troubler leur pays par des insurrections frivoles, l’indifférence de tous et la futilité des causes ont au moins produit un noble résultat qu’elles n’entraînent pas toujours, l’oubli des haines après la victoire. L’affaire de Belem avait déjà été considérée comme non avenue, et la reine put refuser sa sanction au décret des cortès qui privait les chefs chartistes de leurs grades.

Pendant trois mois d’une insurrection faite en son nom, il semblerait que cette princesse eût dû courir de graves dangers. Les proclamations de part et d’autre étaient de la dernière violence. Mais ce que les constitutionnels reprochaient surtout aux chartistes, c’était de troubler le Portugal au moment de la grossesse de la reine. Les imprudences dans lesquelles l’ardeur d’un trop jeune courage avait entraîné le prince Ferdinand de Saxe-Cobourg, second mari de la reine, furent aussi facilement oubliées. Le peuple portugais, qui s’enquiert si soigneusement des détails intimes de la vie de ses princes, était reconnaissant du tendre attachement que le roi avait su inspirer à la reine, et la naissance de plusieurs fils a encore exalté depuis le dévouement de la nation.

Les mouvemens chartistes eurent pour unique effet de confirmer la ruine de la charte, et d’appeler à la tête des affaires le vicomte de Sâ et le baron de Bonfim. Les cortès, plus calmes, reprirent ensuite leurs discussions sur la loi fondamentale. La constitution nouvelle différait de la charte principalement en ce que les sénateurs, éligibles d’après des catégories, étaient nommés par la reine sur une triple liste de candidats. Une modification plus importante dans les crises actuelles fut l’élection des députés par suffrage direct avec un cens très bas ; on exclut tous les fonctionnaires de la chambre ; l’admission de cette dernière clause devait avoir pour résultat de détruire toute l’influence du gouvernement sur les cortès. Malheureusement, la fixation d’un traitement considérable fit un état des fonctions de député. Beaucoup d’entre eux ne vivant que de leur salaire, et se trouvant soumis pour leur élection à l’influence du gouvernement ou des clubs, l’indépendance et la dignité qu’on avait rêvées ne furent que nominales. Mais le mal auquel nulle constitution ne pouvait remédier, allait toujours s’aggravant. Le 14 octobre 1837, la banqueroute fut proclamée de fait ; la nécessité de solder les vainqueurs épuisa les derniers débris des finances de l’état. Il fallut recourir à des mesures qui toutes détruisaient le crédit sans apporter de soulagement au trésor, et grevaient l’avenir sans assurer le présent. Les clubs n’étaient point satisfaits ; les idées les plus exaltées n’avaient pas triomphé dans les cortès. Tous n’avaient pu être récompensés suivant l’âpreté de leurs désirs. Le bataillon des ouvriers de l’arsenal, qui depuis quinze jours donnait des signes non équivoques de mécontentement, s’insurgea ouvertement le 13 mars 1838. Le baron de Bonfim fit entourer le bâtiment de l’arsenal par la troupe de ligne, et les révoltés tirèrent les premiers sur les soldats. Ce fut une époque vraiment critique pour le Portugal. Les nouveaux ministres constitutionnels avaient, pour la première et non pour la dernière fois, affaire aux constitutionnels révoltés, à ceux mêmes qui faisaient leur force contre les chartistes, à la seule armée active du parti de la constitution. Aussi M. Bernard de Sâ parut-il d’abord plus empressé d’opérer une transaction que de rétablir l’ordre ; il commanda à la troupe de ligne de se retirer, et laissa au bataillon de l’arsenal ses armes et son poste. Celui-ci, exalté par l’avantage qu’il semblait avoir obtenu, se joignit à d’autres bataillons de la garde nationale, et occupa dans l’intérieur de la ville des positions formidables. Les cortès s’opposaient à toute mesure vigoureuse et penchaient du côté de l’insurrection ; c’est ce qui la perdit. Le sort des ministres était désormais lié au maintien de l’ordre, et M. Bernard de Sâ prit hardiment son parti ; il marcha, avec le baron de Bonfim, contre les révoltés, qui furent complètement défaits après un combat sanglant et acharné. Depuis ce temps, le parti de l’arsenal, comme on l’appelle, a tenté de nouvelles insurrections, et menacé plus d’une fois la tranquillité du royaume ; mais la journée du 13 mars avait irrévocablement fixé la position du gouvernement. Aussi, lorsque le 4 avril la reine prêta serment à la constitution nouvelle, et proclama une amnistie générale pour le passé, les chartistes et la portion modérée des constitutionnels se trouvèrent naturellement réunis contre le parti le plus exalté. Ils se sont à peu près confondus depuis sous le nom des amis de l’ordre.

Telle est l’empire de la raison ; l’instinct de conservation a tant de force, que, même dans le petit nombre d’hommes qui dominent et agitent la société, le parti du bon sens compte en Portugal une grande majorité. Le mal est bien plus dans un défaut d’accord entre les partis et les sentimens nationaux, dans l’absence des hommes d’expérience et de caractère, que dans le vice des principes politiques pris en eux-mêmes. Mais c’est une vérité aussi bizarre qu’elle est triste : pendant que la nation n’aspire qu’au repos, et que la majorité de ceux qui prennent part au gouvernement s’attache aux principes d’ordre et de stabilité, les principes ont été sans cesse sacrifiés aux passions anarchistes. Cela semble autoriser l’opinion admise en France, que dans la Péninsule il ne se rencontre que des partis extrêmes. Nulle part, au contraire, le cynisme de l’indifférence n’est plus grand ni plus commun, et cette indifférence même produit les effets qui trompent le spectateur éloigné. La société est si divisée, les dissensions politiques et le malheur, cette grande cause d’immoralité, ont tellement brisé tous les liens et tous les cœurs, qu’il ne reste que des atômes inertes. Rien ne les unit, rien ne fait corps ; la moindre force organisée se fait facilement obéir ; elle ne rencontre que des individus isolés et découragés. Tous les intérêts ont été écrasés, tous les ordres détruits, les corporations affaiblies ; les cendres sont demeurées stériles ; il ne s’est pas recomposé une nation nouvelle, et aux points extrêmes de la chaîne politique existent deux forces compactes, d’origine bien différente ; l’une est ancienne, l’autre toute moderne, mais elles se ressemblent en ce point, qu’elles seules sont douées de mouvement, et qu’elles s’adressent également aux passions violentes. À la faveur du fractionnement universel et d’un scepticisme moral plus corrupteur encore que celui de l’intelligence, elles ont alternativement entraîné, non pas la nation, immobile dans son inertie, mais les gouvernemens successifs et divers que lui a envoyés la Providence. Que le vent souffle du côté de l’absolutisme, les moines oppriment facilement leur parti ; ils le dominent malgré lui, car il n’a de force et d’appui qu’en eux. Que la tempête ramène les idées libérales, les francs-maçons et les exaltés assiégent le pouvoir ; leur nombre est bien petit, mais les modérés ont peine à se soustraire à leur empire. Ceux-là seuls sont unis et actifs. Qu’ils parviennent à s’affilier quelques bataillons de garde nationale ou les officiers d’un ou deux régimens, au premier tumulte ils accourent et triomphent sans résistance, la population entière reste passive. C’est avec indifférence qu’un ministère, une constitution, sont renversés ; on dit alors que la voix du peuple et de l’armée s’est fait entendre, et en France l’inertie de la nation portugaise est prise pour un signe d’assentiment.

Mais peut-être le Portugal s’avance-t-il vers un meilleur avenir, peut-être le présent vaut-il mieux que le passé. Le Portugal s’est dégagé de la sphère d’action de l’Espagne, il a résisté à l’imitation des dernières crises de son turbulent voisin ; ce fait est à lui seul d’un heureux présage ; c’est un signe de vie, une preuve d’individualité. La reine Christine tombe insultée, tandis que le trône de doña Maria est soutenu par le dévouement et le respect. Le parti exalté espagnol se divise, et les constitutionnels portugais s’unissent aux chartistes ; n’importe dans quelle route, c’est faire le premier pas vers la liberté sincère, que de s’isoler de toute influence étrangère. La conclusion des négociations entamées avec le saint-siége par le vicomte de Careira offre un progrès plus utile encore. L’union du Portugal avec Rome peut frayer au nouveau régime sa route vers la conquête de sa nationalité. Les constitutionnels modérés possèdent depuis quatre ans le pouvoir qu’ils ont exercé seuls d’abord, et ensuite réunis aux chartistes. Il est vrai que les amis de l’ordre, comme ils s’appellent, ont rarement la puissance de maintenir l’ordre ; ils ne savent pas assurer la perception des impôts, les finances sont dans la dernière pénurie, et la corruption administrative et judiciaire ne cesse pas de dévorer lentement la société. On ne saurait dire ce qu’est, dans la réalité, ce pouvoir confus et oscillant qui se soutient par la faiblesse de ses ennemis ; au moins, c’est quelque chose de doux et de modéré qui ne demande qu’à vivre. Ce gouvernement serait constitutionnel, si l’on exécutait la constitution, et pourrait s’appeler populaire, si l’état des esprits n’isolait le peuple de toute participation aux affaires publiques ; tel qu’il est, on doit faire des vœux pour sa conservation : la durée est le premier des élémens de force et de moralité.

V.

Je le demande à tout homme qui voudra bien laisser de côté ses idées faites à l’avance ; importe-t-il beaucoup au bonheur du Portugal d’avoir un peu plus ou un peu moins de principes théoriques dans sa constitution, quand les lois ne sont pas sérieusement exécutées ? Il est futile de s’arrêter aux mots, et cruel de fermer les yeux sur les choses, lorsque la proclamation stérile de chaque liberté nouvelle blesse les mœurs de la nation. La liberté est fondée sur la connaissance des intérêts généraux, et en Portugal non-seulement on ne les comprend pas, mais on les dédaigne. Il faut bien en convenir, l’abus des formes étrangères et modernes ne peut que détruire les derniers et languissans élémens de la vie nationale. Beaucoup de gens se rejettent alors vers l’absolutisme et appellent de leurs vœux une forme de gouvernement qu’ils croient au moins capable de maintenir l’ordre ; mais avec quels moyens ? À l’aide de l’armée et des fonctionnaires publics ? ce sont les élémens même des troubles et des révolutions. Comment les dominer et gouverner le gouvernement ? C’est le point de la question. Si quelque idée libérale a pu se glisser dans ce chaos et prendre quelque consistance, pourquoi la détruire et ajouter cette ruine moderne aux anciens décombres ? Le peuple n’a certainement pas trop de vie, gardez-vous d’éteindre, ce qu’il lui en reste. Le malheur de la situation n’est-il dans la rareté des esprits éclairés et des volontés constantes ? Et le despotisme sait-il autre chose que de courber les hommes sous son niveau, dégrader les intelligences et les caractères ? Il n’élève personne, quoi qu’en disent ceux qui font aujourd’hui de la servilité idéale, comme jadis on composait l’âge d’or de la liberté. L’absolutisme portugais ne peut pas être celui de la Prusse, et je ne sais si, au milieu de toutes les passions haineuses et désordonnées qu’il ferait naître, il lui serait possible seulement de maintenir l’ordre matériel. Mais on se rattache à une espérance, au despotismo illustrado ; cette illusion d’un scepticisme honnête est bien plutôt un mot qu’une possibilité. Comment croire, après tant de bouleversemens et au milieu d’une telle démoralisation, que l’on pourra accomplir en Portugal et en Espagne l’œuvre dans laquelle ont échoué M. de Malesherbes et M. Turgot ? On ne gouverne pas seulement avec une idée, il faut des hommes pour la mettre en œuvre. Aucun système n’en exige de plus éclairés, de plus intègres, de plus puissans par le caractère et la position ; celui-là est donc le plus impossible de tous. Choisirez-vous vos fonctionnaires publics parmi les absolutistes ? alors le despotisme illustré courra grand risque d’être tout simplement du despotisme avec sa bassesse accoutumée. S’ils sont libéraux, qui pourra les retenir sur la pente où tout les entraîne ? Un homme peut essayer de rester en équilibre sur un point mathématique ; un parti ne le fera jamais, surtout si la nation demeure impassible et lui laisse le champ libre.

La forme du gouvernement me paraît donc pour le Portugal une question secondaire. Les différences théoriques des lois fondamentales sont sans portée dans la pratique. Avec la constitution, comme avec la charte, on peut commettre les mêmes fautes, aliéner le peuple et ruiner le pays, tout gît dans la conduite : celle qui sera suivie décidera de l’avenir des institutions. Sous le régime absolu comme sous le régime libéral, toujours on sent le besoin du concours actif de la nation ; tant qu’elle restera désintéressée dans la question, tout gouvernement honnête et raisonnable sera impossible. Il faut, avant tout, réveiller l’ame engourdie du peuple, s’incorporer à lui, le faire vivre et marcher. On n’y parviendra qu’en l’associant à son gouvernement ; pour cela, que celui-ci lui soit sympathique, qu’il se plie à ses instincts et respecte une multitude de goûts, de préjugés, de fantaisies souvent indifférens à la liberté véritable. C’est l’unique moyen de conduire le peuple sans efforts, et d’assurer pour l’avenir ses institutions ; à ce but, à ce grand intérêt de prévoyance et de durée, que les amis du progrès sacrifient toutes les vanités de leurs opinions. Réchauffer le vieil orgueil national, inspirer la confiance, l’espérance, la passion publique, la noble tâche ! Appuyez-vous sur le passé pour vous élancer vers l’avenir en relevant leur fierté, vous moraliserez à la fois la nation et les individus, vous formerez les mœurs publiques, et elles réagiront sur la vie privée ; vous posséderez enfin un gouvernement qui sera excité par une impulsion et maintenu par une résistance, et vous aurez un peuple, des hommes, un pouvoir et de la liberté. Les sociétés humaines semblent avoir une vie particulière qui leur est propre ; il faut craindre de la leur arracher, et vous ne régénérerez jamais la nation portugaise en la traitant comme un troupeau d’enfans trouvés. Les hommes ont besoin d’un passé, les Français eux-mêmes, quoi qu’ils en disent ; ils en ont un, la philosophie et la révolution ; ils se sont faits avec cela une histoire si pleine et si vive, qu’ils ont pu oublier celle de plusieurs siècles. Tant d’idées, de luttes, de triomphes, de malheurs, ont formé un ensemble si immense et si terrible, que les adorateurs même des temps anciens en ont l’imagination toute remplie.

Mais en Portugal aucune grandeur moderne n’est venue combattre les vieux souvenirs. On cherche vainement, on ne trouve rien qui puisse occuper et charmer les esprits, les captiver par des souvenirs glorieux ou tragiques. Serait-ce l’invasion des Français, vainqueurs sans combat ? Serait-ce la guerre de la Péninsule sous des commandans anglais ? Seraient-ce un despotisme ignorant et imprévoyant, dix révolutions infructueuses et cent émeutes avortées ? Quelle autre trace peuvent laisser ces obscurs et cruels évènemens, qu’un profond abattement et une amère tristesse ? Si vous tentez de régénérer ou de grandir la nation, détournez les yeux de ce pénible spectacle, elle-même vous y invite. Les Portugais étaient des pasteurs nomades, et tout aussitôt ils devinrent de nobles coureurs d’aventures. On n’a pas même attendu qu’ils fussent fixés au sol pour inonder d’institutions faites pour des sociétés industrieuses et mercantiles un peuple chez lequel des générations successives ont obéi sans effort à cette prescription de don Joao de Castro, qui, par esprit de chevalerie, ordonna, dans la constitution de son majorat de Panhaverde, de ne rien cultiver. Beaucoup, sans un aussi pieux motif, suivent l’exemple de ses descendans ; nulle part on ne découvre les disciples de la Science du bonhomme Richard. Les artisans eux-mêmes n’ont entre les mains que l’histoire de Charlemagne et de ses douze pairs, et les classes élevées ne connaissent que l’héroïque et poétique Camoëns. Si les actions ne portent pas l’empreinte de ces lectures chevaleresques, elles n’en influent pas moins sur les goûts et les sentimens. On a cru qu’il suffisait de décourager les Portugais de leur gloire, de les éloigner de leurs souvenirs et de les dégoûter d’eux-mêmes pour les faire libres, et on s’étonne que le peuple ait assez conservé le sentiment de ce qu’il était pour ne pas applaudir à son déshonneur et à sa ruine ! Respectez-le, vous qui essayez de le gouverner ; ne l’asservissez pas à sa mélancolie, si vous voulez le rendre fier et actif. Suivez la route que vous indiquent l’histoire, les mœurs et la caractère de la nation. Ce n’est pas par l’humiliation qu’on élève un peuple à la liberté.

Cependant il y a quelque profit à tirer des troubles et des désordres même ; les révolutions successives n’ont pas eu pour unique résultat d’abattre le caractère national ; elles ont en même temps détruit beaucoup de maux matériels, des vices rongeurs et parasites. L’abolition des ordres mendians à elle seule pèse d’un grand poids dans la balance, et le peuple s’est accoutumé à jouir de certaines améliorations, tout en les maudissant. On ne peut pas revenir sur ses pas ; je le dis avec joie, il est plus impossible aujourd’hui de restaurer complètement l’ancien gouvernement, qu’il n’est difficile d’édifier le nouveau. On doit de toute nécessité fondre les idées modernes avec les vieilles mœurs, laisser aux dernières la forme et l’apparence, et donner aux premières la réalité. Il faut à tout prix que la nation prenne virtuellement part à son gouvernement, que ses vœux l’accompagnent, que son esprit l’inspire. Quand la question se pose sur la nationalité du gouvernement, le choix n’est pas tant entre la liberté et le despotisme qu’entre la vie et la mort.

Pour sortir des généralités et donner un exemple précis, appliquons ces idées aux titres et aux majorats. Rien ne paraît moins compatible que ces deux choses avec les institutions modernes ; elles subsistent pourtant en Portugal. Malgré plusieurs révolutions, elles n’ont pas subi de profondes atteintes. Voyons s’il serait possible de les modifier, tout en respectant les mœurs du pays.

On veut appeler le peuple portugais à la liberté ; le premier point est de le fixer au sol, de l’attacher au travail. Si vous tenez à lui donner des habitudes de propriétaire et d’industriel, obtenez, avant tout, qu’il honore ces professions respectables comme elles méritent d’être honorées. À la manière dont il est fait, vous n’y parviendrez jamais, tant que brilleront devant ses yeux des distinctions de vanité, et qu’il sera si facile de les conquérir. Toujours un Portugais ambitionnera d’être un gentilhomme, et non point un commerçant et un industriel. Il méprisera la juste considération qu’il pourrait obtenir par son travail, sa probité et sa fortune, et n’aspirera à rien de plus qu’à devenir un parvenu subalterne. Il est urgent de combattre cette tendance ; il le faut, ou les Portugais ne seront jamais un peuple actif, libre et sérieux[8]. Il faut donc, ou détruire tous les titres, ou, en accordant des droits égaux rendre infranchissable la barrière de vanité qui sépare les différentes classes. Détruire les titres est aujourd’hui impossible, peuple et nobles se soulèveraient à la fois ; puis, tout est tellement abaissé au ras de terre, qu’il faudrait hésiter avant d’enfouir quelque chose de plus, fût-ce un abus, dans la poussière des révolutions successives. Si l’esprit d’égalité sévère commande qu’il n’y ait point de distinctions parmi les hommes, il n’ordonne certainement pas d’augmenter le nombre des privilégiés au préjudice d’une société entière. L’envie peut l’exiger, non la pure égalité. Ce généreux principe doit être surtout respecté en ce qu’il élève l’humanité entière. Si au contraire cette facilité de tous à obtenir des distinctions qui ne sont pas méritées abaisse la dignité de l’homme et éloigne la nation de la route qu’elle doit suivre pour son bien et son honneur, il serait odieux de sacrifier la véritable fierté aux soupirs de quelques vaines ambitions. En Portugal, un des points les plus essentiels est de n’accorder aucun titre nouveau. Le terrain est si épineux, que je crains toujours de voir mes idées mal interprétées. Abandonnons les noms pour retenir les choses ; sans cela, elles échapperont dans la Péninsule à la domination des principes libéraux. Ainsi donc, vive la constitution catholique, apostolique et romaine ! comme disait une vieille femme des Açores en voyant s’embarquer l’expédition de don Pedro. Mon but principal, dans les deux points sur lesquels je me suis arrêté, est de relever aux yeux du peuple sa nouvelle situation. J’aimerais à obtenir un peu d’orgueil pour ceux qui ne veulent pas en avoir.

La première et la plus indispensable mesure, même sous le point de vue moral, pour mettre en harmonie les mœurs du peuple avec les conditions de la vie moderne, est la modification des majorats. À peine existe-t-il en Portugal d’autres modes de propriété. Le sol en est couvert, car la manie du plus pauvre a toujours été de devenir morgado[9], ce qui lui donne un certain parfum de noblesse, et glorifie à ses yeux sa paresse et sa vanité ; la destruction des petits majorats est le complément essentiel et radical de la mesure qui interdirait les titres nouveaux ; elle est l’unique moyen de mettre les mœurs du peuple en harmonie avec ses nouveaux principes politiques. Ce serait aussi un acte d’humanité. Quand le majorat est trop petit, le sort des cadets est vraiment déplorable ; ils vivent dans un état de vanité, d’humiliation et de misère fait pour abaisser l’ame et déprimer le caractère.

Il faut cependant ménager les grands majorats ; dans l’état de désordre financier où se trouve la haute noblesse, rendre ses biens libres, ce serait du même coup les faire passer en d’autres mains, et changer à l’instant tous les propriétaires du sol. On doit donner aux fidalgos le temps de s’habituer un peu à l’économie et à la régularité. Si l’on précipitait le mouvement, les nobles seraient ruinés avant que des propriétaires de biens libres instruits et éclairés eussent pu se former, et le Portugal se dépeuplerait de toute classe élevée ; ce serait une cause de plus de démoralisation et d’abaissement. Attendez la sève d’un nouveau printemps, avant d’arracher cette fleur fanée dont la tige flétrie couvre au moins la terre.

Les majorats importans étant maintenus, les souvenirs du peuple, ses idées de grandeur, ne seront pas froissés ; à son insu, ses sentimens se transformeront avec sa condition, et le pas le plus difficile sera franchi sans blessure profonde. Certainement, en détruisant la base de l’aristocratie, on n’accroîtra pas son pouvoir, et, si je soutiens ces idées, ce n’est pas par vénération pour l’ombre de préjugés à demi éteins, par engouement pour des vanités qui se traînent dans la poussière ; mais j’ai de la considération pour les sentimens de ceux qui, de leur humble sphère, adorent les traditions glorieuses : j’éprouve de la sympathie pour des instincts si généreux, si fidèles et un peu hors de saison. Je veux les ménager pour que le noble conserve sa fierté, pour que le cœur du pauvre ne se flétrisse pas, et qu’un cynisme grossier ne s’empare pas de tous les esprits. Ces préjugés, ces idées, ces chimères, comme on voudra les appeler, rattachent le présent au passé ; ils sont la vie, la poésie du peuple, le seul et dernier lien social ; craignons de le briser. Les réformateurs impatiens doivent le sentir eux-mêmes, il est nécessaire d’être prudent et sobre de théories. Plus on fait d’éclat, plus on frappe et l’on blesse, et plus aussi on éloigne ; on ne crée que le découragement et la confusion, et celle-ci n’engendre que le néant.

Les fidèles serviteurs du passé pourront me reprocher, tout en respectant les vieux sentimens nationaux, de chercher à ébranler les institutions et les mœurs sur lesquelles ils s’appuient. Un exposé de principes politiques ne serait pas une réponse propre à les satisfaire ; mais je leur dirai que la vieille société portugaise est minée jusque dans ses fondemens, et que la révolution économique qui s’avance nécessite une révolution sociale. Non, les théories politiques n’ont pas à elles seules creusé cet abîme de misère ; ce qu’on peut surtout leur reprocher, c’est de n’avoir pas su soutenir la nation dans de si cruelles épreuves et de promettre ce qu’elles ne peuvent tenir. Le Portugal a perdu le Brésil, et ses autres colonies languissent. Que faire de ses moines, de ses cadets, même de ses négocians ? Que répondre aux exigences et à la fierté de ses anciens souvenirs ? Vous figurez-vous l’Angleterre aristocratique sans ses possessions d’outre-mer, sans les Indes orientales ? Elle a des officiers, des magistrats, des commandans pour quatre fois plus de sujets qu’elle ne possède de citoyens. Sans ces sortes de débouchés, serait-elle libre et aristocratique à la fois ? Assurément non. On dit que ce sont les principes nouveaux des cortès qui ont amené la révolution du Brésil ; je ne sais, mais je soutiens que la séparation du Brésil nécessite les principes des cortès. Que les nobles en gémissent plus que le peuple, car elle a amené non pas la haine, tout au contraire, le regret et l’amour, mais l’impossibilité de l’ancien ordre de choses. Il faut évidemment que l’aristocratie succombe, si elle ne sait s’ouvrir de nouvelles routes de gloire et de fortune ; et puisque les nobles ne peuvent soulever la lourde et glorieuse épée de leurs ancêtres, puisqu’ils ne savent pas féconder leurs colonies abandonnées, ils verront leurs priviléges s’éteindre un à un avec leur gloire.

Les yeux attristés se sont déjà tournés vers le sol ; on va se le disputer. On commence à s’occuper d’agriculture et d’industrie, car il faut vivre à l’intérieur. Le peuple se replie sur lui-même, les classes élevées se rongent et se démoralisent, et, bien qu’elles oublient le passé et les vigoureux sentimens qu’il devrait leur inspirer, elles ne se font pas au présent. Le peuple portugais ne réclame pas la liberté, il est vrai, mais il demande à vivre, et à vivre d’une manière impossible ; dans sa situation, c’est un vœu révolutionnaire. La fidélité à ses anciens souvenirs ne le sauve pas des crises violentes ; au contraire, l’affliction morale vient se joindre aux maux matériels. Nulle part il n’entrevoit l’espérance, il tombe flétri, et la démoralisation est infinie. Les constitutions et les chartes ne sont donc pas responsables de tant de malheurs. Les mouvemens politiques, par leurs désordres, ne font que contrarier et suspendre cette autre révolution intérieure et irrésistible. Les hommes qui, par des nouveautés prématurées, offensent les vieilles idées, les mœurs antiques, humilient la nation et l’énervent ; ceux qui s’opposent à tout changement luttent contre l’inévitable et aggravent les maux qu’ils redoutent. Il ne faut ni trop faire la guerre au passé, ni trop se gendarmer contre l’avenir. Des deux façons, on porte trop de préjudice ou à la moralité ou au bonheur de la nation. Le passé et l’avenir doivent se lier dans la pensée publique. Les sentimens que l’un a laissés doivent être conservés au profit des institutions que l’autre réclame, et ce n’est qu’en respectant la fierté du peuple, en la relevant même, qu’on peut le rendre propre à la liberté. La liberté est sûre de triompher si elle est patiente, si le peuple ne devient pas, en la poursuivant, indigne d’en jouir, et surtout si, dans la folle prétention d’assurer l’avenir, on ne ruine pas le présent, sur lequel il faut nécessairement que l’avenir s’appuie.


Jules de Lasteyrie.
  1. Les étrangers s’étonnent de voir le mépris et les insultes dont les gens du peuple accablent souvent un moine de Saint-François, et en même temps le profond respect qui accueille et accompagne le passage du viatique ; tout le monde s’agenouille, se découvre, baise la terre et prie avec ferveur. Les Portugais ne se piquent pas de logique ; ils sentent et ne raisonnent pas. C’est l’esprit qui se complaît dans l’analyse, non le cœur. Les sentimens exercent sur eux l’influence qui appartient aux idées chez nous, et l’imagination joue le même rôle que le caractère pour les Français. Aussi leurs instincts sont-ils les plus tenaces et les plus permanens qu’on puisse voir, tandis que rien n’est plus fugitif que leurs engouemens et plus contraire que leurs fantaisies. C’est une société immobile au fond, mais dont le souffle le plus léger agite la surface.
  2. En 1817, M. Gomez Freire et onze autres officiers avaient été condamnés à mort par l’influence de lord Beresford et exécuté par ses ordres.
  3. M. Antonio da Silveira fut créé depuis vicomte de Canellas, et M. Gaspard Texeira vicomte de Peso da Regoa. Comme presque tous les personnages qui jouèrent un rôle dans ces évènemens ont changé de noms dans la suite, je me servirai, pour les désigner, des titres sous lesquels ils sont généralement connus.
  4. Vicomte de Reguengo.
  5. La reine Marie Ire, qui succéda au roi don José, fut, peu de temps après son avénement au trône, atteinte d’une monomanie religieuse, suite des troubles de conscience que lui avait causés dès sa jeunesse l’administration du marquis de Pombal. Son fils don Juan prit en 1792 les rênes du gouvernement sous le titre de régent, et exerça le pouvoir en cette qualité jusqu’à la mort de sa mère, qui eut lieu au Brésil dans l’année 1817. Comme je ne parle qu’incidemment de cette époque de la vie du prince, pour éviter de trop longues explications, j’ai toujours désigné le régent sous le nom de Jean VI.
  6. Don Antonio da Sylveira ne doit pas être confondu avec le vicomte de Canellas ; ils ne sont pas de la même famille.
  7. Don Francisco d’Almeida.
  8. Une des causes les plus actives des dissensions civiles fut la fureur des titres, et il y a telle révolution qu’on peut justement appeler celle des vicomtes, telle autre celle des barons, car ceux qui s’y employèrent le plus l’ont fait pour obtenir ces distinctions. Cette inondation de nobles n’a nullement flatté les instincts du peuple ; elle est devenue pour le gouvernement un sujet de ridicule et de discrédit, en même temps qu’elle stimulait l’insatiable envie d’un grand nombre. La corruption de la vanité est bien dangereuse ; comme celle de l’argent, elle n’a pas de limites, et elle est à la portée de toutes les intelligences et de tous les cœurs.
  9. En France, le mot majorat donne exclusivement l’idée de la richesse et de l’importance. On comprend difficilement les sentimens et les positions aristocratiques inutiles. Ce sont pourtant celles-là qui dominent impérieusement les mœurs d’une nation, et en Portugal il existait, dit-on, quatre cent mille constitutions de majorats.