Le Portugal en 1845

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Le Portugal en 1845

LE PORTUGAL


EN 1845




SA SITUATION POLITIQUE, FINANCIERE ET DIPLOMATIQUE.




I.- Costa-Cabral em relevo, ou noticia biographica d’este ministro,

para servir d’auxiliar à historia do dia. Lisbonne, 1844.
II - Memorandum ao corpo legislativo ou reflexôes sobre o decreto do 1° de agosto de 1844, por um Cabtista, 1844.
III. -Breves consideraçôes sobre o estado de nossa fazenda publica, por o Senhor Jeronymo Dias de Azevedo. 1845.

IV. — Hontem, Hoje et Amanha. 1844.


De tous les pays en révolution, le Portugal est aujourd’hui, sinon le plus bouleversé à la surface, du moins au fond le plus tourmenté, le plus alarmé sur son avenir, celui où le malaise des esprits est le moins tolérable, et où les intérêts matériels même se trouvent en définitive le plus sérieusement compromis. Sans importuner l’Europe de ses inquiétudes ni de ses plaintes, le Portugal se débat dans ces complications extrêmes qu’il faut trancher au plus vite, si l’on veut, non pas reprendre rang parmi les plus puissantes nations et parmi les plus riches, mais tout simplement vivre, ne plus courir le hideux péril de la banqueroute, échapper à une anarchie de cinquante ans. Il cherche péniblement le mot des problèmes où sont engagés le progrès politique et les libertés constitutionnelles, la fortune du pays tout entière, soit qu’à l’intérieur on la fonde sur les développemens de l’industrie, de l’agriculture et des sources naturelles de la richesse publique, soit, à l’extérieur, sur les alliances et les traités de commerce ; tout enfin se trouve en péril jusqu’au lendemain de la nationalité. Nous croyons, pour notre compte, que tous ces problèmes se peuvent résoudre, bien éloigné en ceci de la commune opinion qui en Portugal ne voit plus que des maux incurables, un passé sans avenir, des ruines qu’on peut çà et là remuer et changer de place, mais qu’il est impossible de relever. On n’imagine rien de mieux, quand on n’a point de près étudié les deux peuples de la Péninsule, leurs caractères, leurs passions, leurs tendances, que de conseiller au Portugal de s’associer aux destinées de l’Espagne, si orageuses qu’elles puissent encore s’annoncer. Assurément, si, dans les premières années, les années décisives du XVIIe siècle, Philippe II, abandonnant Madrid dans ses nues et arides solitudes, avait transporté le siège de son empire à Lisbonne, l’Espagne, qui n’aurait point cessé d’être une grande puissance maritime, serait de toute nécessité devenue une grande puissance commerçante ; dans tous les archipels, dans les plus lointains continens, elle eût conservé ses colonies magnifiques ; engagée en de plus fécondes entreprises, peut-être se fût-elle retirée de l’Italie et des Flandres. Mariées pour jamais et entourant les armes d’Aragon, les quatre couleurs de Portugal et de Castille flotteraient maintenant, sans aucun doute, sur la triple ceinture de batteries dont se hérisse le roc de. Gibraltar. Cette faute de Philippe Il est la plus grande qui se soit commise dans la Péninsule : aujourd’hui, deux siècles et demi après le second monarque de la dynastie autrichienne, on n’entrevoit pas même l’époque où on pourra la réparer. Les rois constitutionnels de l’Espagne ressaisiront-ils la domination du détroit que se sont laissé enlever les rois absolus ? Qui le peut prédire, et qui même le peut espérer ? Reprendront-ils ces riches provinces que n’a point su conserver Philippe IV ? Autre beau rêve qui, pour le bonheur de l’Espagne comme pour celui du Portugal, se réalisera un jour peut-être ; au moment où nous voici parvenus, il n’est point permis d’y songer.

Entre Ciudad-Rodrigo et Almeïda, quand vous descendez le versant de la Sierra de Francia, le même soleil andalous a beau illuminer tous les horizons que le regard est capable d’embrasser, vous auriez beau ignorer qu’à deux pas de vous une ligne de raison sépare deux royaumes ; cette ligne capricieuse, qui tourne les pics comme un fleuve et serpente dans les ravines, vous l’apercevez aussi nette, aussi distincte que si en effet elle marquait le cours du Tage ou du Duero : en-deçà, les sierras désolées de l’Estramadure ; au-delà, les vertes cincas de l’Alemtejo. Entre elle et son ancien vassal révolté, on dirait que l’Espagne a voulu mettre des déserts, comme autrefois les premiers rois catholiques entre leurs villes renaissantes et les cités de l’Islam. Il y a deux siècles, c’était par les plus vives démonstrations de la haine et du mépris que se repoussaient les deux peuples ; aujourd’hui, c’est bien pis encore : au mépris et à la haine a succédé la plus franche, la plus complète indifférence qu’il soit possible d’imaginer. On a souvent prétendu que le Portugal est vis-à-vis de l’Espagne dans la même situation que la Belgique à l’égard de la France ; on s’est trompé : députés, hommes d’état, publicistes ; demeurent en Espagne, ou peu s’en faut, absolument étrangers à ce qui se passe en Portugal, et, de son côté, Lisbonne se ferait un vrai scrupule de subir au moindre degré l’influence de Madrid. Sous le gouvernement même d’Espartero, bien long temps avant que les ultra-modérés eussent quelque espérance de ressaisir le pouvoir, les ultra-chartistes s’étaient mis à la tête des affaires ; la reine doña Maria avait déjà pour ministre M. Antonio da Costa-Cabral. Les relations commerciales même, et jusqu’aux relations de voisinage, sont très peu suivies, très peu fréquentes entre les deux pays tandis qu’à Madrid foisonnent Français, Anglais, Allemands, vous avez peine à y rencontrer un Portugais ; à Lisbonne, vous placerez aisément le papier de Paris, de Londres, de Hambourg, de Saint-Pétersbourg peut-être nous doutons fort que vous parveniez à négocier celui de Madrid.

Que le Portugal demeure donc le Portugal, puisque de part ni d’autre les deux nations péninsulaires ne sont point préparées encore à la fusion des mœurs politiques ni à la fusion des lois. Sans nous écarter de ce point de vue, nous voulons examiner comment, sous le sceptre de doña Maria, se peuvent réellement fonder les libertés constitutionnelles, comment on peut réhabiliter le crédit public et relever la fortune de la nation, à quel rang enfin le Portugal peut remonter en Europe par les traités et les alliances commerciales. Nous nous imposons là une tâche pénible : que de fautes et d’erreurs il nous faudra constater ! Si sévère pourtant que nous soyons envers la cour, ou, si l’on veut, le gouvernement de Lisbonne et les partis contre lesquels il est réduit à se débattre, nous le serons moins encore que ne le sont au fond envers eux-mêmes les hommes qui soutiennent la lutte et ceux qui l’ont engagée ; nous serons surtout beaucoup plus optimiste, car aujourd’hui c’est précisément le plus grand péril de la nationalité portugaise, que le Portugal lui-même n’ose point avoir une foi complète en son avenir.


I – LA COUR DE LISBONNE. – LE MINISTERE COSTA-CABRAL. – LES CHAMBRES ET LA PRESSE

L’histoire de Portugal n’offre depuis trois cents ans que des questions de personnes ; si de cette histoire on supprimait l’infant dom Henri, en faudrait-il également retrancher les hardies expéditions, les immenses découvertes, et tout le merveilleux XVIe siècle de cette petite nation, à qui l’Europe moderne doit ses plus grands navigateurs ? Nous ne savons, mais depuis la fin de ce XVIe siècle, depuis qu’entre Fez et Méquinez, dom Sébastien, le dernier des croisés, a disparu dans une seule bataille avec l’élite de ses chevaliers, il est pénible de voir que le sort de ce noble peuple ne tienne plus qu’à des causes particulières, et, pour ainsi dire, à des accidens imprévus. C’est la mort d’un homme, la mort du roi Sébastien, qui livre le Portugal à l’Espagne ; c’est une sorte de conspiration romanesque, une intrigue d’aventuriers et de gentilshommes qui, jetant par les fenêtres du palais des vice-rois le secrétaire Vasconcellos, brise avec son cadavre, sur le pavé de Lisbonne, la domination de Philippe IV. C’est un seul homme, le tout-puissant marquis de Pombal, qui, accueillant les idées encyclopédiques, extirpe les anciens abus, mais prépare les agitations stériles, les réels désastres de l’époque même où nous sommes. Contraints de renoncer aux colossales entreprises qui, de l’étroit drapeau du Portugal, grand tout au plus comme un pennon de comte souverain au moyen-âge, avaient fait une des plus magnifiques bannières chrétiennes, les petits-fils des Nuno et des Albuquerque ne savaient plus que faire de l’activité prodigieuse que leur avaient léguée leurs ancêtres. Pour le Richelieu portugais, qui par le bûcher ou la roue se délivrait des plus vieilles et des plus fières familles, c’était vraiment un embarras incroyable que le génie national. Le marquis de Pombal n’imagina rien de mieux que de l’étouffer. Absorbant en lui toute la puissance, il prit à tâche d’engourdir la vie publique, et, de toute nécessité, il devait arriver à l’éteindre ; les vaisseaux de haut-bord pourrissaient dans les eaux de Porto et de Lisbonne, tandis que l’on rasait le palais des Tavora. Quand un peuple en est réduit à ne pouvoir plus rien, comment n’aboutirait-il point à ne plus rien vouloir ? Et en effet, si l’on considère les vingt petites révolutions, changemens de dynastie ou de charte, qui, dans ce siècle, ont ensanglanté le Portugal, est-on bien sûr qu’au fond le peuple ait jamais rien voulu ? Un esprit excellent, qui sur un terrain si mouvant a pu étudier de près les hommes et les choses, M. Jules de Lasteyrie a écrit la curieuse histoire de ces bizarres vicissitudes[1]. M. de Lasteyrie a prouvé qu’à ces révolutions infructueuses, à ces émeutes avortées, les populations, ne comprenant plus guère comment se pourrait régénérer le pays, demeuraient complètement étrangères ; il a prouvé qu’elles voyaient avec la plus profonde indifférence une poignée d’hommes polies, dans les chambres et au pouvoir même, faire ou défaire à leur gré les constitutions. Et encore, en 1841, M. de Lasteyrie était-il bien en état de prévoir que six mois après tout au plus, à la fin de janvier 1842, elles verraient, sans s’émouvoir davantage, un homme entré au pouvoir par la force d’un principe s’insurger, du soir au lendemain, contre ce principe, imprimer aux affaires un mouvement directement opposé à celui qui l’y avait porté, remanier ou détruire, selon ses caprices, les lois politiques, les lois civiles et financières, et selon ses caprices bouleverser jusqu’aux intérêts matériels ? À l’aspect d’un tel marasme succédant à de si terribles convulsions, faut-il conseiller au Portugal de ne plus se préoccuper de chartes et d’institutions libérales ? Ce serait, après avoir constaté le mal, déclarer que, pour y remédier, il n’y a rien de mieux à faire que d’en conserver la cause. Cette importance anormale, excessive, qu’un très petit nombre de personnes ont prise aux dépens des garanties sociales, et à laquelle se doit imputer l’état de torpeur où la nation entière est tombée, comment ne voit-on pas qu’il sera toujours radicalement impossible de la réduire à ses légitimes et naturelles limites, si l’on ne s’efforce d’y opposer le contre-poids des institutions ? Dans le cas même où un homme de génie serait aujourd’hui à la tête du gouvernement de la reine doña Maria, ce dont, en vérité, on ne s’est pas trop jusqu’à ce moment aperçu, comment viendrait-il à bout de régénérer un pays sans mobiles, sans mœurs politiques, appauvri, épuisé, démoralisé, qui non-seulement ne croit point à son avenir, mais ne songe plus même à se désespérer d’une telle impuissance et d’un si complet abaissement ? L’état du Portugal, étudié avec calme, ne permet pas de se méprendre sur les moyens qu’il conviendrait d’employer pour trancher les complications actuelles. Si des conseils de la cour aux discussions de la presse on cherche à découvrir comment sont traitées à Lisbonne les plus graves questions politiques, on sentira mieux l’influence vivifiante des principes et la force qu’ils pourraient donner à la société portugaise.

Nulle part en Portugal, dans aucune province, dans aucune ville, pas même dans le palais de la reine, on ne trouve cette confiance en l’avenir, qui est la condition première de toute régénération sociale. Doña Maria n’a pu oublier encore les jours d’épreuve où sa royauté fugitive n’était reconnue et saluée à Plymouth que par les proscrits de Madère et les vaincus de Porto. Dans le palais des Necessidades, la jeune reine constitutionnelle, réduite, ou peu s’en faut, à l’étroite portion du continent européen qui tout au plus offrait un point de relâche aux flottes de ses ancêtres, est à vrai dire importunée des immortels souvenirs de la grandeur nationale. Au premier aspect, vous diriez les descendans des rois de l’Afrique et des Indes réfugiés aux Necessidades comme naguère ceux de Louis XIV à Holyrood. Malgré les fautes de son gouvernement, la fille de dom Pedro est demeurée populaire ; quelles que soient les haines et les préventions des partis, il n’est personne qui ne s’empresse de rendre hommage à ses qualités et à ses vertus. A la vérité, ce ne sont point là des qualités de reine ; doña Maria est une épouse accomplie, une mère soucieuse et prévoyante, que son budget particulier préoccupe un peu plus, nous le croyons, que le budget du royaume, l’avenir de ses enfans un peu plus que celui de ses sujets. Ennemie du faste et répugnant à toute sorte de représentation, la reine de Portugal, si sa maison était montée à Londres sur le même pied qu’à Lisbonne, serait éclipsée par la femme d’un lord en crédit. A ceux qui savent combien son caractère est doux et timide, combien depuis dix ans la situation de son pays lui inspire de défiance, sinon même de dégoût, il est démontré jusqu’au dernier degré d’évidence que doña Maria n’a jamais été cette ardente contre-révolutionnaire à qui, en Europe, on s’est complu à faire remonter la responsabilité absolue de toutes les mesures rétrogrades que ses ministres ont pu prendre, de toutes les réactions qu’ils ont pu décréter. Aujourd’hui déjà, on sait en Portugal à qui se doit imputer la tentative de Belem ; on est sûr que si, en janvier 1842, M. da Costa-Cabral a substitué la charte à la constitution de septembre, c’est à peu près contre le vœu de la reine que s’est accomplie cette révolution. Profondément dévouée à son mari, le prince Ferdinand de Saxe-Cobourg, dont la volonté gouverne la sienne d’une façon absolue, doña Maria lui abandonne volontiers tous les soins, tous les tracas de la royauté. A l’heure qu’il est, on peut affirmer que pas une résolution importante n’est adoptée par le ministère que le roi dom Fernando ne l’ait conseillée, suggérée ; il y a mieux encore, dans les circonstances difficiles c’est lui qui préside le conseil, où son avis est prépondérant. Si parfois un dissentiment s’élève entre le roi et les ministres, la reine se fait une loi de demeurer neutre, et il faut bien que les ministres finissent par céder.

Dans les premiers temps, le prince dom Fernando n’avait point des prétentions si hautes, et son ambition se bornait à commander en chef les dix-huit mille hommes dont se compose l’armée du Portugal. En 1838, la révolution de septembre lui ôta son titre de généralissime ; mais d’un autre côté la loi, depuis la naissance de son fils aîné, lui attribuait celui de roi, et le prince dom Fernando a voulu être roi en effet. A notre avis, c’est là une faute sans excuse, et la mesquine satisfaction qu’il peut éprouver à bien faire sentir aux ministres l’influence toute-puissante qu’il a prise sur l’esprit de la reine ne devrait point lui cacher les mécontentemens et les inquiétudes profondes que l’intervention d’un étranger dans les affaires publiques a soulevés au cœur du pays. A cela il faut ajouter que, jusqu’ici du moins, dom Fernando n’a point su, en se faisant un parti, donner à son autorité une solide base ; la haute noblesse, qui, selon ses principes de gouvernement, devrait être son alliée naturelle, lui est plus hostile peut-être que le peuple et la bourgeoisie naissante de Lisbonne et de Porto. Dès son arrivée, dom Fernando s’est mis assez peu en peine de se concilier les sympathies de cette fière grandesse portugaise, qui, par-delà Vasco de Gama, remonte aux grands coups d’épée des Jean d’Avis et des Henri de Bourgogne ; il a essayé plutôt de l’assouplir et de la vaincre par une manifeste intimidation. Il y a quelque temps, le jeune marquis de Valada perdit toutes ses charges au palais pour avoir négligé de se présenter sur le passage de la reine lors d’une visite que celle-ci faisait au monastère de Belem. Depuis des siècles, l’orgueil du noble portugais est proverbial en Europe : est-il besoin de dire que sous ces persécutions inintelligentes il s’est raidi encore, au point, nous le craignons bien, qu’il en est devenu intraitable ?

Nous ne voulons pas nous faire illusion ; en lisant ce qui précède, on aura peine à croire qu’il s’agisse d’un pays d’Europe, de l’Europe constitutionnelle au XIXe siècle. Bien mieux que les cours des rois et des empereurs absolus, la cour de Lisbonne, si l’on met à part le luxe ainsi que les fêtes ruineuses, vous rappellera celles du moyen-âge. C’est à notre corps défendant que nous entrons dans tous ces détails ; mais puisque nous tenons à décrire la situation et les allures du pouvoir en Portugal, ne sommes-nous pas contraint de dire où il réside véritablement et comment il s’exerce ? A Lisbonne, d’ailleurs, les faits que nous venons d’affirmer et ceux que nous nous proposons d’avancer encore sont de notoriété publique pour qui s’attache le moins du monde à suivre le mouvement des affaires. S’ils sont pour la plupart ignorés de l’Europe, c’est que l’Europe ne s’est jamais émue que des révolutions du Portugal, presque jamais des causes qui, dans les temps où les partis ne se sont pas ouvertement combattus, ont préparé ces révolutions.

Quand les princes de la maison d’Autriche vinrent s’asseoir sur le trône d’Isabelle et de Ferdinand, leur premier soin fut d’anéantir les franchises nationales ; les immenses domaines des rois catholiques devinrent la proie des grands et petits aventuriers de Flandre ou d’Autriche. Le coin resserré de la Péninsule où s’est maintenue la dynastie de Bragance nous donne en petit aujourd’hui quelque idée du spectacle que présentait la monarchie espagnole à la fin du XVIe siècle. A Dieu ne plaise pourtant que nous comparions aux illustres cortès d’Aragon et de Castille les deux faibles assemblées qui siégent à Lisbonne en vertu de la charte ; à Dieu ne plaise que les Allemands dont s’entoure le roi Fernando soient par nous accusés d’avoir commis la moindre exaction ! Nous voulons dire seulement que du régime représentatif le Portugal n’a plus en ce moment que l’ombre et les apparences, et qu’à la cour de doña Maria les étrangers disposent de tout. Si le roi dom Fernando gouverne la reine, il est à son tour dominé par son ancien précepteur, M. le conseiller Dietz, un homme fort respectable assurément, de mœurs austères, d’intentions excellentes, mais dont, par malheur, les lumières sont loin d’offrir les mêmes garanties. A dater du coup de main avorté de Belem, M. Dietz a inspiré toutes les résolutions excessives qui, par les mains de la reine ou du moins par celles des ministres, ont fait et défait comme à plaisir les constitutions. Au fond, M. Dietz est assez indifférent, nous le soupçonnons fort, à la constitution de septembre comme à la charte proprement dite ; ce qu’il veut avant tout, c’est que le jeune roi, l’élève bien-aimé auquel il ferait sans hésiter le sacrifice de sa vie et de sa fortune, domine à Lisbonne toute autre puissance. Un instant il a rêvé pour lui la popularité et l’amour des masses ; c’était en 1837, à l’époque où la reine alla proclamer la charte dans son palais de Belem. La tentative échoua, comme on sait, et M. Dietz, qui, sans aucun doute, en avait eu la pensée, conseilla au roi de faire une démonstration ouvertement contraire : encore un instant, et le roi se plaçait à la tête des gardes nationales qui forcèrent la reine à rentrer dans les voies constitutionnelles. Plus tard, on le doit reconnaître, M. Dietz n’a pas un seul manient dévié de ses opinions chartistes. En janvier 1842, quand M. da Costa-Cabral se rendit à Porto pour y abroger la constitution de septembre, Lisbonne en feu menaçait de se lever tout entière, non-seulement contre le ministre qui allait ainsi attenter à la loi fondamentale, mais contre le palais d’où il avait emporté le mot d’ordre, et où demeuraient ses plus fermes soutiens. Aux premières agitations du peuple, le roi Fernando fut sur le point de se rendre, lui aussi, à Porto, pour y organiser l’agression ou du moins la résistance contre-révolutionnaire ; s’il resta dans Lisbonne, c’est que les évènemens le mirent en état d’y seconder utilement le ministre. C’est lui qui, en vingt-quatre heures, renversa l’administration Palmella que la reine avait de bonne foi, dit-on, opposée à M. da Costa-Cabral ; c’est lui qui, par ses émissaires, contribua le plus puissamment à désarmer les partisans de la constitution abolie ; c’est lui enfin qui, au dernier instant, détermina la reine à sanctionner la révolution dont M. da Costa-Cabral venait de prendre l’initiative, hardie. Du moment où une telle entreprise a pu réussir, il ne faut pas s’étonner qu’au palais et dans les deux chambres tout ait plié devant la volonté du prince, devant celle de son jeune ministre et devant celle de son vieux conseiller.

Tous les trois, depuis cette époque, le prince, le conseiller et le ministre, forment au palais un comité souverain où s’élaborent les lois nouvelles, oie se méditent les grandes mesures, où, en finance, en administration, comme en politique, se mûrissent les plus importantes résolutions. Par le frère du ministre, M. José Bernardo da Costa-Cabral, gouverneur civil de Lisbonne, dont nous aurons bientôt à définir le talent et le caractère, ce comité dirige despotiquement les délibérations de la chambre élective. Dans la ville, son influence est plus active encore et plus puissante peut-être. Sur la diplomatie, sur les membres de la haute bourgeoisie de Lisbonne qui forment un noyau compacte et souvent redouté, sur les grands seigneurs miguélistes lassés déjà de regarder vers Porto ou les Acores si l’on aperçoit la bannière du prétendant, cette influence s’exerce par l’envoyé d’une cour parente, l’ambassadeur du Brésil, M. Antonio de Menezes Vasconcellos de Drummond. Dans ce siècle où ministres et chargés d’affaires, et jusqu’aux ambassadeurs des plus hautes puissances, contractent volontiers les mœurs bourgeoises, M. de Drummond est demeuré un type fort remarquable de la diplomatie ancienne. Généreux et même un peu prodigue, il est rare que par sa parole persuasive, par ses manières brillantes, il ne vienne pas à bout des plus fières résistances. A Rome, où il a représenté son empereur, à Lisbonne même, où, durant bien des années, M. Capaccini, son ami, a rempli les difficiles fonctions : de la nonciature, M. de Drummond a tout à son aise complété son éducation politique. M. de Drummond est absolutiste ; il l’est devenu, s’il faut l’en croire, en voyant combien peu a gagné dom Pedro, son ancien maître, à prodiguer les constitutions. On conçoit dès-lors que parmi les miguélistes sa tâche de convertisseur devienne souvent très facile : ceux-ci peuvent bien se résoudre à sacrifier un homme, quand on n’hésite point à leur sacrifier les principes. Quoi qu’il en puisse être, Lisbonne est la seule ville d’Europe où, grace à M. de Drummond, on voie quelques restes encore de la vieille magnificence diplomatique. A cet égard, la capitale du Portugal conserve une sorte de privilège qu’on ne peut lui disputer. A Paris, à Londres, à Rome, dans les autres grandes villes de l’Europe, on ne trouverait point un salon politique aussi animé que celui de la comtesse de Gracia-Real, où se réunissent les représentans les plus influens de la diplomatie à Lisbonne. Mme de Gracia-Real, maintenant mariée à un riche Portugais, M. de Castro, est une Espagnole de Cordoue très connue dans les cercles de Londres avant même la chute de l’infant. Forcée aujourd’hui de renoncer aux triomphes de la jeunesse, Mme de Gracia-Real s’est rejetée sur ceux de l’esprit. Ce n’est pas la première femme qui se soit consolée par la politique des illusions évanouies d’un autre âge. Exilée du grand empire de la mode, la noble Cordouane s’est résignée : elle a quitté Londres, et, durant les années qui lui restent, elle s’amuse à gouverner le Portugal.

Si l’on a bien compris comment au palais l’autorité du roi dom Fernando, celle de M. Dietz et de M. da Costa-Cabral est parvenue à exclure toute autre influence, jusqu’à celle de la reine ; si l’on a compris par quels alliés elle s’est fait reconnaître dans le corps diplomatique et dans la haute société de Lisbonne, on pourra saisir le sens précis des plaintes éloquentes qu’un ancien ministre, d’opinions très modérées, M. Mousinho d’Albuquerque, a fait entendre à la chambre élective, le 23 octobre dernier. « Quelle est donc cette force, demandait l’orateur, qui a son siège où le regard ne peut librement pénétrer, qui tantôt condamne le cabinet à l’inaction, et tantôt le pousse aux mesures extrêmes ? Dans les deux cas, le parlement devrait enfin savoir d’où vient l’entrave et d’où vient l’impulsion. Je déplore, pour mon compte, qu’à cette force-là le cabinet ne sonne pas même à faire résistance, car je voudrais que, dans le navire portugais, ce fussent des vents portugais qui fissent flotter la bannière aux deux couleurs ! — A Lisbonne et dans le reste du Portugal, la question de M. Mousinho d’Albuquerque est restée sans réponse. Sur ce qu’il demandait, chacun déjà savait à quoi s’en tenir ; au dehors, elle n’a pas été le moins du monde comprise : on voit maintenant de qui l’ancien ministre a voulu parler.

De ce triumvirat aujourd’hui irrésistible, le roi dom Fernando, le conseiller Dietz, le ministre Costa-Cabral, ce dernier est en ce moment le plus connu en Europe, et cela se conçoit aisément. En sa qualité de ministre, M. da Costa-Cabral porte naturellement la responsabilité de tout ce qui se fait au palais et de tout ce qui s’y projette, et puis, il faut le dire, M. da Costa-Cabral, d’abord le plus ardent des révolutionnaires, à l’heure présente le plus déterminé des chartistes, a tour à tour joué un rôle considérable dans tous les partis, et dans tous il a laissé des ennemis acharnés, implacables ; dans tous, il a soulevé d’inexorables colères. Depuis janvier 1842, M. da Costa-Cabral est en butte à une quantité effroyable de brochures et de pamphlets, pleins de passion, d’esprit, de malice, où tout est analysé, jugé, dénigré, condamné, ses actes, ses paroles, ses moindres sentimens, ses moindres démarches, jusqu’au son de sa voix, jusqu’aux traits de sa figure ; c’est un vrai cataclysme d’épigrammes, de sarcasmes, de satires, auquel, selon nous, parmi ces populations méridionales, ne pourrait tenir le ministre, si l’extrême violence n’y faisait tort aux meilleurs argumens, et si, à force de le vouloir rendre odieux, on ne finissait par le grandir hors de toute proportion. Nous avons sous les yeux la plus remarquable de ces publications : Costa-Cabral em relevo (Costa-Cabral en relief). Cette brochure est écrite d’un style énergique, nous dirons même un peu sauvage. Opinions à part, à ne considérer que les allures, ce style vous rappelle involontairement les rudes paysans des environs de Lisbonne, accourus, sur l’ordre de l’infant dom Miguel, avec leurs faux et leurs bâtons de rouvre pour casser la tête aux ministres du roi dom João. Pour bien mettre en relief le caractère de M. da Costa-Cabral, le pamphlétaire a recours aux plus éclatantes comparaisons ; il fouille à fond toutes les histoires : attentats aux lois et à la morale publique, crimes et bouleversemens de toute espèce, tout lui est bon, pourvu qu’il puisse ajouter que M. da Costa-Cabral est capable de faire pis encore. M. da Costa-Cabral a l’ambition de. César, la cruauté de Marat, l’avidité de Galba, le farouche athéisme politique de Danton, les vices de tous les grands personnages dont les annales générales des peuples nous ont transmis le souvenir. En vérité, s’il en est ainsi, nous plaignons sincèrement le premier ministre de doña Maria : que peut-il faire de si énormes défauts dans ce petit royaume si étroitement resserré entre la nier et la ligne de raison de l’Estramadure ?

Parlons sérieusement. La diatribe échevelée qui pas à pas suit M. da Costa-Cabral de la pauvre boutique de Beira, où son père gagnait péniblement sa vie à vendre les denrées coloniales, jusqu’à son avènement définitif au pouvoir, raconte avec assez d’exactitude, nous l’avons contrôlée sur les documens officiels, les principaux actes de sa vie publique. Laissons de côté les exagérations, qui, après tout, ne sont guère que dans la forme, et jetons scrupuleusement un voile sur la vie privée. Que M. da Costa-Cabral soit le fils d’un petit épicier de Beïra, il se peut qu’en Portugal on lui en fasse une sorte de crime : pour nous, pour tout le monde en dehors de son pays, ces humbles commencemens font ressortir avec plus d’éclat la réelle grandeur du but qu’il a su atteindre. Si M. da Costa-Cabral était le fils d’un Loulé ou d’un Niza, en serait-il plus considérable aux yeux de l’Europe ? Pourquoi donc en vaudrait-il moins pour avoir de ses propres mains élevé sa fortune, pour avoir surmonté l’obstacle de la naissance, le plus difficile qu’on ait à vaincre, en quelque pays que ce puisse être, au début d’une carrière politique ? Ce qui nous importe, c’est sa carrière politique même que nous voudrions esquisser, ne nous attachant qu’aux traits généraux, à ceux qui montrent le caractère et le peignent. Quand nous aurons à raconter les évènemens qui, dans ces dernières années, se sont accomplis en Portugal, nous retrouverons encore M. da Costa-Cabral, mais, cette fois, exerçant toute l’autorité qu’à diverses reprises lui a pu donner sa parole de tribun ou son pouvoir de ministre : avant de dire en quoi le rôle consiste, il faut bien faire connaître l’homme qui le remplit.

M. da Costa-Cabral a passé dans l’exil les premières années de sa jeunesse ; rentré en Portugal immédiatement après la chute de l’infant, il obtint du ministre Silva Carvalho le poste modeste de juge de relation dans les Acores, ce, qui n’empêcha point que dès 1835 il ne fût par ces îles mêmes envoyé aux cortès. De 1835 à la fin de 1837, nous voulons dire jusqu’à la proclamation de la loi septembriste, M. da Costa-Cabral a été un des membres les plus obscurs de la chambre élective ; son histoire ne commence qu’au mouvement révolutionnaire de cette époque, dont il fut un des acteurs les plus énergiques et les plus déterminés. En ce moment-là, ce n’était point assez pour lui que la constitution nouvelle : en pleines cortès, il demandait hautement qu’on revînt sans détour à la loi de 1820. Les chartistes, dont il est aujourd’hui le chef et le principal appui, n’avaient point alors de plus violent ni de plus opiniâtre adversaire ; en 1837, quand M. de Bomfim eut comprimé la révolte des maréchaux, M. da Costa-Cabral, qui durant toute la campagne lui avait été adjoint par les cortès en qualité de commissaire, fut le plus prompt et le plus ardent à solliciter contre les vaincus les mesures rigoureuses ; plus tard, à l’époque où les cortès constituantes donnèrent enfin une sanction définitive à la fameuse loi de septembre, M. da Costa-Cabral se prononça formellement en faveur d’une seule chambre composée des élémens les plus démocratiques, repoussant toute espèce de chambre haute, sénat héréditaire, sénat procédant de la nomination royale ou jusqu’à certain degré de l’élection populaire. Le jeune député refusait aussi le droit de sanction à la couronne ; applaudi dans les clubs, tout puissant déjà dans les loges maçonniques qu’en Portugal on est sûr de retrouver au fond de toutes les agitations civiles, M. da Costa-Cabral ne fut point étranger aux émeutes de l’Arsenal du 9 et du 13 mars 1838. Pour M. da Costa-Cabral, du reste, l’effervescence ne fut pas de longue durée ; lors de ces émeutes déjà, sa conversion aux idées gouvernementales n’était plus un secret au palais ni dans les chambres ; quand le ministère de M. de Sà da Bandeira, qui pendant quelque temps pacifia la ville et le royaume, investit M. da Costa-Cabral des importantes fonctions de gouverneur civil de Lisbonne, personne, même parmi ses anciens amis, ne songea le moins du monde à se récrier. Ici commence pour M. da Costa-Cabral une phase complètement nouvelle : dès ce moment, dévoué aux idées conservatrices autant pour le moins qu’il l’avait été à la révolution, il dépense à les défendre plus d’énergie encore qu’il n’en avait mis jusqu’alors à les combattre. L’avenir, et par cet avenir nous entendons l’issue prochaine de la crise politique et financière où il se débat aujourd’hui, l’avenir nous dira quel a été son mobile, l’ambition personnelle, ou le bien d’un pays déchiré jusque dans les entrailles. A la vérité, quelques mois après, l’administration septembriste du 26 novembre étant venue à se former, M. da Costa-Cabral y fut appelé par M. de Bomfim, qui lui confia le portefeuille de la justice ; aux reproches que les deux partis auraient pu lui adresser, il essaya de se soustraire en gardant un silence à peu près absolu. Exclusivement renfermé dans son département, M. da Costa-Cabral ne semblait viser qu’à une réputation de ministre spécial et pratique ; on ne prévoyait point que trois ans plus tard la politique du royaume recevrait de lui l’impulsion générale, et qu’il en assumerait hardiment toute la responsabilité.

La fin de ce cabinet du 26 novembre fut éprouvée par de rudes émeutes que M. de Bomfim comprima, assisté du ministre Rodrigo da Fonseca Magalhães. De son côté, M. da Costa-Cabral ne fit point preuve alors, loin de là, de cette résolution qui, en janvier 1842, a mis le sceau à sa fortune. C’est là pour M. da Costa-Cabral une époque obscure, où il a pu deux ou trois fois tomber sans bruit et sans bruit remonter au pouvoir. Depuis janvier 1842, M. da Costa-Cabral appartient véritablement à l’histoire ; nous essaierons bientôt d’expliquer l’homme d’état et le ministre : pour bien faire comprendre l’homme, il fallait d’abord placer à côté de l’avènement définitif les vicissitudes du début et surtout le point de départ. Tel on l’a vu dans cette pénombre qui enveloppe les commencemens de sa carrière, tel on le va retrouver aux affaires, énergique et déterminé jusqu’à l’emportement bien des fois et jusqu’à la témérité, l’instant d’après irrésolu jusqu’à la faiblesse, d’un talent inégal comme son caractère, frappant de grands coups pour trancher de petites complications, et compromettant les plus graves intérêts faute de recourir aux plus simples principes du gouvernement ou de l’économie sociale ; orateur impétueux, incorrect, un peu trop exclusivement préoccupé de sa fortune particulière, non pas, il est vrai, de sa fortune matérielle, — M. da Costa-Cabral est demeuré pauvre et sa probité n’a jamais été mise en question, — mais bien de sa fortune politique. C’est pour lui un malheur véritable que tous ses anciens bienfaiteurs soient en ce moment et par lui persécutés, exilés, ou du moins éloignés des affaires : M. Silva-Carvalho, qui le premier lui a confié des fonctions publiques ; MM. Vieira de Castro et Sanches, sans lesquels peut-être il ne serait jamais venu siéger aux cortès ; M. le comte de Bonifiai, qui, au moment le plus critique, lui ouvrit au pouvoir un chemin rapide et direct.

M. da Costa-Cabral étant à la fois la tête et le bras de l’administration portugaise, il est inutile qu’on s’arrête ici à parler des autres membres du cabinet. L’illustration de M. le duc de Terceira, président du conseil et ministre, de la guerre, remonte à une époque meilleure, à celle où la reine constitutionnelle eut enfin raison de l’infant. Les autres collègues de M. da Costa-Cabral, MM. Falcâo, Gourez de Castro et de Tojal, les ministres de la justice et du culte, de la marine et des colonies, des affaires étrangères et des finances, ne sont pas, à vrai dire, des personnages politiques. Les deux derniers, pourtant, ont exercé sur la situation financière de leur pays une influence notable, dont l’effet se fera long-temps encore sentir.

Solidement établie au palais, appuyée par le corps diplomatique, on conçoit que dans les deux chambres l’autorité de M. da Costa-Cabral soit à peu près irrésistible. La chambre des pairs, où M. da Costa-Cabral vient lui-même tout récemment de se donner un siége, est un corps sans initiative et sans indépendance. Les illustrations du pays, anciennes ou nouvelles, miguélistes et libérales, en sont aujourd’hui, ou peu s’en faut, complètement absentes. La noblesse miguéliste se tient dédaigneusement à l’écart ; peu importe que l’on soit parvenu à rallier quelques barons et quelques vicomtes, on n’a rien pu encore sur l’esprit des plus considérables partisans de l’infant déchu. Quant aux vieux soutiens de la cause constitutionnelle, ils sont pour la plupart en dehors des affaires ; le maréchal Saldanha, cet arrière-petit-fils de Pombal, à qui son ancêtre avait légué la fermeté du caractère et l’esprit de résolution, met à s’effacer autant de soin qu’il en pouvait autrefois employer à conquérir le premier rang. Depuis long-temps infirme, M. de Sà da Bandeira, chaque jour davantage, se détache, en dépit de lui-même, de la vie publique. Découragé de n’avoir pu renverser le premier ministre, M. le duc de Palmella, cette célébrité européenne dont le Portugal a été si fier, aurait-il perdu dans ses derniers efforts contre M. da Costa-Cabral ce qui lui pouvait rester encore d’énergie et d’ardeur ? Tout récemment, on annonçait que M. de Palmella venait de dire adieu à son pays, et qu’il allait définitivement se fixer à Paris ou à Bruxelles. M. de Bonifiai a aussi quitté le Portugal, à la suite des derniers pronunciamientos. Avec la noblesse miguéliste elle-même, avec tous les hommes qui se sont illustrés au service de dom Pedro et de sa fille, il serait fort difficile de constituer une assemblée aristocratique ; ces élémens supprimés, il ne reste plus rien. À la chambre des députés, la minorité opposante est un peu plus nombreuse, un peu plus compacte, plus résolue surtout à l’attaque, ou, pour mieux parler, plus résignée à la résistance. Si l’on veut savoir de quels élémens cette minorité se compose, et au nom de quels principes elle combat l’administration de M. da Costa-Cabral, il est temps que nous définissions les partis qui, en ce moment, agitent le Portugal.

Le parti miguéliste se divise en deux fractions bien distinctes, les absolutistes purs, et ceux qu’à toute force on pourrait appeler les absolutistes constitutionnels. La première de ces fractions se compose des plus anciennes familles nobles que la révolution a dépouillées de leurs privilèges, des débris monastiques, qui, du reste, ne tarderont pas à disparaître. Nous ne parlons pas des bandits qui, dans les montagnes des Algarves ou dans les plaines de l’Alemtejo, sont toujours prêts à mettre leurs escopettes au service des causes déchues ; si demain dom Miguel rentrait au palais des Necessidades, dès demain ces prétendus champions de l’infant ne manqueraient point de se proclamer constitutionnels.

La seconde fraction miguéliste est la plus éclairée, la plus importante ; nous ne doutons pas qu’un gouvernement habile ne parvînt à dissiper ses scrupules et à vaincre ses dernières répugnances ; elle se compose des hommes un peu avancés de l’aristocratie de naissance et des meilleurs membres du clergé séculier. Il y a quelque temps déjà, toutes leurs prédilections étaient pour ce despotismo illustrado qui, sous M. Zea-Bermudez, a subsisté un jour en Espagne, et dont M. le marquis de Viluma ne serait point fâché de donner une seconde édition. Depuis deux ou trois années, pourtant, les miguélistes éclairés et intègres semblent se laisser volontiers entamer par les idées nouvelles ; tout récemment ils ont pris le parti d’envoyer leurs mandataires, non point au sénat, mais à la chambre des députés. Dans cette chambre, ils ont pour représentans deux hommes qui à la vérité ne leur appartiennent point par la naissance, mais qui expriment exactement leurs idées et leurs tendances, un riche propriétaire, M. Canavarro, un jeune médecin, M. Beirao, esprit judicieux, orateur facile, dont l’avenir est acquis, nous le pensons, à la cause libérale. Lors du soulèvement d’Almeïda, M. da Costa-Cabral, qui voulait faire croire à une coalition entre les septembristes et les miguélistes, fit arrêter M. Beirao, et ce n’est pas une des moindres fautes de son gouvernement.

A son tour, le parti libéral se divise en quatre fractions, bien nettement séparées par les principes : les radicaux de l’Arsenal, à qui la révolte d’un régiment, levé parmi les ouvriers de l’arsenal, a donné ce nom retentissant ; — les constitutionnels de 1820, qui, au-dessus de tout, élèvent la souveraineté du peuple, rêvant l’alliance impossible de la république et de la monarchie, mais disposés à faire bon marché de la monarchie ; — les constitutionnels de 1838, ou les septembristes, dont les opinions sont à peu près identiquement les mêmes que celles des progressistes espagnols ; — les partisans de la charte octroyée par dom Pedro, tant de fois abolie et restaurée depuis sa promulgation, et que M. da Costa-Cabral a remise en vigueur. Les chartistes sont avant tout préoccupés de donner à la royauté l’éclat et la force, et, en un pays si attardé encore dans les voies constitutionnelles, on ne pourrait guère leur en faire un sérieux grief, si, par les progrès moraux et matériels, ils dédommageaient réellement leur pays de ce qu’ils lui ôtent en fait d’institutions libérales. Telle est en Portugal la question aujourd’hui brûlante ; nous essaierons de la résoudre quand le moment sera venu d’apprécier les mesures financières et les actes diplomatiques de M. da Costa-Cabral.

Les constitutionnels de 1820 et les radicaux de l’Arsenal sont très peu nombreux à l’heure qu’il est, et nous ne croyons pas que l’on ait beaucoup à craindre, pour l’ordre et la tranquillité du royaume, des projets de ceux qui ont pu conserver encore leurs illusions. Aujourd’hui la question est posée entre les chartistes et les septembristes, qui, par une discussion ardente, incessante, dans les chambres et dans la presse, se disputent le gouvernement. Dans l’opposition qui entreprend de renverser M. da Costa-Cabral, le parti septembriste forme la tête ; il a pour chef un homme de talent et de courage, M. Manoel Passos, qui en tout autre pays, si grand et si avancé qu’on le suppose, exercerait une réelle influence. M. Manoel Passos a été le ministre de la révolution de septembre ; tous les partis reconnaissent qu’il a dirigé le mouvement de façon à prévenir les excès où il aurait pu entraîner. M. Passos a gouverné sans rigueur comme sans faiblesse ; parmi ses plus déterminés adversaires, il n’en est pas un qui ne rende hommage à sa probité, à la douceur de son caractère, pas un dont il ne se fasse, par ses excellentes manières, sinon un partisan, du moins un ami. Profondément dévoué aux idées libérales, ardent champion de la liberté de la presse et des garanties individuelles, M. Passos a le grand tort, quand il est au pouvoir, de chercher un peu trop à gouverner par la seule force des principes, comme si en Portugal l’esprit public était aussi formé, aussi élevé qu’en France ou en Angleterre ; son éducation d’homme d’état sera complète le jour où il aura bien compris que c’est surtout par les améliorations d’intérêt positif, par les réformes pratiques, qu’un tel pays doit être régénéré. Aux cortès, M. Passos est un orateur chaleureux et fécond, un peu trop amoureux de la tribune, un peu trop enclin aux développemens parasites et à la digression ; mais chez ces populations méridionales, qui se laissent prendre aux charmes de la parole autant pour le moins qu’aux mérites de la pensée, est-ce là un bien grave défaut ?

Avec M. Passos, MM. Garrett et Julio se maintiennent depuis trois ans à leur poste, sur la brèche ; tous les trois ont pour auxiliaire ou plutôt pour compagnon de lutte un jeune homme doué d’une spirituelle et vive éloquence, M. Jose Alexandre. M. Julio a fait partie déjà d’un cabinet septembriste ; M. Garrett est le plus élégant publiciste de son parti, le plus remarquable poète qui dans la littérature portugaise se soit produit depuis bien long-temps. Il y a quelques mois, les septembristes ont conclu une sorte d’alliance offensive avec presque tous ceux des chartistes qui ont déjà siégé dans les conseils de la couronne : M. Mousinho d’Albuquerque, qui, le premier après la chute de l’infant, a proclamé la charte ; M. Avila, esprit un peu trop généralisateur, mais que de fortes études en finance, en économie politique, ne peuvent manquer de ramener tôt ou tard aux affaires ; M. Rodrigo da Fonseca-Magalhâes, que M. da Costa-Cabral a écarté de sa route, un peu trop violemment peut-être, pour se mieux saisir du pouvoir ; M. Aguiar, un des membres les plus estimés du suprême conseil de justice, qui, avant M. da Costa-Cabral, a fait partie de presque tous les cabinets chartistes. À ces adversaires du premier ministre, nous joindrions le président du sénat lui-même, M. le duc de Palmella, M. de Bomfim, M. Sà da Bandeira, si M. de Bomfim, en se réfugiant à l’étranger, et M. de Palmella, en y allant fixer volontairement son séjour, n’avaient, pour le moment, laissé le champ libre à M. da Costa-Cabral, et si les forces de M. le vicomte de Sà da Bandeira, épuisées par les fatigues de la vie publique, ne trahissaient aujourd’hui ses plus fermes résolutions.

À la coalition qui vient de se conclure entre ses amis d’autrefois et quelques-uns de ses amis de la veille, devenus tout à coup d’acharnés adversaires, M. da Costa-Cabral oppose les deux chambres presque tout entières, le sénat où le gouvernement introduit selon ses caprices ses plus dévoués partisans, la chambre des députés où les fonctionnaires amovibles forment l’immense majorité. Nous avons sous les yeux les procès-verbaux de la dernière législature ; nous y voyons que souvent, sur soixante-dix, quatre-vingts députés appelés à donner leurs suffrages, dix, douze, quinze tout au plus jouissent d’une certaine indépendance. Dans la liste où s’inscrivent les votes nominaux, vous n’apercevez que gouverneurs civils, conseillers du trésor, juges récemment destitués de leur inamovibilité, officiers que le gouvernement peut à son gré priver de leur grade, simples employés dans les ministères. Les députés ne sont pas soumis à l’élection directe ; le pays se divise en un certain nombre de districts dont chacun nomme ses électeurs ; les électeurs se réunissent au chef-lieu de la province et nomment à leur tour les députés. Pour chaque district, le chiffre des électeurs et celui des députés varient selon le chiffre de la population ; le cens, qui d’ailleurs est fort peu élevé, se calcule d’après le revenu ; on peut hardiment affirmer que dans quinze districts sur vingt, c’est la volonté, ou pour mieux dire l’intervention du gouvernement qui détermine le choix. Cette intervention ne s’exerce pas toujours avec une parfaite convenance ; les journaux de Porto, de Lisbonne, de Coïmbre, ont si souvent dénoncé les manœuvres des meneurs officiels, que leurs imputations ne soulèvent plus le moindre scandale ; il n’est pas rare, après les élections générales, que les orateurs de l’opposition apportent à la tribune des cortès une curieuse macédoine de bulletins, marqués de cachets, de chiffres ; de couleurs éclatantes, sur lesquels sont contraints de formuler leurs votes les électeurs dont le dévouement peut être le moins du monde suspecté.

On voit clairement quelle chambre peuvent enfanter des élections ainsi pratiquées. En Portugal, si l’aristocratie de naissance se tient par orgueil à l’écart, le peu qui subsiste de classes moyennes, de classes moyennes indépendantes, vivant de l’industrie, du commerce, de l’agriculture, en font autant presque toujours par esprit de paresse. La démocratie, trop ignorante encore pour organiser l’attaque ou la résistance, gronde sourdement dans les cités populeuses, mais sans éclater ; elle se repose de ses terribles agitations de 1838 et de 1839. Dans les campagnes, les classes laborieuses, depuis qu’on ne fait plus, sous la bannière du prétendant, de la politique à coups d’escopette, se montrent complètement indifférentes à tout évènement qui pourrait modifier un régime ou un ministère. Les élections, on le voit, sont partout abandonnées exclusivement, ou peu s’en faut, à des fonctionnaires ambitieux et besogneux, qui, le moment venu, s’empressent d’aller à Lisbonne, sur l’ordre de leurs ministres respectifs, voter les bills d’indemnité et enregistrer les lois décrétées au conseil. Rien de plus déplorable ni de plus bizarre qu’une assemblée portugaise tumultueuse et inquiète, comme il convient aux représentans d’une nation méridionale si peu avancée encore ; acceptant sans hésiter les mesures capitales, elle chicane sur les plus vétilleux détails avec un tel emportement, une telle fougue de discussion, qu’on dirait de la montagne conventionnelle aux prises avec les girondins. Si à tout propos elle s’élève contre les ministères dans les couloirs ou dans les bureaux, si elle les voue à toutes les colères de l’opposition, l’instant d’après, en séance publique, elle adopte d’enthousiasme, si même elle ne les provoque, les lois contre lesquelles elle vient de se prononcer. Il suffit de connaître les précéderas de cette chambre ou de lire son règlement pour bien voir qu’en Portugal gouvernement et majorité ne comprennent plus aujourd’hui grand’chose aux plus simples conditions du régime représentatif. Le droit d’interpellation, le droit d’initiative, y sont entourés de telles restrictions, qu’autant vaudrait se décider à les abolir tout-à-fait Le droit de pétition a été formellement supprimé, comme offensant envers les trois pouvoirs de l’état. Les ministres, interprétant la charte comme bon leur semble, convoquent à leur gré les chambres et à leur gré les ajournent indéfiniment ; c’est une maxime reçue que tout va le plus régulièrement possible, quand le gouvernement a préparé ou même décrété les lois, s’il se donne la peine de réunir les représentans de la nation pour leur demander un bill d’indemnité.

Dans cette masse si peu soucieuse de la dignité politique et de la dignité personnelle, si bruyante, si indisciplinée en apparence et au fond si obéissante, il est inutile de chercher le talent, le savoir, l’expérience des affaires. M. da Costa-Cabral mis à part, deux hommes seuls gouvernent despotiquement la chambre : le président, M. Bernardo Gorjâo Henriques, et le frère aîné du ministre dirigeant, M. Jose Bernardo da Costa-Cabral. M. Gorjâo est un ancien septembriste, qui tout à coup s’est converti au chartisme, sous l’empire même de la révolution de septembre, à un moment où il n’était pas sans danger de se prononcer contre les opinions dominantes. Dans les cortès qui ont voté cette constitution, M. Gorjâo a fait preuve d’un réel courage ; seul et bravant les colères de la majorité et les vociférations, les menaces de la foule ameutée dans les tribunes publiques, M. Gorjâo ne laissa pas échapper une occasion de proclamer ses nouveaux principes. Pour BI. Gorjâo, c’est là une époque véritablement glorieuse : nous doutons fort que, par sa présidence, il acquière les mêmes titres à l’estime et à l’admiration de ses ennemis. Aujourd’hui que son parti est aux affaires, M. Gorjâo est aussi intolérant qu’il pouvait être agressif, il y a six ans environ. Sans fortune et par cela même placé sous la dépendance immédiate du ministère, il le représente à la tête de la chambre d’une façon si notoire, qu’on ne songe plus même à lui en faire un grief. C’est lui qui, en 1843, agita les cortès et les cercles politiques de Lisbonne, tout exprès pour fournir à M. da Costa-Cabral une occasion de remanier son cabinet et d’en éloigner ceux de ses collègues, MM. Mello et Campelo, qui lui pouvaient inspirer quelque ombrage. M. Jose Bernardo da Costa-Cabral est le seul homme peut-être de la majorité dont la coalition ne conteste point la capacité. Sous dom Miguel, Jose Bernardo était déjà célèbre pour s’être prononcé à Porto en faveur de l’infant. Dom Pedro le nomma pourtant juge à Lisbonne ; il ne sut pas longtemps se maintenir à ce poste : l’empereur-régent ne tarda pas à le destituer par un décret spécial. M. Jose da Costa-Cabral est un des meilleurs avocats du royaume ; par la force de son esprit, par la réelle étendue de ses connaissances, il exerce à la chambre un ascendant souvent irrésistible. Simple gouverneur civil de Lisbonne, il s’efface volontairement devant son frère, et lui cède le premier rôle. Ce rôle serait le sien peut-être, s’il savait assouplir un peu son caractère et contenir des emportemens qui enlèvent les suffrages, mais en lui aliénant toutes les sympathies.

MM. de Gorjâo et Jose da Costa-Cabral ne sont pas les seuls qui, dans la majorité, aspirent à une certaine renommée parlementaire ; à côté d’eux, il faut citer, pour être juste, un ancien soldat de Napoléon, aujourd’hui aide-de-camp du roi dom Fernando, le vicomte de Campanhàa, qui, avec le père Marcos, représente à la chambre les plus secrètes pensées de la cour. Le père Marcos est un de ces prêtres qui, en 1820, prirent parti pour la révolution, un ancien coryphée des sociétés secrètes, devenu plus tard chapelain de l’empereur dom Pedro, et aujourd’hui remplissant les mêmes fonctions auprès de la reine doña Maria. Le père Marcos a laissé bien loin derrière lui l’exaltation de la première époque révolutionnaire ; sceptique et railleur, quand il monte à la tribune pour y débiter ses longs discours hérissés de citations bibliques et entremêlés d’épigrammes, on serait tenté de croire qu’en politique, c’est pour lui le but suprême d’impatienter l’assemblée par ses digressions interminables, sauf à la réjouir de temps à autre par de bouffons quolibets. Le général Campanhâa et le père Marcos se chargent d’apporter à la chambre ce contingent de bizarreries et d’excentricités qui naturellement se produit dans toute assemblée délibérante. Sur les mêmes bancs, auprès d’eux, MM. Castilho et Carlos Bento, deux journalistes jeunes encore, essaient de former un groupe plus sérieux, qui enfin contracte quelques habitudes parlementaires. M. Castilho est un ancien négociant de Hambourg, et, à ce titre, peut-être n’est-il pas éloigné de se croire un petit Mendizabal. M. Carlos Bento s’est, dit-on, laissé tout récemment éblouir par l’avènement de la jeune Espagne ; au Diario do Governo, dont il est le principal écrivain, il a fait des efforts jusqu’ici assez malheureux pour fonder le jeune Portugal.

En dehors des chambres, la lutte est plus animée, plus sérieuse. Malgré les entraves fiscales[2], le Portugal aujourd’hui compte déjà une foule de journaux politiques pleins de passion et de fougue, qui souvent éclatent en déclamations furibondes, mais dans lesquels pourtant, nous devons le dire, les questions pratiques de finance, d’administration et d’économie politique sont d’ordinaire plus soigneusement approfondies, mieux traitées qu’à la tribune des cortès. Pour son compte, le parti septembriste a déjà huit organes : la Revoluçao de septembro, le Patriota, le Tribuno, l’Opposiçao national, la Collisao, le Cosmopolita, l’Angrense et l’Impartial. A la tête de ces journaux, il est juste de placer la Revoluçao de septembro, que M. Sampayo, entouré de la jeunesse éclairée du parti, rédige avec un talent toujours prêt à la polémique et un courage souvent éprouvé. Le Patriota, qui a eu pour fondateur le député Lionel Tavarès, est le seul qui n’ait point voulu entrer dans la coalition ; ses principes, du reste, sont exactement les mêmes que ceux de la Revoluçao. De son côté, le cabinet est énergiquement défendu par le Diarlo do governo, la Restauraçao, les Pobres de Lisboa, le Correio portuguez. La Restauraçao, qui est rédigée parle député Castilho, forme en ce moment un centre littéraire où se sont produits des talens réels ; mais ces talens se tiennent en dehors de la politique : il s’en faut de beaucoup, par malheur, que sur ce dernier terrain le journal de M. Castilho mérite la même considération, ou, si l’on veut, donne les mêmes espérances. Le Diario est l’organe officiel de M. da Costa-Cabral ; les avantages matériels que lui assurent ses relations avec le ministre en font un journal véritablement riche ; le Diario est exempté de tout droit de port, et comme la plupart des employés du royaume sont tenus de le lire et de le recevoir, il suffit du seul chiffre de ses abonnés obligatoires pour couvrir et au-delà tous les frais : aussi a-t-il, dans ces derniers temps, adopté un format qui lui donne presque l’aspect d’un de nos journaux de Paris. En littérature, race à la mordante et spirituelle critique de M. Robello, le Diario rivalise avantageusement avec la Restauraçao et le Panorama, consciencieuse revue qui se publie à Lisbonne. — En politique, le Diario a pour principal rédacteur M. Carlos Bento, le fondateur, ou pour mieux parler, l’inventeur de ce jeune Portugal qui décidément ne peut parvenir à se constituer. M. Bento pourtant semble aujourd’hui fatigué de prendre exemple sur les vives et capricieuses allures de la jeunesse politique espagnole : il s’est tourné du côté de la France ; ses longs articles reproduisent depuis quelque temps, mais avec une opportunité contestable, les colères majestueuses et les hautaines ironies du Journal des Débats. Le Correio Portuguez, que rédige un chanoine, M. Lacerda, est le défenseur le plus judicieux, le plus habile de l’administration Costa-Cabral ; M. Lacerda serait un vrai publiciste si, par son style diffus et sa lourde manière, il ne trouvait moyen d’amoindrir l’autorité de son opinion. Entre les journaux ministériels et les journaux opposans, une feuille de province, la plus ancienne du Portugal, et peut-être la plus répandue encore, les Pobres do Porto, tient une position à peu près neutre. En janvier 1842 cependant, ce journal a été le plus puissant auxiliaire de M. da Costa-Cabral : c’est lui qui à cette époque recevait ses confidences et publiait ses manifestes ; c’est lui qui exprimait ses véritables intentions. A vrai dire, les Pobres do Porto n’exercent actuellement une certaine influence que par une sorte de feuilleton satirique où un poète, M. Bandeira, drape et gourmande tous les partis. Les miguélistes sont trop divisés, ils se retranchent d’ailleurs trop dédaigneusement dans leur orgueil ou dans leurs rancunes pour qu’il leur soit possible de se créer ou plutôt de conserver long-temps un organe ; les jeunes gens du parti qui ont à cœur de jouer un rôle et d’appeler sur eux l’attention publique se voient contraints de demander une sorte d’hospitalité aux journaux septembristes : le plus remarqué jusqu’ici est un noble de province, M. Vasconcellos. S’il faut tout dire, et ceci est pour l’avenir d’un heureux présage, les uns et les autres ne se rattachent plus que par leur naissance ou leurs relations personnelles aux idées vieillies, exclusives ; leur conversion aux principes sur lesquels s’appuie, ou plutôt devrait s’appuyer le nouveau régime, n’est plus aujourd’hui qu’une affaire de temps.

Du palais aux chambres, des chambres aux moindres organes de la presse, nous avons constaté soigneusement toutes les ambitions, toutes les influences qui se disputent le royaume ; pénétrons maintenant au cœur des problèmes, qui s’y débattent : on verra que nulle part en Europe, pas même dans cette Espagne qui à tout propos s’agite et où tout se discute encore, on n’a au fond de plus vives inquiétudes ni de plus graves préoccupations. A ceux qui ne sub-ordonnent à rien le triomphe des institutions libérales, pas même aux progrès, matériels, le Portugal paraîtra maintenant moins avancé qu’à l’époque où pour la première fois dom Pedro promulgua la charte : le Portugal a perdu les vieilles franchises que les lois nouvelles lui devaient rendre mieux formulées, plus complètes, mieux appropriées aux besoins de ce siècle où nous vivons ; et quant à la charte, elle est en ce moment si souvent éludée, méconnue, violée, qu’il n’est plus possible de la prendre au sérieux. Une telle situation n’est pas tolérable ; M. da Costa-Cabral serait parvenu à rétablir l’équilibre dans les finances et à réhabiliter le crédit national, il aurait relevé le commerce, l’industrie, l’agriculture, — et l’on va voit par quels abîmes on est séparé encore d’un si magnifique résultat, — qu’il serait sans excuse de ne rien tenter pour former l’opinion publique et pour l’éclairer, pour rendre enfin son pays apte au légitime et sain exercice des libertés constitutionnelles. Il y a plus : en dehors de ces libertés, il est impossible aujourd’hui, et en ce qui concerne le Portugal nous en donnerons la preuve péremptoire, que l’on fonde jamais rien de bon, rien de grand ni de durable, Que les hommes de courage et d’intelligence prennent les hardies et fécondes initiatives, en aucun pays sûrement on n’y peut trouver à redire : c’est là leur rôle obligé, nous ajouterions même leur mission providentielle ; mais que, s’isolant de leur pays et le maintenant dans l’ignorance de son lendemain, ou, qui pis est encore, dans l’indifférence politique, ils aient la prétention d’accomplir à eux seuls l’œuvre sociale tout entière, il est évident qu’ils se préparent de rudes mécomptes. Sans parler des passions et des répugnances contre lesquelles il se faut débattre à mesure que l’œuvre se poursuit, on sait combien peu on se doit fier à cette indifférence des masses ; on sait par quels emportemens elles ont coutume d’en sortir, et que, le moment venu, sous l’ardent soleil du midi surtout, elles n’en ont pas pour un jour à détruire ce qu’on a pu mettre un demi-siècle à fonder.


II – QUESTIONS CONSTITUTIONNELLES. – LA CHARTE ET LA CONSTITUTION DE SEPTEMBRE. - LE CLERGE, LES UNIVERSITES, L'ARMEE, LA MAGISTRATURE.

Le tort principal de M. da Costa-Cabral et de ses collègues est de compter un peu trop absolument, nous venons de le dire, sur la tranquillité ou plutôt sur la torpeur à laquelle, après tant de convulsions et de crises, le Portugal paraît s’être depuis quelque temps résigné. Pour les étrangers dont l’attention n’a jamais été en ce siècle attirée vers ce pays que par le bruit de révolutions sanglantes, une telle quiétude est véritablement inconcevable ; quelles illusions les hommes d’état y peuvent-ils conserver encore sur la vieille politique agressive et militante, par malheur si naturelle aux hommes publics des nations méridionales, quand on voit que tous les deux ans, à dater de 1834, le régime établi a été, avec une sorte de régularité fatale, bruyamment renversé ou remis en question ? En 1834, dom Pedro détrône son frère et promulgue une seconde fois sa fameuse charte ; en 1836, un mouvement populaire, qui bientôt gagne tout le royaume, emporte cette charte et la remplace par un nouveau pacte ; en 1838, les radicaux de l’Arsenal prennent les armes, et le sang portugais coule dans les rues de Lisbonne ; en 1S40, l’émeute éclate aussi ardente, aussi meurtrière que jamais dans la capitale, a Castello-Branco et dans les plus grandes villes ; en 1842, M. da Costa-Cabral lui-même, un ministre de la couronne, s’insurge à Porto contre la loi fondamentale existante et restaure l’ancienne charte. C’est exactement tout le contraire que M. le comte de Bomfim a voulu faire, en 1844, à Portalègre et dans la place d’Almeida. Ce duel acharné que se livrent en Portugal la constitution octroyée par l’empereur dom Pedro et celle que la nation s’est donnée à elle-même, M. Jules de Lasteyrie en a déjà écrit l’histoire jusqu’au pronunciamiento officiel de M. da Costa-Cabral. Nous nous renfermerons dans les questions aujourd’hui brûlantes, celles qu’un si hardi coup d’état, accompli par le pouvoir à l’aide même des moyens jusqu’ici employés pour renverser le pouvoir, a partout soulevées dans le pays ; ce sont les luttes récentes des partis, leurs luttes actuelles, que nous voulons raconter.

La charte de dom Pedro, toute remplie de dispositions restrictives, et maintenant les plus vieux monopoles, était formulée en vue de la société an tienne que régissait l’aristocratie de naissance ; de tout temps, et cela se comprend sans peine, la classe moyenne et le peuple, si l’on excepte les fonctionnaires, ont témoigné pour cette charte ou l’indifférence la plus profonde ou la répulsion la mieux caractérisée. Ce qu’il y a eu de plus étrange, c’est que l’aristocratie elle-même n’en a jamais pris souci que fort médiocrement ; la charte a institué une chambre haute moitié élective, moitié héréditaire, que le gouvernement compose et renouvelle de façon à perpétuer la pairie dans les grandes familles. Le gouvernement y appelle surtout les nobles et les évêques ; eh bien ! évêques et nobles n’y vont siéger qu’avec une extrême répugnance ; quelques-uns d’entre eux passent des années entières, sans faire une seule fois usage de leur droit. En Portugal comme en Espagne, la vieille aristocratie ne se fait point remarquer par le talent ni par le savoir. Les grands d’Espagne du moins se sont presque tous franchement et décidément ralliés à la monarchie constitutionnelle ; c’est tout le contraire qu’il faut dire des grands de Portugal. Nous ne pensons point pour cela qu’en Portugal, on s’en doive tenir à une chambre unique ; seulement, nous croyons que la chambre des pairs serait plus puissante, plus vivace, plus apte à contrôler l’assemblée élective, si l’aristocratie de naissance, qui n’accepte point le régime représentatif, et d’ailleurs n’est guère en état de le bien comprendre, n’en formait pas l’élément principal. Après l’échauffourée de Belem, chartistes et septembristes paraissaient enfin s’entendre sur ce point capital ; on eût satisfait les chartistes en maintenant la chambre haute, mais c’est d’après les principes généraux des septembristes, nous voulons dire en recourant franchement à l’élection populaire, qu’on l’aurait dû composer. En restaurant la charte, telle que l’a proclamée dom Pedro, à une époque où l’expérience n’en avait point signalé encore le vice radical, M. da Costa-Cabral a commis une faute réelle, et nous croyons que le jeune ministre s’en est déjà plus d’une fois repenti.

Sous la constitution de septembre, l’élection des députés n’avait lieu qu’à un seul degré ; la charte a rétabli le double vote, et nous pensons que pour le gouvernement c’est encore là un très grand péril. Les électeurs qui nomment les députés, le gouvernement les tient, pour ainsi parler, sous la main, et l’on a vu déjà quelle chambre un tel système peut enfanter. Rien de mieux, assurément, si la chambre élective ne doit avoir d’autre rôle que d’enregistrer les lois et d’accorder les bills d’indemnité ; mais est-il besoin de dire combien, en avilissant ainsi la représentation nationale, en amoindrissant son action, parlons mieux, en l’annulant tout-à-fait, c’est la protestation à main armée que l’on provoque, la protestation par l’émeute et le pronunciamiento ? La constitution de septembre reconnaissait le droit d’association ; elle le proclamait d’une manière beaucoup trop absolue, chose.dangereuse dans un tel pays, où le goût, l’amour de la conspiration était passé à l’état chronique. La charte a fait pis encore, elle a supprimé complètement ce droit, dont l’exercice mieux défini, sérieusement contrôlé par le gouvernement, pouvait imprimer chez un peuple si peu avancé une impulsion féconde à l’industrie, au commerce, à l’agriculture. Au fond, une si sévère interdiction n’a eu pour effet que de supprimer les associations utiles, légitimes, celles qui, pour réussir, se doivent constituer au grand jour ; on verra plus loin quelle situation intolérable elle fait aux sociétés industrielles et commerciales ; elle ne peut rien contre ces fameuses sociétés maçonniques dont le Portugal est depuis un siècle rempli jusque dans la plus petite ville, qui en politique prennent parti et conspirent incessamment contre le cabinet ou contre la royauté. Depuis les derniers bouleversemens, ces sociétés se sont profondément divisées en chartistes et en septembristes ; les unes et les autres ont ouvertement pour chefs les plus importans personnages politiques ; M. da Costa-Cabral lui-même se trouve, de notoriété publique, à la tête de la maçonnerie chartiste, qui n’a pas peu contribué à son avènement. C’est ainsi, nous l’avons déjà remarqué au sujet de sa politique générale, que, pour surmonter les petits obstacles, le cabinet portugais prend de ces hautaines mesures qui, sans réprimer ni prévenir les grands maux, ne manquent jamais d’enrayer le progrès social.

Pour mieux faire connaître encore le caractère de la charte, il nous suffira de rappeler quelles maximes professent M. da Costa-Cabral et ses collègues à l’égard de l’initiative parlementaire, et de la part que doivent prendre les chambres aux travaux législatifs. Cependant, que la prérogative royale puisse à son gré supprimer les conditions essentielles du régime représentatif, ce n’est point aujourd’hui l’abus le plus criant ni le plus redoutable péril : la vraie cause de toutes les querelles, le vrai sujet de toutes les polémiques, c’est l’article de la charte qui, selon M. da Costa-Cabral, confère au souverain le droit absolu de négocier à son gré, de conclure comme il l’entend des traités avec les puissances étrangères, sans qu’il soit le moins du monde tenu de demander aux chambres leur assentiment, ni même un semblant de sanction, sauf les cas où il s’agirait d’aliéner une portion du territoire ; privilège exorbitant en un pays où l’opinion publique, pas plus que le parlement, n’exerce un réel contrôle, et où, par un simple traité de commerce avec l’Angleterre ou avec toute autre puissance, on peut relever la fortune ou consommer la ruine de la nation.

Tels sont les points essentiels sur lesquels diffèrent la charte et la constitution de septembre ; au fond, dans le cas même où celle-ci aurait dû subir une révision sévère, ce n’était pas une raison pour la renverser par l’insurrection déclarée. On sera de notre avis si l’on songe que c’est l’énergique démonstration du ministre à Porto qui, entre les deux partis, a ranimé tous les griefs, exalté toutes les haines. Il est curieux de raconter comment s’est accomplie cette contre-révolution, la plus étrange, sans aucun doute, dont la Péninsule, où de tout temps la politique a eu pourtant de singulières et romanesques allures, ait jamais donné le spectacle. En janvier 1842, M. da Costa-Cabral occupait le portefeuille de la justice dans le cabinet dont M. Aguiar était le président. Dominé par M. Aguiar, qui dirigeait le département de l’intérieur, et par M. Rodriguez da Fonseca Magalhães, son plus ancien rival d’influence, qui était ministre des affaires étrangères, M. da Costa-Cabral ne put se résigner à une position secondaire. Pour arriver au premier rang, ce n’était point assez de supplanter ses deux chefs de file. M. da Costa-Cabral n’inspirait point assez de confiance au parti septembriste pour qu’une simple crise ministérielle lui pût donner la suprême direction des affaires, tant que dans la loi fondamentale du royaume subsisteraient les principes de ce parti. À ces principes il fallait donc, s’il voulait atteindre le but, substituer les idées toutes contraires à la constitution de septembre, la vieille charte de dom Pedro. M. da Costa-Cabral n’hésita point : de la conspiration dont le roi Fernando, M. Dietz, M. de Drummond, étaient l’ame, il se fit l’instrument actif ; au moment où l’on pouvait le moins s’y attendre, M. da Costa-Cabral quitta brusquement Lisbonne, et se rendit à Porto, où la charte fut proclamée le 27 janvier 1842, à la grande stupéfaction du Portugal tout entier. De Porto, M. da Costa-Cabral se dirigea aussitôt sur Coïmbre, où il rencontra, mais dans l’opinion seulement, une sérieuse résistance dont il vint à bout moitié par les promesses, moitié par les menaces. A Lisbonne, la démonstration du ministre fut d’abord considérée comme une insurrection véritable ; sans hésitation ni détour, la reine forma un nouveau ministère dont la présidence fut déférée à M. le duc de Palmella ; M. le comte das Antas, appuyé par M. de Bomfin dans l’Alemtejo, reçut l’ordre de marcher contre les troupes rebelles. À ce moment décisif, il ne dépendait peut-être que de M. de Palmella d’arrêter la révolte et de la comprimer ; il suffisait pour cela de maintenir la reine dans ses bonnes dispositions, et de couper court aux tergiversations du maréchal duc de Terceira, qui commandait les troupes en garnison dans la capitale. Les premières heures de son ministère, M. de Palmella les perdit dans une complète inaction. Durant ces heures si précieuses, le roi dom Fernando ressaisissait son empire sur l’esprit de la reine ; ses émissaires gagnaient publiquement les troupes à la cause des rebelles, et M. le duc de Terceira, voyant enfin clairement à qui appartenait, la victoire, faisait aussi proclamer la charte par la garnison du château. Au ministère Palmella succéda immédiatement le ministère Terceira ; le premier avait duré quarante-huit heures environ.

M. da Costa-Cabral ; cependant, n’était pas encore maître de la situation ; M. de Bomfim tenait toujours, dans les provinces, pour la constitution de septembre ; il fallut, pour le décider à déposer les armes, revenir un peu sur ses pas et promulguer un décret qui, à la vérité, abolissait la constitution de septembre, mais annonçait que des cortès nouvelles seraient convoquées pour réviser la charte. La formation du nouveau cabinet était d’ailleurs la plus significative des concessions qu’en de telles circonstances l’on pût faire aux septembristes : M. le duc de Terceira avait pris pour collègues deux hommes éclairés et concilians, M. Jorge Loureiro, président du conseil en 1535, et M. Mousinho d’Albuquerque, qui tous deux avaient puissamment contribué à la fortune politique du duc et à sa réputation militaire, quand ils étaient, le premier son chef d’état-major dans les Algarves, le second son aide-de-camp. Plus que jamais il paraissait démontré que, pour quelque temps du moins, M. da Costa-Cabral demeurerait en dehors du pouvoir. M. de Bomfim se laissa prendre à ces beaux semblans de conciliation, il s’empressa de reconnaître le nouveau régime ; mais les illusions ne furent pas de longue durée. Renvoyant brusquement ses amis les plus éprouvés, MM. Jorge Loureiro et Mousinho d’Albuquerque, M. de Terceira ouvrit à deux battans les portes du cabinet à M. da Costa-Cabral, et de fait, tout en conservant la présidence, lui abandonna la première place. En vain quelques bataillons menacèrent-ils çà et là de reprendre les armes ; en vain un grand nombre de municipalités adressèrent-elles à la reine des représentations énergiques : la réaction marchait irrésistible, et décidée à ne plus garder le moindre ménagement. Des décrets, promulgués coup sur coup, comblèrent d’honneurs et de titres les chefs de la dernière révolte, réintégrèrent dans les cadres de l’armée et avec des grades supérieurs les officiers chartistes vaincus dans les insurrections précédentes, et, aux termes de la charte, convoquèrent les cortès ordinaires, avec aussi peu de façons que si la constitution de septembre n’avait jamais existé.

À cette époque s’est formée la coalition entre les septembristes et cette fraction des chartistes à laquelle appartiennent M. Mousinho d’Albuquerque et M. Jorge Loureiro. A la chambre des députés, où, par le système électoral qu’il a depuis mis en pratique, le ministère ne s’était point encore assuré une majorité bien docile, à la chambre des pairs où, à titre d’anciens sénateurs, étaient venus siéger M. de Lavradio, M. de Bomfim, M. das Antas, MM. Sà da Bandeira, de Taipa, de Loulé, de Fonte-Arcada, et les membres de la grandesse portugaise, dévoués à la cause libérale, M. da Costa-Cabral essuya des attaques si vives, qu’il se vit bientôt réduit à ne pouvoir plus gouverner avec les chambres. En un pareil embarras, il est aisé de voir quelle détermination devait prendre un esprit aussi résolu : comme M. de Terceira avait renvoyé MM. d’Albuquerque et Loureiro, M. da Costa-Cabral renvoya les chambres ; dès ce moment, M. da Costa-Cabral n’a pas un seul instant dévié de cette politique aventureuse qui le porte à ne plus rien faire que par lui-même, à compliquer les questions ou à les trancher par décret, sauf à demander plus tard, pour la forme, une sanction définitive, un assentiment sommaire aux cortès. Dans un pays comme le Portugal, une telle politique devait soulever des protestations énergiques : du moment où ces protestations ne purent légalement, librement se faire entendre à la tribune, il était inévitable qu’elles cherchassent à se produire sur un autre champ de bataille, et, à son tour, la coalition fit son pronunciamiento à Torres-Novas.

L’histoire de ce pronunciamiento, dont M. le comte de Bomfim a pris l’initiative et dont jusqu’au dernier jour il a été l’ame, est encore tout-à-fait inconnue en dehors du royaume. Par l’importance personnelle de M. de Bomfim, par la qualité des hommes qui à ce moment décisif ont suivi sa fortune, la levée de boucliers de Torres-Novas mérite qu’on la raconte ; elle nous offre d’ailleurs un nouvel et très remarquable exemple de la facilité vraiment chevaleresque avec laquelle, chez les nations du midi, les hommes publics sacrifient leur position sociale, si élevée qu’elle puisse être, leurs intérêts les plus chers, leur fortune, à la moindre chance qui se présente de faire triompher leurs principes. M. de Bomfim est un général éprouvé dans toutes les guerres qui depuis les luttes de l’indépendance ont désolé son pays ; il n’est pas un seul de ses honneurs, une seule de ses dignités, un seul de ses grades qu’il n’ait conquis au prix de son sang. En 1828, à l’époque où dom Miguel parvint à consommer son usurpation, M. de Bomfln, et c’est là un titre qui en Portugal l’a rendu populaire, fut de tous les serviteurs de doña Maria le seul qui jusqu’au dernier instant sut se maintenir à son poste ; retranché dans l’île de Madère, dont le gouvernement constitutionnel l’avait nommé capitaine-général, il ne quitta la place que le jour où l’artillerie de l’infant eut rasé sa dernière batterie. Six ans plus tard, quand dom Pedro lui-même débarqua dans le royaume de sa fille, pour en chasser l’usurpateur, M. de Bomfim rejoignit des premiers sa bannière ; plusieurs actions d’éclat lui valurent bientôt de remplir auprès de ce prince les difficiles fonctions de chef de l’état-major général. Doña Maria parvint à remonter sur son trône ; mais en mourant son père ne lui laissait qu’un royaume profondément déchiré jusque dans les entrailles par les dissensions civiles. Battus et découragés, les miguélistes ne se mêlaient plus aux querelles publiques : c’étaient les vainqueurs eux-mêmes qui, selon l’usage, devaient après leur triomphe se diviser et se disputer le terrain. Alors s’ouvrit la singulière et dramatique lutte des deux chartes qui en est aujourd’hui à sa septième ou huitième phase, et dont il est encore bien malaisé, pour ne pas dire impossible, de prévoir l’issue. A chacun des épisodes qui ont marqué cette lutte sanglante, M. de Bomfim a joué un des premiers rôles. Rappelons en quelques mots comment il est, depuis 1836, intervenu dans les collisions des partis : c’est le meilleur moyen de faire comprendre de quels principes il s’est tout récemment constitué le champion. Vers le milieu de 1837, M. de Bomfim et M. de Sà da Bandeira furent chargés de comprimer la révolte des maréchaux, MM. de Terceira et Saldanha, qui avaient essayé de restaurer la charte ; c’est durant cette expédition que leur fut adjoint, en qualité de commissaire, par les cortès, M. da Costa-Cabral. En 1838, l’Arsenal avant levé dans Lisbonne même l’étendard de l’insurrection, M. de Bomfim reçut également mission de les réduire. Entre les fractions extrêmes des deux partis, entre les chartistes et les ultra-septembristes, M. de Bomfim occupe donc, on le voit, une position exactement intermédiaire ; il est un des chefs les plus respectés de ce tiers-parti qui fait la vraie force de la nation actuelle, qui en janvier 1842, s’il eût été libre, se serait de lui-même empressé de réviser, au profit du principe monarchique, la constitution de septembre, tout en y maintenant les garanties essentielles. A trois reprises différentes, M. de Bomfim a été ministre, les deux premières fois après le coup de main avorté des maréchaux, la seconde fois après la révolte des Arsenaleiros. A chacune de ces trois époques, M. de Bomfim n’a été appelé au conseil que pour en finir avec une situation extrême, et pour essayer de rallier autour du trône les hommes vraiment modérés des deux partis ; il n’a jamais cherché à gouverner que par l’esprit de conciliation et de tolérance : tels étaient également les mobiles et les tendances de M. Sà da Bandeira, qui en 1837 présidait le premier ministère dont ait fait partie M. de Bomfim. C’est à M. de Bomfm que M. da Costa-Cabral doit son premier portefeuille : dans le cabinet de coalition du mois de novembre 1839, où M. da Fonseca Magalhâes représentait le parti chartiste, M. da Costa-Cabral siégeait au nom des septembristes exaltés, en dépit des allures douteuses qui déjà donnaient l’alarme à ses anciens amis.

En essayant ainsi de pratiquer une vraie politique de conciliation, M. de Bomfim poursuivait une illusion généreuse : deux fois les évènemens se sont chargés de lelui démontrer. En 1841, M. de Bomfim, faiblement soutenu par les chartistes et les septembristes modérés, rudement attaqué par les fractions exaltées des deux partis, ruiné au palais par le roi dom Fernando, M. Dietz et leurs courtisans, frondé à la ville par M. de Drummond, se vit contraint de se retirer laissant derrière lui dans le cabinet cette rivalité de M. de Magalhâes et de M. da Costa-Cabral, qui bientôt devait pousser celui-ci à faire son pronunciamiento du 27 janvier 1842 à Porto. Si agités, du reste, si violemment éprouvés qu’aient été les trois ministères de M. le comte de Bomfim, son administration n’en a pas moins été une des meilleures qui depuis la restauration du trône constitutionnel ait passé sur le Portugal. M. de Bomfim était parvenu à pacifier le royaume, à discipliner un peu cette capricieuse et turbulente armée portugaise, qui, pour le seul plaisir d’entrer en campagne et de déployer au vent sa bannière, déferait volontiers le régime quelle vient de fonder. A l’extérieur, M. de Bomfim s’était fait remarquer par sa scrupuleuse exactitude à payer les arriérés de la légion étrangère qui avait suivi la fortune de dom Pedro, et par l’énergique résistance qu’en moins de vingt jours il organisa contre les menaces d’Espartero ; le régent d’Espagne le voulait forcer d’exécuter un traité, concernant la navigation du. Douro, qui n’avait point reçu encore la sanction des cortès de Lisbonne. En moins de vingt jours, M. de Bomfim avait équipé tous les bataillons et armé tous les navires dont se composent l’armée et la marine du Portugal. L’Angleterre interposa sa médiation, et le comte-duc se vit obligé d’attendre que l’acte fût en effet approuvé par les cortès ; mais, pour mettre sur pied le pays, marine, armée, cités et villages, il avait suffi de la nouvelle qu’une guerre pouvait éclater entre Portugal et Castille ; ceci fait nettement comprendre, ce nous semble, les dispositions réelles où se trouve contre ses anciens dominateurs la plus faible de ces deux nations. Ce fut, depuis le jour où l’empereur brésilien débarqua à Porto, le seul véritable élan d’enthousiasme qui pour un instant ait suspendu les querelles des partis. Radicaux et constitutionnels de 1822, septembristes modérés, chartistes et jusqu’aux plus déterminés amis de l’infant déchu, tous se faisaient inscrire dans les bataillons volontaires on eût dit de l’époque où le premier Bragance se disposait à défendre sa jeune couronne contre les vieilles bandes du comte-duc d’Olivares.

En janvier 1844, au moment où la coalition parlementaire était plus que jamais décidée à tout entreprendre pour renverser M. da Costa-Cabral, et où celui-ci venait de lui interdire la tribune, les précédens de M. le comte de Bomfim le désignaient naturellement comme le chef de ce mouvement à main armée, qu’en dernier recours l’opposition était résolue de tenter. Le 29 janvier, M. de Bomfim, d’accord avec plusieurs de ses amis, députés et officiers supérieurs, quitta Lisbonne pour se rendre dans l’Alemtejo ; le général comptait à peu près sur les deux tiers des troupes ; le jour même ou il se devait prononcer, il était convenu que d’autres chefs en feraient autant à Lisbonne et dans les principales villes du royaume. Soit malentendu, soit défection, dès le début, ses plans furent presque partout déconcertés ; le colonel Cezar de Vasconcellos, un des plus brillans et des plus intrépides officiers de l’armée portugaise, donna pourtant le signal dans la ville de Torres-Novas. Trop peu nombreux pour résister aux forces dont pouvait disposer le gouvernement de Lisbonne, les insurgés s’enfermèrent dans Almeïda, une place depuis long-temps abandonnée, mais où du moins l’on pouvait organiser quelque défense. Ils espéraient que, si on les voyait ainsi persister jusqu’au bout dans leur périlleuse entreprise, leurs amis du dehors se décideraient à les seconder. Très peu de jours après, en effet, un pronunciamiento eut lieu à l’université de Coïmbre ; les étudians s’emparèrent du gouverneur civil, désarmèrent la garde municipale, et sommèrent la garnison de faire cause commune avec eux. L’officier auquel s’adressait la sommation répondit qu’il s’empresserait d’y déférer, si on lui pouvait montrer un ordre du gouverneur civil. Pendant que les étudians allaient chercher cet ordre, l’officier prit sur-le-champ ses mesures et dressa des embuscades aux divers carrefours de la ville. Quand la jeunesse des écoles revint, trop confiante dans la parole qu’on lui avait donnée, et montrant de loin, d’un air de triomphe, l’ordre du gouverneur, les soldats la reçurent à coups d’escopette, la traquèrent çà et là dans les rues, et il n’en fallut pas davantage pour mettre un terme à l’insurrection.

Dans Almeïda cependant, M. de Bomfim, M. Cezar de Vasconcellos, les députés qui s’étaient rangés sous leur bannière et tous leurs compagnons, se trouvaient réduits à l’extrémité la plus pénible ; toutes les troupes disponibles du gouvernement, commandées par le baron de Leiria et les vicomtes de Val-Longo, de Vinhâes et de Fuente-Nova, investissaient de toutes parts la place. De Vizeu et de Coïmbre, on écrivait que les deux villes se prononceraient infailliblement, si les insurgés tenaient jusqu’à la fin d’avril, et il est hors de doute que M. de Bomfim aurait tenu plus long-temps encore, si bientôt vivres, argent, munitions, tout n’était venu à manquer. Pendant trois mois, les insurgés endurèrent les plus cruelles privations ; plus de quatre mille bombes furent lancées sur la place par les troupes de M. da Costa-Cabral. Le 7 avril, la position était devenue intolérable ; privé de tabac, ce qui pour l’homme de guerre est dans le midi une véritable torture, le soldat gardait pourtant la plus sévère discipline ; manquant de pain et harassés de fatigue, les assiégés broyaient eux-mêmes leurs petites rations de grains à l’aide de ces incommodes atafonas (moulins à chevaux) qui aujourd’hui ne subsistent plus guère qu’en Portugal. À ce moment décisif, quelques amis de M. de Bomfim réussirent à se faire jour à travers les quatre ou cinq mille hommes qui entouraient la ville, pour aller vers le nord susciter une diversion. Le 30 avril, ils étaient dans l’Alemtejo ; mais le 28 M. de Bomfim avait été contraint de signer une capitulation. Le général n’avait plus ni une once de pain ni une cruzada ; c’est tout au plus si, en mangeant les quelques chevaux qui leur restaient, ils auraient pu, lui et ses compagnons, prolonger de quatre ou cinq jours la résistance. L’avis d’ailleurs lui était parvenu que l’ambassade d’Espagne avait conseillé à son gouvernement une intervention immédiate ; il savait, à n’en pouvoir douter ; que dès le mois précédent M. Gonzalez-Bravo avait dirigé des munitions et des troupes sur la ville frontière de Ciudad-Rodrigo.

M. de Bomfim sortit d’Almeida avec les honneurs de la guerre, et se réfugia aussitôt en Espagne, accompagné de ses officiers. Quelques jours auparavant, un décret les avait privés de leurs biens et de leurs grades ; la précipitation que l’on mit à les en dépouiller forme un fâcheux contraste avec le refus que fit la reine, en 1837, de sanctionner ou plutôt de promulguer une mesure exactement semblable, adoptée par les cortès contre les maréchaux et leurs partisans. On s’en peut d’autant plus étonner que sur ce point, aux termes de la charte, la reine avait toute latitude, tandis qu’en 1837 la constitution de 1820, qui avant celle de 1838 a pendant quelque temps régi le Portugal, lui déniait. jusqu’au droit de veto. Hâtons-nous de le dire, après la capitulation, le pronunciamiento d’Almeïda n’a coûté la vie à personne ; M. da Costa-Cabral fut bien un peu prompt à remplir les prisons de suspects et à déporter sans jugement les plus compromis sur les côtes d’Afrique ; mais on peut lui rendre ce témoignage, que du moment où il n’eut plus rien à craindre de la révolte, il en finit complètement avec la réaction.

Nous avons insisté sur le pronunciamiento d’Almeïda, car de tous les évènemens que depuis trois ans on a vus s’accomplir en Portugal, c’est celui qui a le mieux mis en évidence les embarras politiques et financiers contre lesquels se débat M. da Costa-Cabral. Avant d’entreprendre le siège d’Almeïda, M. da Costa-Cabral demanda aux cortès un vote de confiance, et les cortès s’empressèrent de le lui accorder. Ce vote rappelait en quelque sorte celui que M. Mendizabal avait obtenu des chambres espagnoles au commencement de sa première administration ; M. da Costa-Cabral se hâta de le mettre à profit pour contracter divers emprunts dont nous aurons bientôt à dire les conditions. En se dessaisissant de leur argent, les capitalistes de Lisbonne exigèrent que l’on comprimât le plus tôt possible et à tout prix le soulèvement d’Almeïda. M. da Costa-Cabral en fit la formelle promesse, et il tint sa parole avec tant de zèle, que, le jour même où les septembristes se décidèrent à capituler, le ministre dirigeant avait dépensé déjà le montant des emprunts ; il ne restait pas même un conto dans les caisses de l’état.

M. da Costa-Cabral est un homme de résolution ; dans sa carrière politique, tout, jusqu’à ses fautes, le démontre surabondamment. Il en était venu à ce point, qu’il lui fallait ou déserter la lutte, ou trancher par un coup d’état et sans hésitation toutes les difficultés. C’est à ce dernier parti que devait s’arrêter un homme de son caractère. Un mois après la réduction d’Almeïda, M. da Costa-Cabral avait conclu un nouvel emprunt, engageant le revenu du tabac, du savon et du salpêtre à des conditions dont nous aurons également à faire connaître les détails ; le ministre de la reine doña Maria s’engageait aussi avant que possible dans cette voie fatale des expédieras ruineux, d’où, à la même époque, M. Mon, le ministre des finances d’Espagne, s’efforçait de sortir en rompant avec les contratistes. Il faut le dire, dès le moment où le Diario publia sous forme de décret les conditions de l’emprunt, il s’éleva parmi les députés, parmi les membres de la chambre héréditaire, au conseil d’état, à la junte du crédit public, au tribunal de commerce, et dans les autres tribunaux, partout enfin, une opposition formidable, qui, à chaque instant, par les journaux, par les protestations collectives, par les réclamations particulières, s’efforçait de perdre le ministre dans l’esprit de la reine. Pour échapper à de si nombreux adversaires, M. da Costa-Cabral n’imagina rien de mieux que d’en venir aux dernières extrémités et de les frapper tous à la fois. C’est alors, le 1er août, un mois, jour pour jour, après l’émission de l’emprunt, qu’il promulgua les trois décrets sur la magistrature, sur l’armée, sur l’université, qui, à ce moment même, font encore, à Lisbonne, dans la presse et à la tribune des cortès, l’objet des plus sérieuses polémiques et des plus ardentes discussions.

Le meilleur écrit qui se soit publié sur ces questions capitales a pour titre : Memorandum ao corpo legislativo, ou Reflexoes sobre o decreto do 1° de agosto de 1844, por un cartista. Ce chartiste est un membre du suprême tribunal de justice, M. Antonio-Joaquin de Magalhães. Il est impossible de mieux prouver que les décrets violent jusqu’aux moindres conditions du régime constitutionnel, et non-seulement de ce régime, mais de tous ceux où l’autorité monarchique n’a pas complètement absorbé en elle-même toute espèce de pouvoir. De l’un à l’autre bout de sa démonstration, qui, à ce point de vue, est péremptoire, M. de Magalhães s’appuie sur l’autorité de Montesquieu, de Bodin, de Jean-Jacques Rousseau, et de tous les publicistes qui, en France, ont précédé notre révolution, aussi bien que sur celle de MM. Dupin, Royer-Collard, Rossi, Benjamin Constant. M. de Magalhães, M. Duarte Leitão, M. de Silva-Carvalho et presque tous les autres membres de la haute magistrature protestèrent avec énergie ; M. de Silva-Carvalho fut contraint d’envoyer sa démission à la reine. Au conseil d’état, M. de Palmella déclara que le dernier coup était porté à la loi fondamentale. Pour bien comprendre toute la force de l’opposition que faisait en plein conseil d’état à M. da Costa-Cabral M. le duc de Palmella, il faut savoir qu’en Portugal le conseil d’état forme comme une sorte de comité qui, dans les grandes occasions, est tout-à-fait libre d’exprimer sa pensée sur les actes du ministère ; c’est, on le voit, sous quelques rapports, le conseil d’état d’Angleterre, et non point celui que Napoléon a institué chez nous.

Le Portugal ne nous a guère fait qu’un emprunt notable, celui de notre système judiciaire, et encore lui a-t-il fait subir de fort graves modifications. Le Portugal a une cour suprême, qui réside à Lisbonne, et à laquelle sont soumis les arrêts des relaçoens (cours royales) de Lisbonne, de Porto, de Ponte-Delgada et de Goa. Chaque concelho ou district a ses juges de première instance, juizes de direito et juizes ordinarios ; il est vrai de dire que si les premiers sont nommés par le gouvernement, c’est le peuple qui a le droit d’élire les seconds. Nous devons ajouter encore que la police préventive et la police correctionnelle sont confiées à des magistrats spéciaux. Le Portugal a aussi, à Lisbonne et à Porto, deux tribunaux, ou plutôt deux jurys de commerce, choisis par leurs pairs dans la corporation des marchands, le président excepté, dont le gouvernement s’est réservé la nomination. Auprès de ces jurys, les juizes de direito exercent les mêmes fonctions que nos conseillers de cour royale auprès des jurys ordinaires. Les arrêts de ces deux tribunaux ne sont point, comme ceux des autres juridictions inférieures, déférés aux cours royales ou à la cour de cassation, mais à un autre tribunal suprême, : siégeant à Lisbonne, qui ne connaît que des affaires commerciales, et dont les membres sont nommés par le souverain. Au reste, procédant de l’élection ou directement choisis par le prince, tous les magistrats du royaume étaient jusqu’ici, et depuis les temps les plus reculés, comme chez toutes les nations de l’Europe, inamovibles et placés hors la dépendance du gouvernement. Par le premier des décrets promulgués au mois d’août 1844, M. da Costa-Cabral a radicalement détruit une situation si naturelle et si normale. Qu’il soit de première instance ou d’appel, peu importe, chaque juge peut être aujourd’hui déplacé et révoqué, si depuis trois ans déjà il ne siège au tribunal où il remplit ses fonctions. Cette mesure est de tout point inexcusable ; les circonstances ne la provoquaient d’aucune manière, car en Portugal la magistrature n’a jamais pris qu’une part fort restreinte aux querelles politiques ; elle est d’ailleurs sans exemple dans les pays où le pouvoir politique n’exerce pas ouvertement la dictature. C’est là une de ces déterminations violentes qu’un gouvernement ne devrait jamais songer à prendre sans le concours de la représentation nationale, et encore selon les vrais et immuables principes, non pas du régime représentatif, mais des simples monarchies tempérées, si peu que l’on souhaite de garanties contre les abus et les excès du prince, aucune assemblée, aucune autorité constituante ne pourrait aller aussi loin que M. da Costa-Cabral. M. da Costa Cabral a réduit les magistrats à n’être plus que les agens et les instrumens du pouvoir ; il a subordonné à l’ordre politique cet ordre judiciaire, dont les législateurs et les chefs des sociétés les moins avancées avaient eux-mêmes respecté, constitué l’indépendance ; il a détruit l’immunité qui, chez les nations constitutionnelles, suffirait à protéger la vie et la fortune des citoyens dans le cas où le pouvoir exécutif finirait par dominer et par opprimer celui qui est chargé de faire les lois En Portugal, cette immunité était d’autant plus précieuse, que les municipalités, autrefois si libres et si florissantes, n’y jouissaient plus que d’une indépendance nominale. A la vérité, les assemblées communales y sont encore nommées par le peuple ; mais leurs attributions subissent le sévère contrôle des juntes de district, et l’on n’a pas souvenir que celles-ci, bien que’ leurs membres soient élus par les municipalités mêmes, aient jamais résisté aux volontés du gouvernement, signifiées par une sorte de chef politique ou de préfet, qui, en Portugal, se nomme gouverneur civil.

Le second décret de M. da Costa-Cabral donne au ministère le droit, non-seulement de réduire les officiers à la demi-solde, mais de les destituer, sans être pour cela obligé d’exposer ses motifs. Ici également sont méconnues et froissées les idées libérales importées à Lisbonne par l’empereur dom Pedro, et proclamées dans le préambule de toutes les constitutions que depuis 1820 le pays a subies. Et, en vérité, l’on dirait que M. da Costa-Cabral s’est, de gaieté de cœur, aliéné la plupart des officiers de l’armée, dont les sympathies avaient fait jusqu’à ce jour sa force principale. Chacun le sait, l’armée portugaise ne s’est jamais fait remarquer par l’esprit de subordination et de discipline ; c’était encore, il y a deux mois à peine, la seule armée d’Europe où un officier subalterne pût discuter les ordres de ses chefs et les déférer à un conseil qui trop souvent prononçait selon les opinions, ou, pour mieux dire, les passions dominantes. Certainement, il n’y a pas, dans le Portugal, un seul esprit élevé qui ne convienne qu’un tel privilège ne se pouvait maintenir ; mais M. da Costa-Cabral n’avait-il aucun autre moyen d’imprimer à l’officier subalterne le respect de l’autorité ? N’est-ce point un principe admis aujourd’hui sans contestation, dans tous les pays libres, que le grade militaire est une propriété véritable, et non point une fonction précaire que le gouvernement délègue ou retire selon ses caprices ? Pour rallier l’officier à la cause de l’ordre, pour lui faire comprendre l’absolue nécessité de la subordination, était-il donc indispensable de l’avilir à ses propres yeux et à ceux de ses inférieurs ? Comment M. da Costa-Cabral n’a-t-il pas vu que, loin de resserrer les liens de la discipline, loin de remédier à la démoralisation de l’armée, il y a mis le sceau en amoindrissant l’officier dans l’esprit du soldat, en supprimant le prestige du grade, et, partant, le respect dont ce prestige le peut seul entourer ?

Le troisième décret du mois d’août place les professeurs des universités dans une situation exactement semblable à celle des officiers de toutes armes. A Lisbonne, à Porto, à Coïmbre, il n’y aura plus désormais un seul professeur, si recommandable qu’il soit par ses lumières ou par sa position sociale, qui, au gré du ministère, ne puisse être déplacé, suspendu, révoqué. À ce sujet, se présentent, avec plus de force peut-être, les réflexions que nous avons déjà faites à propos des officiers et des juges. A toutes les époques, depuis le moyen âge, les universités portugaises ont joui d’une complète indépendance. Sous ce rapport, aucune autre ne leur pouvait être, selon nous, comparée, ni en France, ni en Allemagne, ni même en Angleterre, nulle part enfin. Que, dans ces derniers temps de révolutions et de déchiremens intérieurs, les universités portugaises aient parfois abusé de cette indépendance ; que, par un enseignement un peu imprudent, les professeurs aient exalté souvent les passions, ou, si l’on veut, les espérances de la jeunesse aux dépens de l’ordre et de la sécurité publique, cela n’est pour personne l’objet du moindre doute. On sait bien que, depuis vingt-cinq ans, la jeunesse des écoles a pris une part active à presque tous les pronunciamientos ; mais, pour ramener l’enseignement supérieur au respect de l’ordre établi, était-il donc nécessaire de lui enlever toute sa liberté ? Le décret de M. da Costa-Cabral porte un coup mortel aux universités portugaises. Est-il un seul homme d’intelligence qui aujourd’hui consente à occuper les vieilles chaires de Coïmbre, si, à sa première parole, un ministre, et encore ne s’agit-il point ici d’un ministre spécial de l’instruction publique, — le peut réduire à un silence absolu ? Au palais du Luxembourg, dans la discussion de la loi sur l’enseignement secondaire, M. Cousin représentait plaisamment M. le maréchal Soult discutant en plein conseil les grandes questions de psychologie et de métaphysique. Le même argument se retrouve dans les journaux de. Lisbonne, qui se demandent si M. le duc de Terceira se chargera désormais de dresser le programme scientifique, philosophique ou littéraire des universités.

Au fond, le cabinet portugais ne se préoccupe guère de l’enseignement public, ni des moyens de le relever. Pour peu que l’on soit versé dans l’histoire de la philosophie au moyen-âge, on se rappelle qu’en aucune autre université les doctrines péripatéticiennes n’étaient si bien comprises, ni si bien exposées que par les docteurs de Coïmbre ; en théologie, et c’est tout dire, ces docteurs soutenaient avantageusement la lutte avec les formidables casuistes d’Alcala et de Salamanque. Ce sont là de glorieux souvenirs qui n’ont pu encore s’effacer, excepté peut-être à Coïmbre, d’où ils semblent avoir disparu en même temps que l’ancienne splendeur. Seul, dans cette vieille et morne cité de Coïmbre, à Porto, à Lisbonne, l’enseignement de la médecine jette ou plutôt jetait naguère quelques lueurs mourantes, car, en vertu d’un nouveau décret de M. da Costa-Cabral, on ne pourra désormais professer que la chirurgie dans les deux dernières villes ; l’enseignement de la médecine n’a été maintenu qu’à Coïmbre. Il y a quatre ans environ, on a fondé une école polytechnique à Lisbonne, et à Porto une école des arts et métiers ; mais la pénurie absolue du trésor a forcé M. da Costa-Cabral de supprimer tous les secours jusqu’ici votés par les cortès en faveur des établissemens où s’enseignaient les sciences, et, à Porto aussi bien qu’à Lisbonne, les deux écoles peuvent être considérées déjà, nous le craignons bien, comme si elles avaient cessé d’exister.

De tous les organes de M. da Costa-Cabral, un seul a osé approuver le décret qui détruit l’indépendance des professeurs, et il va sans dire que c’est le journal officiel, le journal de M. Carlos Bento ; les trois autres n’ont pas hésité à convenir qu’en plaçant ainsi toutes les garanties dans la main du pouvoir politique, le ministre exagérait et par conséquent faussait le système de la centralisation. Les journaux de l’opposition ont accusé M. da Costa-Cabral de n’avoir pris une si excessive mesure que pour atteindre un docteur de Coïmbre, M. Joâo Lopez de Morâes, qui a fondé l’Opposiçâo nacional, et, avec M. de Morâes, les autres professeurs qui lui ont fait une si rude guerre à la chambre des députés. Écartons les mobiles personnels, et, à propos des universités comme à propos de toutes les autres mesures décrétées par le ministre de doña Maria, bornons-nous à constater qu’en dehors du cabinet Cabral, aucun pouvoir, aucune institution n’est vraiment demeurée debout A Lisbonne les cortès, dans les provinces les municipalités, partout les jurys ordinaires n’ont plus conservé qu’une ombre de vie et d’indépendance ; le conseil d’état n’est plus consulté que pour la forme, si même on juge à propos de le consulter encore ; la magistrature est destituée de son inamovibilité séculaire ; la garde nationale est dissoute ; l’officier de l’armée a perdu la propriété de son grade ; le haut enseignement a cessé d’être libre ; la junte du crédit public, dont nous allons avoir à définir les attributions, ne protège plus en réalité, ni le crédit privé, ni celui de l’état ; aujourd’hui même, on parle de l’abolir tout-à-fait. Voilà la situation intérieure du Portugal dessinée en traits précis et avec la plus rigoureuse exactitude. M. da Costa-Cabral ne voit-il pas que le ressort est véritablement tendu outre mesure, et qu’en un tel pays c’est la révolution qui recommence et fait de nouvelles ruines, quand le ressort vient à se briser ?

Parmi les ruines que la révolution a déjà faites, il en est une du moins, nous devons le reconnaître, que le cabinet portugais est parvenu à relever. M. da Costa-Cabral a résolu enfin la question religieuse, qui d’un instant à l’autre pouvait compliquer la question politique ; un rapprochement sérieux et définitif s’est opéré entre le Portugal et le saint-siège, qui, en 1834, après la suppression des ordres monastiques par Dom Pedro, fulmina une bulle d’excommunication contre le gouvernement de la jeune reine constitutionnelle. La bulle du pape divisa profondément l’église portugaise et la troubla jusque dans la plus petite paroisse ; M. l’évêque de Vizeu déclara hautement qu’il ne reconnaîtrait d’autres évêques et d’autres prêtres que les prêtres et les évêques nommés par Rome. Le gouvernement eut beau envoyer des administrateurs dans les églises vacantes, et c’était le plus grand nombre : un parti puissant, bientôt formé et discipliné par M. de Vizeu, se prononça contre ces administrateurs, qui presque partout furent accueillis comme des intrus. De son côté, le pape avait, lui aussi, nommé ses commissaires qui, munis d’une bulle spéciale, parcouraient les campagnes, instruisaient et prêchaient en secret, comme après l’édit de Nantes nos ministres calvinistes, ou comme nos prêtres catholiques sous le régime de la terreur. On comprend sans peine quel parti aurait pu tirer, un jour ou l’autre, de ces hostiles dispositions, le fameux archevêque d’Evora, M. Fortunato de Bonaventura, le plus opiniâtre champion de Dom Miguel, réfugié à Rome avec le prétendant. En se rapprochant du saint-siège, M. da Costa-Cabral a donc rendu un véritable service à la cause libérale, et nous hésitons d’autant moins à le constater, que, de tous les clergés européens, celui du Portugal est peut-être celui qui jusqu’à ce jour s’est le moins laissé envahir par les ambitions politiques ; le marquis de Pombal en a fini avec les jésuites, dom Pedro avec les ordres monastiques et les biens de main-morte ; M. de Bonaventura vient de mourir à Rome ; il ne reste plus en Portugal qu’un clergé séculier, peu instruit encore, à la vérité, mais dévoué à sa mission évangélique, fort populaire et méritant de l’être, éprouvant pour les luttes de la vie publique une telle répugnance, que les évêques appelés au sénat par la reine n’y vont siéger qu’à de rares intervalles et à leur corps défendant.

Si l’on examinait de près les articles du nouveau concordat, on pourrait démontrer que M. da Costa-Cabral, dans son empressement à reconnaître les sacrées et légitimes attributions du saint-siège, a fait trop bon marché peut-être de certains droits essentiellement inhérens au pouvoir temporel. Les administrateurs nommés par le gouvernement, le pape les désavoue de la façon la plus formelle ; ce sont les commissaires mêmes du pape qui enfin reçoivent une consécration officielle ; dans un pays si éminemment catholique, cette dernière mesure a naturellement soulevé de très vives inquiétudes au sujet des actes religieux accomplis par les commissaires du gouvernement dont l’intrusion est ainsi proclamée. Le pape élève au cardinalat l’archevêque de Lisbonne, et sur ce point assurément personne en Portugal n’a trouvé à redire ; mais du nouveau cardinal le pape fait un patriarche, suscitant ainsi une rivalité fâcheuse entre le prélat de Lisbonne et l’archevêque de Braga, à qui déjà l’archevêque de Tolède dispute si opiniâtrement le titre de primat des Espagnes. Ce n’est pas tout, le pape fonde à Lisbonne un chapitre patriarcal dont il définit les droits et les attributions, qu’il dote de certaines rentes annuelles et même de certains immeubles, sur les fonds du trésor et sur les biens de l’état. Si le régime représentatif n’était pas en Portugal une fiction aujourd’hui fort peu décevante, ne pourrait-on pas rappeler à M. da Costa-Cabral que c’est aux cortès et non au pape qu’il appartient de donner au clergé une constitution civile, et qu’à la rigueur, si l’on se repent d’avoir aboli la main-morte, c’est une loi du royaume, une vraie loi politique, et non pas une simple bulle, qui la doit rétablir ?

Mais n’insistons point sur les difficultés infinies qui de près ou de loin se rattachent à cette ligne de démarcation qu’il conviendrait de tracer entre les deux domaines : il reste bien assez de griefs pour l’opposition à laquelle M. da Costa-Cabral est en butte, de la part des membres du conseil d’état et de la junte du crédit public, des juges de première instance et des juges d’appel, des professeurs de l’université, des principaux officiers de l’armée, du parti nombreux que tous les mécontens ont formé dans la presse, à la chambre des députés et à la chambre des pairs. En s’arrogeant une autorité qui jusqu’ici n’a jamais été limitée ni contrôlée par la représentation nationale, M. da Costa-Cabral s’est engagé de lui-même en des embarras qui bien certainement ont mis en évidence son talent et l’énergie de son caractère, mais d’où il lui sera impossible de sortir s’il ne se décide à solliciter le réel concours des cortès, et à rétablir les vrais principes du régime constitutionnel. Nous ne voulons pas justifier les révoltes à main armée et les pronunciamientos ; mais en s’attachant à mettre en relief les désordres et les maux qu’ils entraînent, les apologistes de M, da Costa-Cabral ne font-ils point le procès de la politique aventureuse qui les a provoqués ? On a vu déjà quelles complications financières ont suscitées les derniers troubles : il suffira de montrer comment ces complications vont chaque jour s’aggravant, pour bien faire comprendre qu’avec ses seules ressources M. da Costa-Cabral est tout-à-fait impuissant à les trancher.


III – SITUATION FINANCIERE. – IMPÔTS ET EMPRUNTS. – OPERATIONS DE LA BOURSE A LISBONNE. – ÉTAT DU CREDIT.

L’histoire des finances du Portugal, qui, au fond, n’est que trop sérieuse, a toutes les apparences, toutes les allures d’un roman véritable ; ce roman mérite qu’on le raconte, car rien au monde ne fait mieux comprendre combien dans un état, appauvri, d’où le commerce a disparu et où l’on ne tire qu’un parti fort médiocre des richesses naturelles, sont de toute nécessité vaines et dangereuses les bizarres et au premier aspect si décevantes évolutions du crédit. En Portugal, l’histoire des finances se divise en deux parties bien distinctes : la première est renfermée entre l’année où la reine remonta sur son trône et celle où fut abolie la charte ; quant à la seconde phase, elle comprend toutes les années écoulées de 1836 à 1845. Les opérations financières qui ont précédé la restauration de doña Maria ne nous intéressent aujourd’hui que d’une façon très peu sensible : sous dom Miguel, le Portugal vivait à l’état de banqueroute, et assurément ce n’est point la moindre des causes qui ont entraîné la chute de l’infant. Le régime libéral se peut vendre ce témoignage, que du moment où il a été rétabli, il a immédiatement essayé de réparer les injustices du régime absolu ; par malheur, dès les premiers temps, il s’est engagé en des voies si fausses, que ses efforts pour remédier au malaise n’ont guère abouti qu’à l’empirer.

En 1834, les financiers officiels de Lisbonne avaient une telle confiance dans les ressources et l’avenir du crédit, qu’on en donnerait une idée à peine, si on la comparait à celle que, sous la régence, le système de Law inspira aux capitalistes français. Le gouvernement vécut du crédit, tant que cela lui fut possible, sans reculer devant les abus les plus naïfs, devant les plus folles exagérations. C’était alors une maxime presque reçue, qu’à toute force on pouvait se passer de l’impôt ; on contractait emprunts sur emprunts, on en contractait pour le seul plaisir d’en contracter, on en contractait pour payer les intérêts de ceux que l’on avait déjà souscrits. Lisbonne, éblouie, s’émerveillait et se récriait d’aise quand arrivait l’argent anglais ou français ; mais l’argent étranger disparaissait en un clin-d’œil, comme les marées qui, un instant, blanchissent d’écume les galets de Cintra, et Lisbonne retombait en des inquiétudes mortelles que le gouvernement ou du moins le ministère, s’il tenait à vivre, devait aussitôt se mettre en devoir.d’apaiser. À ces momens difficiles, un simple employé du trésor, aujourd’hui ministre des affaires étrangères, M. Gomes de Castro, était le seul roi, le vrai dictateur de la situation politique et financière ; M. Gomes de Castro s’embarquait pour Londres : à force de démarches et de persévérance, au prix des puis coûteux sacrifices, il parvenait à découvrir un nouveau filon dans cette mine de l’emprunt, où l’on creuse de si profonds abîmes ; l’opération terminée, l’infatigable négociateur rentrait à Lisbonne, où sa présence excitait les mêmes transports que si, nouveau dom Joâo de Castro, il avait découvert des continens et des archipels ; l’humble paquebot où il venait de faire sa traversée était salué par des acclamations unanimes comme s’il eût été le vaisseau-amiral d’une flotte apportant aux rois du XVIe siècle les trésors du Brésil ou de Macao.

D’emprunts en emprunts, de joies trompeuses en réels mécomptes, on arriva jusqu’à l’époque où fut abolie la charte. Jetons un voile sur toute la révolutionnaire, de 1836 à janvier 1842, pendant laquelle il n’était guère facile d’avoir recours au crédit. A tout propos attaquée, entamée, bouleversée, modifiée, renversée, restaurée, l’administration septembriste se vit contrainte de tout laisser en souffrance. Aux premiers jours de tranquillité pourtant, on songeait à relever, ou, pour mieux dire, à fonder le crédit public, en même temps que le système tributaire, quand M. da Costa-Cabral s’en alla proclamer la charte à Porto et remettre les armes aux mains des partis. M. da Costa-Cabral, après sa victoire, ayant pris pour collègue M. Gomes de Castro, revint tout naturellement aux opérations de 1834. Cette fois pourtant, on voulut que l’impôt vînt en aide à l’emprunt, et, sans aucun doute, c’était là un progrès considérable. Par malheur encore, autant le principe était raisonnable, autant l’est peu la manière dont on s’y est pris pour le mettre en pratique : sans renoncer à aucune des exagérations de l’emprunt, le gouvernement de M. da Costa-Cabral a eu recours à toutes les exagérations de l’impôt.

En Europe, comme en Asie et en Afrique, le royaume de doña Maria renferme un peu plus de cinq millions de sujets ; le Portugal seul et les îles européennes en renferment trois millions huit cent mille environ. Pour maintenir l’ordre dans la métropole et les colonies, le gouvernement de M. da Costa-Cabral entretient une armée que les chiffres officiels font monter à près de 29,000 hommes, mais qui en réalité se réduit à 18,000 fantassins et à 1,800 cavaliers. De sa toute-puissante marine, le Portugal n’a conservé que 2 vaisseaux de ligne de 80 canons, et 37 autres bâtimens de grandeurs diverses, frégates, corvettes, bricks, schooners, cutters, qui, avec un bateau à vapeur et les 2 vaisseaux de ligue, portent à peu près 944 pièces d’artillerie. C’est la marine et l’armée qui, avec les intérêts de la dette publique, absorbent, et au-delà, les ressources nationales. Pour bien faire comprendre les embarras dans lesquels se débat le gouvernement de Lisbonne, il nous suffira d’exposer ici les principaux chiffres de la dette : à l’intérieur, la dette est de 32,708 contos de reis[3], ou d’environ 198 millions de francs, et supporte un intérêt de 1,443 contos (9 millions de francs ou peu s’en faut) ; à l’extérieur, elle est de 48,000 contos (276 millions de francs), à un intérêt de 2,435 contos, environ 15 millions de notre monnaie. Réunies, les deux dettes forment un effrayant total de 80,708 contos de reis, un peu plus de 484 millions de francs, supportant un intérêt de 3,938 contos ou près de 24 millions de francs ! Et encore, n’est-il question ici que de la dette consolidée : à ce chiffre énorme il faut joindre celui de la dette non-consolidée, composée surtout d’une foule d’obligations et de petits emprunts antérieurs à la restauration de doña Maria, d’un incroyable arriéré de soldes, de pensions, d’appointemens, dus par les divers ministères, et qu’on a pris le parti de capitaliser en 1841. Il serait impossible de donner, même approximativement, le chiffre de cette dette dont, à la vérité, le gouvernement ne prend guère souci. Imitons-le sur ce point, et ne nous occupons que de la dette consolidée, un magnifique total, on vient de le voir, et qui, avant de monter à de si monstrueuses proportions, a dû obliger l’habile M. Gomes de Castro à faire bien souvent le voyage de Londres !

En vertu d’une stipulation récemment conclue dans cette même ville de Londres, on ne paie aujourd’hui que la moitié des intérêts de la dette extérieure ; les intérêts qui, de terme en terme, s’accumulent, doivent être plus tard remboursés ; en attendant, ils forment une espèce de dette flottante. L’intérêt, qui aujourd’hui n’est qu’à 2 et 1/2 p. 100, sera de 3 p. 100 en 1849, et ainsi de suite, à des époques déterminées, jusqu’à ce que l’arriéré soit comblé. Rien de mieux, assurément, si, pour se mettre en état de faire face aux futures obligations, le gouvernement s’attachait, dès maintenant, à imprimer une impulsion féconde au commerce, à l’industrie, à l’agriculture ; mais nous craignons fort, — et l’on va voir si nos appréhensions sont fondées, — que, loin d’augmenter les revenus du pays, le système économique du cabinet portugais ne soit combiné de telle manière qu’il doit finir par les épuiser.

Bien que M. da Costa-Cabral ait fait présenter déjà d’ambitieux budgets à l’examen des chambres, il est difficile de calculer le chiffre des recettes et celui des dépenses. Pour ne point nous perdre en d’interminables détails, qui, au lieu d’éclaircir la question, la compliquent en pure perte, bornons-nous à établir ici nettement que, s’il faut s’en rapporter aux relevés mêmes de l’administration, les charges du royaume, frais généraux, dépenses des divers ministères, s’élèvent annuellement, avec les intérêts de la dette, à un peu plus de 11,156 contos de reis, un peu plus de 66 millions de francs, tandis que les impôts, taxes, patentes, droits et monopoles de toute espèce, ne donnent qu’un revenu d’un peu plus de 9,841 contos, un peu moins de 60 millions de francs. A la fin de 1842, le ministre des finances, M. le baron de Tojal, ne faisait point mystère d’une si terrible situation ; mais le gouvernement s’est bientôt repenti d’avoir ainsi ouvert aux regards du public les profondeurs menaçantes du déficit. En juin 1843, les cortès examinaient le budget des dépenses. Or, pour diminuer le plus possible l’effrayante disproportion qu’il présentait avec celui des recettes, les deux chambres, tout à coup prises d’un inconcevable accès d’indépendance, demandaient à grands cris des économies qu’à toute force elles voulaient faire porter sur tous les chapitres des divers départemens. Pour les arrêter en si beau chemin, le cabinet prit prétexte des convulsions qui alors déchiraient l’Espagne, et prorogea indéfiniment les cortès. Celles-ci pourtant ne s’étaient point séparées sans voter un certain nombre de réductions auxquelles M. da Costa-Cabral promit de se conformer ; mais en présence du déficit, qui, de toutes parts, s’agrandit, est-on bien en état de ne pas manquer à une telle promesse ? M. da Costa-Cabral fit en effet des économies, mais des économies illusoires, dont s’émerveillèrent pourtant les cortès, redevenues bientôt de fort bonne composition. MM. da Costa-Cabral et de Tojal retranchèrent héroïquement du budget des chiffres qui n’étaient là que pour la forme, comme les appointemens dévolus à des emplois qui jamais n’ont eu de titulaires, ou bien les salaires que recevaient, durant les années précédentes, des fonctionnaires promus depuis à des emplois supérieurs. Une seule de ces réductions était bien réelle, et c’était la seule peut-être à laquelle on n’eût point dû songer. Elle frappait le jardin botanique de Lisbonne et quelques autres établissemens de Coïmbre, et pour long-temps, sans aucun doute, elle doit enrayer l’enseignement des sciences en Portugal. Si habile que l’on fût, du reste, à grouper les chiffres, et, çà et là, dans plusieurs chapitres, à forcer les recettes, comment serait-on parvenu à produire la moindre illusion sur cet effrayant déficit qui, de l’un à l’autre bout du royaume, laissait tant d’intérêts en souffrance ? Il y a plus d’ailleurs : c’est avec ses propres chiffres que le gouvernement avait ainsi soulevé tant d’alarmes. Que serait-ce donc si l’on acceptait les calculs de la coalition ! Dans un court, mais substantiel opuscule, qui a pour titre : Breves consideraçoes sobre o estado de nossa fazenda publica, M. Jeronymo Dias de Azevedo dresse le relevé de toutes les charges, de toutes les misères depuis les plus anciens arriérés de la dette non consolidée jusqu’aux retenues que les employés subissent à tous les degrés de l’administration : M. Azevedo porte ce déficit, ou, si l’on veut, le total de tous les arriérés, à plus de 9,000 contos (54 millions de francs) !

Quels que soient, au demeurant, les calculs que l’on adopte, les calculs du gouvernement ou ceux de la coalition, les embarras de M. da Costa-Cabral n’en sont point aujourd’hui moins graves ni plus tolérables ; quand les caisses de l’état sont absolument vides, ce n’est point pour le moment la question principale de savoir à quel chiffre se doit supputer le déficit. Or, c’est précisément à cette pénurie extrême que M. da Costa-Cabral, on l’a vu plus haut, a été conduit par le pronunciamiento d’Almeïda. M. da Costa-Cabral était en présence d’un énorme déficit ; aussi éprouva-t-il une certaine hésitation à prendre sur lui la responsabilité des moyens par lesquels on le pouvait à toute force combler. Il ne se borna pas à consulter ses collègues et les grands fonctionnaires du royaume, il fit appel aux lumières et au patriotisme de ses adversaires. Une réunion eut lieu dans son cabinet, composée des ministres, des membres de la junte chargée de surveiller les incessantes fluctuations de la dette publique et de presque tous les membres des deux chambres, chartistes purs ou coalitionistes, qui en finances avaient jusque-là fait preuve de quelque habileté. M. da Costa-Cabral ouvrit la discussion par un discours où il exposa nettement les cruels embarras du trésor ; il parla longuement des expédiens décisifs auxquels, en pareille circonstance, avaient eu recours l’Angleterre et la Hollande, déclarant sans détour que les mesures ordinaires seraient impuissantes, non pas seulement à guérir, mais à diminuer le moins du monde le malaise financier. A peine eut-il achevé son discours, que ses adversaires lui répondirent avec non moins de franchise, par l’organe de M. le duc de Palmella, qu’ils étaient prêts à l’appuyer de toutes leurs forces, mais à la condition expresse qu’il rendrait immédiatement compte de tous les fonds dont il avait pu disposer depuis les premiers temps de son administration. M. da Costa-Cabral et ses collègues se récrièrent énergiquement contre de telles exigences ; de part et d’autre, la discussion ne tarda point à s’animer, et l’un des ministres, M. Gomes de Castro, s’emporta jusqu’à dire à M. de Palmella : « Qu’exigez-vous là, monsieur le duc ? nous prenez-vous pour des dilapidateurs ? — Je n’exige rien, répliqua M. de Palmella ; c’est votre seul honneur, messieurs les ministres, qui vous fait un devoir de rendre un pareil compte à la nation portugaise. » À ces paroles, le ministre de la guerre, M le duc de Terceira, ne pouvant plus se contenir, quitta précipitamment la salle, et la séance fut levée au milieu de la plus vive agitation.

Demeurés seuls, M. da Costa-Cabral et ses collègues désespérèrent un instant de pouvoir conjurer les périls de la situation. Le ministre des finances lui-même, M. le baron de Tojal, était tombé dans un si grand découragement, qu’il aurait immédiatement remis sa démission entre les mains de la reine, si, à force d’instances, M. da Costa-Cabral n’était parvenu à le retenir auprès de lui. Avant de se séparer, les membres du cabinet nommèrent une commission chargée de proposer un moyen quelconque d’en finir avec les difficultés du moment. Dans cette commission devaient siéger les plus habiles financiers de Lisbonne, MM. Félix Pereira de Magalhães, Florido, Roma et Jose da Silva-Carvalho. A peine réunis, les quatre commissaires déclarèrent qu’ils ne voyaient aucun remède au mal profond qui minait le crédit public et menaçait de le tuer tout-à-fait, si les ministres ne se décidaient à se départir de leur politique arbitraire ; pour la seconde fois, M. da Costa-Cabral et ses collègues se virent complètement abandonnés.

Réduit à l’extrémité, M. da Costa-Cabral se détermina sur-le-champ à faire une émission nouvelle de titres de la dette publique, jusqu’à concurrence de 2,000 contos de reis (12 millions de francs) ; mais ici le ministre se venait heurter à des obstacles plus difficiles encore à surmonter. Nous l’avons dit, une junte spéciale, — la junte de crédit public, — est chargée, à Lisbonne, de veiller sur la dette nationale ; cette junte, créée par la révolution de septembre, a pour mission d’empêcher qu’on ne porte atteinte aux intérêts des créanciers et à ceux de l’état ; c’est pour cela que sur les quatre membres dont elle se compose, deux sont nommés par les créanciers, un par la chambre des députés, le quatrième par le gouvernement. Le jour où M. da Costa-Cabral leur communiqua son projet, tous les quatre s’accordèrent à le combattre ; comme le ministre persistait dans sa résolution, ils adressèrent à la reine une représentation respectueuse, mais ferme et très nettement motivée, où ils déclaraient qu’en aucune circonstance, on ne les pourrait contraindre à reconnaître les nouvelles inscriptions. Un instant, M. da Costa-Cabral eut la pensée de pratiquer l’émission à Londres, mais l’agent financier qui, à Londres, vis-à-vis des créanciers anglais, représente le gouvernement de Lisbonne, ayant été consulté sur l’opportunité d’une telle mesure, répondit de façon à ôter jusqu’à la moindre espérance de succès ; bon gré mal gré, il fallut renoncer à l’emprunt.

Contraint de recourir à d’autres moyens pour subvenir aux besoins du lendemain et à ceux de l’heure présente, M. da Costa-Cabral se souvint du contrat par lequel, immédiatement après le siège de Porto, le gouvernement avait livré le monopole des tabacs à M. le comte Farrabo. Ce contrat se trouvant expiré déjà, M. da Costa-Cabral annonça qu’il le renouvellerait en faveur de toute compagnie qui serait en mesure de prêter 4,000 contos, ou 24 millions de francs, à l’état. En stipulant ainsi de lui-même les conditions de l’emprunt, M. da Costa-Cabral violait la charte, qui, par l’article 15, oblige le gouvernement de soumettre ces conditions aux cortès. Ce n’est pas là, du reste, le principal grief qu’à cette occasion on ait élevé contre le gouvernement de Lisbonne ; par les orateurs et les publicistes de la coalition, le cabinet portugais a été accusé formellement d’avoir voulu jeter une nouvelle et plus riche proie à l’agiotage, en adjugeant l’emprunt à une compagnie qui porte le nom de la Confiança nacional, avec laquelle, depuis 1842, M. da Costa-Cabral a conclu presque tous ses arrangemens de finance, et qui dans tout le royaume est en butte à une grande impopularité. A vrai dire, la manière dont l’adjudication a été conduite confirmerait bien en quelque sorte une si grave imputation. Une autre compagnie que la Confiança nacional s’étant présentée pour faire concurrence aux capitalistes privilégiés, le gouvernement, ajoutant brusquement le monopole des savons et des salpêtres à celui des tabacs, augmenta les charges de l’emprunt, et déclara que l’adjudication aurait lieu dans un délai de vingt-quatre heures. En si peu de temps, il eût été difficile à la compagnie rivale de réaliser les conditions nouvelles ; aussi l’emprunt fut-il le lendemain adjugé sans enchères aux capitalistes de la Confiança nacional.

Cet emprunt est de 4,000 contos, à 5 p. 100 ; en le contractant, le gouvernement s’est réservé la faculté de l’amortissement, qui, selon les calculs de M. de Tojal, doit avoir lieu en vingt-trois ans. C’est là précisément la fameuse opération financière qui, en juillet dernier, a soulevé contre M. da Costa-Cabral cette bruyante explosion de colères à laquelle le ministre a répondu par les trois décrets du 1er août. En publiant les conditions de l’emprunt dans le Diario do governo, M. da Costa-Cabral a fait, si l’on nous permet de parler ainsi, comme un exposé de ses embarras et de ses espérances. M. da Costa-Cabral ne conteste point que ce ne soit un système ruineux d’engager ainsi les revenus du royaume ; c’est pour la dernière fois qu’il le pratique : avec cette anticipation de 4,000 contas, il se fait fort d’en finir.avec les emprunts. Il prend l’engagement de subvenir aux besoins des divers services ; il dresse calculs sur calculs, et emprunte à la statistique ses plus pompeux appareils, pour démontrer qu’il n’est point si malaisé qu’on l’imagine de rentrer dans les voies normales. Que faut-il penser de ces belles protestations ? Que peut-on attendre de si magnifiques promesses ? Nous ne savons ; ce qu’il y a de certain, c’est que, pour dissiper les inquiétudes, M. da Costa-Cabral a beaucoup à faire. Ces protestations et ces promesses, M, da Costa-Cabral les a déjà faites à cinq reprises depuis qu’il est ministre, toutes les fois que la pénurie du trésor l’a forcé de recourir aux moyens extrêmes ; toujours avec la même confiance en ses ressources, toujours avec la même solennité, et toujours pour aboutir au déficit.

Mais laissons à l’avenir le soin de montrer si M. da Costa-Cabral se prépare ou non un nouveau mécompte, et bornons-nous à examiner les conditions de l’emprunt. En vérité, si c’est la Confiança national qui a stipulé ces conditions, on peut affirmer qu’elle a traité le gouvernement en vrai fils de famille anticipant sur son patrimoine : il n’en est pas une qui ne doive rapporter aux capitalistes des profits hors de toute proportion avec les chances défavorables qu’ils peuvent courir. Parlons mieux, ces chances même sont tout-à-fait nulles : la compagnie, ne livrant que par annuités les 4,000 contos à l’état, n’aura d’autre peine que de verser dans les caisses du trésor l’argent que lui rapportera l’exploitation de son monopole, ses bénéfices exceptés, cela va sans dire, et ces bénéfices doivent, dit-on, atteindre un chiffre énorme. On calcule, d’une façon approximative, que, sur la seule exploitation des tabacs, le trésor perd au nouvel arrangement une rente annuelle de 100 contos ou de 600 mille francs environ. Ce n’est pas tout, le gouvernement abandonne complètement les salpêtres à la compagnie, il les lui abandonne dans les colonies comme dans la métropole ; il ne s’en est pas même réservé la quantité nécessaire pour les services publics. Or, de cette seule exploitation des salpêtres, jusqu’ici négligée comme toutes les autres, la Confiança national retirera un profit immense, incalculable, pour peu qu’elle sache, et il ne lui sera point très difficile d’y parvenir, retrouver les anciens débouchés, ceux qui subsistaient à l’époque où les seuls salpêtres ne rapportaient pas moins de 400 contos (2 millions 400 mille francs) ! Ce n’est pas tout encore : avant de livrer les premiers fonds, la compagnie a retenu, sur la somme entière qu’elle est tenue d’avancer, 300 contos, ou 1 million 800 mille francs, pour amortir une partie de l’emprunt et garantir le paiement des intérêts : il en est résulté un si grave embarras, que le gouvernement a été contraint de forcer immédiatement certaines contributions pour leur faire rendre au moins ces 300 contos. Enfin, et ici nous retrouvons les griefs élevés par la coalition, au point de vue des idées constitutionnelles, la Confiança, pour s’assurer la seule exploitation des produits que le gouvernement lui abandonne, a exigé que l’on élevât toutes les peines par lesquelles on essayait déjà de réprimer la contrebande ; elle a exigé que des juges spéciaux, nommés par elle-même, fussent chargés de prononcer ces peines ; elle a exigé l’autorisation de prendre un grand nombre de mesures préventives, et d’opérer de rigoureuses perquisitions qui ne peuvent manquer d’exaspérer les classes laborieuses. On n’en doutera point, si l’on songe qu’en bien des provinces, la fabrication des savons, livrés aussi à la Confiança national comme les tabacs et les salpêtres, est devenue, en dépit du monopole, une industrie si populaire et çà et là si florissante, que ce monopole a été vingt fois sur le point d’être aboli par les cortès.

En résumé, si M. da Costa-Cabral est pour quelque temps en mesure, avec les contos de la Confiança nacioncal, de tenir tête aux nécessités les plus urgentes, il voit bien lui-même qu’il ne faut plus songer à faire de l’emprunt la base principale du système financier ; il comprend bien maintenant que ce système doit être fondé sur l’impôt, puisque après tout, c’est à l’impôt qu’un état bien ordonné demande en premier lieu les garanties de l’emprunt, en second lieu les moyens de l’amortir. M. da Costa-Cabral aspire donc à créer son système tributaire, et nous le félicitons que la pensée lui en soit enfin venue : en 1844, les cortès ont consacré leur session presque tout entière à remanier l’impôt ; malheureusement, la plupart de leurs votes, forçant les contributions, surchargeant le pays et, par suite, tarissant la source des revenus publics, vont précisément contre le but auquel tendait M. da Costa-Cabral quand il les leur a demandés.

Directes ou indirectes, toutes les contributions ont été élevées. On a augmenté de cinq pour cent le droit de vente, que supportent naturellement les propriétaires besogneux, réduits à se défaire de leurs immeubles. Les droits de succession ont subi un tel accroissement, qu’ils sont hors de toute proportion avec la valeur des terres, valeur très peu considérable dans un pays où une agriculture paresseuse et routinière ne parvient pas, même à placer tous ses produits. La levée du nouvel impôt a d’ailleurs été combinée d’une si étrange manière, le fisc, qui le doit percevoir, est investi de telles attributions, qu’en plusieurs provinces on parle déjà d’abandonner les terres pour se soustraire à l’obligation de payer la taxe. On a également augmenté les droits sur les fers de Suède et d’Angleterre, et l’on voit quelle lourde charge on vient d’imposer à un pays qui en définitive ne vit réellement que de son agriculture. Que le fer se vende ou non à bas prix, ne faut-il pas toujours que le laboureur en achète pour sa herse et pour sa charrue ? Ajoutez qu’une si sévère mesure doit infailliblement ruiner les fonderies de Porto, de Braga, de Lisbonne, qui sont obligées d’acheter à l’étranger leur matière première. Ce coup qu’on vient de porter à l’industrie fabrile est d’autant plus rude qu’on pourrait lui rendre aisément au Brésil, par un simple traité de commerce, les débouchés immenses qu’elle y avait autrefois.

On a rétabli l’odieux impôt du sel, qui en Portugal n’avait jamais subsisté que sous la domination espagnole, et que le premier roi de la maison de Bragance s’était empressé d’abolir. Le nouveau monopole, qui déjà réduit à l’extrémité une grande compagnie depuis long-temps établie pour l’exploitation de la pêche, pèsera d’une façon intolérable sur les populations des côtes et des villes maritimes : on sait quelle énorme quantité de sel on est obligé de consommer sur les bateaux pêcheurs. Ce n’est pas tout : en créant le monopole du sel, les cortès ont rétabli la dîme exorbitante que, sous le régime féodal, les maîtres de ces bateaux payaient aux seigneurs, aux couvens, à la maison royale ; seulement, aujourd’hui, ce sont les officiers du fisc qui prélèvent au profit du trésor le huitième environ du produit brut. On a grevé au-delà de toute mesure l’humble industrie linière, aussi populaire que la fabrication des savons dans presque toutes les provinces, dans le Minho surtout, où les femmes du peuple n’ont guère d’autre occupation que de filer leur quenouille et de tisser un peu de toile grossière. L’état s’est emparé de l’impôt sur les viandes, qui jusqu’à ce jour formait le principal revenu des municipalités ; cet impôt est maintenant si élevé, que selon toute apparence la consommation diminuera de moitié. En bonne santé, le paysan et l’homme du peuple ne consommeront plus que de la morue, et comme la morue vient d’Angleterre, la taxe n’aura été, en définitive, établie qu’au profit des marchands de Londres et de Liverpool. Le paysan malade sera réduit à une privation cruelle, et l’on sait que pour le pauvre, dans une telle situation, la viande est le remède le plus efficace.

Presque partout, une autre loi oblige le peuple de renoncer à l’usage du vin, les cortès ayant jugé à propos de faire supporter aux vins ordinaires une taxe tout aussi forte que celle qui déjà pesait sur les vins de qualité. Le plus clair résultat d’une telle loi sera de supprimer le commerce des vins ordinaires, qui, en ces dernières années, avait pris de très considérables développemens. A partir de cette année même, les droits de timbre sont augmentés, et il n’est pas un seul papier de commerce, un seul papier public, les journaux exceptés, qui ne soit rigoureusement assujetti au timbre, mesure excessive dans un pays où le commerce, appauvri, obéré, est obligé à chaque instant de renouveler ses obligations. On a élevé les droits d’octroi à la porte des villes, et comme à Lisbonne la banlieue est également soumise à l’octroi, on s’est mis en devoir d’agrandir la banlieue, ce qui, un beau jour, vaudra peut-être à M. da Costa-Cabral une révolte de campagnards.

Dans les ports, les droits de tonnage sont accrus de 5 pour 100, et l’on a frappé de si fortes taxes le petit nombre de produits qu’on exporte encore pour les colonies, qu’on entrevoit le moment où celles-ci n’auront presque plus de relations avec leur métropole. Les intérêts de la dette intérieure subissent une retenue de 10 pour 100, bien qu’aux termes des conventions primitives elle ne doive être, comme l’attestent les coupons mêmes, assujettie à aucun impôt. C’est aux dépens des petits rentiers, aux dépens des orphelins, des veuves et des établissemens de bienfaisance, que s’opère une retenue si considérable. On a élevé de 10 à 15 pour 100 celle que tous les ans on prélève sur les appointemens des employés en activité de service ; pour les employés en retraite, la retenue est de la moitié, ni plus ni moins. Et, d’ailleurs, les premiers depuis bientôt six mois, les seconds depuis onze mois, n’ont pas même touché un seul reis de leur solde. En Portugal, l’armée seule aujourd’hui ne se ressent point de l’universel malaise : on remarquera même que dans la Péninsule l’armée n’est jamais mieux payée qu’en ces temps de révolutions et de crises, qui, pour le reste de la nation, entraînent une si désolante et si complète pénurie.

C’est une excellente idée, assurément, que de chercher à relever le trésor par l’impôt ; mais, avant tout, il faudrait qu’au lieu de tarir les revenus publics, l’impôt les pût augmenter ; il faudrait qu’en donnant une puissante et durable impulsion au commerce, à l’industrie, à l’agriculture, on mît le pays en état de supporter ses nouvelles obligations. M. da Costa-Cabral pourrait-il dire par quels progrès matériels se compensent les lourdes charges qu’on vient d’imposer au Portugal ? Ici, vous avez beau regarder autour de vous, de Lisbonne à Portalègre, il vous sera impossible de rien découvrir. En ce moment, il est vrai, les cortès discutent une loi qui fondera l’unité des poids et mesures ; c’est la seule amélioration positive dont le pays soit redevable à M. da Costa-Cabral. Les journaux du cabinet portugais ont fait sonner bien haut, tout récemment, le projet d’un chemin de fer qu’une compagnie anglaise avait offert de construire, et l’institution des caisses d’épargne à Lisbonne, à Braga, à Porto. Du chemin de fer il n’est plus question déjà, les dernières fluctuations du crédit ont amorti soudainement lotis les courages ; et quant aux caisses d’épargne, il faut bien constater qu’avant M. da Costa-Cabral elles subsistaient dans les trois villes à l’état d’indépendance. Le gouvernement s’est borné à les constituer en monopole. En livrant ce monopole à la fameuse compagnie de la Confiança nacional, il a déclaré que les sommes déposées dans les caisses ne pourraient être saisies on craint fort qu’en définitive il n’ait ouvert, pour les jours de crise, un asile aux agioteurs maltraités par la hausse ou la baisse, qui à tout prix chercheraient à conserver leurs fonds.

Il y a quelques mois, nous devons le dire, ministres, députés, pairs du royaume, membres de la majorité ou de la coalition, tous les hommes de quelque valeur et de quelque influence, voulaient un instant faire trêve aux petites querelles de personnes, pour doter leur pays d’un système complet de routes et de grandes voies de communication. Tout le monde comprenait enfin combien il est honteux pour un pays européen que dans chacune de ses provinces, même en plaine, on ne puisse voyager qu’à pied ou à dos de mulet, ni plus ni moins qu’au cœur du Maroc. Un négociant portugais, qui, en France et en Angleterre, s’était pris d’enthousiasme pour les grandes entreprises de travaux publics, conseillait d’établir un impôt dont le produit fût consacré à construire les routes, se faisant fort de réaliser un emprunt ; dès les premiers jours, cet emprunt aurait permis d’employer les fonds qui devaient résulter de l’impôt. Notre spéculateur soumit ses plans à M. le duc de Palmella, qui aussitôt convoqua une sorte de commission, où vinrent siéger les capitalistes et les chefs de tous les partis. La commission adopta le projet d’impôt, mais elle se prononça énergiquement contre l’emprunt, ne voulant point exposer aux mille chances de l’agiotage une entreprise où la fortune du pays se trouvait tout entière engagée. Plus tard, le gouvernement lui-même adopta le projet ainsi modifié, et comme, de part et d’autre, on s’accordait à ne voir en ceci rien de politique, la loi des routes fut votée par les chambres à la presque unanimité. Malheureusement, vers la fin de la discussion, à un moment où l’esprit de défiance envers le cabinet régnait sur tous les bancs des cortès, l’opposition fit voter un amendement par lequel la levée comme l’emploi de l’impôt fut placée sous la surveillance des juntes de district ou des conseils généraux, ce qui à l’instant, bien que ces juntes n’aient point conservé une grande indépendance, refroidit de beaucoup l’ardeur du gouvernement. Aussi, jusqu’à l’heure même où nous sommes, n’avait-on point songé à exécuter la loi qui pourtant avait été revêtue de toutes les formalités nécessaires avant le pronunciamiento de Torres-Novas.

Pourtant, comme en définitive la loi était faite, le cabinet a voulu en tirer tout le parti possible, et récemment, il y a quelques jours à peine, il a témoigné l’intention de réaliser, donnant pour garantie l’impôt des routes, un colossal emprunt de 20,000 contos (120 millions de francs). 20,000 contos ! plus d’argent qu’on n’en pourrait trouver dans tout le Portugal ! Cet emprunt, qui d’ailleurs s’établirait contre le vœu hautement manifesté aux cortès, à l’époque où l’on a voté l’impôt, entraînerait, s’il était sérieux, des abus et des inconvéniens plus graves encore que ceux du fameux contrat des salpêtres, des savons et des tabacs. Le crédit public est aujourd’hui si épuisé, que, pour attirer les souscripteurs, la compagnie qui avancerait les fonds au gouvernement serait obligée de promettre un intérêt annuel de 7 pour 100 au moins. Outre qu’en faisant ces avances, à mesure même qu’elle les pourrait faire, elle trouverait le moyen, comme la compagnie des tabacs, non-seulement de s’indemniser par l’impôt, mais de réaliser d’énormes profits, elle aurait le droit d’établir sur toutes les routes nouvelles des droits de péage, qui porteraient à leur comble les mécontentemens des populations. En résumé, pour avoir des routes, le Portugal paierait des impôts comme la France, où l’état fait lui-même ouvrir et chaque jour améliorer les grandes voies de communication, et en même temps il s’assujettirait à des droits de péage, comme l’Angleterre, où, à leurs risques et périls, les compagnies particulières mènent à bout ces grandes entreprises. Arrêtons-nous là, car nous courrions le risque d’insister sur de pures chimères. À Lisbonne même, cet emprunt de 20,000 contos n’est point regardé comme sérieux. Si, depuis quelque temps, on en a partout répandu la nouvelle, c’est uniquement pour déterminer les capitaux redevenus tout à coup bien timides à reparaître sur la place, une sorte de manœuvre pour relever et soutenir les fonds publics, aujourd’hui si complètement tombés.

Il faudrait bien, cependant, en finir une bonne fois avec ces équivoques moyens de bourse, qui font payer par de cruelles catastrophes l’animation fiévreuse qu’ils provoquent un instant à la surface du pays. Sans compter cette convention nouvelle, qui, dit-on, lui doit donner 20,000 contos, M. da Costa-Cabral a contracté, depuis son avènement, vingt-trois emprunts environ : qu’a-t-il gagné à spéculer ainsi sans ménagement ni mesure sur le crédit de ce pauvre petit royaume ? Pour se maintenir M. da Costa-Cabral a besoin d’avoir constamment recours à ces expédiens des opérations mixtes, sans exemple dans les pays les plus obérés, et qu’il est bon d’expliquer pour donner une idée de la dévorante promptitude avec laquelle va chaque jour s’agrandissant l’abîme du déficit. En Portugal, quand les employés, réduits à une, intolérable misère, ne peuvent pas même toucher une légère avance sur leur arriéré, ils vendent à bas prix leur créance aux banquiers même avec lesquels le gouvernement contracte ses emprunts. Le jour venu de couvrir ces emprunts, les capitalistes ne font en argent que la moitié des avances ; l’autre moitié est représentée par les reconnaissances qu’ils ont reçues de ces malheureux employés, qui, pour ne pas mourir de faim, se sont vus contraints de céder l’intégralité de leurs droits. Avec un dégoût mêlé d’une profonde tristesse, nous détournons les regards d’un trafic si odieusement, immoral, et nous en laissons toute la responsabilité aux publicains éhontés et sans entrailles qui, en pleine Europe, ont l’audace de l’exercer. Bornons-nous à constater qu’en dernier résultat, le gouvernement obéré de Lisbonne, dupe et victime comme les employés eux-mêmes, n’y peut absolument rien gagner, et qu’au lieu de conjurer ou de retarder la ruine du trésor, il la précipite et la rend inévitable. S’il lui est impossible de payer ses employés, il est bien évident que vis-à-vis des capitalistes qui les remplacent, il doit se trouver exactement dans la même situation. Mais qu’importe aux capitalistes ? N’ont-ils pas entre les mains, à titre de garanties ou de gages, la plupart des richesses nationales ? S’en faut-il de beaucoup maintenant, si l’on excepte les impôts qui ont tant de peine à produire, qu’ils ne se soient emparés de tous les revenus de l’état ?

Un tel système ne peut durer ; il est aisé de prévoir que les capitalistes eux-mêmes seront contraints d’y renoncer. Que le peuple s’en indigne ou soit disposé à le tolérer encore, c’est là aujourd’hui une considération fort secondaire : si l’on s’arrête, c’est que l’on aura fini par rencontrer l’épuisement absolu des populations. En Portugal, les opérations de crédit ont lieu d’une façon toute particulière qui hier encore, assurait de scandaleux profits à un petit nombre de spéculateurs. Les fabriques, les établissemens de bienfaisance, les possesseurs de majorats, les veuves et les orphelins, n’ayant point le droit d’exposer leurs rentes aux chances de l’agiotage, le marché serait toujours à l’état de calme plat, si de temps à autre l’on n’émettait un emprunt. Lisbonne n’a point de bourse ; ce sont les simples changeurs, cinq ou six tout au plus, qui se chargent de négocier les fonds publics ; quand elle juge l’instant favorable, la horde des monopoleurs les va trouver et leur donne commission de prendre des inscriptions pour un certain nombre de contos. Cette intervention de la haute finance, dont on fait grand bruit, est une sorte de glu pour les petits rentiers, les petits capitalistes, qui sur-le-champ accourent en foule. Aussitôt que la hausse est parvenue au point où l’on a voulu qu’elle arrivât, les agioteurs s’empressent de vendre et réalisent d’énormes bénéfices. L’instant d’après, on le conçoit, le mouvement factice a complètement cessé, emportant sans retour l’argent et les espérances des dupes ; vous diriez une de ces trombes des archipels atlantiques, qui, après elles, ne laissent que des monceaux de débris.

C’est ainsi que, pendant des années entières, une poignée d’agioteurs a fait, à son gré, hausser et baisser la rente, dominant la place et entraînant le ministère ; mais le crédit a tant reçu de ces brusques et fatales secousses, que la crédulité publique s’en est enfin révoltée : il ne faut plus songer maintenant à lui tendre de ces grossiers piéges, et d’ailleurs le malaise général a singulièrement rétréci la surface, que le Portugal pouvait offrir à ces immorales spéculations. En juin 1844, malgré un très fort mouvement de hausse, il n’était pas même possible de vendre à 52. Depuis plus long-temps encore que la place de Lisbonne, les places de Paris et de Londres se tiennent en garde contre de telles manœuvres ; et la preuve, c’est que le gouvernement portugais n’a jamais pu tirer parti de la hausse, soit pour amortir une partie de la dette étrangère, soit pour la convertir. Aussi, quoi qu’on en puisse dire, les capitalistes, en possession des plus sûrs revenus de l’état, répugnent-ils maintenant à traiter avec le ministère : à quoi leur servirait d’émettre de nouveaux emprunts qui n’offriraient aucune chance à l’agiotage ? Les uns et les autres n’aspirent plus qu’à sortir du royaume, ou, du moins, à faire en propriétés foncières de grandes acquisitions que les bouleversemens financiers et les simples révolutions politiques ne leur puissent point enlever. Il n’est pas jusqu’au ministre des finances qui ne désespère de la situation actuelle. Ne parlez plus à M. le baron de Tojal des ressources du crédit, dont il a tant abusé ; M. de Tojal a cessé d’y avoir la moindre confiance. A la vérité, M. de Tojal n’y croyait guère que depuis l’époque où M. da Costa-Cabral lui a confié le portefeuille des finances. Avant 1842, il a fait partie d’un cabinet septembriste. Ce cabinet avait si peu de foi dans le crédit, qu’il se dispensait même de payer les intérêts de la dette étrangère, ce qui, pour le dire en passant, était bien aussi un abus. On le voit donc, en 1845, M. de Tojal n’aura eu d’autre peine que de revenir à ses opinions de 1838.

Que ces opinions, du reste, soient ou non anciennes chez M. de Tojal, peu importe ; plaise à Dieu seulement que M. de Tojal y persiste ! plaise à Dieu qu’il les puisse fortement persuader à M. da Costa-Cabral et à ses collègues ! Puissent-ils, les uns et les autres, ne plus songer à demander quelques instans de répit illusoire à ces mirages trompeurs du crédit, qui, en s’évanouissant, ne leur ont jusqu’ici laissé qu’une épuisante lassitude et d’amers découragemens ! A quoi sert de grouper les chiffres, de recourir à tous les artifices de la statistique, pour dresser, comme cette année même, d’ambitieux budgets.qui, à la moindre objection, à la plus légère critique, s’écroulent à la fois par la base et par le couronnement ? Comment donner le change à tout un peuple qui, vous montrant ses souffrances, vous supplie, sinon d’y appliquer un complet remède, au moins de ne les point aggraver ? C’est dans le sol que réside, en Portugal, le germe de la richesse publique : c’est à l’agriculture, à l’industrie, au commerce, qu’il appartient de l’y féconder. Pour l’industrie et l’agriculture, M. da Costa-Cabral n’a rien fait encore. Le seul commerce pourrait prochainement rétablir l’équilibre entre les revenus et les dépenses, et par conséquent assurer l’indépendance du royaume. M. da Costa-Cabral n’a pourtant rien fait non plus pour le commerce : on n’en aura que trop la preuve par l’exact tableau que nous allons dresser des relations qui maintenant subsistent entre le Portugal et les autres nations. Nous voici enfin en demeure de remonter à la principale cause du malaise, qui elle-même-nous doit clairement indiquer le moyen de fermer tant de plaies saignantes, d’en finir avec de si profondes et de si douloureuses complications. En Portugal, pour les chefs de tous les partis, pour les hommes sincères, il n’y a pas deux systèmes de politique extérieure. Sur la question principale, M. da Costa-Cabral peut aisément se mettre d’accord avec ses plus déterminés adversaires : le moyen de croire que sur toutes les autres il ne lui fût point également facile de s’entendre avec eux, ou du moins de les réduire à une radicale impuissance, s’il prenait franchement le parti de renoncer à cet inquiet et mesquin absolutisme qui, depuis trois ans, ne lui a suscité que des périls et des embarras ?


IV – SITUATION DIPLOMATIQUE ET COMMERCIALE

Pour la diplomatie, en Portugal, il y a dans ce moment quatre rôles bien distincts : on comprend aisément ces rôles quand on connaît les catégories dans lesquelles peuvent se ranger à Lisbonne les ambassadeurs et les ministres des diverses nations. Dans la première, il faut placer les diplomates qui, par une intervention active, incessante entre le gouvernement et les partis, viennent chaque jour en aide à M. da Costa-Cabral ; à vrai dire, cette catégorie-là, c’est l’envoyé du Brésil qui à lui seul la forme tout entière ; nous avons eu à définir déjà l’influence qu’exerce à Lisbonne M. Antonio Menezes Vasconcellos de Drummond. A la seconde appartiennent les diplomates qui, avant tout, sinon exclusivement, se préoccupent de certains principes dont M. da Costa-Cabral leur paraît, à défaut de l’infant dom Miguel, le plus franc et le plus hardi défenseur ; ces diplomates pourtant ne soutiennent guère le jeune ministre que par leurs encouragemens et par leurs conseils. Ici nous rencontrons en première ligne l’envoyé d’Autriche, M. le feld-maréchal baron de Marschall, qui, à proprement parler, représente à Lisbonne non-seulement l’empereur, son maître, mais la Russie, la Suède, la Prusse, la confédération germanique et tout le nord absolutiste de l’Europe ; à tous ces ministres ou envoyés du nord de l’Europe nous joignons à regret l’internonce du pape, monseigneur Camillo di Pietro. Nous voudrions que le représentant de la puissance religieuse en Portugal se tînt scrupuleusement à l’écart des stériles agitations de la politique. Tout récemment, à l’époque où M. da Costa-Cabral a demandé un bill d’indemnité aux cortès, M. di Pietro est allé plus loin encore ; on eût dit qu’il était jaloux de se ménager une petite place à côté même de M. de Drummond. M. di Pietro a convoqué dans son palais tous les évêques pairs du royaume, et les a déterminés à voter pour M. da Costa-Cabral. Avec un regret non moins vif, nous nous voyons également contraint d’y joindre le ministre d’une puissance constitutionnelle, le chargé d’affaires de Belgique, M. de Beaulieu. On concevra sans peine le crédit dont M. de Beaulieu jouit à Lisbonne, si l’on songe qu’il y représente l’oncle même du roi dom Fernando, qui professe pour le roi des Belges une affection profonde et une grande vénération. Avant M. de Beaulieu, M. Wan-de-Weyer accusait plus nettement par son attitude l’influence du monarque belge, et le but vers lequel celui-ci pouvait pousser son jeune parent. En 1836, lors de la première tentative qui se soit faite pour restaurer la charte, M. Wan-de-Weyer a été, de notoriété publique, un des plus ardens instigateurs du mouvement avorté de Belem.

Après les puissances qui assistent M. da Costa-Cabral de leurs conseils, viennent celles qui sans aucun doute le patronnent et désirent qu’il se maintienne, mais se feraient un vrai scrupule de le troubler ou de l’importuner de leurs représentations, et n’entretiennent guère que pour la forme des ministres auprès de la reine doña Maria. C’est là un rôle extrêmement habile, on en peut juger, qui, sans donner le moindre titre à la reconnaissance, ni à la considération du parti que soutient M. da Costa-Cabral, indispose au-delà de toute expression le parti qui le combat. Pour ceux qui savent quelle est aujourd’hui en Europe l’attitude de notre diplomatie, est-il besoin d’ajouter que ce rôle est celui de la France ? Il y a quelques années, un jeune secrétaire d’ambassade, plein de fermeté et d’intentions excellentes, M. Forth-Rouen, ayant manifestement témoigné ses sympathies au parti septembriste, il suffit d’un mot pour refroidir son ardeur ; il est vrai que ce mot venait de Paris, et qu’il tombait de bien haut : « Mieux vaut, dit un grand personnage, mieux vaut n’être rien que d’être brouillon. » Ce mot a été plus tard complété par un autre, non moins significatif, attribué au même personnage, et dont voici le sens très précis : « Qu’avons-nous à faire du Portugal ? Cela regarde le roi des Belges. » Nous sommes loin de contester les lumières du roi des Belges ; mais, en vérité, si réellement la France a des intérêts en Portugal, elle pourrait tout aussi bien s’en occuper elle-même. La France, on ne peut le méconnaître, n’exerce pas en ce moment à Lisbonne l’influence directe et active qui devrait lui appartenir. Nous en dirons autant de l’Espagne. Auprès de doña Maria, la diplomatie espagnole prend scrupuleusement exemple sur la nôtre. Le plus clair bénéfice que l’Espagne, ainsi que la France, ait jusqu’ici retiré des étroites relations de famille qui viennent de s’établir entre Doña Isabel et doña Maria, c’est que, dans les salons des Necessidades, notre grand cordon de la Légion-d’Honneur ait pu briller sur la poitrine de don Luis Gonzalez-Bravo.

Dans la quatrième catégorie se rangent les diplomates qui avant tout se préoccupent de l’industrie et du commerce de leurs nations, parfaitement indifférens aux principes et aux divers régimes qui se peuvent succéder à Lisbonne, disposés à recevoir avec un égal empressement les concessions qu’ils ambitionnent, des hommes de la charte et des hommes de la constitution de septembre : nous avons nommé l’Angleterre et les États-Unis. Parlons d’abord de l’Angleterre ; il est curieux de décrire l’exacte situation où elle se trouve vis-à-vis du gouvernement de Lisbonne, qui aujourd’hui aspire à lui échapper.

Au siècle dernier, l’Angleterre a conclu avec le Portugal des conventions fort célèbres, — le traité de Méthuen, — qui, établissant une balance de commerce extrêmement inégale, devaient avoir et en effet eurent bientôt pour résultat de dépouiller le Portugal de sa richesse en numéraire, et par suite de sa richesse agricole et industrielle. A la vérité, l’Angleterre avait d’abord admis les vins du Portugal à des conditions assez avantageuses ; mais à peine le traité fut-il conclu, qu’elle accorda les mêmes conditions à la France et à d’autres nations européennes ; le Portugal se vit presque réduit à ne pouvoir plus faire que le commerce restreint des vins de Porto. Les conventions de Méthuen ont enfin expiré en 1834, et depuis lors c’est le but, opiniâtrement poursuivi, de l’Angleterre de les renouveler sur les mêmes bases ; malheureusement pour elle, son vassal industriel en a si bien senti les conséquences désastreuses, qu’il n’est pas en Portugal, quelles que soient d’ailleurs les querelles de la politique intérieure, un seul homme sérieux qui en veuille entendre parler. Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir les nombreuses brochures qui maintenant se publient à Lisbonne, celle surtout qui a pour titre : Hontem, Hoje et Amanha (Hier, Aujourd’hui et Demain), où la question se trouve très clairement exposée. Les régimes septembristes qui ont précédé l’avènement de M. da Costa-Cabral, c’est l’Angleterre qui en a préparé et précipité la chute, ces régimes ne songeant à rien moins qu’à fonder un système de douanes et de tarifs dont elle pouvait prendre ombrage. M. de Sabrosa, un des chefs de la fraction la plus avancée du parti septembriste, M. de Bomfim, un des chefs de la fraction modérée, qui tour à tour ont gouverné leur pays, sont même allés jusqu’à solliciter l’intervention de la France ; il va sans dire que s’ils ont pu l’un et l’autre obtenir une réponse, cette réponse a dû être exactement semblable à celle que Naples a reçue de nous à l’occasion du droit de visite. Si, en renversant les septembristes, l’Angleterre s’était imaginé avoir plus facilement raison des partisans de la charte, l’Angleterre s’est préparé un rude mécompte. Pas plus que ses prédécesseurs, M. da Costa-Cabral ne paraît disposé à lui sacrifier l’avenir de son pays. Sur cette question, du moins, nous pouvons rendre pleinement justice à M. da Costa-Cabral. Vis-à-vis de l’Angleterre, le chef du gouvernement portugais a fait preuve d’une fermeté qui n’a fléchi ni devant les promesses ni devant les menaces. M. da Costa-Cabral a parfaitement compris deux choses : la première, c’est que, par le commerce et l’industrie seulement, se peut relever en Portugal la fortune publique, et que, pour cette raison, il est radicalement impossible de traiter encore avec la Grande-Bretagne sur les bases des anciennes conventions ; la seconde, c’est que les cortès, en définitive, si commode que soit leur docilité actuelle, ne lui permettraient jamais de résoudre sans leur assentiment, un assentiment que l’on veut mûrir, le problème où se trouve engagée la fortune même de la nation. L’Angleterre a eu beau s’y prendre de toute manière, flatteries, obsessions, caresses de diplomatie, rumeurs de guerre, hautains ultimatum, rien ne lui a réussi. Vainement, depuis le fameux traité de la quadruple alliance, on a remanié les conventions politiques ; éludant l’occasion, le Portugal a constamment ajourné les conventions commerciales. C’est tout au plus si lord Howard de Walden, le ministre plénipotentiaire de sa majesté britannique à Lisbonne, a pu obtenir une sorte de traité provisoire, stipulant des concessions réciproques. Les avantages que les Anglais en retirent ne peuvent d’aucune façon se comparer à ceux que leur vaudrait un nouveau traité de Méthuen. Ces avantages, pourtant, sont assez considérables déjà pour confirmer le Portugal dans toutes ses répugnances. Une revue anglaise que nous avons sous les yeux constate elle-même que pas un navire portugais ne met à la voile pour Londres sans être chargé de fortes sommes en or et en argent.

Dans la presse de Londres, les refus de M. da Costa-Cabral ont d’abord soulevé une indignation dont on aurait peine à se faire une idée convenable ; c’étaient de furieux transports de colère qui menaçaient de tout renverser à Lisbonne. Sans aucun doute, on pouvait s’attendre à voir, en faveur de la constitution de septembre, la contre-partie du pronunciarniento de janvier 1842. Depuis quelque temps, la presse anglaise a subitement changé de tactique ; plus vif que jamais, le ressentiment subsiste, mais ce ressentiment se garde bien d’éclater au grand jour. Tout au contraire, pour M. da Costa-Cabral on professe la plus haute estime ; pour lui maintenant il n’y a plus que des éloges et de touchantes avances. On parle avec affectation de ses intentions excellentes, de son ferme caractère ; on parle même de son génie. Si M. da Costa-Cabral résiste encore, ce n’est point qu’il redoute l’opposition coalitioniste ; non, nais, parmi ceux mêmes qui le défendent, il y a un grand nombre d’industriels dont l’intérêt particulier repousse tout rapprochement étroit avec l’Angleterre. M. da Costa-Cabral saura se mettre au-dessus de ces petites considérations de personnes ; il finira par les sacrifier à l’intérêt général du royaume, qui, à toute force, exige qu’on lui rende son bienheureux traité de Méthuen. Le Portugal est un gentilhomme, ce sont les propres expressions de la presse anglaise, mais un gentilhomme ruiné, dont la susceptibilité est d’autant plus irritable. En ménageant un peu plus cette fierté maladive, la tolérante et magnanime Angleterre viendra sûrement à bout de ses préventions ; sûrement il se jettera, le pauvre fidalgo, dans les bras de ces compatissans et honnêtes marchands de Londres, de Liverpool, de Manchester qui, à tout prix, veulent lui rendre son ancienne opulence et le couvrir des plus somptueux vêtemens. Que les journaux anglais aient ainsi brusquement et complètement changé de ton et de langage, il ne faut pas que l’on s’en étonne. La Grande-Bretagne s’est enfin aperçue qu’il ne lui sert absolument de rien d’agiter ce pays, de renverser régimes et ministères. Que M. da Costa-Cabral tombe demain, en quoi serait-elle plus avancée ? Il est radicalement impossible que les évènemens poussent aujourd’hui aux affaires un homme qui puisse être de meilleure composition. C’est ici une question de vie ou de mort, et l’on sait déjà de quelle énergie indomptable on peut au besoin faire preuve dans ce petit royaume sur une telle question. Il y a quelques années, le Portugal ayant aboli l’esclavage dans les colonies, l’Angleterre en prit prétexte pour le forcer à reconnaître le principe du droit de visite. Le Portugal ne sacrifia qu’à la dernière extrémité la dignité de son pavillon. Avant de plier sous les inflexibles exigences de l’Angleterre, il sollicita une fois encore l’intervention de la France, et cette fois encore, sans le moindre succès. Si le Portugal a ainsi lutté dans le seul intérêt de la dignité nationale, combien ne doit-il pas être encore plus disposé à la résistance, quand l’avenir de sa nationalité même, tout jusqu’à sa fortune matérielle est formellement menacé !

Ce qui nous étonne, c’est que, désespérant de surmonter par l’intimidation les résistances du Portugal, l’Angleterre s’imagine que, par de mielleuses paroles, elle pourra s’ouvrir vers son but un plus direct et plus rapide chemin. Comment une pareille illusion n’est-elle pas tombée la première fois que les plénipotentiaires des deux nations ont débattu les simples bases des tarifs ? Il y a un an tout au plus, M. de Palmella lui-même et M. Florido se sont rendus à Londres, chargés de traiter à des conditions qui garantissent les intérêts de leur pays ; aucune de ces conditions n’a été acceptée par l’Angleterre ; il y a plus, aucune, évidemment, ne pouvait être acceptée. Voyez plutôt existe-t-il un seul moyen d’établir entre les deux puissances une ombre même de réciprocité ? Le Portugal possède d’excellens vignobles : il est bien naturel, s’il reçoit les cotons de l’Angleterre, qu’il demande à celle-ci d’admettre ses vins. A une telle prétention, l’Angleterre ne peut répondre que par un refus absolu. Si elle dégrève les vins et les eaux-de-vie de Portugal, il faudra bien qu’elle en fasse autant à l’égard de l’Espagne, de l’Allemagne, de la France. Adieu le revenu énorme qu’en ce moment lui rapportent les droits sur les vins et les alcools. L’Angleterre fait sonner bien haut qu’elle seule, en ce moment, consomme les vins de Porto ; outre que c’est là un commerce fort restreint, les vins de Porto sont d’une qualité tellement supérieure, qu’en dépit de tous les tarifs du monde il s’en consommera toujours, en Angleterre ou ailleurs, exactement la même quantité. Le Portugal est un pays agricole : pour peu qu’il reçût une culture intelligente et active, le sol y produirait, avec une incroyable abondance, toute sorte de fruits et de grains. Ces grains et ces fruits, il est inutile de songer à les exporter en Angleterre tant que l’aristocratie terrienne maintiendra sa fameuse loi des céréales. D’un jour à l’autre, le Portugal peut être un pays industriel ; mais, dès ce jour, il devient un des plus dangereux rivaux de l’Angleterre, et il est inutile de chercher comment peuvent, dans un traité de commerce, se concilier les intérêts des deux nations.

En vérité, plus on regarde autour de soi, plus il paraît démontré qu’un pareil traité n’est pas possible. Qu’on regarde encore, et l’on verra qu’il n’est point dans le monde une seule nation qui, à quelque degré, ne puisse faire au Portugal les avantages que lui dénie l’Angleterre. De nombreux débouchés pourraient s’ouvrir pour ses vins en Russie, en Prusse, en Suède, dans presque toute l’Allemagne ; les États-Unis ne demandent pas mieux aujourd’hui que de les venir chercher jusque dans Porto et Lisbonne. Il y a un peu plus de trois ans, la veille même de l’avènement de M. da Costa-Cabral, les cortès, à un moment d’irritation contre les exigences de l’Angleterre, votèrent des conventions spéciales avec les États-Unis ; trop occupés alors à débrouiller des complications intérieures, les États-Unis ne répondirent que médiocrement à de si formelles avances ; ce sont eux aujourd’hui qui voudraient reprendre les négociations. Séparé à l’amiable du Portugal, si l’on nous permet de parler ainsi, le Brésil a conservé toutes ses sympathies pour son ancienne métropole ; le Brésil prendrait encore ses vins, ses produits agricoles, ses instrumens aratoires, ses toiles de fil, ses fers de Braga ; le Brésil est si favorablement disposé en faveur du Portugal, qu’il préfère ses fers à ceux de l’Allemagne, bien que l’Allemagne pût lui fournir les siens à un prix beaucoup moins élevé, moins chers des deux tiers ou peu s’en faut. Que l’industrie prospère à Lisbonne, à Porto, à Braga et dans toutes les villes du royaume, elle n’aura jamais à craindre de ne pouvoir placer tous ses produits ; sans parler des échanges que le Portugal pourrait faire avec certains pays d’Europe et d’Amérique, ses vastes colonies qu’il néglige, en absorbant une grande quantité de ces produits, formeraient des entrepôts admirables pour un grand commerce à travers l’Asie et l’Afrique, jusque dans les lointains continens et les archipels reculés où survivent les glorieux souvenirs des ancêtres. Le vieil Orient lui-même, celui qui touche à nos portes, lui offre ses marchés, d’où le négoce européen a été si long-temps banni. Ce n’est point, à vrai dire, d’une mission politique, mais bien plutôt d’une négociation commerciale que tout récemment l’ambassadeur turc, Fuad-Effendi, a été chargé auprès de la reine doña Maria. Fuad-Effendi devait remplir, la même mission auprès de la reine Isabelle : peut-être, avant d’aborder dans la Péninsule, l’envoyé turc ne soupçonnait-il pas lui-même l’isolement complet où, vis-à-vis l’une de l’autre, vivent encore les deux nations.

Pour l’Espagne, à l’avènement de Philippe V, un siècle après que le Portugal eut secoué sa domination, le Portugal n’avait point cessé d’être un vassal révolté ; pour Charles II lui-même et pour le conseil de Castille, les princes qui régnaient à Lisbonne étaient les fils des ducs de Bragance, dépouillés, à titre de félons, de leurs domaines héréditaires, et non certes les légitimes héritiers du roi dom Sébastien. Aussi, lors des guerres de la succession, le Portugal se prononça-t-il contre le duc d’Anjou, le prétendant populaire, qui véritablement avait le cœur de la nation espagnole ; le Portugal se jeta dans les bras de ceux qui s’intéressaient le plus vivement au triomphe de l’archiduc autrichien ; il se jeta dans les bras des Anglais. La paix se conclut enfin, une paix qui assurait la couronne d’Espagne au petit-fils de Louis XIV, mais qui en même temps témoignait de la profonde lassitude et de l’affaiblissement moral du roi de France. Le fameux traité des Pyrénées est le dernier grand acte du roi Louis XIV, mais de Louis XIV épuisé de vieillesse et de chagrin. Ce traité, qui abandonnait à l’Anglais Mahon et Gibraltar, — Mahon, que nous avons rendu à l’Espagne, Gibraltar, où la Grande-Bretagne est plus solidement que jamais établie, — reconnaissait l’indépendance du Portugal et les droits de sa dynastie. En échange d’une telle concession, l’Espagne ne sut point exiger des avantages commerciaux qui, à toute autre nation que ce vieux peuple de Philippe il en pleine décadence, auraient suffi pour balancer l’énorme influence dont les Anglais venaient de s’emparer à Lisbonne. L’Espagne demanda seulement pour ses nationaux le privilège dont jouissaient déjà les Hollandais, et que plus tard ont obtenu la France et l’Angleterre, le privilège d’être soumis à des juges spéciaux. C’est ici le commencement d’une question fort importante, qui maintenant même se débat entre le Portugal et l’Espagne, et que sont appelées à résoudre les cortès actuellement réunies à Lisbonne.

En résumé, on pourrait dire qu’à dater du dernier siècle les rapports ont complètement cessé entre l’Espagne et le Portugal. Maîtres absolus à Lisbonne, les Anglais interceptent toute communication aux frontières. Ce n’est point là une opinion exagérée, mais bien l’expression d’un fait rigoureusement historique. Si le Portugal est aujourd’hui sans routes, s’il est impossible d’y voyager, surtout dans les provinces qui avoisinent l’Espagne, sans courir le risque de mourir de faim, c’est aux Anglais qu’il faut s’en prendre ; ce sont eux qui l’ont voulu, ce sont eux qui ont détruit la navigation sur les fleuves portugais venant d’Espagne, le Duero, le Tage, la Guadiana. A diverses reprises, les maisons régnantes de Madrid et de Lisbonne contractèrent des alliances, mais de pures alliances de famille, sans caractère politique, et surtout ne changeant rien à la situation du commerce et de l’industrie chez les deux peuples. Il était d’autant plus facile aux Anglais de prévenir toute convention préjudiciable à leur propre commerce, que leur influence n’était pas moins prépondérante à Madrid qu’à Lisbonne dès les premières années du règne de Philippe V. La politique du régent et des ministres de Louis. XV, l’éloignement qu’avaient produit entre nous et nos voisins de petites intrigues de cour et les pitoyables ambitions dynastiques du prince français que nous venions de placer sur le trône de Charles-Quint, ne pouvaient entraîner évidemment qu’un tel résultat. Le Portugal devint une île véritable où l’Angleterre put tout à son aise introduire non-seulement ses marchandises, mais ses mœurs et jusqu’à ses moindres habitudes de la vie privée. Nous finirons par un trait qui fera nettement comprendre, en même temps que la domination de l’Angleterre, cette séparation absolue de l’Espagne et du Portugal. Les deux pays, qui par terre n’avaient plus aucune relation commerciale, en conservèrent un très petit nombre par mer ; ces relations, c’est l’Angleterre qui les tenait et les tient encore, pour ainsi dire, dans sa main à Gibraltar.

Cette situation déplorable, qui aujourd’hui même subsiste, les deux pays ne s’en sont guère inquiétés que depuis trois ou quatre ans environ. Jusqu’en 1840, les missions diplomatiques n’étaient confiées en Espagne qu’à de vieux seigneurs, fort préoccupés d’étiquette et ne plaçant l’intérêt politique de leur nation que dans ces banales démonstrations de bon vouloir et d’amitié, dans ces complimens stériles qui, de temps à autre, s’échangent entre les gouvernemens. En 1840, on demandait à l’un des derniers ambassadeurs d’Espagne à Paris, M. le marquis de Miraflores, où en pouvait être le commerce de son pays avec la France ; M. le marquis ne fut pas loin de considérer la question comme une sorte d’offense ; il répondit dédaigneusement que l’on s’adressât au consul de sa majesté catholique à Paris. Pourtant, après la guerre civile, l’Espagne constitutionnelle comprit qu’il se fallait absolument départir d’une si absurde indifférence ; les jeunes hommes qui, durant les dernières agitations, s’étaient produits en politique se hâtèrent de prendre l’initiative ; une commission, dont le célèbre M. Olozaga était le président, fut chargée d’examiner les rapports diplomatiques avec le Portugal, et d’aviser aux moyens d’améliorer la situation.

Déjà, il faut se hâter de le dire, le gouvernement d’Espartero avait conclu avec le cabinet de Lisbonne un traité stipulant la navigation du Duero, ce fameux traité qui, sous le dernier ministère de M. de Bomfim, suscita presque une guerre entre les deux nations. On doit se souvenir que, si M. de Bomfim résista au comte-duc, qui le sommait d’exécuter immédiatement les conventions, c’est que ces conventions n’avaient point reçu encore la sanction des cortès portugaises. Le traité finit par être mis à exécution, mais en Portugal il redoubla pour ainsi dire les séculaires répugnances contre l’Espagne, grace au ton hautain que, dès le principe, le gouvernement du comte-duc jugea convenable de prendre vis-à-vis du gouvernement de doña Maria. Le Portugal demeura profondément blessé dle cette ironie menaçante de M. Ferrer, ministre des affaires étrangères d’Espartero, qui priait le cabinet de.Lisbonne de ne point forcer l’Espagne à faire une conquête sans gloire. Aussi, quand il fut question d’arrêter les règlemens stipulés par le traité, le Portugal, l’intervention de l’Angleterre aidant, supprima-t-il pour ainsi dire le traité même. En vain le Duero, rendu navigable, fut-il ouvert aux produits et aux marchandises de l’Espagne : le Portugal exigea non-seulement un droit d’introduction, mais un droit de consommation à Porto et sur toute la ligne, condition intolérable qui replace les choses exactement au point où elles se trouvaient avant même qu’on songeât à ce fameux projet de navigation.

Encore une fois, cependant, une pareille situation ne peut être acceptée par l’Espagne, et le Portugal est intéressé, autant pour le moins que l’Espagne elle-même, à ce qu’elle ne soit point maintenue. Tronquée sur la frontière de Portugal, la péninsule espagnole perd ses fleuves précisément au moment où ils deviennent navigables ; ces fleuves prennent leur source dans les quatre provinces les plus arriérées de l’Espagne au point de vue industriel et commercial. C’est par les seuls fleuves portugais que toutes les quatre peuvent écouler au dehors leurs denrées et leurs marchandises la Galice et l’Estramadure par la Guadiana, qui aboutit à Beira ; les deux Castilles par le Duero et le Tage, qui mènent, l’un à Porto, l’autre à Lisbonne. Un seul fait montrera combien sont désastreuses les conséquences de cet isolement. Tous les ans, les provinces espagnoles voisines du Portugal produisent bien plus qu’il n’est nécessaire pour les besoins de leur population. Eh bien ! de cet excédant de production, qui tous les ans est fort considérable, malgré l’état de décadence où l’agriculture est tombée en Espagne, on ne retire, à vrai dire, aucun profit ; réduits à vendre leurs grains sur les lieux mêmes, — si toutefois ils les peuvent vendre, — les agriculteurs de Galice et d’Estramadure en obtiennent un si bas prix, qu’il est presque inutile d’en parler. Souvent on manque de blé en Espagne même, en Andalousie ou dans quelque autre province maritime ; la Galice et les autres provinces qui, par les fleuves portugais et par mer, pourraient, à peu de frais et en peu de temps, venir à leur secours, n’en gardent pas moins leurs grains, tant, par l’intérieur de l’Espagne, les communications sont difficiles et conteuses ! L’Estramadure et la Galice regorgent de blés, dont elles ne savent que faire, quand l’Andalousie en demande au reste de l’Europe, quelquefois même au Maroc et aux autres pays du continent africain.

Que le Portugal perde autant que l’Espagne, et plus encore, s’il est possible, à la séparation commerciale, cela ne peut être l’objet du moindre doute. Si bien cultivé que soit un jour le Portugal, si florissante qu’y doive être l’industrie, un pays, si resserré en définitive, qui peut avoir de si nombreux débouchés, ne saurait craindre que la concurrence de l’Espagne, s’exerçant par ses fleuves et par ses ports, lui cause jamais le moindre préjudice. Il suffirait de l’inégalité qu’établiraient, au détriment des marchandises espagnoles, les droits d’introduction et de transit, pour assurer, et bien au-delà, le complet écoulement des produits portugais. Il suffirait de ces droits pour ramener dans le pays la richesse numéraire, qui en a depuis si long-temps disparu, pour relever peut-être le trésor public, quand l’Espagne aura repris enfin son rang parmi les grandes nations commerçantes. Ce n’est pas tout qu’est-ce qui empêcherait la race portugaise, si heureusement douée, si active, qui aujourd’hui se débat dans de stériles agitations politiques, de faire elle-même, entre l’Espagne et les autres nations, ce commerce de facteurs, par lequel ses ancêtres ont acquis autrefois une si grande opulence ? Ajoutez qu’entre l’Espagne et le Portugal, on pourrait aisément établir le commerce d’échange, quoi qu’en disent les marchands d’Angleterre. L’Alemtejo, qui n’a pas de blés, possède d’excellens vignobles ; l’Estramadure n’a pas de vins, et l’on sait combien les grains y abondent, combien surtout, dans des temps meilleurs, ils y doivent abonder. Or, c’est une ligne de raison qui sépare l’Alemtejo de l’Estramadure ; entre les deux provinces, l’échange se pourrait faire de la main à la main. En favorisant un seul produit portugais, l’Espagne obtiendrait un placement assuré pour une partie des cotons de Catalogne. Tout cet avenir commercial ne vaudrait-il pas mieux, pour la plus faible des deux nations péninsulaires, que de s’épuiser à recevoir les cotons d’Angleterre et à désoler l’Espagne par la contrebande ? A la frontière de Portugal, la contrebande est aussi active qu’à la ligne de Gibraltar ; mais, dans les deux pays, en définitive, elle n’enrichit que le rebut des populations.

Pour l’Espagne et le Portugal, il y a de si grands avantages à l’union commerciale, que la commission diplomatique dont M. Olozaga était le président eut sur-le-champ à cœur, sinon de la consommer, au moins de la rendre un jour possible. La commission prit prétexte de la vieille convention qui, en Portugal, accordait des juges spéciaux aux sujets de l’Espagne. Cette convention, qui réellement porte atteinte à l’indépendance portugaise, l’Espagne offrit de l’abolir, si le cabinet de Lisbonne la voulait remplacer par une convention commerciale. Le cabinet de Lisbonne répondit nettement qu’il n’y avait lieu à rien modifier, à rien remplacer, la guerre de 1807 ayant rompu tous les anciens traités conclus avec l’Espagne. On se rappelle qu’en 1807, l’Espagne fit en effet cause commune avec la France contre le Portugal. Ce fut, on le pense, un grand désappointement pour la commission de Madrid, qui ne pouvait s’imaginer qu’à la paix de 1810 on n’eût point expressément rétabli les vieilles conventions. On fit de longues et de minutieuses recherches dans les archives de l’état, dont la confusion était, depuis un temps infini, devenue proverbiale, et l’on découvrit enfin une toute petite convention de 1810, qui, réglant le sort des prisonniers faits de part et d’autre durant la guerre, remettait formellement en vigueur tout ce qui jusque-là avait été stipulé entre les deux royaumes. La découverte fut immédiatement signifiée à Lisbonne ; mais il paraît qu’à Lisbonne les archives de l’état ne sont pas non plus tenues avec un soin exemplaire : M. da Costa-Cabral, qui déjà était ministre, fit répondre que, de son côté, il n’avait rien trouvé de semblable, et que si la convention de 1810 n’était pas apocryphe, elle n’avait pas, du moins, reçu en 1810 la ratification du gouvernement portugais. Heureusement, en même temps que la convention on avait découvert les deux gazettes officielles de l’époque, les gazettes de Cadix et de Lisbonne qui la publiaient tout entière, et il fallut bien que M. da Costa-Cabrai se décidât à reconnaître les prétentions du gouvernement de Madrid.

Ces curieux pourparlers remontent à 1842. Aujourd’hui, M. da Costa Cabral va plus loin encore ; de son chef, sans consulter l’Espagne ni la France, ni aucune des nations qui en Portugal jouissent du privilège des conservatorias, — c’est le nom des juridictions spéciales auxquelles sont soumis les étrangers, — M. da Costa-Cabral se propose d’abolir ces juridictions. Il y a quelques jours à peine, il vient de présenter aux cortès un projet de loi qui les supprime ; M. da Costa-Cabral n’a pas plus de respect, on le voit, pour les conventions internationales que pour les chartes de son pays. Nous ne concevrions pas, pour notre compte, que l’Espagne reculât devant le caprice du jeune ministre de doña Maria Le droit de l’Espagne est constant ; à Lisbonne seulement, l’Espagne a quatorze mille nationaux ; dans le Portugal, quarante mille, qui, sans profit pour elle, ont quitté leur terre natale. Sous l’ancien régime, quand la main-morte et la loi des majorats livraient le sol, en Galice, aux moines et aux seigneurs, les pauvres paysans, réduits à une misère extrême, émigraient en Portugal, où ils exerçaient les petits métiers, le petit négoce. C’est ainsi qu’en ce moment nos montagnards pyrénéens, ruinés par le code forestier, s’embarquent pour la Havane ou pour Montevideo. L’Espagne est d’autant plus autorisée à exiger le maintien des conservatorias, qu’en abolissant l’inamovibilité de la magistrature portugaise, M, da Costa-Cabral a détruit son autorité morale. Peut-elle abandonner ses nationaux à la discrétion de juges qui eux-mêmes se trouvent à la discrétion du pouvoir ? En tout état de cause, l’Espagne ne devrait céder que si on lui offrait une compensation. Ainsi a fait l’Angleterre, qui, à l’époque où elle avait l’espoir d’obtenir un nouveau traité de Méthuen, n’a point usé de son privilège. Maintenant que les négociations commerciales paraissent indéfiniment ajournées, l’Angleterre est revenue sur sa concession : tout récemment, le cabinet de Saint-James a, lui aussi, nommé son juge conservateur.

La compensation que désire l’Espagne, c’est un traité qui, à la frontière, renverse les barrières qu’y ont élevées les antipathies et les préjugés des deux derniers siècles, un traité qui fonde une franche et sérieuse alliance commerciale, un traité qui rétablisse enfin la navigation non-seulement sur le Duero, mais sur la Guadiana et le Tage, à des conditions telles que les deux peuples y trouvent leur profit. Plus qu’en Espagne peut-être, un pareil traité donnerait en Portugal une toute-puissante impulsion au commerce et à l’industrie ; le Portugal est un de ces pays où l’industrie et le commerce ne demandent qu’à prospérer. En dépit des guerres civiles et des inquiétudes publiques, le commerce de détail est çà et là très florissant ; la Péninsule entière n’a pas de magasins comparables à ceux de Porto. Le Minho, Beira, Lisbonne, Portalègre, possèdent des tuileries excellentes, de belles fabriques de draps, de nombreux martinets ; à Porto, déjà, on commence à construire de solides machines à vapeur. En sera-t-il de tous ces établissemens comme des fonderies que, faute de débouchés et de combustibles, faute surtout de routes sûres et commodes, on s’est vu contraint d’abandonner ? En serait-il comme de toutes les exploitations de mines, qui seules eussent ramené un peu de bien-être dans les provinces, mais auxquelles il a fallu également renoncer ? On aura peine à concevoir, si l’on ne connaît point le Portugal, jusqu’où l’incurie est poussée par le gouvernement de Lisbonne. Depuis trois ans qu’il est ministre, M. da Costa-Cabral n’a pas même eu le temps de faire dresser une statistique de ce que le Portugal a pu conserver d’industrie ; d’une province à l’autre, de l’une à l’autre ville, les intérêts matériels sont aussi complètement isolés que si entre villes et provinces il y avait tout le continent africain. A Lisbonne, un petit nombre de fabricans avaient organisé une sorte d’exposition annuelle, pensée féconde qui infailliblement eût ranimé dans le royaume l’émulation industrielle, pour peu qu’on se fût mis en devoir de l’encourager. M. da Costa-Cabral n’y a seulement pas pris garde, et nous craignons bien que la pauvre petite exposition de Lisbonne n’ait pas le moindre avenir.

Le gouvernement de Lisbonne est formellement accusé par ses adversaires de ni avoir rien fait ni pour l’industrie ni pour le commerce, rien en qui doive un jour relever la monarchie portugaise. Nous comprenons l’impuissance du gouvernement de Lisbonne : eût-il les meilleures intentions du monde, comment un si bon propos tiendrait-il aux continuels embarras que lui suscite l’étroit arbitraire qu’il essaie de faire prévaloir contre les institutions ? Nous ne contestons point l’énergie ni même le talent de M. da Costa-Cabral ; mais en un pays où toutes les ambitions personnelles se sont jusqu’ici librement donné carrière, le gouvernement ne devrait chercher sa vraie force que dans les principes. Par malheur, cette force des principes est la seule dont M. da Costa-Cabral ne prenne aucun souci. Que M. da Costa-Cabral ne s’excuse point sur l’indifférence que le Portugal semble professer à l’égard de toutes les lois politiques et de tous les régimes ; n’est-ce pas précisément le plus grave reproche qu’on puisse lui adresser, que trois ans de ministère ne lui aient point suffi pour en finir avec une telle indifférence ? N’est-ce pas le meilleur titre de la coalition, ce parti nouveau, où sont venus se réunir presque tous les anciens serviteurs de dom Pedro, les septembristes modérés et les plus influens chartistes, d’avoir senti qu’à tout prix il faut compter avec la nation, si l’on veut sérieusement entreprendre de la régénérer ? Sans le concours de la nation, rien de grand ni de durable ; mais, dans l’état de torpeur où elle va se dégradant, comment la nation répondrait-elle aux efforts par lesquels on essaierait de la relever ? On n’est véritablement un peuple industriel et commerçant que si on est un peuple libre, un peuple politique ; l’histoire de tous les âges est là pour le démontrer. Cette vérité, aussi vieille que la civilisation humaine, une seule nation la pourrait avec autorité rappeler à M. da Costa-Cabral : nous avons nommé la France, qui, à Lisbonne, doit avant tout se préoccuper de l’avenir des principes. Comme l’Espagne, la France jouit du privilège des conservatorias ; nous ajouterons même que son droit est moins contesté, mieux établi peut-être que celui de l’Espagne ; il a été nettement reconnu dans une convention du 14 juillet 1831. Avant d’accéder aux désirs de M. da Costa-Cabral, l’Espagne stipulera, nous l’espérons, des conditions avantageuses pour son industrie et pour son commerce : il serait digne de la France d’exiger, en faveur de la société portugaise elle-même, un retour sincère aux seules maximes de gouvernement qui la puissent reconstituer. Sans aucun doute, il nous serait facile, au besoin, de faire avec le Portugal un échange de produits naturels et d’objets des manufacture ; mais, pour nous, ce ne serait là qu’une considération secondaire, si le Portugal cessait d’être enfin le faible et besogneux vassal de la Grande-Bretagne ; si, avec l’Espagne, il formait au midi un contre-poids à l’influence de sa vieille suzeraine. Aux hommes d’état de Lisbonne qui s’imaginent que l’alliance commerciale entre leur pays et l’Espagne rétablirait infailliblement l’unité politique dans la Péninsule, à ceux qui d’avance pourraient s’affliger d’un tel résultat, nous répondrions que le vrai péril de la nationalité portugaise est dans le désordre des finances, dans la pénurie absolue du trésor, dans le malaise dissolvant qui, depuis un siècle, travaille les populations. Que le Portugal devienne enfin capable de se gouverner, qu’il soit, nom pas certes, comme autrefois, un des plus riches pays de la terris, mais un’ pays en état de se’ suffire à lui-même, et l’on n’aura point la pensée d’attenter à son indépendance. Après la mort de dom Sébastien, le roi-cardinal dom Henri livra lui-même Lisbonne aux soldats de Philippe II, en abaissant le sceptre que lui avaient rapporté les fugitifs d’Alcaçar-Quivir. Sous les princes qui, dans toutes les mers navigables, envoyaient en conquérans leurs vice-rois et leurs amirantes, songeait-on seulement en Castille à s’emparer d’un village dans l’Alemtejo ?


XAVIER DURRIEU.

  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1841.
  2. Il n’est pas de pays constitutionnel où la presse soit assujettie à d’aussi intolérables conditions qu’en Portugal ; si on l’exempte du timbre, on lui fait impitoyablement payer des droits de port, qui, pour trois numéros de journal, s’élèvent à 50 centimes environ.
  3. Le reis est l’unité minime et idéale de la monnaie portugaise ; un conto de reis vaut 6,000 francs de notre monnaie ; 8 reis valent 5 centimes ; 160, 1 franc.