Le Portugal en 1850 et le comte de Thomar

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Le Portugal en 1850 et le comte de Thomar
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 7 (p. 506-523).

LE


PORTUGAL EN 1850


ET


LE COMTE DE THOMAR.




Le Portugal n’a pas la place qu’il mérite dans les préoccupations européennes. Vu de près, ce petit peuple, qu’on croit mort de vieillesse parce qu’il ne fatigue plus l’histoire du bruit de ses merveilleuses aventures, est tout au plus en proie à cette torpeur maladive où s’élabore la puberté des races et d’où sortent leurs définitives transformations. S’il n’a pas le droit de rêver pour son avenir l’éclat guerrier et le rôle initiateur de ses premiers âges, ses ressources territoriales et maritimes ne lui assurent pas moins une place très importante dans la future classification des intérêts continentaux. L’espèce de fatalité qui pèse depuis bientôt cent cinquante ans sur lui n’a pu ni éteindre son soleil, ni énerver son sol, ni déplacer son admirable assiette géographique. Son bassin du Tage, qu’envie l’Europe entière, n’a pas tari, que nous sachions, sous le sillage des paquebots anglais qui viennent y remplacer les flottes des Manoel et des Joâo, et cet Océan qui fut presque un moment une mer portugaise voit encore ondoyer, en divers points de ses rives asiatiques, africaines et américaines, le pavillon qui montra à une moitié du monde le chemin de l’autre moitié. Voilà, quoi qu’on dise, de magnifiques élémens de renaissance commerciale, et qui peut nier que les influences internationales tendent de plus en plus à se mesurer sur ce terrain ?

La première condition de reconstitution matérielle pour un peuple, c’est, je l’avoue, d’exister moralement ; mais qu’on ne se méprenne pas sur l’apparent effacement de la nationalité portugaise. L’immobilité même qu’on lui reproche, son obstination à se retrancher dans les mœurs et les habitudes du XVIe siècle contre les envahissemens d’une civilisation qui ne s’est guère révélée à elle jusqu’ici que par l’intermédiaire de l’invasion ou du protectorat étranger, tout cela ne serait-il pas plutôt l’indice d’une individualité persistante et vivace, qui n’attend pour se mouvoir que l’heure où elle pourra se mouvoir librement et dans son propre milieu ? Politiquement, le Portugal n’offre pas moins de ressources à l’esprit d’organisation. Les menées anarchiques auxquelles ce pays est depuis si long-temps en proie n’y émanent guère, comme nous le verrons plus loin, que des hautes régions de la société, et l’action révolutionnaire ne saurait être ni bien efficace ni bien durable aux mains d’une classe dont les intérêts collectifs sont essentiellement conservateurs. Quant aux masses, qui partout ailleurs sont la grande difficulté du gouvernement, elles offrent ici à l’action gouvernementale un point d’appui naturel. Si la classe infime des villes est dégradée et inerte, les paysans portugais restent encore la race à la fois la plus énergique et la plus disciplinable de la Péninsule. Si la classe moyenne manque d’initiative, elle est en revanche docile à toute bonne impulsion, et, à défaut de cet esprit public qui ne s’improvise pas et qu’elle n’a guère eu le temps ou l’occasion d’apprendre, elle possède au plus haut degré ce qui en est, après tout, l’expression suprême : le respect de la hiérarchie et une résignation tenace qui ont traversé sans faiblir toutes les misères, toutes les luttes, toutes les provocations. C’est de l’apathie, a-t-on dit souvent : — pourquoi ne serait-ce pas de la force ? On voudrait trouver sans doute dans tout cet ensemble de l’opinion une volonté plus efficace pour le bien et un peu plus de spontanéité dans la résistance au mal ; mais c’est déjà beaucoup, car, pour vivifier et pour diriger ces qualités négatives, il suffit d’un homme d’état habile, honnête et résolu. Cet homme a surgi c’est le chef actuel du parti chartiste, Antonio Bernardo da Costa Cabras, aujourd’hui comte de Thomar et président du conseil. M. da Costa Cabral n’est pas au début de sa tâche. L’oeuvre de régénération politique et matérielle qu’il a osé entreprendre, et qu’il poursuit avec un infatigable esprit de suite à travers les obstacles les plus décourageans et les plus imprévus, date déjà de 1842, c’est-à-dire de l’époque où, ministre de la justice dans le cabinet Aguiar, il alla, à ses risques et périls et de son propre mouvement, proclamer à Porto la charte de dom Pedro, entraînant par cette vigoureuse initiative le pays tout entier. Le succès avait justifié jusque-là bien d’autres coups de théâtre, mais c’était la première fois que cet arbitre capricieux des révolutions portugaises se montrait intelligent. Il suffit en effet de considérer dans quelle impasse les adversaires de la charte ou septembristes avaient jeté le pays, pour comprendre que celle-ci répondait aux nécessités les plus impérieuses de la situation.

Sous la désignation commune de septembristes se groupent deux élémens d’origine fort diverse : d’une part, les radicaux qui, en dépit des progrès de l’opinion, en sont encore au démocratisme inexpérimenté de l’an 1820 ; d’autre part, les partisans de la constitution de septembre 1838, qui ne dépassait pas le programme officiel des exaltés espagnols. Le premier de ces élémens n’a jamais joué dans la situation que le rôle de repoussoir. Comme on l’a souvent remarqué, l’histoire du Portugal a cela de particulier, qu’elle n’offre pas un seul exemple de ces conflits qui, dans tous les autres pays d’Europe, sans excepter le pays monarchique par excellence, l’Espagne, ont éclaté si fréquemment entre le pouvoir royal et la nation. Le radicalisme portugais ne saurait donc réveiller aucun écho sérieux dans le passé et encore moins dans le présent, car il toucherait ici aux plus énergiques susceptibilités des masses. Dans les transes perpétuelles où le mettent le sentiment de sa faiblesse extérieure, la convoitise de l’Angleterre et les rancunes de l’Espagne, qui ne s’est pas encore tout-à-fait déshabituée de le traiter in petto en province rebelle, le Portugal aime à chercher des yeux sur le trône la sauvegarde et le symbole vivant de sa nationalité. Les radicaux ont long-temps évité de prononcer le mot de république ; mais ce mot, le sentiment national le devinait. Parmi leurs coreligionnaires d’Espagne n’existait-il pas d’ailleurs un certain parti péninsulaire dont le nom seul supplée à leurs réticences ? C’en serait assez pour ameuter, le cas échéant, contre eux toutes les escopettes des Algarves et toutes les pioches de l’Alemtejo. Les deux autres emprunts du radicalisme portugais, les déclamations d’usage contre les aristocrates et les prêtres, n’étaient guère plus heureux. Tous les noms historiques de la noblesse, et ils sont nombreux, avaient naturellement gardé leur prestige pour ce peuple, qui, n’osant encore jeter un regard confiant vers l’avenir, cherchait volontiers dans ses vieilles gloires l’oubli de ses maux actuels. Dans les classes moyennes elles-mêmes, qu’un contact plus immédiat, une ligne de démarcation moins tranchée, exposent à certains froissemens, le respect aristocratique n’est pas moins intact qu’au sein des masses. La vieille noblesse portugaise exerce encore sur la bourgeoisie le patronage accepté et l’ascendant du vieux patriciat. Quant au clergé, — au clergé inférieur surtout, qui agit directement sur les masses, — son influence et sa considération étaient en Portugal d’autant plus réelles, qu’il n’avait jamais eu la fantaisie ni l’occasion d’en abuser : aucune rancune politique ne venait donc neutraliser ici le sentiment si profondément religieux de la nation. Impuissant à détruire la triple croyance qu’il attaquait, le radicalisme ne pouvait tout au plus que la surexciter en la blessant, et c’est ce qui arriva. Quelques années après son apparition, une fraction importante du pays se rallia au drapeau qu’on lui présentait comme l’expression extrême du principe monarchique, aristocratique et religieux : Dom Miguel put consommer son usurpation absolutiste.

Dom Pedro expulsa, en 1833, le prétendant, et rétablit sa fameuse charte ; mais cette noble main, qui avait donné la liberté à deux peuples et abdiqué deux couronnes, se retirait à peine de son œuvre, que la charte s’écroula de nouveau. La surexcitation que laisse après elle toute grande lutte, la rivalité des chefs de l’armée, l’ambition de quelques conservateurs qui, sans sortir du milieu constitutionnel, visaient à s’y faire une plus large place, l’incertitude du parti chartiste, dont les élémens encore indécis se trouvaient tout à coup abandonnés à eux-mêmes, et enfin le manque de vigueur des généraux de ce parti, tout conspira pour assurer le triomphe du mouvement d’où sortit la non moins fameuse constitution de septembre.

En principe, c’était déjà bien loin du radicalisme. L’homme le plus important du septembrisme officiel, le général comte da Bomfim, ne s’était fait connaître jusque-là que par son dévouement à la cause de la reine, dont il avait été le dernier à défendre et l’un des premiers à relever le drapeau. Les deux autres généraux septembristes, MM. Sà da Bandeira et das Antas, revendiquaient des titres analogues. Le groupe dirigeant se complétait par MM. de Lavradio, da Taipa, qui n’auraient pas mieux demandé que de faire de la politique modérée à la condition d’en faire pour leur compte personnel, et par le marquis de Loulé, démocrate tout aussi peu sérieux, qui rêvait, dit-on, à ses momens perdus la régence du royaume, voire une dynastie Loulé. Néanmoins, bien qu’officiellement exclu de la nouvelle situation, le radicalisme y puisait en réalité un surcroît d’action malfaisante. La liberté d’association l’armait de son moyen d’agitation favori, et ses récentes affinités d’opposition avec les septembristes du pouvoir, qui eux-mêmes affectaient de n’être séparés que par une nuance des anciens conservateurs, l’autorisaient à s’abriter au besoin sous une apparente solidarité avec l’ensemble des intérêts libéraux : il empruntait ainsi à ces intérêts une partie de leur force et leur prêtait en échange sa propre déconsidération.

Cette confusion, en se prolongeant, aurait eu pour premier résultat de raviver le miguélisme. Quelques bandits des montagnes, défenseurs naturels de toutes les causes proscrites sans distinction de drapeau, quelques fidalgos indigens qui, pour ennoblir leur chute, l’associent à toutes les grandes chutes, quelques débris monastiques enfin que leur dispersion rendait inoffensifs et qui ne demandaient pas mieux d’ailleurs, à l’exemple des frayles espagnols, que de se faire oublier ; voilà à quoi se réduisait la faction de l’infant ; mais, à cette époque, la querelle avec le saint-siège était arrivée aux dernières limites de l’aigreur, et les manifestes anti-religieux que le groupe radical opposait aux manifestes peu constitutionnels de M. l’évêque de Vizeu n’étaient pas de nature à l’amortir. Devant cette malencontreuse intervention des radicaux, la fraction conciliante du clergé et les populations rurales à sa suite sortaient déjà de leur neutralité. On comprend quel parti la propagande miguéliste aurait tiré tôt ou tard d’une pareille situation. Les paysans, cette propagande aidant, pouvaient aisément confondre à distance la politique du gouvernement septembriste de la reine avec celle de clubs qui se disaient également septembristes ; le miguélisme expirant menaçait de se retremper dans l’énergie persistante du sentiment religieux, et la liberté même d’association, source première des provocations exploitées par ce parti, lui offrait des moyens d’action très redoutables. En même temps que la politique septembriste ravivait autour du système constitutionnel tous les vieux périls, elle lui aliénait un point d’appui précieux : je veut parler de l’influence aristocratique.

La vieille noblesse portugaise, prise dans son ensemble, ne penche pas vers le miguélisme, comme on l’a cru souvent chez nous. Son esprit de corps, bien loin de se résumer comme ailleurs en un dévouement passif au principe monarchique, tendrait plutôt à certaine affectation d’indépendance qui rappelle en petit l’allure de nos anciens grands vassaux, — voire à certaines velléités d’égalité. Plus d’un fidalgo laisse volontiers soupçonner qu’il est d’un peu meilleure maison que les Bragance. Dans ces dispositions, et à part même la question de droit qui n’est pas douteuse, la grandesse trouvait donc, réflexion faite, beaucoup plus son compte au pouvoir limité d’une royauté constitutionnelle qu’au pouvoir absolu revendiqué par le prétendant. Comme elle exerce d’ailleurs un ascendant réel sur les autres classes, elle s’accommodait encore assez de leur accession au gouvernement, pourvu qu’on lui laissât, bien entendu, dans le nouvel ordre de choses une place privilégiée. La charte de dom Pedro, qui introduisait dans la chambre haute l’élément héréditaire, répondait à ces secrètes prétentions. Aussi une portion notable de la vieille aristocratie s’y rallia-t-elle dès le début. Le reste boudait encore un peu pour la forme et par bel air, mais grillant au fond d’impatience qu’on la priât d’entrer dans un milieu où les grandes influences se partageaient, lorsque l’avènement des septembristes, qui apportaient dans leur bagage le principe d’une pairie élective et même celui d’une chambre élective unique, vint refouler ces adhésions hésitantes. Désormais, les tendances de la révolution ne lui semblaient plus douteuses : c’était le principe aristocratique même qu’on niait, en attendant sans doute l’occasion de le détruire. Le noyau flottant de la grandesse s’isola donc plus que jamais du régime nouveau.

Quant à la classe moyenne, privée de toute direction un peu homogène par la défaite ou l’abstention des influences qu’elle s’était accoutumée à suivre, tiraillée en trois sens divers par le clergé, par le pouvoir et par les clubs, qui, ici comme partout, n’avaient pas tardé à se mettre en lutte ouverte avec le pouvoir, elle avait pris pour elle l’adage favori du marinier portugais : « Il en sera ce que Dieu voudra et Notre-Dame. » Sa docilité même devenait un danger de plus dans un régime où l’exiguïté du cens, le suffrage direct et la liberté absolue d’association assuraient la plus grande part d’action aux influences d’en bas. Tous les élémens de désordre étaient surexcités, tous les élémens de cohésion neutralisés. Et comme si ce n’était pas assez de dissolvans, les divers ministères septembristes poursuivaient, par nécessité de position, à travers le chaos des partis, la fondation d’un tiers-parti, faisant, selon l’usage, du gouvernement dans la rue et du septembrisme dans le gouvernement, patronant en haut la révolution qui les faisait vivre, la fusillant en bas pour ne pas périr, administrant ainsi de la même main au pays qui n’en pouvait mais le poison et le contrepoison, au risque de tuer le patient dans ces alternatives répétées de guérison et de maladie.

Voilà les résultats de cette constitution de septembre, qui est encore aujourd’hui le principal mot d’ordre de l’opposition portugaise. La charte de dom Pedro, outre qu’elle se recommandait de la popularité d’un grand nom, avait ici le rare mérite de parer avec une précision rigoureuse à tous les grands dangers du moment. Par l’interdiction des clubs, elle enlevait tout à la fois à l’agitation miguéliste un prétexte et un moyen d’agitation. Par le système d’élections à deux degrés, combiné avec le maintien d’un cens très faible, elle suppléait à l’inexpérience des masses électorales, tout en utilisant leurs bons instincts. Par l’appât d’une pairie héréditaire, consécration formelle du principe aristocratique, elle ramenait vers le milieu constitutionnel les influences nobiliaires qui s’en éloignaient de plus en plus. Le fait seul enfin de la restauration de la charte, en symbolisant la défaite de cette fraction du libéralisme qui s’était montrée, en Portugal comme en Espagne, la plus âpre et la plus agressive dans les démêlés de l’état avec Rome, était une sorte d’avance aux susceptibilités religieuses, et préparait les voies à un rapprochement. Voilà ce que comprit M. da Costa Cabral, et j’ai insisté à dessein sur ces détails peu connus. Le coup de main de 1842, où l’on n’a cru apercevoir de loin qu’un de ces traits d’invraisemblable audace qui sont en quelque sorte l’incident vulgaire des révolutions du midi, révélait avant tout le véritable homme d’état, l’esprit organisateur qui sait démêler des matériaux et des forces là où l’impuissante résignation des politiques routiniers ne voit que des impossibilités et des ruines. Ajoutons qu’en prenant l’initiative de la réorganisation du parti chartiste, M. da Costa Cabral lui apportait un renfort imprévu. L’entraînement des circonstances et cette espèce de tassement moral qui s’opère à la suite des grandes secousses révolutionnaires avaient jeté dans le septembrisme quelques bons esprits qui s’y trouvaient déjà fort mal à l’aise et ne demandaient pas mieux que d’entrer dans le milieu conservateur, à la condition de n’y pas entrer comme vaincus. De nombreuses affinités rattachaient cette fraction à M. da Costa Cabral, et elle ne devait plus avoir de scrupule à suivre un mouvement dont l’impulsion naissait en quelque sorte dans ses propres rangs. L’événement le prouva : Porto, cette Barcelone portugaise, qui passait pour la métropole du septembrisme, devint le foyer même de la réaction chartiste, qui se propagea sans luttes sur tous les points du territoire. Peu de temps après, le renouvellement des chambres donnait à M. da Costa Cabral, devenu le ministre dirigeant de la situation qu’il avait créée, une majorité compacte. Le Portugal ne demandait qu’à être gouverné.

Dans le court espace de trois ans, la nouvelle administration sut imprimer au pays, sur la voie du progrès, de la civilisation, du crédit, une impulsion telle que, si rien n’était venu la ralentir, le Portugal aurait aujourd’hui reconquis son ancien rang parmi les plus influentes nations de second ordre. Malheureusement il n’était pas au bout de ses épreuves. Au moment même où la réconciliation définitive du gouvernement et du saint-siège anéantissait les dernières espérances de l’esprit de sédition, M. da Costa Cabral devait voir se liguer pour sa ruine les influences même qui semblaient le plus intéressées à l’accomplissement de son œuvre. Contre le ministre plébéien s’éveilla la jalousie de quelques membres de cette aristocratie qui lui devait en quelque sorte son existence légale. Contre le restaurateur de la charte s’ameuta l’envieuse ambition des anciens ministres et des généraux de cette charte qu’ils avaient eu la honte de laisser déchirer. Le groupe officiel du septembrisme qui, depuis sa défaite, s’était lui-même rapproché du septembrisme des clubs, tendit les bras aux étranges alliés que le hasard lui donnait, et de ces élémens si hétérogènes se forma une ligue monstrueuse qui eut bientôt occupé toutes les issues de l’opinion. Les plus inconcevables calomnies furent répandues dans les masses contre le ministre réformateur et contre son frère, José Bernardo da Silva Cabral, homme de grand savoir et d’énergie et son plus actif auxiliaire dans la grande œuvre de la régénération nationale. En vain le pronunciamiento organisé à Almeida par M. da Bomfim vint-il bientôt apprendre aux conservateurs de le coalition qu’ils ne travaillaient en réalité que pour le septembrisme ; une pareille solidarité ne les effraya pas. L’insurrection armée était à peine réduite, que l’ancien chef du chartisme, M. le duc de Palmella, organisait au conseil d’état, dont il était le président, une véritable insurrection morale. Les plus utiles réformes en furent le prétexte. À la faveur des précédens désordres s’étaient faufilés dans la magistrature quelques hommes qui mettaient ouvertement l’autorité de la loi au service de l’esprit de sédition. Un décret limita le privilège de l’inamovibilité aux magistrats qui auraient au moins trois ans d’exercice. L’armée était arrivée à ce point de désorganisation morale qu’un officier subalterne pouvait discuter les ordres de ses supérieurs et les déférer à un conseil dont les décisions penchaient rarement du côté de la discipline. Les universités, à l’abri de franchises trop absolues, étaient devenues, d’autre part, le foyer de dangers non moins sérieux cédant à la tentation de se faire un parti parmi la jeunesse des écoles, qui, en Portugal comme ailleurs, est acquise à toutes les incitations révolutionnaires, quelques professeurs avaient transformé leur chaire en tribune de club. Deux autres décrets étendirent donc l’action gouvernementale jusqu’aux professeurs et aux officiers. L’emprunt était enfin, depuis longues années, la seule ressource normale du trésor M. da Costa Cabral crut qu’il était temps de réagir contre ce non-sens ruineux, et quelques aggravations durent être introduites dans le système fiscal. Le corps social tout entier se gangrenait : quoi d’étonnant que le scalpel touchât un peu partout ? Mais tant de prétentions froissées, tant de préjugés bravés ne pouvaient manquer de soulever contre le courageux réformateur de violens orages, et l’on comprend quelle force inattendue apporta à ce déchaînement de rancunes le patronage officiel d’une assemblée que la constitution portugaise assimile presque aux corps législatifs, le concours avoué ou la neutralité perfide d’hommes que leurs titres passés, leur position présente, leur intérêt à venir, classaient dans le milieu conservateur. Il arriva un jour où la majorité, disciplinée à peine de la veille, perdit de vue son drapeau dans cette confuse mêlée de tous les drapeaux. C’est ce moment d’hésitation que la coalition guettait : la révolution de mai 1846 jeta les Cabral dans l’exil. La confiance et l’esprit d’entreprise s’évanouirent, le crédit renaissant disparut, et l’anarchie devint l’état normal de Lisbonne et des provinces.

Le duc de Palmella prit la direction des affaires. Il y gagna l’habituel enseignement de tout chef de coalition parvenu au pouvoir : c’est de sentir ce pouvoir crouler sous lui par l’effet des secousses qu’il lui avait imprimées dans l’opposition. L’illustre diplomate avait trop décrié la politique énergique et persévérante de son rival pour ne pas être entraîné vers la politique de concessions, et l’on sait à quoi aboutissent les concessions quand c’est la révolution qui exige. Après cinq mois de gouvernement, ou plutôt de dégouvernement selon l’expression caractéristique des Portugais, il reconnut son impuissance à combler l’abîme d’exigences qu’il avait lui-même ouvert. C’est à ce moment que la réaction du 6 octobre 1846, aussi inévitable que mal dirigée, vint allumer en Portugal une guerre civile désastreuse qui acheva de gaspiller les ressources de cette malheureuse nation.

Le maréchal duc de Saldanha, qui s’était mis à la tête de la situation, remporta à Torres-Vedras, sur les rebelles commandés par M. da Bomfim, une victoire décisive, dont il perdit tout à coup le fruit par sa subite inaction, inaction mystérieuse à laquelle on a assigné bien des causes. Le vieux maréchal de Biron, à qui son fils demandait un jour des troupes pour un coup de main qui pouvait en finir avec l’armée du duc de Parme, lui répondit en jurant : « Quoi donc, maraud ! nous veux-tu envoyer planter des choux à Biron ? » Le vieux maréchal portugais n’avait pas sans doute envie d’aller planter des choux à Saldanha. De temporisations en temporisations, la position devint telle que, pour en finir avec les septembristes, auxquels s’étaient réunis les débris du miguélisme, on dut recourir à I’intervention armée des trois grandes puissances, et finalement à une ample amnistie garantie par un protocole peu honorable pour la couronne de Portugal.

La guerre terminée, les Cabral revinrent de l’exil. Le comte de Thomar, à son arrivée à Lisbonne, reçut une sorte d’ovation civique en dépit des fureurs des révolutionnaires coalisés et de l’opposition déclarée de l’administration du protocole. Il s’occupa immédiatement de réorganiser pour la lutte électorale le parti chartiste, qui, dans le va-et-vient des dernières crises, avait perdu toute direction. Cette lutte fut acharnée, mais la liste du comte de Thomar l’emporta dans tous les collèges, et à ce point que pas un seul des ministres, ses rivaux, ne put obtenir assez de voix même pour être électeur d’arrondissement. Après un triomphe aussi significatif dans l’opinion, on devait s’attendre à voir le conte de Thomar rentrer au pouvoir. Il n’en fut rien. Le modeste vainqueur, sourd aux sommations de ses nombreux amis, céda sa victoire électorale au duc de Saldanha, lequel pourtant lui avait fait, dès sa rentrée, une opposition perfide, et ne s’était jets dans ses bras que la veille même de l’élection, en reconnaissant enfin son impopularité. Non content d’élever le duc de Saldanha sur son propre pavois, le comte de Thomar le fit successivement choisir par ses amis pour présider le grand collège électoral de Lisbonne, et, par la couronne, pour former le nouveau ministère destiné à fonctionner avec le parlement renouvelé.

Ce fut donc sous les meilleurs auspices que le duc de Saldanha inaugura sa nouvelle administration en janvier 1848. Dans la chambre élective, son alliance avec le comte de Thomar lui assurait une majorité compacte ; les députés se montraient hautement disposés à approuver toutes les mesures législatives que le gouvernement proposerait pour la régénération du pays, pour l’organisation des finances, pour le rétablissement du crédit et l’amélioration des voies de communication, et enfin pour la répression complète des excès démagogiques. Dans la chambre haute votaient en sa faveur, outre ses propres amis et parens, tous les amis du comte de Thomar. Dans l’armée qu’il venait de commander, il possédait un élément d’ordre sur lequel il pouvait hardiment compter pour la défense du trône et des institutions. Le peuple, appauvri par la dernière guerre civile, payait cependant avec exactitude les impôts, et l’espèce de torpeur découragée à laquelle il semblait depuis deux ans en proie avait fait place à une fièvre véritable d’améliorations matérielles. Indifférent d’ailleurs à la propagande socialiste, d’importation toute récente en Portugal, et qui parle une langue parfaitement inintelligible dans ce pays où tout surabonde, hormis les bras, il contemplait avec un orgueilleux dédain, du sein de son repos naissant, les révolutions démocratiques et sociales qui ensanglantaient et ruinaient l’Europe. La nation voisine, l’Espagne, se maintenait tranquille sous l’administration énergique et créatrice du général Narvaez, et la bonne intelligence qui régnait entre les deux gouvernemens était une garantie de plus pour la sécurité publique. Le moment semblait donc enfin venu pour le Portugal de réparer ses forces épuisées, de mettre à profit ses nombreuses ressources encore vierges, d’entrer franchement dans la voie du véritable progrès à la suite de l’Espagne, qu’il dépassait déjà trois années auparavant. Cette attente fut encore déçue, et une triste expérience vint prouver que le duc de Saldanha était loin d’être à la hauteur du rôle qu’il avait si ardemment convoité.

Habile général en un jour de bataille, homme de cabinet distingué, éminemment homme du monde, le duc de Saldanha n’a rien moins que l’étoffe d’un ministre dirigeant. Superficiel comme un courtisan, l’inconstance proverbiale de ses opinions le rend complètement inhabile, non-seulement à suivre un plan de gouvernement, mais même à mener à bonne fin la moindre question de détail. Ombrageux et irascible à l’excès vis-à-vis de toute influence qui éclipse sa vieille influence, il est en revanche sans volonté devant toute impulsion d’en bas, et reste ainsi à la merci d’un groupe de mauvais conseillers et d’intrigans qui profitent de son indolente docilité pour l’engager dans de fausses voies ou l’entretenir dans l’hésitation. Il n’a de l’ambitieux que l’inquiétude, du vieillard que l’impuissance, fait tout pour arriver au pouvoir et n’épargne rien pour en tomber. Aussi traversa-t-il, dans les circonstances les plus favorables, dix-neuf mois d’administration et deux longues sessions, sans laisser son nom attaché à une seule mesure utile, à moins qu’on ne veuille compter comme telle la réforme de l’hôpital des fous. Non-seulement les finances ruinées par la guerre civile ne furent aucunement améliorées, soit comme comptabilité, soit comme répartition et perception de l’impôt, en dépit des réclamations unanimes du pays et des chambres, mais encore on vit la dette nationale s’accroître, quoique les recettes eussent été supérieures aux dépenses et qu’on eût anticipé sur les ressources de l’exercice suivant. Le crédit et les fonds publics, qui en sont le niveau, baissaient chaque jour davantage malgré la ponctualité de la junte du crédit public à payer peu à peu les créanciers, ce qui, du reste, ne suffisait pas pour détruire le soupçon que le gouvernement donnait une autre application aux fonds destinés à servir l’intérêt de la dette consolidée. Les billets de la banque de Lisbonne restaient à 60 pour 100 au-dessous du pair, au grand préjudice du trésor et des particuliers. Le prêt de l’armée était plus arriéré qu’on ne l’avait jamais vu, et le gouvernement laissait s’amonceler dans les mains des porteurs les lettres de change non payées. Aucune réforme ne fut tentée dans les administrations publiques presque toutes en désarroi, et l’organisation de la nouvelle banque de Portugal, créée en 1846 au milieu des orages de la guerre civile, ne fut même pas décrétée. Pas un seul mètre de route n’avait été construit au bout d’une année et demie. L’administration civile et judiciaire provoquait, de la part des populations, des réclamations incessantes ; la nation tout entière murmurait de l’abandon dans lequel tout restait enseveli ; la majorité parlementaire ne tarissait pas d’avertissemens, et le duc, indifférent aux conseils comme aux plaintes, tout entier aux intrigues de coterie, mettait autant d’obstination à éviter les affaires sérieuses que ces affaires en mettaient à l’assaillir. Convaincu d’ailleurs de son insuffisance parlementaire, il s’abstenait de paraître aux chambres pour ne pas répondre aux interpellations qui lui étaient adressées de toutes parts. Un jour pourtant il eut la malheureuse idée de jeter au parlement et à ses collègues l’accusation d’inertie permanente qui pesait sur lui, et qui, ne pouvait véritablement s’appliquer qu’à lui seul, président du conseil et chef naturel de la majorité. Cette étrange boutade acheva de lui aliéner les esprits. Le mécontentement fit de rapides progrès dans les deux chambres et même parmi les membres du cabinet, et M. de Saldanha, abandonné de tous, résigna spontanément le pouvoir, en juin 1849, sans avoir laissé de son administration un seul souvenir honorable, sans inspirer un seul regret, si ce n’est à l’entourage qui l’obsédait, et qui l’a tant compromis, peut-être à son insu. Les affaires intérieures du pays restèrent dans le plus déplorable état, pis encore qu’en 1847, car à d’enthousiastes espérances avaient succédé le découragement et la défiance dans le pays, la désunion parmi les personnages les plus marquans du parti conservateur.

Dans des circonstances aussi difficiles, le comte de Thomar était le seul homme possible de la situation. Les masses l’avaient en quelque sorte consacré d’avance par leurs votes, et les déplorables résultats qu’avait entraînés l’abandon de son programme de gouvernement prouvaient que l’opinion ne s’était pas fourvoyée. L’esprit de conciliation et le rare désintéressement dont il avait fait preuve en janvier 1848 le rendaient d’ailleurs plus apte que tout autre à grouper les susceptibilités et les influences rivales qu’avait suscitées dans la majorité la politique dissolvante de M. de Saldanha. Le comte de Thomar dut donc accepter la tâche rude et difficile de réparer les maux légués par la fureur révolutionnaire et par l’ineptie des administrations postérieures à la révolution. Les trois premiers mois se passèrent en pénibles investigations et en examens rigoureux des statistiques du royaume dans toutes les branches du service administratif (statistiques que le ministère Saldanha avait, par parenthèse, totalement négligées) ; mais, à partir du quatrième mois, une infatigable activité succéda à la longue inaction de l’administration précédente. Avant la fin de 1849, le nouveau ministère avait déjà pris des mesures telles, que les billets de la banque de Lisbonne (papier adopté par le gouvernement) avaient haussé de 20 pour 100, et les fonds publics de 6 pour 100. La réforme de tous les bureaux des finances, celle de l’armée et du département de la guerre, étaient déjà décrétées, et des commissions d’enquête étaient instituées auprès des administrations fiscales, dont l’organisation vicieuse se prêtait à de nombreuses dilapidations depuis longtemps reconnues. En même temps, d’importans travaux avaient été entrepris sur les trois ou quatre grandes voies de communication les plus indispensables au commerce intérieur, entre autres la route de Lisbonne à la frontière d’Espagne. La confiance inspirée par le nouveau ministère avait suppléé, pour l’exécution de ces travaux, à la pénurie du trésor. Les souscriptions des chambres municipales et des propriétaires riverains, en venant se joindre aux ressources disponibles du budget, permettaient déjà d’y occuper plus de deux mille ouvriers. Déjà aussi la solde de l’armée était à peu près régularisée et le sort des officiers en activité très amélioré. Avant l’ouverture de la session, le ministère avait, en un mot, résolu ce double problème, de faire face aux services courans et de solder les obligations que la précédente administration lui avait léguées, et cela sans anticiper d’un réis sur les ressources de l’avenir. Il put donc se présenter la tête haute devant les cortès de 1850.

Le comte de Thomas s’y trouva face à face avec presque tous ses adversaires de 1842 ; mais le terrain n’était plus aussi favorable à leurs manœuvres. Le pays, autrefois si rebelle à toutes les innovations économiques, qui, à vrai dire, n’avaient guère été jusqu’en 1842 que le prétexte d’expédiens fiscaux, le pays acceptait de confiance un système où les améliorations matérielles précédaient les promesses ; le soin scrupuleux que mettait le comte de Thomar à faire pénétrer l’opinion dans les moindres détails de la situation financière enlevait d’ailleurs tout prétexte à l’ignorance comme à la mauvaise foi. Politiquement, la situation n’était pas moins forte pour le ministère et la majorité modérée ; en Portugal comme en Espagne, les deux partis extrêmes s’étaient neutralisés en se confondant. Dans la dernière guerre civile, les septembristes avaient ouvertement arboré à Porto le drapeau du miguélisme, et les miguélistes, pour ne pas être en reste, avaient officiellement adhéré, par l’organe même du prétendant, aux doctrines du septembrisme. Devant cette double abdication, les élémens honnêtes et sérieux de l’une et l’autre opinion s’en étaient retirés.

Pour le gros du septembrisme, quel avait été en effet, depuis 1835, le principal ou plutôt l’unique mobile d’opposition ? Une antipathie acharnée contre le prétendant, antipathie qui, ne trouvant pas la distance assez grande entre celui-ci et le libéralisme modéré, n’hésitait pas à reculer jusqu’à l’ultra-libéralisme. De même pour le gros du parti absolutiste : la répulsion soulevée dans les croyances aristocratiques et religieuses du pays par les déclamations et les tendances ultralibérales avait certes donné plus de partisans à dom Miguel que sa prétendue légitimité, bien plus contestable, ce qui n’est pas peu dire, que celle du prétendant espagnol. Les miguélistes et les septembristes sincères affectaient donc d’oublier un drapeau qu’ils ne pourraient aller rejoindre qu’en se mettant à l’ombre du drapeau ennemi.

Ne trouvant plus rien à exploiter ni sur le terrain des intérêts matériels, ni sur celui des principes, l’opposition parlementaire a recouru à l’expédient habituel de toute opposition qui ne croit plus à elle-même, aux invectives. Ainsi, au lieu d’engager le débat sur la réponse au discours de la reine par l’appréciation des actes du gouvernement, comme c’est l’usage, les ennemis du comte de Thomar employèrent des séances entières à lui reprocher de ne pas s’être justifié devant les tribunaux ordinaires d’une calomnie ridicule et misérable au sujet du prétendu cadeau d’une calèche, calomnie éclose, à la faveur de la liberté illimitée de la presse, de je ne sais plus quelle bouteille à l’encre démagogique, et dont, au reste, il avait été fait déjà pleine justice. Cette manœuvre n’eut d’autre résultat que de provoquer à la chambre des pairs des scènes aussi violentes que scandaleuses. Le comte de Thomar exigea de ses bouillans adversaires une accusation formelle, afin qu’il pût être jugé par le seul tribunal compétent en pareille matière, c’est-à-dire par le parlement. — Non, lui fut-il répondu avec fureur, car nous n’avons pas de preuves ! Les rieurs restèrent du côté du comte de Thomar, et les chambres lui donnèrent un vote solennel d’approbation. À partir de ce moment, la guerre parlementaire faite au cabinet ne fut plus, à bien dire, qu’une insignifiante tracasserie, et il put entrer en plein dans la partie sérieuse de sa tâche.

Les travaux présentés par le gouvernement aux chambres embrassent toutes les branches du service public et presque tous les besoins du pays. Outre le budget des dépenses, mieux coordonné que les précédens, le budget des recettes et la loi organique de la banque de Portugal (déjà promulguée), les diverses commissions de la chambre élective ont été saisies d’une série de propositions qui ont pour objet le recouvrement des dettes actives de l’état, la modification des circonscriptions administratives et ecclésiastiques, la réforme des bases et de la perception de l’impôt, celles de l’administration publique, de l’enseignement et de la marine militaire, le recrutement de l’armée de terre et de mer, la création d’un système général de communications intérieures, l’organisation du régime administratif et financier des colonies, et finalement une foule de questions secondaires, telles que des explorations géodésiques et géographiques, l’adoption du système métrique français, la fondation d’écoles spéciales, l’exploration des mines, des mesures de protection pour toutes les industries. Les faits et les chiffres contenus dans l’exposé des motifs de la plupart de ces projets, comme dans les rapports que chaque ministre a présentés sur la situation de son département, témoignent des sérieuses études et du remarquable esprit d’ensemble qui président à cette œuvre si complexe de la réorganisation matérielle et morale du pays. Pour la première fois, le Portugal voit clair dans ses propres affaires, et cet examen, disons-le en passant, est infiniment plus rassurant qu’on ne l’aurait supposé. La production, surtout celle des céréales, des vins, du bétail, s’est singulièrement accrue, et cette tendance seule, dans un pays dont les ressources agricoles dépassent trois ou quatre fois les besoins, serait le symptôme d’un réveil commercial très prochain. Les développemens tout-à-fait inattendus de l’industrie proprement dite, le progrès rapide de la marine marchande, ne sont pas des symptômes moins significatifs. La situation financière du Portugal ne présente pas, à beaucoup près, un aspect bien brillant ; qu’on la compare cependant à ce qu’elle était, il y a un an, à l’époque de l’entrée aux affaires du comte de Thomar, et on reconnaîtra encore ici une amélioration très sensible. Il suffit pour cela de consulter l’infaillible baromètre des fonds publics ; les billets de l’ancienne banque de Lisbonne (papier actuel) du gouvernement), qui ne dépassaient pas, en juin 1849, 60 pour 100, valaient, en juin 1850, 92 pour 100.

Il est certain que le budget portugais présente un énorme déficit et que ce déficit impose de cruels sacrifices à ceux qui vivent du trésor ; mais le gouvernement et le parlement s’occupent avec sollicitude de parer à ces maux peu à peu et sans grever les contribuables de nouvelles charges, ce qui ne ferait que déplacer la difficulté. Quant à la masse de la nation, elle n’est pas mécontente, par la raison toute simple que, si ses finances publiques sont obérées, chaque jour fait éclore dans son sein de nouveaux élémens de richesse individuelle. Ce n’est que dans les pays économiquement très avancés, dans ceux où les forces fictives du crédit sont le principal aliment du commerce et de la production, que la pénurie de l’état implique rigoureusement la misère des particuliers. En Portugal, cette solidarité ne se manifeste encore que par son côté rassurant, par la bienfaisante réaction qu’exerce sur le trésor le progrès du bien-être national. Dans ces conditions, si aucun désordre ne vient détourner vers la politique proprement dite la merveilleuse activité que l’administration actuelle déploie dans les réformes d’intérêt matériel, et si surtout l’énergique volonté qui est l’ame de ces réformes n’est pas brisée ou mise à l’écart par quelque intrigue imprévue, le Portugal sera certainement revenu, vers la fin de 1851, et pour la dépasser bientôt, à la situation encore si regrettée de 1845.

Une nouvelle garantie d’ordre vient du reste d’être donnée au Portugal : nous voulons parler de la loi répressive des abus de la presse, loi déjà sanctionnée par la chambre des députés. Nous aurions le droit de nous croire blasés sur les excès de certain journalisme ; mais les feuilles septembristes de Lisbonne nous fourniraient encore, sous ce rapport, de nombreux sujets de surprise. À qui ne les aurait pas lues, il serait impossible de se faire une idée de ce brutal dévergondage de calomnies, chaque jour réduites à néant, chaque jour reproduites, et où l’outrage direct, nominatif, ne prend même plus la peine de s’abriter sous les élastiques prétextes de la discussion. C’est là, si l’on veut, l’indice des situations fortes, mais n’en est-ce pas aussi l’écueil ? On sait ce que des calomnies trop dédaignées firent chez nous, en deux ans, de cette situation de 1846 qui semblait défier les plus formidables chocs. Une semblable impunité serait plus dangereuse encore dans un pays où l’opinion est à peine formée et reste ainsi à la merci de toute pression un peu violente. À propos de cette loi, la monstrueuse fusion de l’absolutisme et de la démagogie s’est de nouveau révélée dans tout son jour. Pendant que le plus violent des journaux radicaux, la Rlevoluçao de Septembro, se livre à d’aristocratiques épigrammes contre les « grands seigneurs libéraux » de la chambre haute, les griefs démagogiques trouvent leurs plus fougueux champions parmi les derniers partisans de dom Miguel. Quel inexplicable vertige va donc ainsi frapper à la même heure, en Portugal comme en Espagne, comme en France, l’élément militant d’un parti qui n’avait pour toute force et toute raison d’être que le respect exagéré de lui-même ? Les ultra-légitimistes ont la prétention de mêler la Providence à leurs plus minces affaires : ne serait-ce point, par hasard, la Providence qui parle ici ? Cette rage de suicide qui semble les poursuivre à la fois partout, ces attractions mortelles et contre nature qui marient le droit divin à l’athéisme politique, l’intolérance à la négation, la tête au couperet, n’est-ce pas à faire croire à une malédiction d’en haut ? Il ne faut peut-être pas s’en plaindre après tout. Les excès de la démagogie pouvaient d’un moment à l’autre refouler la société effrayée jusqu’à l’excès contraire : la répulsive transformation qui s’opère ici l’aura arrêtée à temps et servira à la maintenir, à égale distance des deux abîmes, sur ce large terrain du libéralisme modéré où doit s’accomplir tôt ou tard la fusion de tous les partis sérieux.

Ruinée dans l’opinion, vaincue à la tribune, contenue dans la presse, la coalition portugaise a acquis en revanche un allié. À la stupéfaction universelle, le duc de Saldanha vient d’entrer dans ses rangs ! Sans tenir compte de la conduite si généreuse suivie à son égard par le comte de Thomar lors des élections de 1847, et de l’appui franc et décidé que celui-ci, au risque d’indisposer ses amis et jusqu’à son propre frère, prêta toujours à son administration, cédant à je ne sais quel puéril et indigne sentiment de dépit, le vieux maréchal n’a pas craint de s’unir officiellement à des hommes qui, hier encore, l’accablaient d’outrages, et de se faire le patron, au besoin même l’organe, des grossières calomnies dirigées contre le président du conseil, à qui il avait cependant promis la plus complète adhésion. Le châtiment de ce sexagénaire coup de tête ne s’est pas du reste fait attendre. La reine, oubliant sa proverbiale indulgence pour le triste vieillard qui allait oublier sa fidélité et ses gloires parmi les débris de deux factions, n’a pas hésité à signer le décret qui le prive de ses fonctions de cour. L’armée, sur laquelle il exerçait une influence sans bornes, et qu’il a essayé de rallier à ses rancunes, ne semble plus le reconnaître. Le marquis de Fronteira, gouverneur civil de Lisbonne, et son frère, l’un des chefs les plus estimés de l’armée portugaise, tous deux habitués à lui prêter l’influence que leur donnent une haute capacité et un grand nom, se sont séparés de lui. Le duc de Terceira enfin, son collègue de maréchalat, et que certaines susceptibilités tenaient en froideur, a ouvertement donné son concours au comte de Thomar. Tant de mécomptes coup sur coup n’ont fait qu’exaspérer M. de Saldanha ; il égale aujourd’hui en violence à la chambre des pairs l’excentrique et monomane comte de Lavradio, dont les conseils ne paraissent pas du reste étrangers à cette incroyable aberration d’un homme qui, en restant à sa place, eût pu rendre encore d’éminens services au pays. Le côté vraiment fâcheux de l’affaire, c’est que le comte de Thomar en soit réduit à dépenser contre une conspiration incessante, qui prend toutes les formes, qui met en jeu contre lui de nombreuses influences de famille, et dont les instigateurs les plus acharnés siégent sur les bancs de la pairie, une partie de l’activité que réclame l’œuvre si heureusement commencée, mais encore si ardue de la régénération nationale.

Heureusement le comte de Thomar n’est pas seul pour cette tâche. Dans le cabinet, le ministre des finances, M. d’Avila, rappelle, à côté du Narvaez portugais, la rigidité et la hardiesse de vues qui caractérisent M. Mon. Dans la chambre des députés, que dirige et que préside un des frères du comte de Thomar, M. Rebello Cabral, le courageux réformateur s’appuie sur un groupe très nombreux d’hommes pratiques qui comprennent à merveille ses plans d’organisation et qui aiment déjà à personnifier en lui l’avènement de la classe moyenne. Une importante fraction de la chambre des pairs lui prête un concours non moins intelligent. Et remarquons à ce propos que, si l’instruction des masses est encore ici dans un déplorable abandon, les classes riches ou aisées, et notamment ce groupe d’élite où se recrutent la haute administration et le parlement, sont une véritable pépinière de capacités. Les universités portugaises n’ont presque rien perdu de leur vieille splendeur, et quarante ans de troubles, en tournant vers les affaires publiques les tendances intellectuelles de ces classes, ont hâté leur éducation politique et économique. Un pareil défaut d’équilibre entre les deux pôles de la société portugaise est assurément très fâcheux ; mais franchement est-ce là un mal sans compensation ? Tout en acceptant le progrès intellectuel des masses comme condition finale d’ordre, n’est-il pas permis d’avouer que la plupart des secousses et des sanglans malentendus de notre révolution auraient été évités, si l’initiation politique du peuple n’avait pas coïncidé chez nous avec son initiation intellectuelle ? Par cela même que le peuple portugais est complètement dépourvu d’instruction, il a pu rester exempt des maladives impatiences qui accompagnent toute demi-instruction, et qui sont comme la fièvre obligée de cette inoculation morale. Les droits politiques précèdent, en un mot, chez lui l’ambition politique ; la révolution y descend d’en haut, et les révolutions d’en haut sont en somme les plus promptes et les plus sûres, car ici la main qui pousse est la main qui dirige et qui contient. On pourrait même soutenir qu’il n’y a de succès infaillible que pour celles-là. L’important, c’est que l’impulsion soit continue et uniforme, et, sous ce rapport encore, le Portugal a une puissante garantie de sécurité. La sagesse de la reine dona Maria, la fermeté toute virile qu’elle sait opposer à certaines obsessions, laissent peut de chances aux quelques chefs de coterie qui voudraient substituer leur vieille inexpérience à la politique habile et soutenue du comte de Thomar. Lui seul a deviné les élémens conservateurs du pays, lui seul les a disciplinés, lui seul a droit de les conduire.

Nous avons cru devoir insister d’une façon toute particulière sur le rôle personnel du ministre portugais, et parce qu’il résume aujourd’hui toute une situation, et parce que cette situation est le point de départ d’une véritable révolution économique pour la Péninsule. L’infranchissable muraille qui s’élevait depuis un siècle et demi entre l’Espagne et le Portugal est aujourd’hui minée des deux côtés à la fois. Pendant que l’une rompt hardiment avec ce système prohibitif qui transformait ses issues continentales en impasses, l’autre se souvient tout à coup qu’il touche, par une ligne de cent cinquante lieues, au continent, et demande à grands cris, par l’organe de ses députés et de ses chambres municipales, des voies terrestres de communication. Les compagnies et l’administration espagnoles projettent des tracés de chemin de fer et des canaux sur la frontière portugaise, et le commerce portugais, à son tour, se prononce pour la libre navigation du Duero. Voilà donc de part et d’autre un grand pas de fait vers le rapprochement commercial des deux familles péninsulaires. Pour l’Espagne, ce rapprochement est déjà devenu une nécessité. Que l’ordre se consolide en Portugal, que la vivifiante impulsion imprimée par le comte de Thomar à ses intérêts matériels s’y soutienne quelques années encore, et cette nécessité finira par être commune aux deux nations. On s’exagère d’ailleurs beaucoup trop les obstacles qui peuvent naître ici de la position exceptionnelle du Portugal vis-à-vis d’une puissance de premier ordre. Les impossibilités politiques d’aujourd’hui tendent de plus en plus à s’appeler les besoins économiques de demain, et les imprévoyans auraient peut-être seuls droit de s’étonner, si ce petit pays, où la patience britannique appuyait, au commencement du siècle, l’invisible levier qui souleva le monde continental contre la France, devenait, avant que le siècle s’achève, le point d’appui d’une coalition bien autrement durable et féconde : l’alliance douanière du nord et du midi européens.


G. D’ALAUX.