Légendes canadiennes/09

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Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 95-102).


LE DÉTROIT














LE POTOWATOMIS
Épigraphe composée par M. O. Crémazie pour les « Pionniers Canadiens. »


 
Il est là sombre et fier ; sur la forêt immense,
Où ses pères ont vu resplendir leur puissance,
Son œil noir et perçant lance un regard amer.
La terre vers le ciel jette ses voix sublimes,
Et les pins verdoyants courbent leurs hautes cimes
Ondoyantes comme la mer.

Mais le vent souffle en vain dans la forêt sonore ;
En vain le rossignol, en saluant l’aurore,
Fait vibrer dans les airs les notes de son chant,
Car l’enfant des forêts, toujours pensif et sombre,
Regarde sur le sable ondoyer la grande ombre
De l’étendard de l’homme blanc.

Aux bords des lacs géants, sur les hautes montagnes,
De la croix, de l’épée invincibles compagnes,
Les pionniers français ont porté les rayons.
L’enfant de la forêt, reculant devant elle,
En frémissant a vu ces deux reines nouvelles
Tracer leurs immortels sillons.

Son cœur ne connaît plus qu’un seul mot : la vengeance.
Et quand son œil noir voit l’étendard de la France,
On lit dans son regard tout un drame sanglant ;
Et quand il va dormir au bord des larges grèves,
Il voit toujours passer au milieu de ses rêves
Une croix près d’un drapeau blanc.

Octave Crémazie


I


Connaissez-vous cette riante et fertile contrée, riche en souvenirs historiques, dont les Français nos ancêtres foulèrent les premiers le sol encore vierge ?

Connaissez-vous ces prairies verdoyantes et onduleuses, arrosées de rivières limpides, ombragées d’érables, de platanes, de figuiers, d’acacias, au milieu desquelles s’élève, brillante de jeunesse et d’avenir, la florissante ville du Détroit ?



Si vous voulez jouir pleinement du spectacle enchanteur que présente cette contrée délicieuse, dont le climat n’a rien à envier au soleil d’Italie, remontez la rivière du Détroit par une fraîche matinée du printemps, quand l’aurore a secoué son aile humide sur ces vastes plaines et que le soleil de mai trace un lumineux sillage à travers les vapeurs diaphanes du matin.

Nulle part le ciel n’est plus limpide, la nature plus ravissante.

Nulle part les lignes onduleuses de l’horizon ne se dessinent, dans le lointain, avec un plus pur azur.

Vous rencontrerez des sites agrestes et poétiques, de romantiques paysages, de petites îles boisées, semblables à de gracieuses corbeilles de verdure, toutes retentissantes des rires moqueurs d’une multitude d’oiseaux ; de jolis promontoires dont les bras arrondis encadrent des golfes pleins d’ombre et de soleil, où la vague caressée par de tièdes haleines vient déposer sur la rive une frange d’écume argentée.

Vous apercevrez des vallées et des collines couronnées de grappes de verdure, qui semblent se pencher tout exprès pour se mirer à loisir dans l’onde voisine.



De chaque côté, la plage se déploie tour à tour rocailleuse, ou couverte de sable fin et grisâtre, ou brodée d’une dentelle de gazon, ou hérissée de hauts joncs, couronnés de petites aigrettes, parmi lesquels se perchent et se balancent de timides martins-pêcheurs que le moindre bruit fait envoler.

Ici de frais ruisseaux coulent en murmurant sous les ogives fleuries des rameaux entrelacés ; là de petits sentiers, bordés de fraises et de marguerites, serpentent sur l’épaule du coteau ; plus loin, la brise printanière frissonne sur de verts pâturages, et parfume l’air de délicieuses senteurs.



Les mille bruissements confus des eaux et des feuillages, les gazouillements des oiseaux et des voix humaines, les mugissements des troupeaux, les volées lointaines et argentines des cloches des bateaux à vapeur, qui parcourent la rivière, montent, par intervalles, dans l’air et répandent un charme indéfinissable dans l’âme et dans les sens.

De distances en distances, de gracieux villages s’échelonnent le long de la grève, tantôt groupés dans l’échancrure d’une anse, tantôt penchés aux flancs d’une colline, ou la couronnant comme d’un diadème.

Enfin vous arrivez devant Détroit dont les clochers et les toits étincellent sous les rayons du soleil.

Mille embarcations, que son industrie fait mouvoir, se détachent sans cesse de ses quais et sillonnent le fleuve en tous sens.



Si j’étais poète, je comparerais volontiers la gracieuse cité au superbe cygne de ces contrées qui, s’éveillant le matin au milieu des joncs de la rive, secoue ses blanches ailes en prenant son essor et fait pleuvoir autour de lui les plumes et les gouttelettes de rosée ; ou bien encore au splendide magnolia, qui croît sur les bords du fleuve et qui, balancé par le souffle embaumé de la brise matinale, répand, sur l’onde où il se mire la poussière féconde de sa corolle.